A
SA MÈRE
Paris, ce 26 novembre
1874.
Aussitôt
après avoir reçu ta lettre, ma chère mère,
je me suis rendu chez Gustin pour lui demander les renseignements
que tu me réclames. Le Dr Fidelin a raison, il faut attendre
environ deux mois après l'essai d'expulsion manqué.
Il paraît qu'il est très rare de l'avoir dès la
première fois. Du reste, on peut le garder impunément
des années entières. Il peut faire souffrir mais non
pas causer de désordres graves. Surtout en ce moment où
il est réduit à sa plus simple expression. Il ne pourra
recommencer à tracasser Hervé que dans six semaines
environ, quand il sera refait. Quand j'ai parlé à Gustin
de travail interrompu pour Hervé, il m'a ri au nez. Il m'a
dit qu'Hervé ne pourrait éprouver que de petits tiraillements
d'entrailles et encore qui ne se reproduiraient que lorsque le ver
sera reformé, que jamais le ver solitaire n'avait empêché
personne de vaquer à ses occupations comme si de rien n'était.
J'ai été le soir chez un de mes amis, étudiant
en médecine, et chez lequel j'ai trouvé un de ses collègues,
M. Grillère, qui passe pour une des lumières de la Faculté.
Il m'a répété exactement la même chose
et il m'a dit qu'Hervé pouvait, si cela lui plaisait, le garder
un an ou deux. Il m'a cité un de ses amis qui a gardé
un ténia pendant quatre ans, par paresse de s'en débarrasser.
Il est vrai de dire qu'il n'éprouvait aucun accident, rien
que des tiraillements d'entrailles. Lorsque le système nerveux
se trouve excité, alors il est temps de songer à se
droguer. Mais en ce moment, le ver ne peut amener aucun accident ;
il ne pourra produire migraines, maux de cur, etc... que dans
trois mois au moins ! Et encore quel que soit le caractère
des accidents produits par un ténia arrivé à
son maximum de longueur, ces accidents cessent entièrement
aussitôt l'animal détruit. Il faut se mettre à
une diète sévère deux jours avant de prendre
la drogue -, mais jusque-là manger le plus possible, ne pas
laisser l'animal sans provisions.
Il fait ici très froid depuis deux jours. Le thermomètre
était à 0 - 3 ce matin, et trois degrés au-dessous
de 0, cela commence à être bien. Le temps est du reste
très clair et il fait aujourd'hui un soleil magnifique.
Mon père ne va pas mal en ce moment. Il souffre toujours un
peu de ses rhumatismes, mais pas plus que les années dernières.
Je m'étonne que tu n'aies pas reçu de lettre de lui
depuis si longtemps, car il y a environ 8 jours il m'a dit qu'il était
en train de t'écrire.
Je vais faire présenter mon « Histoire du Vieux Temps
» à l'Odéon par Raymond Deslandes. - en suppliant
qu'on ne la garde pas trop longtemps - pour pouvoir la présenter
au Concours de la Gaîté, si elle a près de l'Odéon
le même sort qu'Edmond près des examinateurs du bachot.
En outre, j'ai envie de laisser de côté tout ce que je
fais en ce moment pour me mettre à une petite comédie
en un acte que je pourrais peut-être avoir finie pour le concours
- et qui je crois ne sera pas mauvaise. Voilà le sujet :
(Dans une propriété de campagne) - Un Mariage de raison
- deux vieux veufs se promènent en bavardant et le Monsieur
propose à sa compagne de le prendre pour mari. Non par amour
- il ne peut pas en être question entre eux, mais pour unir
leurs isolements et être moins seuls chacun de leur côté.
(J'ai une conversation assez farce entre eux). La femme se moque de
lui et dit qu'ils feraient un beau couple vraiment. Alors on voit
venir bras dessus bras dessous deux jeunes gens - un ami et la fille
de la maison où ils sont. La vieille femme les montre à
son compagnon en lui disant : « Voilà ceux qui peuvent
parler d'amour et de mariage. » Alors ils s'éloignent
pour laisser la place aux jeunes gens. Nouvelle déclaration
(entre les jeunes) - Opposition de caractères entre les deux
couples. Mais le jeune homme annonce à la jeune fille qu'il
l'aime, mais qu'il ne peut songer à l'épouser - Il est
riche, libre, il a fait sa route lui-même, mais c'est un enfant
naturel. La jeune fille lui dit de la demander tout de même
à son père. Survient le père - Demande et refus.
Le père ne veut pas donner sa fille à un bâtard.
Quand les vieux qui ont tout entendu reparaissent. « Pardon,
mon ami, dit l'homme, Monsieur n'est pas bâtard, puisque je
le reconnais pour mon fils. » Très bien, dit le père,
voilà un père de trouvé, mais la mère
manquera longtemps - Encore pardon, reprend la vieille femme, moi
aussi je reconnais Monsieur pour mon fils. Qu'il soit heureux, etc...
Et c'est ainsi qu'elle accepte le nom et la main de son vieil ami
qu'elle venait de refuser. Je crois qu'on pourrait tirer de là
une jolie comédie en un acte, mais aurai-je le temps de la
faire avant le Concours de la Gaîté. Je ne tiens pas
beaucoup à présenter quelque chose aux matinées
Ballande, parce que d'après les statuts de cette société
protectrice des auteurs inconnus, toute pièce jouée
et patronnée par eux leur appartient par moitié. C'est-à-dire
que pendant toute l'éternité ils toucheront la moitié
des droits d'auteur, à quelque théâtre qu'elle
soit jouée.
Tu m'avais annoncé il y a une douzaine de jours que ma bibliothèque
partirait d'ici deux ou trois jours. J'ai tiré de mon armoire
où ils me gênaient terriblement tous les livres que je
devais y mettre et je les ai empilés sur ma table, mais la
bibliothèque n'étant pas venue, je ne puis plus travailler
que sur un livre, sur mes genoux, tant ma chambre est encombrée.
Est-ce que tu l'aurais envoyée par la petite vitesse ? Je vais
passer au chemin de fer savoir s'ils ne l'auraient pas gardée,
comme marchandise livrable en gare.
Adieu, ma chère mère, je t'embrasse de tout cur
ainsi qu'Hervé. Compliments à Josèphe.
Ton fils,
GUY DE MAUPASSANT