Gérard de Nerval

AURELIA
(1855)

Mémorables

Le désespoir et le suicide sont le résultat de certaines situations
fatales pour qui n'a pas foi dans l'immortalité, dans ses peines et dans ses joies

[Gérard de Nerval]

MEMORABLES


Sur un pic élancé de l'Auvergne a retenti la chanson des pâtres. Pauvre Marie! reine des cieux! c'est à toi qu'ils s'adressent pieusement. Cette mélodie rustique a frappé l'oreille des corybantes. Ils sortent, en chantant à leur tour, des grottes secrètes où l'Amour leur fit des abris. - Hosannah! paix à la terre et gloire aux cieux!


Sur les montagnes de l'Hymalaya une petite fleur est née. - Ne m'oubliez pas! - Le regard chatoyant d'une étoile s'est fixé un instant sur elle, et une réponse s'est fait entendre dans un doux langage étranger. - Myosotis!


Une perle d'argent brillait dans le sable; une perle d'or étincelait au ciel... Le monde était créé. Chastes amours, divins soupirs! enflammez la sainte montagne... car vous avez des frères dans les vallées et des soeurs timides qui se dérobent au sein des bois!


Bosquets embaumés de Paphos, vous ne valez pas ces retraites où l'on respire à pleins poumons l'air vivifiant de la patrie. "Là-haut, sur les montagnes, le monde y vit content; le rossignol sauvage fait mon contentement!"


Oh! que ma grande amie est belle! Elle est si grande, qu'elle pardonne au monde, et si bonne, qu'elle m'a pardonné. L'autre nuit. elle était couchée je ne sais dans quel palais, et je ne pouvais la rejoindre. Mon cheval alezan brûlé se dérobait sous moi. Les rênes brisées flottaient sur sa croupe en sueur, et il me fallut de grands efforts pour l'empêcher de se coucher à terre.


Cette nuit, le bon Saturnin m'est venu en aide, et ma grande amie a pris place à mes côtés, sur sa cavale blanche caparaçonnée d' argent. Elle m'a dit: "Courage, frère! car c'est la dernière étape." Et ses grands yeux dévoraient l'espace, et elle faisait voler dans l'air sa longue chevelure imprégnée des parfums de l'Yémen.


Je reconnus les traits divins de ***. Nous volions au triomphe, et nos ennemis étaient à nos pieds. La huppe messagère nous guidait au plus haut des cieux, et l'arc de lumière éclatait dans les mains divines d'Apollyon. Le cor enchanté d'Adonis résonnait à travers les bois.


O Mort! où est ta victoire, puisque le Messie vainqueur chevauchait entre nous deux? Sa robe était d'hyacinthe soufrée, et ses poignets, ainsi que les chevilles de ses pieds, étincelaient de diamants et de rubis. Quand sa houssine légère toucha la porte de nacre de la Jérusalem nouvelle, nous fûmes tous les trois inondés de lumière. C'est alors que je suis descendu parmi les hommes pour leur annoncer l'heureuse nouvelle.


Je sors d'un rêve bien doux: j'ai revu celle que j'avais aimée transfigurée et radieuse. Le ciel s'est ouvert dans toute sa gloire, et j'y ai lu le mot pardon signé du sang de Jésus-Christ.


Une étoile a brillé tout à coup et m'a révélé le secret du monde et des mondes. Hosannah! paix à la terre et gloire aux cieux!


Du sein des ténèbres muettes deux notes ont résonné, l'une grave, l'autre aiguë, - et l'orbe éternel s'est mis à tourner aussitôt. Sois bénie, ô première octave qui commenças l'hymne divin! Du dimanche au dimanche enlace tous les jours dans ton réseau magique. Les monts te chantent aux vallées, les sources aux rivières, les rivières aux fleuves, et les fleuves à l'Océan; l'air vibre, et la lumière baise harmonieusement les fleurs naissantes. Un soupir, un frisson d'amour sort du sein gonflé de la terre, et le choeur des astres se déroule dans l'infini; il s'écarte et revient sur lui-même, se resserre et s'épanouit, et sème au loin les germes des créations nouvelles.


