SECONDE PARTIE
Eurydice! Eurydice!
I
Une seconde fois perdue!
Tout est fini, tout est passé! C'est moi maintenant qui dois
mourir et mourir sans espoir. - Qu'est-ce donc que la mort? Si c'était
le néant... Plût à Dieu! Mais Dieu lui-même
ne peut faire que la mort soit le néant.
Pourquoi donc est-ce la première fois, depuis si longtemps, que
je songe à lui? Le système fatal qui s'était créé
dans mon esprit n'admettait pas cette royauté solitaire... ou
plutôt elle s'absorbait dans la somme des êtres: c'était
le dieu de Lucrétius, impuissant et perdu dans son immensité.
Elle, pourtant, croyait à Dieu, et j'ai surpris un jour le nom
de Jésus sur ses lèvres. Il en coulait si doucement que
j'en ai pleuré. O mon Dieu! cette larme, cette larme... Elle
est séchée depuis si longtemps! Cette larme, mon Dieu!
rendez-la-moi!
Lorsque l'âme flotte incertaine entre la vie et le rêve,
entre le désordre de l'esprit et le retour de la froide réflexion,
c'est dans la pensée religieuse que l'on doit chercher des secours;
- je n'en ai jamais pu trouver dans cette philosophie qui ne nous présente
que des maximes d'égoïsme ou tout au plus de réciprocité,
une expérience vaine, des doutes amers; elle lutte contre les
douleurs morales en anéantissant la sensibilité; pareille
à la chirurgie, elle ne sait que retrancher l'organe qui fait
souffrir. - Mais pour nous, nés dans des jours de révolutions
et d'orages, où toutes les croyances ont été brisées;
- élevés tout au plus dans cette foi vague qui se contente
de quelques pratiques extérieures et dont l'adhésion indifférente
est plus coupable peut-être que l'impiété ou l'hérésie,
- il est bien difficile, dès que nous en sentons le besoin, de
reconstruire l'édifice mystique dont les innocents et les simples
admettent dans leurs coeurs la figure toute tracée. "L'arbre
de science n'est pas l'arbre de vie!" Cependant, pouvons-nous rejeter
de notre esprit ce que tant de générations intelligentes
y ont versé de bon ou de funeste? L'ignorance ne s'apprend pas.
J'ai meilleur espoir de la bonté de Dieu: peut-être touchons-nous
à l'époque prédite où la science, ayant
accompli son cercle entier de synthèse et d'analyse, de croyance
et de négation, pourra s'épurer elle-même et faire
jaillir du désordre et des ruines la cité merveilleuse
de l'avenir... Il ne faut pas faire si bon marché de la raison
humaine, que de croire qu'elle gagne quelque chose à s'humilier
tout entière, car ce serait accuser sa céleste origine...
Dieu appréciera la pureté des intentions sans doute, et
quel est le père qui se complairait à voir son fils abdiquer
devant lui tout raisonnement et toute fierté! L'apôtre
qui voulait toucher pour croire n'a pas été maudit pour
cela!
Qu'ai-je écrit là? Ce sont des blasphèmes. L'humilité
chrétienne ne peut parler ainsi. De telles pensées sont
loin d'attendrir l'âme. Elles ont sur le front les éclairs
d'orgueil de la couronne de Satan... Un pacte avec Dieu lui-même?...
O science! ô vanité!
J'avais réuni quelques livres de cabale. Je me plongeai dans
cette étude, et j'arrivai à me persuader que tout était
vrai dans ce qu'avait accumulé là-dessus l'esprit humain
pendant des siècles. La conviction que je m'étais formée
de l'existence du monde extérieur coïncidait trop bien avec
mes lectures pour que je doutasse désormais des révélations
du passé. Les dogmes et les rites des diverses religions me paraissaient
s'y rapporter de telle sorte que chacune possédait une certaine
portion de ces arcanes qui constituaient ses moyens d'expansion et de
défense. Ces forces pouvaient s'affaiblir, s'amoindrir et disparaître,
ce qui amenait l'envahissement de certaines races par d'autres, nulles
ne pouvant être victorieuses ou vaincues que par l'Esprit.
Toutefois, me disais-je, il est sûr que ces sciences sont mélangées
d'erreurs humaines. L'alphabet magique, l'hiéroglyphe mystérieux
ne nous arrivent qu'incomplets et faussés soit par le temps,
soit par ceux-là même qui ont intérêt à
notre ignorance; retrouvons la lettre perdue ou le signe effacé,
recomposons la gamme dissonante, et nous prendrons force dans le monde
des esprits.
C'est ainsi que je croyais percevoir les rapports du monde réel
avec le monde des esprits. La terre, ses habitants et leur histoire
étaient le théâtre où venaient s'accomplir
les actions physiques qui préparaient l'existence et la situation
des êtres immortels attachés à sa destinée.
Sans agiter le mystère impénétrable de l'éternité
des mondes, ma pensée remonta à l'époque où
le soleil, pareil à la plante qui le représente, qui de
sa tête inclinée suit la révolution de sa marche
céleste, semait sur la terre les germes féconds des plantes
et des animaux. Ce n'était autre chose que le feu même
qui, étant un composé d'âmes, formulait instinctivement
la demeure commune. L'Esprit de l'Etre-Dieu, reproduit et pour ainsi
dire reflété sur la terre, devenait le type commun des
âmes humaines, dont chacune, par suite, était à
la fois homme et Dieu. Tels furent les Eloïm.
Quand on se sent malheureux, on songe au malheur des autres. J'avais
mis quelque négligence à visiter un de mes amis les plus
chers, qu'on m avait dit malade. En me rendant à la maison où
il était traité, je me reprochais vivement cette faute.
Je fus encore plus désolé lorsque mon ami me raconta qu'il
avait été la veille au plus mal. J'entrai dans une chambre
d'hospice, blanchie à la chaux. Le soleil découpait des
angles joyeux sur les murs et se jouait sur un vase de fleurs qu'une
religieuse venait de poser sur la table du malade. C'était presque
la cellule d'un anachorète italien. - Sa figure amaigrie, son
teint semblable à l'ivoire jauni, relevé par la couleur
noire de sa barbe et de ses cheveux, ses yeux illuminés d'un
reste de fièvre, peut-être aussi l'arrangement d'un manteau
à capuchon jeté sur ses épaules, en faisaient pour
moi un être à moitié différent de celui que
j'avais connu. Ce n'était plus le joyeux compagnon de mes travaux
et de mes plaisirs: il y avait en lui un apôtre. Il me raconta
comment il s'était vu au plus fort des souffrances de son mal
saisi d'un dernier transport qui lui parut être le moment suprême.
Aussitôt la douleur avait cessé comme par prodige. - Ce
qu'il me raconta ensuite est impossible à rendre: un rêve
sublime dans les espaces les plus vagues de l'infini, une conversation
avec un être à la fois différent et participant
de lui-même, et à qui, se croyant mort, il demandait où
était Dieu. "Mais Dieu est partout, lui répondait
son esprit; il est en toi-même et en tous. Il te juge, il t'écoute,
il te conseille; c'est toi et moi qui pensons et rêvons ensemble,
- et nous ne nous sommes jamais quittés, et nous sommes éternels!"
