37 - À mon
ami Eugène de N***
Les parfums les plus doux et les plus belles fleurs
Perdoient en un instant leurs charmantes odeurs ;
Tous ces mets savoureux dont je chargeois ma table
Ne mont jamais offerts quun plaisir peu durable,
Oublié le jour même et suivi de regrets.
Mais de ces jours heureux, Xanthus, et de ces veilles
Où de savans discours ont charmé mes oreilles,
Il men reste des fruits qui ne mourront jamais.
CALLIMAQUE, traduction de La Porte Duteil.
Vous voyez
bien que jai mille choses à dire.
Hernani.
Ne ten va pas, Eugène, il nest pas tard, la lune
À langle du carreau, sur latmosphère brune
Na pas encor paru : nous causerons un peu,
Car causer est bien doux le soir, auprès du feu,
Lorsque tout est tranquille et quon entend à peine
Entre les arbres nus glisser la froide haleine
De la brise nocturne, et la chauve-souris
En tournoyant dans lair pousser de faibles cris.
Reste ; nous causerons de quelque jeune fille,
Dont la lèvre sourit, dont la prunelle brille,
Et que nous avons vue, en promenant un jour,
Passer devant nos yeux comme un ange damour ;
De nos auteurs chéris, Victor et Sainte-Beuve,
Aigles audacieux, qui dune route neuve
Et dobstacles semée ont tenté les hasards,
Malgré les coups de bec de mille geais criards ;
Et dAlfred de Vigny, qui dune main savante
Dessina de Cinq-Mars la figure vivante ;
Et dAlfred de Musset et dAntoni Deschamps,
Et deux tous dont la voix chante de nouveaux chants ;
Des vieux quun siècle ingrat en savançant
oublie,
Guillaume de Lorris, dont luvre inaccomplie,
Poétique héritage, aux mains de Clopinel
Après sa mort passa, monument éternel
De la langue au berceau ; Pierre Vidal, trouvère
Dont le luth tour à tour gracieux et sévère,
Sous les plafonds ornés de nobles panonceaux,
Dans leurs fêtes charmait les comtes provençaux ;
Peyrols laventurier, qui rime en Palestine
Quelque amoureux tenson quà sa belle il destine ;
Le bon Alain Chartier, Rutebeuf le conteur,
Sire Gasse-Brulez, Habert le traducteur,
Maître Clément Marot, madame Marguerite,
De ses jolis dizains la muse favorite ;
Villon ; et Rabelais, cet Homère moqueur,
Dont le sarcasme, aigu comme un poignard, au cur
De chaque vice plonge, et des foudres du pape
Nayant cure, latteint sous la pourpre ou la chape :
Car nous aimons tous deux les tours hardis et forts,
Mais naïfs cependant et placés sans efforts,
Loriginalité, la puissance comique
Quon trouve en ces bouquins à couverture antique,
Dont la marge a jauni sous les doigts studieux
De vingt commentateurs, nos patients aïeux.
Quand nous aurons assez causé littérature,
Nous changerons de texte et parlerons peinture ;
Je te dirai comment Rioult, mon maître, fait
Un tableau qui, je crois, sera dun grand effet :
Cest un ogre lascif qui dans ses bras infâmes
À son repaire affreux porte sept jeunes femmes ;
Renaud de Montauban, illustre paladin,
Le suit lépëe au poing ; lui, dun air de dédain,
Le regarde den haut ; son il sanglant et louche,
Son crâne chauve et plat, son nez rouge, sa bouche
Qui ricane et sentrouvre ainsi quun gouffre noir,
Le rendent de tout point très singulier à voir ;
Surprises dans le bain, les sept femmes sont nues,
Leurs contours veloutés, leurs formes ingénues
Et leur coloris frais comme un rêve au printemps,
Leurs cheveux en désordre et sur leurs cous flottants,
La terreur qui se peint dans leurs yeux pleins de larmes,
Me paraissent vraiment admirables ; les armes
Du paladin Renaud, faites dacier bruni,
Étoilé de clous dor, sont du plus beau fini :
Un panache sagite au cimier de son casque,
Dun dessin à la fois élégant et fantasque,
Sa visière est levée, et sur son corselet
Un rayon de soleil jette un brillant reflet.
Mais à ce tableau plein dinventions heureuses
Je préfère pourtant ses petites baigneuses,
Vrai chef-duvre de grâce et de naïveté,
Où la jeunesse brille avec son velouté.
Après viendront en foule anciens peintres de Rome :
Pérugin, Raphaël, homme au-dessus de lhomme ;
De Florence, de Parme et de Venise aussi,
Véronèse, Titien, Léonard de Vinci,
Michel-Ange, Annibal Carrache, le Corrége,
Et dautres plus nombreux que les flocons de neige
Qui sentassent lhiver au front des Apennins ;
Dautres auprès de qui nous sommes tous des nains
Et dont la gloire immense, en vieillissant doublée,
Fait tomber les crayons de notre main troublée.
Puis je te décrirai ce tableau de Rembrandt
Qui me fait tant plaisir ; et mon chat Childebrand
Sur mes genoux posé selon son habitude,
Levant vers moi la tête avec inquiétude,
Suivra les mouvements de mon doigt, qui dans lair
Esquisse mon récit pour le rendre plus clair.
Et nous aurons encor mille choses à dire
Lorsque tout sera dit : projets riants, délire
De jeunesse, que sais-je ? un souvenir dhier,
Le présent, lavenir, mes chants, dont je suis fier
Comme des plus beaux chants, et ces vagues ébauches
De poèmes à faire, incomplètes et gauches,
Où les regards amis un instant arrêtés
Cherchent à pressentir de futures beautés,
Et ces légers dessins où je tâche de rendre
Ce que je ne saurais faire assez bien comprendre
Par mes vers ; mais alors, Eugène, il sera tard,
Et je ne pourrai plus reculer ton départ.
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