DE
MARIE BASHKIRTSEFF
A GUY DE MAUPASSANT
[Mars 1884.]
Monsieur,
Je vous lis avec presque bonheur. Vous adorez les vérités
de la nature et vous trouvez une poésie vraiment grande tout
en nous remuant par des détails de sentiment si profondément
humains que nous nous y reconnaissons et vous aimons d'un amour égoïste.
C'est une phrase ? - Soyez indulgent, le fond est sincère. Il
est évident que je voudrais vous dire des choses exquises et
frappantes, c'est bien difficile comme ça, tout de suite. Je
le regrette d'autant plus que vous êtes assez remarquable pour
qu'on rêve très romanesquement de devenir la confidente
de votre belle âme, si toutefois votre âme est belle. Si
votre âme n'est pas belle et si vous ne donnez pas dans ces choses-là,
je le regrette, pour vous d'abord, ensuite je vous qualifie de fabricant
de littérature et passe ! Voilà un an que je suis sur
le point de vous écrire mais... plusieurs fois j'ai cru que je
vous exagérais et que ça ne valait pas la peine. Lorsque
tout à coup, il y a deux jours, je lis dans Le Gaulois que quelqu'un
vous a honoré d'une épître gracieuse et que vous
demandez l'adresse de cette bonne personne pour lui répondre.
Je suis devenue tout de suite jalouse, vos mérites littéraires
m'ont de nouveau éblouie et me voici.
Maintenant écoutez-moi bien, je resterai toujours inconnue (pour
tout de bon) et je ne veux même pas vous voir de loin, votre tête
pourrait me déplaire, qui sait ? Je sais seulement que vous êtes
jeune et que vous n'êtes pas marié, deux points essentiels
même dans le bleu des nuages.
Mais, je vous avertis que je suis charmante ; cette douce pensée
vous encouragera à me répondre. Il me semble que si j'étais
homme je ne voudrais pas de commerce même épistolaire avec
une vieille anglaise fagottée... quoiqu'en pense Miss Hastings.
R. G. D. Bureau de
la Magdeleine.
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