A
ÉMILE ZOLA
Ce
vendredi [janvier 1882].
Cher
Maître et ami,
J'ai du remords, du remords terrible. Voici deux mois que je suis
revenu à Paris, et je n'ai pas encore trouvé un jour
pour aller vous voir à Médan. J'ai eu des tas d'histoires,
des tas d'affaires de toute sorte, et beaucoup de travail, et beaucoup
de choses en retard. Il m'a fallu produire tant de copie pour payer
une maison que j'ai fait construire à Étretat1, que
je ne pouvais vraiment plus trouver deux heures. De jour en jour je
remettais mon voyage chez vous ; puis je passais rue de Boulogne pour
savoir si vous alliez revenir à Paris, puis je ne partais pas,
retenu par quelque détail.
J'ai même un jour dit à M. de Cyon que je me rendrais
le lendemain à Médan, et il m'avait chargé de
vous prévenir qu'on commencerait votre roman dans Le Gaulois
le 22 janvier2.
Je n'ai pas eu le temps de voir non plus Huysmans et Céard.
Mais j'ai vu Hennique et rencontré Alexis, très tard,
un soir, le long d'un mur, aux Batignolles. Il m'a donné de
vos nouvelles, car il arrivait de Médan.
J'avais la formelle résolution d'aller au moins vous dire bonjour
avant le 1er janvier, mais me voici retenu dans ma chambre pour un
temps indéfini, m'étant tiré stupidement un coup
de revolver dans la main. La balle a suivi un doigt dans toute sa
longueur et est sortie par le bout. Donc, toute excursion étant
encore impossible je veux au moins dire que je pense à vous
quoi que vous en puissiez croire. J'y pense même sans cesse
tourmenté que je suis par la conscience de ma longue et injustifiable
négligence.
Enfin, j'espère que vous ne m'en voudrez point, et que Madame
Zola me pardonnera cette bien persistante absence.
Reviendrez-vous à Paris d'ici quelque temps, ou bien resterez-vous
encore à Médan ? Je pense pouvoir sortir dans une quinzaine
de jours. Si vous ne devez pas rentrer incessamment rue de Boulogne,
ma première visite sera pour vous, en votre province.
A bientôt, cher Maître et ami ; je vous serre bien cordialement
les mains, en vous priant de présenter à Madame Zola
mes compliments empressés et respectueux.
GUY
DE MAUPASSANT
1 La Guillette, « située, dit François Tassart
le valet de chambre, à quinze kilomètres de la gare...
La maison était isolée dans le Grand Val sans beaucoup
de vue... »
2 Pot-Bouille, publié en feuilleton dans Le Gaulois, à
partir du 23 janvier 1882. Un article de Maupassant annonça
la publication.