Je ne puis citer autre chose de cette conversation, que j'ai peut-être
mal entendue ou mal comprise. Je sais seulement que l'impression en
fut très vive. Je n'ose attribuer à mon ami les conclusions
que j'ai peut-être faussement tirées de ses paroles. J'ignore
même si le sentiment qui en résulte n'est pas conforme
à l'idée chrétienne.
Dieu est avec lui, m'écriai je... mais il n'est plus avec moi!
O malheur! je l'ai chassé de moi-même, je l'ai menacé,
je l'ai maudit! C'était bien lui, ce frère mystique, qui
s'éloignait de plus en plus de mon âme et qui m'avertissait
en vain! Cet époux préféré, ce roi de gloire,
c'est lui qui me juge et me condamne, et qui emporte à jamais
dans son ciel celle qu'il m'eût donnée et dont je suis
indigne désormais!
II
Je ne puis dépeindre l'abattement
où me jetèrent ces idées. "Je comprends, me
dis-je, j'ai préféré la créature au créateur;
j'ai déifié mon amour et j'ai adoré, selon les
rites païens, celle dont le dernier soupir a été
consacré au Christ. Mais si cette religion dit vrai, Dieu peut
me pardonner encore. Il peut me la rendre si je m'humilie devant lui;
peut-être son esprit reviendra-t-il en moi!" J'errais dans
les rues, au hasard. plein de cette pensée. Un convoi croisa
ma marche, il se dirigeait vers le cimetière où elle avait
été ensevelie; j'eus l'idée de m'y rendre en me
joignant au cortège. "J'ignore, me disais-je, quel est ce
mort que l'on conduit à la fosse, mais je sais maintenant que
les morts nous voient et nous entendent, - peut-être sera-t-il
content de se voir suivi d'un frère de douleurs, plus triste
qu'aucun de ceux qui l'accompagnent." Cette idée me fit
verser des larmes, et sans doute on crut que j'étais un des meilleurs
amis du défunt. O larmes bénies! depuis longtemps votre
douceur m'était refusée!... Ma tête se dégageait,
et un rayon d'espoir me guidait encore. Je me sentais la force de prier,
et j'en jouissais avec transport.
Je ne m'informai pas même du nom de celui dont j'avais suivi le
cercueil. Le cimetière où j'étais entré
m'était sacré à plusieurs titres. Trois parents
de ma famille maternelle y avaient été ensevelis; mais
je ne pouvais aller prier sur leurs tombes, car elles avaient été
transportées depuis plusieurs années dans une terre éloignée,
lieu de leur origine. - Je cherchai longtemps la tombe d'Aurélia,
et je ne pus la retrouver. Les dispositions du cimetière avaient
été changées, - peut-être aussi ma mémoire
était-elle égarée... Il me semblait que ce hasard,
cet oubli, ajoutaient encore à ma condamnation. - Je n'osai pas
dire aux gardiens le nom d'une morte sur laquelle je n'avais religieusement
aucun droit... Mais je me souvins que j'avais chez moi l'indication
précise de la tombe, et j'y courus, le coeur palpitant, la tête
perdue. Je l'ai dit déjà: j'avais entouré mon amour
de superstitions bizarres. - Dans un petit coffret qui lui avait appartenu,
je conservais sa dernière lettre. Oserai-je avouer encore que
j'avais fait de ce coffret une sorte de reliquaire qui me rappelait
de longs voyages où sa pensée m'avait suivi: une rose
cueillie dans les jardins de Schoubrah, un morceau de bandelette rapportée
d'Egypte, des feuilles de laurier cueillies dans la rivière de
Beyrouth, deux petits cristaux dorés, des mosaïques de Sainte-Sophie,
un grain de chapelet, que sais-je encore?... enfin le papier qui m'avait
été donné le jour où la tombe fut creusée,
afin que je pusse la retrouver... Je rougis, je frémis en dispersant
ce fol assemblage. Je pris sur moi les deux papiers, et au moment de
me diriger de nouveau vers le cimetière, je changeai de résolution.
"Non, me dis-je, je ne suis pas digne de m'agenouiller sur la tombe
d'une chrétienne; n'ajoutons pas une profanation à tant
d'autres!..." Et pour apaiser l'orage qui grondait dans ma tête,
je me rendis à quelques lieues de Paris, dans une petite ville
où j'avais passé quelques jours heureux au temps de ma
jeunesse, chez de vieux parents, morts depuis. J'avais aimé souvent
à y venir voir coucher le soleil près de leur maison.
Il y avait là une terrasse ombragée de tilleuls qui me
rappelait aussi le souvenir de jeunes filles, de parentes, parmi lesquelles
j'avais grandi. Une d'elles...
Mais opposer ce vague amour d'enfance à celui qui a dévoré
ma jeunesse, y avais-je songé seulement? Je vis le soleil décliner
sur la vallée qui s'emplissait de vapeurs et d'ombre; il disparut,
baignant de feux rougeâtres la cime des bois qui bordaient de
hautes collines. La plus morne tristesse entra dans mon coeur. - J'allai
coucher dans une auberge où j'étais connu. L'hôtelier
me parla d'un de mes anciens amis, habitant de la ville, qui, à
la suite de spéculations malheureuses, s'était tué
d'un coup de pistolet... Le sommeil m'apporta des rêves terribles.
Je n'en ai conservé qu'un souvenir confus. - Je me trouvais dans
une salle inconnue et je causais avec quelqu'un du monde extérieur,
- l'ami dont je viens de parler, peut-être. Une glace très
haute se trouvait derrière nous. En y jetant par hasard un coup
d'oeil, il me sembla reconnaître A ***. Elle semblait triste et
pensive, et tout à coup, soit qu'elle sortit de la glace, soit
que passant dans la salle elle se fût reflétée un
instant avant, cette figure douce et chérie se trouva près
de moi. Elle me tendit la main, laissa tomber sur moi un regard douloureux
et me dit: "Nous nous reverrons plus tard... à la maison
de ton ami."
En un instant je me représentais son mariage, la malédiction
qui nous séparait... et je me dis: "Est-ce possible? reviendrait-elle
à moi?" "M'avez-vous pardonné? demandais-je
avec larmes." Mais tout avait disparu. Je me trouvais dans un lieu
désert, une âpre montée semée de roches,
au milieu des forêts. Une maison, qu'il me semblait reconnaître.
dominait ce pays désolé. J'allais et je revenais par des
détours inextricables. Fatigué de marcher entre les pierres
et les ronces, je cherchais parfois une route plus douce par les sentes
du bois. "On m'attend là-bas!" pensais-je. Une certaine
heure sonna... Je me dis: Il est trop tard! Des voix me répondirent:
"Elle est perdue!"
Une nuit profonde m'entourait, la maison lointaine brillait comme éclairée
pour une fête et pleine d'hôtes arrivés à
temps. - Elle est perdue! m'écriai-je, et pourquoi?... Je comprends,
- elle a fait un dernier effort pour me sauver; - j'ai manqué
le moment suprême où le pardon était possible encore.
