A
ÉMILE ZOLA
Ce mercredi [avril
1875].
Cher Monsieur,
J'ai eu hier, à mon retour de Normandie, une très agréable
surprise en trouvant chez moi La Faute de l'Abbé Mouret que
vous avez eu l'extrême amabilité de m'envoyer.
Les quelques mots écrits sur la première page m'ont
fait le plus vif plaisir.
Je viens de terminer la lecture de ce livre, et, si mon opinion peut
avoir quelque prix pour vous, je vous dirai que je l'ai trouvé
fort beau et d'une puissance extraordinaire, je suis absolument enthousiasmé,
peu de lectures m'ont causé une aussi forte impression. J'ai
vu, du reste, avec un vrai bonheur, que les journaux, qui jusque-là
vous avaient été hostiles, ont enfin été
obligés de se rendre et d'admirer.
Quant à ce qui m'est personnel : j'ai éprouvé
d'un bout à l'autre de ce livre une singulière sensation
; en même temps que je voyais ce que vous décrivez, je
le respirais ; il se dégage de chaque page comme une odeur
forte et continue ; vous nous faites tellement sentir la terre, les
arbres, les fermentations et les germes, vous nous plongez dans un
tel débordement de reproduction que cela finit par monter à
la tête, et j'avoue qu'en terminant, après avoir aspiré
coup sur coup et « les arômes puissants de dormeuse en
sueur... de cette campagne de passion séchée, pâmée
au soleil dans un vautrement de femme ardente et stérile »
et l'Ève du Paradou qui était « comme un grand
bouquet d'une odeur forte » et les senteurs du parc «
Solitude nuptiale toute peuplée d'êtres embrassés
» et jusqu'au Magnifique frère Archangias « puant
lui-même l'odeur d'un bouc qui ne serait jamais satisfait »,
je me suis aperçu que votre livre m'avait absolument grisé
et, de plus, fortement excité !
J'espère, cher Monsieur, que j'aurai le plaisir de vous voir
dimanche chez Gustave Flaubert et que je pourrai vous dire tout le
plaisir que vous m'avez fait.
Recevez en attendant tous mes remerciements, et veuillez croire à
mes sentiments les plus dévoués.
GUY DE MAUPASSANT
