A
SA MÈRE
MINISTÈRE
DE LA MARINE
ET DES COLONIES
Ce mercredi [début 1875.]
Ma chère
mère,
Je ne sais si cette lettre pourra partir aujourd'hui, parce que j'ai
à te parler longuement des affaires de Rouen. Je ne te dirai
rien de la cérémonie. Hervé te la racontera.
Je ne m'occuperai que des affaires. J'ai d'abord vu M. Cullembourg
qui, à mon grand étonnement, m'a conseillé de
refuser purement et simplement la succession. Je lui ai objecté
que, en dehors de la question d'intérêt, cette manière
d'agir ne paraissait pas très honorable. Voici ce qu'il m'a
répondu : « En effet, quand il n'y a qu'un héritier,
le refus de la succession est une espèce de désertion
aux engagements qu'a pu prendre le mort, mais dans votre cas, ce n'est
nullement la même chose. Vous étiez depuis longtemps
fâché avec M. de Maupassant. Il vous doit de l'argent.
Vous savez, et tout le monde sait, que Mme Cord'homme a dû en
recevoir en arrière de vous. Or vous ne venez rien réclamer,
vous abandonnez ce qui pourrait vous revenir, laissant à l'autre
héritier - qui vivait, au su de tout le monde, en communauté
d'argent avec le mort - le soin de régler ses affaires. J'ajouterai
que j'ai l'intime conviction qu'il ne reste pas de dettes, la bonne
- Alphonsine - ayant dit à qui voulait l'entendre qu'elle avait
payé tous les derniers frais faits par M. de Maupassant. J'ai
prié M. Cullembourg qui, du reste, n'avait rien à faire
là-dedans, de vouloir bien laisser aller les choses tout simplement.
Ensuite j'ai été présenté par Louis1 à
M. Gauthier. C'est un garçon intelligent, ami de Louis et qui
connaît depuis longtemps déjà les affaires des
Maupassant. C'est lui qui va maintenant représenter mon père.
Il m'a d'abord parlé dans le même sens que M. Cullembourg,
mais sur mes observations, il s'est rendu à mon avis. Il pense
aussi que mon grand-père n'a laissé aucune dette et
qu'on nous réclamera rien. Quand je dis rien, j'ai tort ; deux
réclamations peuvent se produire : celle de Claire Renard -
à laquelle nous répondrons en lui rappelant les 18 000
francs avancés à son père par mon grand-père
- et une autre du Tribunal, voici à quel sujet : Pendant la
guerre, les bois de la Neuville ont été pillés
par les habitants de Romilly et mon grand-père avant demandé
une indemnité à cette commune a perdu et a été
condamné aux frais, soit 1800 fr. Il a même, à
ce moment, demandé 500 fr. à Louis pour pouvoir appeler
en cassation où tout le monde croyait qu'il gagnerait, sa demande
étant très fondée. Sur le refus de Louis, il
n'a pu le faire. C'est à cette occasion qu'il a simulé
un acte de vente de son mobilier à Alphonsine, puis quand on
a voulu saisir le mobilier pour les 1800 fr. dus à la justice,
il a présenté cet acte. Il ne voulait pas payer, disait-il,
une chose qu'en son âme et conscience il ne devait pas. Tu comprends
qu'il n'y a pas à s'inquiéter de cette dette - qui,
en réalité, n'est pas une dette - Peut-être même
ne la présentera-t-on pas, les frais de justice étant
essentiellement personnels.
Je te tiendrai au courant de tout ce qui pourra se présenter
au sujet de cette affaire.
Je vais te raconter maintenant une aventure qui m'est arrivée
l'autre jour. Comme je passais rue N.-D. de Lorette, j'ai aperçu
un attroupement, je me suis approché. C'était à
cause d'un homme du peuple qui frappait avec fureur un enfant d'une
dizaine d'années. La colère m'a pris, j'ai empoigné
l'homme au collet et je l'ai conduit au poste de la rue Bréda.
Là, les sergents de ville, après s'être assurés
que l'enfant était son fils, m'ont laissé entendre que
je me mêlais de ce qui ne me regardait pas, qu'un père
avait bien le droit de corriger son fils, si l'enfant était
indocile - et je suis parti avec ma veste - et sais-tu pourquoi cela
? Parce que si on avait donné suite à l'affaire, il
aurait fallu mettre dans le rapport que l'homme avait été
arrêté par un bourgeois et que le commissaire aurait
flanqué un suif aux agents de service dans la rue N.-D. de
Lorette pour ne s'être pas trouvés là au moment
de l'affaire...
Je suis invité à un bal chez Madame Chaude. Naturellement,
mon deuil me servira de prétexte pour ne pas y aller. Il est
possible que Madame Cord'homme vienne habiter Paris. Elle s'est conduite
envers Louis dans ces derniers temps d'une manière abominable.
Comme on lui disait qu'elle aurait avantage à céder
à M. Pinaud la part de Cord'homme dans la maison de commerce,
plutôt que de liquider, elle a répondu : « Qu'est-ce
que cela me fait puisque je ne toucherais rien. Cet argent irait à
Louis, et moins il en aura, plus je serai contente. » Il paraît
que Charles Douvre est assez malade, de la gravelle, dit-on.
J'ai vu hier Edmond Frébourg ; il paraît que sa mère
est encore souffrante, lui aussi du reste l'est encore.
Je dîne samedi chez les d'Harnois2 que je n'ai pas vus depuis
longtemps, mon voyage à Rouen ayant changé tous mes
projets. J'ai reçu une lettre de Mme Commanville qui est bien
amusante. Je lui avais annoncé la mort de mon grand-père.
Elle me répond : « Quels que soient les sentiments que
vous fait éprouver la mort de votre grand-père, soyez
sûr que je les partage." Que dis-tu de ce moyen de se tirer
d'affaire ?
Adieu, ma chère mère, je t'embrasse de tout cur
ainsi qu'Hervé. Bien des choses à tout le monde. Compliments
à Josèphe.
Donne-moi vite de tes nouvelles,
Ton fils,
GUY DE MAUPASSANT
1 Louis Le Poittevin.
2 Mme d'Harnois, sur de Mme de Maupassant.