Du haut du ciel, elle pouvait prier pour moi l'Epoux divin... Et qu'importe
mon salut même? l'abîme a reçu sa proie! Elle est
perdue pour moi et pour tous!... Il me semblait la voir comme à
la lueur d'un éclair, pâle et mourante, entraînée
par de sombres cavaliers... Le cri de douleur et de rage que je poussai
en ce moment me réveilla tout haletant.
- Mon Dieu, mon Dieu! pour elle et pour elle seule, mon Dieu, pardonnez!
m'écriai-je en me jetant à genoux.
Il faisait jour. Par un mouvement dont il m'est difficile de rendre
compte, je résolus aussitôt de détruire les deux
papiers que j'avais tirés la veille du coffret: la lettre, hélas!
que je relus en la mouillant de larmes, et le papier funèbre
qui portait le cachet du cimetière. "Retrouver sa tombe
maintenant? me disais-je, mais c'est hier qu'il fallait y retourner,
- et mon rêve fatal n'est que le reflet de ma fatale journée!"
III
La flamme a dévoré
ces reliques d'amour et de mort, qui se renouaient aux fibres les plus
douloureuses de mon coeur. Je suis allé promener mes peines et
mes remords tardifs dans la campagne, cherchant dans la marche et dans
la fatigue l'engourdissement de la pensée, la certitude peut-être
pour la nuit suivante d'un sommeil moins funeste. Avec cette idée
que je m'étais faite du rêve comme ouvrant à l'homme
une communication avec le monde des esprits, j'espérais... j'espérais
encore! Peut-être Dieu se contenterait-il de ce sacrifice. Ici,
je m'arrête; il y a trop d'orgueil à prétendre que
l'état d'esprit où j'étais fût causé
seulement par un souvenir d'amour. Disons plutôt qu'involontairement
j'en parais les remords plus graves d'une vie follement dissipée
où le mal avait triomphé bien souvent, et dont je ne reconnaissais
les fautes qu'en sentant les coups du malheur. Je ne me trouvais plus
digne même de penser à celle que je tourmentais dans sa
mort après l'avoir affligée dans sa vie, n'ayant dû
un dernier regard de pardon qu'à sa douce et sainte pitié.
La nuit suivante, je ne pus dormir que peu d'instants. Une femme qui
avait pris soin de ma jeunesse m'apparut dans le rêve et me fit
reproche d'une faute très grave que j'avais commise autrefois.
Je la reconnaissais, quoiqu'elle parût beaucoup plus vieille que
dans les derniers temps où je l'avais vue. Cela même me
faisait songer amèrement que j'avais négligé d'aller
la visiter à ses derniers instants. Il me sembla qu'elle me disait:
"Tu n'as pas pleuré tes vieux parents aussi vivement que
tu as pleuré cette femme. Comment peux-tu donc espérer
le pardon?" Le rêve devint confus. Des figures de personnes
que j'avais connues en divers temps passèrent rapidement devant
mes yeux. Elles défilaient s'éclairant, pâlissant
et retombant dans la nuit comme les grains d'un chapelet dont le lien
s'est brisé. Je vis ensuite se former vaguement des images plastiques
de l'antiquité qui s'ébauchaient, se fixaient et semblaient
représenter des symboles dont je ne saisissais que difficilement
l'idée. Seulement je crus que cela voulait dire: "Tout cela
était fait pour t'enseigner le secret de la vie, et tu n'as pas
compris. Les religions et les fables, les saints et les poètes
s'accordaient à expliquer l'énigme fatale, et tu as mal
interprété... Maintenant il est trop tard!"
Je me levai plein de terreur, me disant: "C'est mon dernier jour!"
A dix ans d'intervalle, la même idée que j'ai tracée
dans la première partie de ce récit me revenait plus positive
encore et plus menaçante. Dieu m'avait laissé ce temps
pour me repentir, et je n'en avais point profité. - Après
la visite du convive de pierre, je m'étais rassis au festin!
IV
Le sentiment qui résulta
pour moi de ces visions et des réflexions qu'elles amenaient
pendant mes heures de solitude était si triste, que je me sentais
comme perdu. Toutes les actions de ma vie m'apparaissaient sous leur
côté le plus défavorable, et dans l'espèce
d'examen de conscience auquel je me livrais, la mémoire me représentait
les faits les plus anciens avec une netteté singulière.
Je ne sais quelle fausse honte m'empêcha de me présenter
au confessionnal; la crainte peut-être de m'engager dans les dogmes
et dans les pratiques d'une religion redoutable, contre certains points
de laquelle j'avais conservé des préjugés philosophiques.
Mes premières années ont été trop imprégnées
des idées issues de la Révolution, mon éducation
a été trop libre, ma vie trop errante, pour que j'accepte
facilement un joug qui sur bien des points offenserait encore ma raison.
Je frémis en songeant quel chrétien je ferais si certains
principes empruntés au libre examen des deux derniers siècles,
si l'étude encore des diverses religions ne m'arrêtaient
sur cette pente. - Je n'ai jamais connu ma mère, qui avait voulu
suivre mon père aux armées, comme les femmes des anciens
Germains; elle mourut de fièvre et de fatigue dans une froide
contrée de l'Allemagne, et mon père lui-même ne
put diriger là-dessus mes premières idées. Le pays
où je fus élevé était plein de légendes
étranges et de superstitions bizarres. Un de mes oncles qui eut
la plus grande influence sur ma première éducation s'occupait,
pour se distraire, d'antiquités romaines et celtiques. Il trouvait
parfois dans son champ ou aux environs des images de dieux et d'empereurs
que son admiration de savant me faisait vénérer, et dont
ses livres m'apprenaient l'histoire. Un certain Mars en bronze doré,
une Pallas ou Vénus armée, un Neptune et une Amphitrite
sculptés au-dessus de la fontaine du hameau, et surtout la bonne
grosse figure barbue d'un dieu Pan souriant à l'entrée
d'une grotte, parmi les festons de l'aristoloche et du lierre, étaient
les dieux domestiques et protecteurs de cette retraite. J'avoue qu'ils
m'inspiraient alors plus de vénération que les pauvres
images chrétiennes de l'église et les deux saints informes
du portail, que certains savants du pays prétendaient être
l'Esus et le Cernunnos des Gaulois. Embarrassé au milieu de ces
divers symboles, je demandai un jour à mon oncle, ce que c'était
que Dieu. "Dieu, c'est le soleil, me dit-il." C'était
la pensée intime d'un honnête homme qui avait vécu
en chrétien toute sa vie, mais qui avait traversé la révolution,
et qui était d'une contrée où plusieurs avaient
la même idée de la Divinité. Cela n'empêchait
pas que les femmes et les enfants n'allassent à l'église,
et je dus à une de mes tantes quelques instructions qui me firent
comprendre les beautés et les grandeurs du christianisme. Après
1815, un Anglais qui se trouvait dans notre pays me fit apprendre le
Sermon sur la montagne et me donna un Nouveau Testament... Je ne cite
ces détails que pour indiquer les causes d'une certaine irrésolution
qui s'est souvent unie chez moi à l'esprit religieux le plus
prononcé.
