A SA MÈRE
Paris, le 29 juillet 1875.
Ma chère mère,
Voici enfin le beau temps revenu et j'espère que cela va te
faire louer ta maison. Il fait aujourd'hui une chaleur terrible et
les derniers Parisiens vont bien certainement se sauver. Quant à
moi, je canote, je me baigne, je me baigne et je canote. Les rats
et les grenouilles ont tellement l'habitude de me voir passer à
toute heure de la nuit avec ma lanterne à l'avant de mon canot
qu'ils viennent me souhaiter le bonsoir. Je manuvre mon gros
bateau comme un autre manuvrerait une yole et les canotiers
de mes amis qui demeurent à Bougival (2 lieues 1/2 de Bezons)
sont supercoquentieusement esmerveillés quand je viens vers
minuit leur demander un verre de rhum. Je travaille toujours à
mes scènes de canotage dont je t'ai parlé et je crois
que je pourrai faire un petit livre assez amusant et vrai en choisissant
les meilleures des histoires de canotiers que je connais, en les augmentant,
brodant, etc., etc....
Nous aurons l'année prochaine les tramways à Bezons,
ce qui changera le pays du tout au tout. Si j'avais de l'argent, j'achèterais
en ce moment un beau morceau de terre à vendre que je connais.
La meilleure terre du pays, contre la rivière dans Bezons,
9000 mètres à 1 fr. 50 le mètre, et je serais
bien certain de le revendre 4 fr. le mètre d'ici à deux
ans, mais il y a, paraît-il, déjà des amateurs
sérieux.
M. Depresle doit être à Étretat en ce moment.
Edmond Frébourg a le plus grand succès à Chatou.
Mon père a entendu en wagon un monsieur et une dame (canotiers)
parler de lui et dire que jamais ils n'avaient rencontré un
garçon aussi spirituel et amusant. Comme la même opinion
était exprimée aussi devant moi hier soir dans une nombreuse
société, j'ai osé émettre humblement une
ombre ! de doute !!! Mais j'ai failli être écharpé,
alors j'ai déclaré bien vite que j'étais absolument
incompétent et que je m'en rapportais entièrement à
l'opinion de mes honorables contradicteurs. On m'a hué... Seul
un petit Italien qui parle mal le français, mais l'entend bien,
s'est mis à rire et j'ai cru saisir que ce n'était pas
de moi qu'il riait.
Tu me demandes quand je viendrai pour un jour à Étretat.
Hélas, j'en aurais bien envie ; j'ai en ce moment le mal du
pays et par des grandes journées de chaleur, il me semble à
tout moment voir notre plage resplendissante de soleil, et apercevoir
mon monde tantôt dans une rue, tantôt dans une autre,
mais je suis si effroyablement panné, si désastreusement
rincé que cela m'est vraiment absolument impossible. J'achève
de payer 10 fr. par mois à mon père pour me libérer
de ce qu'il m'a avancé pour mon lit et ces 10 francs de moins
me sont une grande gêne en cette saison de canotage, surtout
avec un budget comme le mien, qui doit être réglé
à 2 francs près. J'ai beau combiner mes comptes de toutes
les façons possibles, je ne vois pas moyen d'économiser
cela et chaque mois je me demande comment j'atteindrai la fin.
Les Commanville ont en effet suspendu leurs payements et Gustave Flaubert
a une partie de sa fortune engagée là-dedans. Ce pauvre
ami est bien malheureux.
Adieu, ma chère mère, je t'embrasse de tout cur
ainsi qu'Hervé. Compliments à Josèphe.
Écris-moi vite.
Ton fils,
GUY DE MAUPASSANT
