A
MARIE BASHKIRTSEFF
Cannes, 1, rue du
Redan.
[Mars 1884.]
Madame,
Ma lettre assurément, ne sera pas celle que vous attendez. Je
veux d'abord vous remercier de votre bonne grâce à mon
égard et de vos compliments aimables, puis nous allons causer,
en gens raisonnables.
Vous me demandez d'être ma confidente ? A quel titre ? Je ne vous
connais point. Pourquoi dirais-je, à vous, une inconnue, dont
l'esprit, les tendances et le reste peuvent ne point convenir à
mon tempérament intellectuel, ce que je peux dire, de vive voix,
dans l'intimité, aux femmes qui sont mes amies ? Ne serait-ce
point un acte d'écervelé, et d'inconstant ami ?
Qu'est-ce que le mystère peut ajouter au charme des relations
par lettres ?
Toute la douceur des affections entre homme et femme (j'entends des
affections chastes) ne vient-elle pas surtout du plaisir de se voir,
et de causer en se regardant, et de retrouver, en pensée, quand
on écrit à l'amie, les traits de son visage flottant entre
vos yeux et ce papier ?
Comment même écrire des choses intimes, le fond de soi,
à un être dont on ignore la forme physique, la couleur
des cheveux, le sourire et le regard ?
Quel intérêt aurais-je à vous raconter « j'ai
fait ceci, j'ai fait cela », sachant que cela n'évoquera
devant vous que l'image des choses peu intéressantes, puisque
vous ne me connaîtrez point ?
Vous faites allusion à une lettre que j'ai reçue dernièrement,
elle était d'un homme qui me demandait un conseil. Voilà
tout.
Je reviens aux lettres d'inconnues. J'en ai reçu depuis deux
ans cinquante à soixante environ. Comment choisir entre ces femmes
la confidente de mon âme, comme vous dites ?
Quand elles veulent bien se montrer et faire connaissance comme dans
le monde des simples bourgeois, des relations d'amitié et de
confiance peuvent s'établir ; sinon pourquoi négliger
les amies charmantes qu'on connaît, pour une amie qui peut être
charmante, mais inconnue, c'est-à-dire qui peut être désagréable,
soit à nos yeux, soit à notre pensée ? Tout cela
n'est pas très galant, n'est-ce pas ? Mais si je me jetais à
vos pieds, pourriez-vous me croire fidèle dans mes affections
morales ?
Pardonnez-moi, Madame, ces raisonnements d'homme plus pratique que poétique,
et croyez-moi votre reconnaissant et dévoué
GUY DE MAUPASSANT
Pardon pour les
ratures de ma lettre, je ne puis écrire sans en faire et je n'ai
point le temps de me recopier.
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