Je veux expliquer comment, éloigné longtemps de la vraie
route, je m'y suis senti ramené par le souvenir chéri
d'une personne morte, et comment le besoin de croire qu'elle existait
toujours a fait rentrer dans mon esprit le sentiment précis des
diverses vérités que je n'avais pas assez fermement recueillies
en mon âme. Le désespoir et le suicide sont le résultat
de certaines situations fatales pour qui n'a pas foi dans l'immortalité,
dans ses peines et dans ses joies; - je croirai avoir fait quelque chose
de bon et d'utile en énonçant naïvement la succession
des idées par lesquelles j'ai retrouvé le repos et une
force nouvelle à opposer aux malheurs futurs de la vie.
Les visions qui s'étaient succédé pendant mon sommeil
m'avaient réduit à un tel désespoir, que je pouvais
à peine parler; la société de mes amis ne m'inspirait
qu'une distraction vague; mon esprit, entièrement occupé
de ces illusions, se refusait à la moindre conception différente;
je ne pouvais lire et comprendre dix lignes de suite. Je me disais des
plus belles choses: Qu'importe! cela n'existe pas pour moi. Un de mes
amis, nommé Georges, entreprit de vaincre ce découragement.
Il m'emmenait dans diverses contrées des environs de Paris, et
consentait à parler seul, tandis que je ne répondais qu'avec
quelques phrases décousues. Sa figure expressive, et presque
cénobitique, donna un jour un grand effet à des choses
fort éloquentes qu'il trouva contre ces années de scepticisme
et de découragement politique et social qui succédèrent
à la révolution de Juillet. J'avais été
l'un des jeunes de cette époque, et j'en avais goûté
les ardeurs et les amertumes. Un mouvement se fit en moi; je me dis
que de telles leçons ne pouvaient être données sans
une intention de la Providence, et qu'un esprit parlait sans doute en
lui... Un jour, nous dînions sous une treille, dans un petit village
des environs de Paris; une femme vint chanter près de notre table,
et je ne sais quoi, dans sa voix usée mais sympathique, me rappela
celle d'Aurélia. Je la regardai: ses traits mêmes n'étaient
pas sans ressemblance avec ceux que j'avais aimés. On la renvoya,
et je n'osai la retenir, mais je me disais: "Qui sait si son esprit
n'est pas dans cette femme!" et je me sentis heureux de l'aumône
que j'avais faite.
Je me dis: "J'ai bien mal usé de la vie, mais si les morts
pardonnent, c'est sans doute à condition que l'on s'abstiendra
à jamais du mal, et qu'on réparera tout celui qu'on a
fait. Cela se peut-il?... Dès ce moment, essayons de ne plus
mal faire, et rendons l'équivalent de tout ce que nous pouvons
devoir." J'avais un tort récent envers une personne; ce
n'était qu'une négligence, mais je commençai par
m'en aller excuser. La joie que je reçus de cette réparation
me fit un bien extrême; j'avais un motif de vivre et d'agir désormais,
je reprenais intérêt au monde.
Des difficultés surgirent: des événements inexplicables
pour moi semblèrent se réunir pour contrarier ma bonne
résolution. La situation de mon esprit me rendait impossible
l'exécution de travaux convenus. Me croyant bien portant désormais,
on devenait plus exigeant et, comme j'avais renoncé au mensonge,
je me trouvais pris en défaut par des gens qui ne craignaient
pas d'en user. La masse des réparations à faire m'écrasait
en raison de mon impuissance. Des événements politiques
agissaient indirectement, tant pour m'affliger que pour m'ôter
le moyen de mettre ordre à mes affaires. La mort d'un de mes
amis vint compléter ces motifs de découragement. Je revis
avec douleur son logis, ses tableaux, qu'il m'avait montrés avec
joie un mois auparavant; je passai près de son cercueil au moment
où on l'y clouait. Comme il était de mon âge et
de mon temps, je me dis: "Qu'arriverait-il, si je mourais ainsi
tout d'un coup?"
Le dimanche suivant je me levai en proie à une douleur morne.
J'allai visiter mon père, dont la servante était malade,
et qui paraissait avoir de l'humeur. Il voulut aller seul chercher du
bois à son grenier, et je ne pus lui rendre que le service de
lui tendre une bûche dont il avait besoin. Je sortis consterné.
Je rencontrai dans les rues un ami qui voulait m'emmener dîner
chez lui pour me distraire un peu. Je refusai, et, sans avoir mangé,
je me dirigeai vers Montmartre. Le cimetière était fermé,
ce que je regardai comme un mauvais présage. Un poète
allemand m'avait donné quelques pages à traduire et m'avait
avancé une somme sur ce travail. Je pris le chemin de sa maison
pour lui rendre l'argent.
En tournant la barrière de Clichy je fus témoin d'une
dispute. J'essayai de séparer les combattants, mais je n'y pus
réussir. En ce moment un ouvrier de grande taille passa sur la
place même où le combat venait d'avoir lieu, portant sur
l'épaule gauche un enfant vêtu d'une robe couleur d'hyacinthe.
Je m'imaginai que c'était saint Christophe portant le Christ,
et que j'étais condamné pour avoir manqué de force
dans la scène qui venait de se passer. A dater de ce moment,
j'errai en proie au désespoir dans les terrains vagues qui séparent
le faubourg de la barrière. Il était trop tard pour faire
la visite que j'avais projetée. Je revins donc à travers
les rues vers le centre de Paris. Vers la rue de la Victoire je rencontrai
un prêtre, et, dans le désordre où j'étais,
je voulus me confesser à lui. Il me dit qu'il n'était
pas de la paroisse et qu'il allait en soirée chez quelqu'un;
que, si je voulais le consulter le lendemain à Notre-Dame, je
n'avais qu'à demander l'abbé Dubois.
Désespéré, je me dirigeai en pleurant vers Notre-Dame
de Lorette, où j'allai me jeter au pied de l'autel de la Vierge,
demandant pardon pour mes fautes. Quelque chose en moi me disait: La
Vierge est morte et tes prières sont inutiles. J'allai me mettre
à genoux aux dernières places du choeur, et je fis glisser
de mon doigt une bague d'argent dont le chaton portait gravés
ces trois mots arabes: Allah! Mohamed! Ali! Aussitôt plusieurs
bougies s'allumèrent dans le choeur, et l'on commença
un office auquel je tentai de m'unir en esprit. Quand on en fut à
l'Ave Maria, le prêtre s'interrompit au milieu de l'oraison et
recommença sept fois sans que je pusse retrouver dans ma mémoire
les paroles suivantes. On termina ensuite la prière, et le prêtre
fit un discours qui me semblait faire allusion à moi seul. Quand
tout fut éteint je me levai et je sortis, me dirigeant vers les
Champs-Elysées.
Arrivé sur la place de la Concorde, ma pensée était
de me détruire. A plusieurs reprises je me dirigeai vers la Seine,
mais quelque chose m'empêchait d'accomplir mon dessein. Les étoiles
brillaient dans le firmament. Tout à coup il me sembla qu'elles
venaient de s'éteindre à la fois comme les bougies que
j'avais vues à l'église. Je crus que les temps étaient
accomplis, et que nous touchions à la fin du monde annoncée
dans l'Apocalypse de saint Jean. Je croyais voir un soleil noir dans
le ciel désert et un globe rouge de sang au-dessus des Tuileries.