Sur la cime d'un mont bleuâtre une petite fleur est née. - Ne m'oubliez pas! - Le regard chatoyant d'une étoile s'est fixé un instant sur elle, et une réponse s'est fait entendre dans un doux langage étranger.- Myosotis!


Malheur à toi, dieu du Nord, - qui brisas d'un coup de marteau la sainte table composée des sept métaux les plus précieux! car tu n'as pu briser la Perle rose qui reposait au centre. Elle a rebondi sous le fer, - et voici que nous nous sommes armés pour elle... Hosannah!


Le macrocosme, ou grand monde, a été construit par art cabalistique; le microcosme, ou petit monde, est son image réfléchie dans tous les coeurs. La Perle rose a été teinte du sang royal des Walkyries. Malheur à toi, dieu-forgeron, qui as voulu briser un monde!


Cependant le pardon du Christ a été aussi prononcé pour toi!


Sois donc béni toi-même, ô Thor, le géant, - le plus puissant des fils d'Odin! Sois béni dans Héla, ta mère, car souvent le trépas est doux, - et dans ton frère Loki, et dans ton chien Garnur!


Le serpent qui entoure le Monde est béni lui-même, car il relâche ses anneaux, et sa gueule béante aspire la fleur d'anxoka, la fleur soufrée, - la fleur éclatante du soleil!


Que Dieu préserve le divin Balder, le fils d'Odin, et Freya la belle!


*************************


Je me trouvais en esprit à Saardam, que j'ai visitée l'année dernière. La neige couvrait la terre. Une toute petite fille marchait en glissant sur la terre durcie et se dirigeait, je crois, vers la maison de Pierre le Grand. Son profil majestueux avait quelque chose de bourbonien. Son cou, d'une éclatante blancheur, sortait à demi d'une palatine de plumes de cygne. De sa petite main rose elle préservait du vent une lampe allumée et allait frapper à la porte verte de la maison, lorsqu'une chatte maigre qui en sortait s'embarrassa dans ses jambes et la fit tomber. "Tiens! ce n'est qu'un chat!" dit la petite fille en se relevant. "Un chat, c'est quelque chose!" répondit une voix douce. J'étais présent à cette scène, et je portais sur mon bras un petit chat gris qui se mit à miauler. "C'est l'enfant de cette vieille fée!" dit la petite fille. Et elle entra dans la maison.


Cette nuit mon rêve s'est transporté d'abord à Vienne. - On sait que sur chacune des places de cette ville sont élevées de grandes colonnes qu'on appelle pardons. Des nuages de marbre s'accumulent en figurant l'ordre salomonique et supportent des globes où président assises des divinités. Tout à coup, ô merveille! je me mis à songer à cette auguste soeur de l'empereur de Russie, dont j'ai vu le palais impérial à Weimar. Une mélancolie pleine de douceur me fit voir les brumes colorées d'un paysage de Norvège éclairé d'un jour gris et doux. Les nuages devinrent transparents, et je vis se creuser devant moi un abîme profond où s'engouffraient tumultueusement les flots de la Baltique glacée. Il semblait que le fleuve entier de la Néwa, aux eaux bleues, dût s'engloutir dans cette fissure du globe. Les vaisseaux de Cronstadt et de Saint-Pétersbourg s'agitaient sur leurs ancres, prêts à se détacher et à disparaître dans le gouffre, quand une lumière divine éclaira d'en haut cette scène de désolation.


Sous le vif rayon qui perçait la brume, je vis apparaître aussitôt le rocher qui supporte la statue de Pierre le Grand. Au-dessus de ce solide piédestal vinrent se grouper des nuages qui s'élevaient jusqu'au zénith. Ils étaient chargés de figures radieuses et divines, parmi lesquelles on distinguait les deux Catherine et l'impératrice sainte Hélène, accompagnées des plus belles princesses de Moscovie et de Pologne. Leurs doux regards, dirigés vers la France, rapprochaient l'espace au moyen de longs télescopes de cristal. Je vis par là que notre patrie devenait l'arbitre de la querelle orientale, et qu'elles en attendaient la solution. Mon rêve se termina par le doux espoir que la paix nous serait enfin donnée.