Je me dis: "La nuit éternelle commence, et elle va être
terrible. Que va-t-il arriver quand les hommes s'apercevront qu'il n'y
a plus de soleil?" Je revins par la rue Saint-Honoré, et
je plaignais les paysans attardés que je rencontrais. Arrivé
vers le Louvre, je marchai jusqu'à la place, et là un
spectacle étrange m'attendait. A travers des nuages rapidement
chassés par le vent, je vis plusieurs lunes qui passaient avec
une grande rapidité. Je pensai que la terre était sortie
de son orbite et qu'elle errait dans le firmament comme un vaisseau
démâté, se rapprochant ou s'éloignant des
étoiles qui grandissaient ou diminuaient tour à tour.
Pendant deux ou trois heures, je contemplai ce désordre et je
finis par me diriger du côté des halles. Les paysans apportaient
leurs denrées, et je me disais: "Quel sera leur étonnement
en voyant que la nuit se prolonge..." Cependant les chiens aboyaient
çà et là et les coqs chantaient.
Brisé de fatigue, je rentrai chez moi et je me jetai sur mon
lit. En m'éveillant je fus étonné de revoir la
lumière. Une sorte de choeur mystérieux arriva à
mon oreille; des voix enfantines répétaient en choeur:
Christe! Christe! Christe!... Je pensai que l'on avait réuni
dans l'église voisine (Notre-Dame-des-Victoires) un grand nombre
d'enfants pour invoquer le Christ. "Mais le Christ n'est plus!
me disais-je; ils ne le savent pas encore!" L'invocation dura environ
une heure. Je me levai enfin et j'allai sous les galeries du Palais-Royal.
Je me dis que probablement le soleil avait encore conservé assez
de lumière pour éclairer la terre pendant trois jours,
mais qu'il usait de sa propre substance, et, en effet, je le trouvais
froid et décoloré. J'apaisai ma faim avec un petit gâteau
pour me donner la force d'aller jusqu'à la maison du poète
allemand. En entrant, je lui dis que tout était fini et qu'il
fallait nous préparer à mourir. Il appela sa femme qui
me dit: "Qu'avez-vous? - Je ne sais, lui dis-je, je suis perdu."
Elle envoya chercher un fiacre, et une jeune fille me conduisit à
la maison Dubois.
V
Là, mon mal reprit avec diverses
alternatives. Au bout d'un mois j'étais rétabli. Pendant
les deux mois qui suivirent, je repris mes pérégrinations
autour de Paris. Le plus long voyage que j'aie fait a été
pour visiter la cathédrale de Reims. Peu à peu je me remis
à écrire et je composai une de mes meilleures nouvelles.
Toutefois je l'écrivis péniblement, presque toujours au
crayon, sur des feuilles détachées, suivant le hasard
de ma rêverie ou de ma promenade. Les corrections m'agitèrent
beaucoup. Peu de jours après l'avoir publiée, je me sentis
pris d'une insomnie persistante. J'allais me promener toute la nuit
sur la colline de Montmartre et y voir le lever du soleil. Je causais
longuement avec les paysans et les ouvriers. Dans d'autres moments,
je me dirigeais vers les halles. Une nuit, j'allai souper dans un café
du boulevard et je m'amusai à jeter en l'air des pièces
d'or et d'argent. J'allai ensuite à la halle et je me disputai
avec un inconnu, à qui je donnai un rude soufflet; je ne sais
comment cela n'eut aucune suite. A une certaine heure, entendant sonner
l'horloge de Saint-Eustache, je me pris à penser aux luttes des
Bourguignons et des d'Armagnac, et je croyais voir s'élever autour
de moi les fantômes des combattants de cette époque. Je
me pris de querelle avec un facteur qui portait sur sa poitrine une
plaque d'argent, et que je disais être le duc Jean de Bourgogne.
Je voulais l'empêcher d'entrer dans un cabaret. Par une singularité
que je ne m'explique pas, voyant que je le menaçais de mort,
son visage se couvrit de larmes. Je me sentis attendri, et je le laissai
passer.
Je me dirigeai vers les Tuileries, qui étaient fermées
et suivis la ligne des quais; je montai ensuite au Luxembourg, puis
je revins déjeuner avec un de mes amis. Ensuite j'allai vers
Saint-Eustache, où je m'agenouillai pieusement à l'autel
de la Vierge en pensant à ma mère. Les pleurs que je versai
détendirent mon âme, et, en sortant de l'église,
j'achetai un anneau d'argent. De là j'allai rendre visite à
mon père, chez lequel je laissai un bouquet de marguerites, car
il était absent. J'allai de là au jardin des Plantes.
Il y avait beaucoup de monde, et je restai quelque temps à regarder
l'hippopotame qui se baignait dans un bassin. - J'allai ensuite visiter
les galeries d'ostéologie. La vue des monstres qu'elles renferment
me fit penser au déluge, et, lorsque je sortis, une averse épouvantable
tombait dans le jardin. Je me dis: "Quel malheur! Toutes ces femmes,
tous ces enfants, vont se trouver mouillés!..." Puis, je
me dis: "Mais c'est plus encore! c'est le véritable déluge
qui commence." L'eau s'élevait dans les rues voisines; je
descendis en courant la rue Saint-Victor et, dans l'idée d'arrêter
ce que je croyais l'inondation universelle, je jetai a l'endroit le
plus profond l'anneau que j'avais acheté à Saint-Eustache.
Vers le même moment l'orage s'apaisa, et un rayon de soleil commença
à briller.
L'espoir rentra dans mon âme. J'avais rendez-vous à quatre
heures chez mon ami Georges; je me dirigeai vers sa demeure. En passant
devant un marchand de curiosités, j'achetai deux écrans
de velours couverts de figures hiéroglyphiques. Il me sembla
que c'était la consécration du pardon des cieux. J'arrivai
chez Georges à l'heure précise et je lui confiai mon espoir.
J'étais mouillé et fatigué. Je changeai de vêtements
et me couchai sur son lit. Pendant mon sommeil, j'eus une vision merveilleuse.
Il me semblait que la déesse m'apparaissait, me disant: "Je
suis la même que Marie, la même que ta mère, la même
aussi que sous toutes les formes tu as toujours aimée. A chacune
de tes épreuves j'ai quitté l'un des masques dont je voile
mes traits, et bientôt tu me verras telle que je suis." Un
verger délicieux sortait des nuages derrière elle, une
lumière douce et pénétrante éclairait ce
paradis, et cependant je n'entendais que sa voix, mais je me sentais
plongé dans une ivresse charmante. - Je m'éveillai peu
de temps après et je dis à Georges: Sortons. Pendant que
nous traversions le pont des Arts, je lui expliquai les migrations des
âmes, et je lui disais: "Il me semble que ce soir j'ai en
moi l'âme de Napoléon qui m'inspire et me commande de grandes
choses." Dans la rue du Coq j'achetai un chapeau, et pendant que
Georges recevait la monnaie de la pièce d'or que j'avais jetée
sur le comptoir, je continuai ma route et j'arrivai aux galeries du
Palais-Royal.
Là il me sembla que tout le monde me regardait. Une idée
persistante s'était logée dans mon esprit, c'est qu'il
n'y avait plus de morts; je parcourais la galerie de Foy en disant:
"J'ai fait une faute", et je ne pouvais découvrir laquelle
en consultant ma mémoire que je croyais être celle de Napoléon...
"Il y a quelque chose que je n'ai point payé par ici!"
J'entrai au café de Foy dans cette idée, et je crus reconnaître
dans un des habitués le père Bertin des Débats.
Ensuite je traversai le jardin et je pris quelque intérêt
à voir les rondes des petites filles. De là je sortis
des galeries et je me dirigeai vers la rue Saint-Honoré. J'entrai
dans une boutique pour acheter un cigare, et quand je sortis la foule
était si compacte que je faillis être étouffé.
Trois de mes amis me dégagèrent en répondant de
moi et me firent entrer dans un café pendant que l'un d'eux allait
chercher un fiacre. On me conduisit à l'hospice de la Charité.
Pendant la nuit, le délire augmenta, surtout le matin, lorsque
je m'aperçus que j'étais attaché. Je parvins à
me débarrasser de la camisole de force et vers le matin je me
promenai dans les salles. L'idée que j'étais devenu semblable
à un dieu et que j'avais le pouvoir de guérir me fit imposer
les mains à quelques malades, et, m'approchant d'une statue de
la Vierge, j'enlevai la couronne de fleurs artificielles pour appuyer
le pouvoir que je me croyais. Je marchai à grands pas, parlant
avec animation de l'ignorance des hommes qui croyaient pouvoir guérir
avec la science seule, et voyant sur la table un flacon d'éther,
je l'avalai d'une gorgée. Un interne, d'une figure que je comparais
à celle des anges, voulut m'arrêter, mais la force nerveuse
me soutenait, et, prêt à le renverser, je m'arrêtai,
lui disant qu'il ne comprenait pas quelle était ma mission. Des
médecins vinrent alors, et je continuai mes discours sur l'impuissance
de leur art. Puis je descendis l'escalier, bien que n'ayant point de
chaussure. Arrivé devant un parterre, j'y entrai et je cueillis
des fleurs en me promenant sur le gazon.
Un de mes amis était revenu pour me chercher. Je sortis alors
du parterre, et, pendant que je lui parlais, on me jeta sur les épaules
une camisole de force, puis on me fit monter dans un fiacre et je fus
conduit à une maison de santé située hors de Paris.
Je compris, en me voyant parmi les aliénés, que tout n'avait
été pour moi qu'illusions jusque-là. Toutefois
les promesses que j'attribuais à la déesse Isis me semblaient
se réaliser par une série d'épreuves que j'étais
destiné à subir. Je les acceptai donc avec résignation.
La partie de la maison où je me trouvais donnait sur un vaste
promenoir ombragé de noyers. Dans un angle se trouvait une petite
butte où l'un des prisonniers se promenait en cercle tout le
jour. D'autres se bornaient, comme moi, à parcourir le terre-plein
ou la terrasse, bordée d'un talus de gazon. Sur un mur, situé
au couchant, étaient tracées des figures dont l'une représentait
la forme de la lune avec des yeux et une bouche tracés géométriquement;
sur cette figure on avait peint une sorte de masque; le mur de gauche
présentait divers dessins de profil dont l'un figurait une sorte
d'idole japonaise. Plus loin, une tête de mort était creusée
dans le plâtre; sur la face opposée, deux pierres de taille
avaient été sculptées par quelqu'un des hôtes
du jardin et représentaient de petits mascarons assez bien rendus.
Deux portes donnaient sur des caves, et je m'imaginai que c'étaient
des voies souterraines pareilles à celles que j'avais vues à
l'entrée des Pyramides.
VI
Je m'imaginai d'abord que les personnes
réunies dans ce jardin avaient toutes quelque influence sur les
astres, et que celui qui tournait sans cesse dans le même cercle
y réglait la marche du soleil. Un vieillard, que l'on amenait
à certaines heures du jour et qui faisait des noeuds en consultant
sa montre, m'apparaissait comme chargé de constater la marche
des heures. Je m'attribuai à moi-même une influence sur
la marche de la lune, et je crus que cet astre avait reçu un
coup de foudre du Tout-Puissant qui avait tracé sur sa face l'empreinte
du masque que j'avais remarquée.
J'attribuais un sens mystique aux conversations des gardiens et à
celles de mes compagnons. Il me semblait qu'ils étaient les représentants
de toutes les races de la terre et qu'il s'agissait entre nous de fixer
à nouveau la marche des astres et de donner un développement
plus grand au système. Une erreur s'était glissée,
selon moi, dans la combinaison générale des nombres, et
de là venaient tous les maux de l'humanité. Je croyais
encore que les esprits célestes avaient pris des formes humaines
et assistaient à ce congrès général, tout
en paraissant occupés de soins vulgaires. Mon rôle me semblait
être de rétablir l'harmonie universelle par art cabalistique
et de chercher une solution en évoquant les forces occultes des
diverses religions.
Outre le promenoir, nous avions encore une salle dont les vitres rayées
perpendiculairement donnaient sur un horizon de verdure. En regardant
derrière ces vitres la ligne des bâtiments extérieurs,
je voyais se découper la façade et les fenêtres
en mille pavillons ornés d'arabesques, et surmontés de
découpures et d'aiguilles, qui me rappelaient les kiosques impériaux
bordant le Bosphore. Cela conduisit naturellement ma pensée aux
préoccupations orientales. Vers deux heures on me mit au bain,
et je me crus servi par les Walkyries, filles d'Odin, qui voulaient
m'élever à l'immortalité en dépouillant
peu à peu mon corps de ce qu'il avait d'impur.
Je me promenai le soir plein de sérénité aux rayons
de la lune, et en levant les yeux vers les arbres, il me semblait que
les feuilles se roulaient capricieusement de manière à
former des images de cavaliers et de dames, portés par des chevaux
caparaçonnés. C'étaient pour moi les figures triomphantes
des aïeux. Cette pensée me conduisit à celle qu'il
y avait une vaste conspiration de tous les êtres animés
pour rétablir le monde dans son harmonie première, et
que les communications avaient lieu par le magnétisme des astres,
qu'une chaîne non interrompue liait autour de la terre les intelligences
dévouées à cette communication générale,
et que les chants, les danses, les regards, aimantés de proche
en proche, traduisaient la même aspiration. La lune était
pour moi le refuge des âmes fraternelles qui, délivrées
de leurs corps mortels travaillaient plus librement à la régénération
de l'univers.
Pour moi déjà, le temps de chaque journée semblait
augmenté de deux heures; de sorte qu'en me levant aux heures
fixées par les horloges de la maison, je ne faisais que me promener
dans l'empire des ombres. Les compagnons qui m'entouraient me semblaient
endormis et pareils aux spectres du Tartare jusqu'à l'heure où
pour moi se levait le soleil. Alors je saluais cet astre par une prière,
et ma vie réelle commençait.