C'est ainsi que je m'encourageais à une audacieuse tentative. Je résolus de fixer le rêve et d'en connaître le secret. Pourquoi, me dis-je, ne point enfin forcer ces portes mystiques, armé de toute ma volonté, et dominer mes sensations au lieu de les subir? N'est-il pas possible de dompter cette chimère attrayante et redoutable, d'imposer une règle à ces esprits des nuits qui se jouent de notre raison? Le sommeil occupe le tiers de notre vie. Il est la consolation des peines de nos journées ou la peine de leurs plaisirs; mais je n'ai jamais éprouvé que le sommeil fût un repos. Après un engourdissement de quelques minutes, une vie nouvelle commence, affranchie des conditions du temps et de l'espace, et pareille sans doute à celle qui nous attend après la mort. Qui sait s'il n'existe pas un lien entre ces deux existences et s'il n'est pas possible à l'âme de le nouer dès à présent?


Dès ce moment, je m'appliquais à chercher le sens de mes rêves, et cette inquiétude influa sur mes réflexions de l'état de veille. Je crus comprendre qu'il existait entre le monde externe et le monde interne un lien; que l'inattention ou le désordre d'esprit en faussaient seuls les rapports apparents, - et qu'ainsi s'expliquait la bizarrerie de certains tableaux, semblables à ces reflets grimaçants d'objets réels qui s'agitent sur l'eau troublée.


Telles étaient les inspirations de mes nuits; mes journées se passaient doucement dans la compagnie des pauvres malades, dont je m'étais fait des amis. La conscience que désormais j'étais purifié des fautes de ma vie passée me donnait des jouissances morales infinies; la certitude de l'immortalité et de la coexistence de toutes les personnes que j'avais aimées m'était arrivée matériellement, pour ainsi dire, et je bénissais l'âme fraternelle qui, du sein du désespoir, m'avait fait rentrer dans les voies lumineuses de la religion.


Le pauvre garçon de qui la vie intelligente s'était si singulièrement retirée recevait des soins qui triomphaient peu à peu de sa torpeur. Ayant appris qu'il était né à la campagne, je passais des heures entières à lui chanter d'anciennes chansons de village, auxquelles je cherchais à donner l'expression la plus touchante. J'eus le bonheur de voir qu'il les entendait et qu'il répétait certaines parties de ces chants. Un jour, enfin, il ouvrit les yeux un seul instant, et je vis qu'ils étaient bleus comme ceux de l'esprit qui m'était apparu en rêve. Un matin, à quelques jours de là, il tint ses yeux grands ouverts et ne les ferma plus. Il se mit aussitôt à parler, mais seulement par intervalle, et me reconnut, me tutoyant et m'appelant frère. Cependant il ne voulait pas davantage se résoudre à manger. Un jour, revenant du jardin, il me dit: "J'ai soif." J'allai lui chercher à boire; le verre toucha ses lèvres sans qu'il pût avaler. "Pourquoi, lui dis-je, ne veux-tu pas manger et boire comme les autres? - C'est que je suis mort, dit-il; j'ai été enterré dans tel cimetière, à telle place...- Et maintenant, où crois-tu être? - En purgatoire, j'accomplis mon expiation."


Telles sont les idées bizarres que donnent ces sortes de maladies; je reconnus en moi-même que je n'avais pas été loin d'une si étrange persuasion. Les soins que j'avais reçus m'avaient déjà rendu à l'affection de ma famille et de mes amis, et je pouvais juger plus sainement le monde d'illusions où j'avais quelque temps vécu. Toutefois, je me sens heureux des convictions que j'ai acquises, et je compare cette série d'épreuves que j'ai traversées à ce qui pour les anciens, représentait l'idée d'une descente aux enfers.
(Retour à la table des matières)

NOTES

(Note 1). Sept était le nombre de la famille de Noé, mais l'un des sept se rattachait mystérieusement aux générations antérieures des Eloïm!...


... L'imagination, comme un éclair, me représenta les dieux multiples de l'Inde comme des images de la famille pour ainsi dire primitivement concentrée. Je frémis d'aller plus loin, car dans la Trinité réside encore un mystère redoutable... Nous sommes nés sous la loi biblique...
(Retour au texte)

(Note 2). Cela faisait allusion, pour moi, au coup que j'avais reçu dans ma chute



retour menu