Du moment que je me fus assuré de ce point que j'étais
soumis aux épreuves de l'initiation sacrée, une force
invincible entra dans mon esprit. Je me jugeais un héros vivant
sous le regard des dieux; tout dans la nature prenait des aspects nouveaux,
et des voix secrètes sortaient de la plante, de l'arbre, des
animaux, des plus humbles insectes, pour m'avertir et m'encourager.
Le langage de mes compagnons avait des tours mystérieux dont
je comprenais le sens, les objets sans forme et sans vie se prêtaient
eux-mêmes aux calculs de mon esprit; - des combinaisons de cailloux,
des figures d'angles, de fentes ou d'ouvertures, des découpures
de feuilles, des couleurs, des odeurs et des sons je voyais ressortir
des harmonies jusqu'alors inconnues. "Comment, me disais-je, ai-je
pu exister si longtemps hors de la nature et sans m'identifier à
elle? Tout vit, tout agit, tout se correspond; les rayons magnétiques
émanés de moi-même ou des autres traversent sans
obstacle la chaîne infinie des choses créées; c'est
un réseau transparent qui couvre le monde, et dont les fils déliés
se communiquent de proche en proche aux planètes et aux étoiles.
Captif en ce moment sur la terre, je m'entretiens avec le choeur des
astres, qui prend part à mes joies et à mes douleurs!"
Aussitôt je frémis en songeant que ce mystère même
pouvait être surpris. "Si l'électricité, me
dis-je, qui est le magnétisme des corps physiques, peut subir
une direction qui lui impose des lois, à plus forte raison des
esprits hostiles et tyranniques peuvent asservir les intelligences et
se servir de leurs forces divisées dans un but de domination.
C'est ainsi que les dieux antiques ont été vaincus et
asservis par des dieux nouveaux; c'est ainsi, me dis-je encore, en consultant
mes souvenirs du monde ancien, que les nécromans dominaient des
peuples entiers, dont les générations se succédaient
captives sous leur sceptre éternel. O malheur! la Mort elle-même
ne peut les affranchir! car nous revivons dans nos fils comme nous avons
vécu dans nos pères, - et la science impitoyable de nos
ennemis sait nous reconnaître partout. L'heure de notre naissance,
le point de la terre où nous paraissons, le premier geste, le
nom, la chambre, - et toutes ces consécrations, et tous ces rites
qu'on nous impose, tout cela établit une série heureuse
ou fatale d'où l'avenir dépend tout entier. Mais si déjà
cela est terrible selon les seuls calculs humains, comprenez ce que
cela doit être en se rattachant aux formules mystérieuses
qui établissent l'ordre des mondes. On l'a dit justement: rien
n'est indifférent, rien n'est impuissant dans l'univers; un atome
peut tout dissoudre, un atome peut tout sauver!
O terreur! voilà l'éternelle distinction du bon et du
mauvais. Mon âme est-elle la molécule indestructible, le
globule qu'un peu d'air gonfle, mais qui retrouve sa place dans la nature,
ou ce vide même, image du néant qui disparaît dans
l'immensité? Serait-elle encore la parcelle fatale destinée
à subir, sous toutes ses transformations, les vengeances des
êtres puissants?" Je me vis amené ainsi à me
demander compte de ma vie, et même de mes existences antérieures.
En me prouvant que j'étais bon, je me prouvai que j'avais dû
toujours l'être. "Et si j'ai été mauvais, me
dis-je, ma vie actuelle ne sera-t-elle pas une suffisante expiation?"
Cette pensée me rassura, mais ne m'ôta pas la crainte d'être
à jamais classé parmi les malheureux. Je me sentais plongé
dans une eau froide, et une eau plus froide encore ruisselait sur mon
front. Je reportai ma pensée à l'éternelle Isis,
la mère et l'épouse sacrée; toutes mes aspirations,
toutes mes prières se confondaient dans ce nom magique, je me
sentais revivre en elle, et parfois elle m'apparaissait sous la figure
de la Vénus antique, parfois aussi sous les traits de la Vierge
des chrétiens. La nuit me ramena plus distinctement cette apparition
chérie, et pourtant je me disais: "Que peut-elle, vaincue,
opprimée peut-être, pour ses pauvres enfants?" Pâle
et déchiré, le croissant de la lune s'amincissait tous
les soirs et allait bientôt disparaître; peut-être
ne devions-nous plus le revoir au ciel! Cependant il me semblait que
cet astre était le refuge de toutes les âmes soeurs de
la mienne, et je le voyais peuplé d'ombres plaintives destinées
à renaître un jour sur la terre...
Ma chambre est à l'extrémité d'un corridor habité
d'un côté par les fous, et de l'autre par les domestiques
de la maison. Elle a seule le privilège d'une fenêtre,
percée du côté de la cour, plantée d'arbres,
qui sert de promenoir pendant la journée. Mes regards s'arrêtent
avec plaisir sur un noyer touffu et sur deux mûriers de la Chine.
Au-dessus, l'on aperçoit vaguement une rue assez fréquentée,
à travers des treillages peints en vert. Au couchant, l'horizon
s'élargit; c'est comme un hameau aux fenêtres revêtues
de verdure ou embarrassées de cages, de loques qui sèchent,
et d'où l'on voit sortir par instant quelque profil de jeune
ou vieille ménagère, quelque tête rose d'enfant.
On crie, on chante, on rit aux éclats. c'est gai ou triste à
entendre, selon les heures et selon les impressions.
J'ai trouvé là tous les débris de mes diverses
fortunes, les restes confus de plusieurs mobiliers dispersés
ou revendus depuis vingt ans. C'est un capharnaüm comme celui du
docteur Faust. Une table antique à trépied aux têtes
d'aigles, une console soutenue par un sphinx ailé, une commode
du dix-septième siècle, une bibliothèque du dix-huitième,
un lit du même temps, dont le baldaquin, à ciel ovale,
est revêtu de lampas rouge (mais on n'a pu dresser ce dernier);
une étagère rustique chargée de faïences et
de porcelaines de Sèvres assez endommagées la plupart;
un narguilé rapporté de Constantinople, une grande coupe
d'albâtre, un vase de cristal; des panneaux de boiseries provenant
de la démolition d'une vieille maison que j'avais habitée
sur l'emplacement du Louvre, et couverts de peintures mythologiques
exécutées par des amis aujourd'hui célèbres,
deux grandes toiles dans le goût de Prudhon, représentant
la Muse de l'histoire et celle de la comédie. Je me suis plu
pendant quelques jours à ranger tout cela, à créer
dans la mansarde étroite un ensemble bizarre qui tient du palais
et de la chaumière, et qui résume assez bien mon existence
errante. J'ai suspendu au-dessus de mon lit mes vêtements arabes,
mes deux cachemires industrieusement reprisés, une gourde de
pèlerin, un carnier de chasse. Au-dessus de la bibliothèque
s'étale un vaste plan du Caire; une console de bambou, dressée
à mon chevet, supporte un plateau de l'Inde vernissé où
je puis disposer mes ustensiles de toilette. J'ai retrouvé avec
joie ces humbles restes de mes années alternatives de fortune
et de misère, où se rattachaient tous les souvenirs de
ma vie. On avait seulement mis à part un petit tableau sur cuivre,
dans le goût du Corrège, représentant Vénus
et l'Amour, des trumeaux de chasseresses et de satyres et une flèche
que j'avais conservée en mémoire des compagnies de l'arc
du Valois, dont j'avais fait partie dans ma jeunesse: les armes étaient
vendues depuis les lois nouvelles. En somme, je retrouvais là
à peu près tout ce que j'avais possédé en
dernier lieu. Mes livres, amas bizarre de la science de tous les temps,
histoire, voyages, religions, cabale, astrologie, à réjouir
les ombres de Pic de la Mirandole, du sage Meursius et de Nicolas de
Cusa, - la tour de Babel en deux cents volumes, on m'avait laissé
tout cela! Il y avait de quoi rendre fou un sage; tâchons qu'il
y ait aussi de quoi rendre sage un fou.
Avec quelles délices j'ai pu classer dans mes tiroirs l'amas
de mes notes et de mes correspondances intimes ou publiques, obscures
ou illustres, comme les a faites le hasard des rencontres ou des pays
lointains que j'ai parcourus. Dans des rouleaux mieux enveloppés
que les autres, je retrouve des lettres arabes, des reliques du Caire
et de Stamboul. O bonheur! ô tristesse mortelle! ces caractères
jaunis, ces brouillons effacés, ces lettres à demi froissées,
c'est le trésor de mon seul amour... Relisons... Bien des lettres
manquent, bien d'autres sont déchirées ou raturées;
voici ce que je retrouve.
**************************
Une nuit, je parlais et chantais dans une sorte d'extase. Un des servants
de la maison vint me chercher dans ma cellule et me fit descendre à
une chambre du rez-de-chaussée, où il m'enferma. Je continuais
mon rêve et, quoique debout, je me croyais enfermé dans
une sorte de kiosque oriental. J'en sondai tous les angles et je vis
qu'il était octogone. Un divan régnait autour des murs,
et il me semblait que ces derniers étaient formés d'une
glace épaisse, au-delà de laquelle je voyais briller des
trésors, des châles et des tapisseries. Un paysage éclairé
par la lune m'apparaissait au travers des treillages de la porte, et
il me semblait reconnaître la figure des troncs d'arbres et des
rochers. J'avais déjà séjourné là
dans quelque autre existence, et je croyais reconnaître les profondes
grottes d'Ellorah. Peu à peu un jour bleuâtre pénétra
dans le kiosque et y fit apparaître des images bizarres. Je crus
alors me trouver au milieu d'un vaste charnier où l'histoire
universelle était écrite en traits de sang. Le corps d'une
femme gigantesque était peint en face de moi, seulement, ses
diverses parties étaient tranchées comme par le sabre;
d'autres femmes de races diverses et dont les corps dominaient de plus
en plus, présentaient sur les autres murs un fouillis sanglant
de membres et de têtes, depuis les impératrices et les
reines jusqu'aux plus humbles paysans. C'était l'histoire de
tous les crimes, et il suffisait de fixer les yeux sur tel ou tel point
pour voir s'y dessiner une représentation tragique. "Voilà,
me disais-je, ce qu'a produit la puissance déférée
aux hommes. Ils ont peu à peu détruit et tranché
en mille morceaux le type éternel de la beauté si bien
que les races perdent de plus en force et perfection..." Et je
voyais, en effet, sur une ligne d'ombre qui se faufilait par un des
jours de la porte, la génération descendante des races
de l'avenir.
Je fus enfin arraché à cette sombre contemplation. La
figure bonne et compatissante de mon excellent médecin me rendit
au monde des vivants. Il me fit assister à un spectacle qui m'intéressa
vivement. Parmi les malades se trouvait un jeune homme, ancien soldat
d'Afrique, qui depuis six semaines se refusait à prendre de la
nourriture. Au moyen d'un long tuyau de caoutchouc introduit dans son
estomac, on lui faisait avaler des substances liquides et nutritives.
Du reste, il ne pouvait ni voir ni parler.
Ce spectacle m'impressionna vivement. Abandonné jusque-là
au cercle monotone de mes sensations ou de mes souffrances morales,
je rencontrais un être indéfinissable, taciturne et patient,
assis comme un sphinx aux portes suprêmes de l'existence. Je me
pris à l'aimer à cause de son malheur et de son abandon,
et je me sentis relevé par cette sympathie et par cette pitié.
Il me semblait, placé ainsi entre la mort et la vie, comme un
interprète sublime, comme un confesseur prédestiné
à entendre ces secrets de l'âme que la parole n'oserait
transmettre ou ne réussirait pas à rendre. C'était
l'oreille de Dieu sans le mélange de la pensée d'un autre.
Je passais des heures entières à m'examiner mentalement,
la tête penchée sur la sienne et lui tenant les mains.
Il me semblait qu'un certain magnétisme réunissait nos
deux esprits, et je me sentis ravi quand la première fois une
parole sortit de sa bouche. On n'en voulait rien croire, et j'attribuais
à mon ardente volonté ce commencement de guérison.
Cette nuit-là j'eus un rêve délicieux, le premier
depuis bien longtemps. J'étais dans une tour, si profonde du
côté de la terre et si haute du côté du ciel,
que toute mon existence semblait devoir se consumer à monter
et descendre. Déjà mes forces s'étaient épuisées,
et j'allais manquer de courage, quand une porte latérale vint
à s'ouvrir; un esprit se présente et me dit: "Viens,
frère!..." Je ne sais pourquoi il me vint à l'idée
qu'il s'appelait Saturnin. Il avait les traits du pauvre malade, mais
transfigurés et intelligents. Nous étions dans une campagne
éclairée des feux des étoiles; nous nous arrêtâmes
à contempler ce spectacle, et l'esprit étendit sa main
sur mon front comme je l'avais fait la veille en cherchant à
magnétiser mon compagnon; aussitôt une des étoiles
que je voyais au ciel se mit à grandir, et la divinité
de mes rêves m'apparut souriante, dans un costume presque indien,
telle que je l'avais vue autrefois. Elle marcha entre nous deux, et
les prés verdissaient, les fleurs et les feuillages s'élevaient
de terre sur la trace de ses pas... Elle me dit: "L'épreuve
à laquelle tu étais soumis est venue à son terme;
ces escaliers sans nombre que tu te fatiguais à descendre ou
à gravir, étaient les liens mêmes des anciennes
illusions qui embarrassaient ta pensée, et maintenant rappelle-toi
le jour où tu as imploré la Vierge sainte et où,
la croyant morte, le délire s'est emparé de ton esprit.
Il fallait que ton voeu lui fût porté par une âme
simple et dégagée des liens de la terre. Celle-là
s'est rencontrée près de toi, et c'est pourquoi il m'est
permis à moi-même de venir et de t'encourager." La
joie que ce rêve répandit dans mon esprit me procura un
réveil délicieux. Le jour commençait à poindre.
Je voulus avoir un signe matériel de l'apparition qui m'avait
consolé, et j'écrivis sur le mur ces mots: "Tu m'as
visité cette nuit."
J'inscris ici, sous le titre de
Mémorables, les impressions de plusieurs rêves qui suivirent
celui que je viens de rapporter.

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