Théophile
Gautier 1811 - 1872
Contes humoristiques / la
Cafetière
Certaines Oeuvres
ont été mises par mes soins en RTF ( word )
afin de les visualiser - télécharger gratuitement la visionneuse
Word ICI
Jai vu sous de sombres
voiles
Le temps, qui, à notre départ, promettait dêtre superbe, savisa de changer tout à coup, et il tomba tant de pluie, que les chemins creux où nous marchions étaient comme le lit dun torrent. Nous enfoncions dans la bourbe jusquaux genoux, une couche épaisse de terre grasse sétait attachée aux semelles de nos bottes, et par sa pesanteur ralentissait tellement nos pas, que nous narrivâmes au lieu de notre destination quune heure après le coucher du soleil. Nous étions harassés ; aussi, notre hôte, voyant les efforts que nous faisions pour comprimer nos bâillements et tenir les yeux ouverts, aussitôt que nous eûmes soupé, nous fit conduire chacun dans notre chambre. La mienne était vaste ; je sentis, en y entrant, comme un frisson de fièvre, car il me sembla que jentrais dans un monde nouveau. En effet, lon aurait pu se croire au temps de la Régence, à voir les dessus de porte de Boucher représentant les quatre Saisons, les meubles surchargés dornements de rocaille du plus mauvais goût, et les trumeaux des glaces sculptés lourdement. Rien nétait dérangé. La toilette couverte de boîtes à peignes, de houppes à poudrer, paraissait avoir servi la veille. Deux ou trois robes de couleurs changeantes, un éventail semé de paillettes dargent, jonchaient le parquet bien ciré, et, à mon grand étonnement, une tabatière décaille ouverte sur la cheminée était pleine de tabac encore frais. Je ne remarquai ces choses quaprès que le domestique, déposant son bougeoir sur la table de nuit, meut souhaité un bon somme, et, je lavoue, je commençai à trembler comme la feuille. Je me déshabillai promptement, je me couchai, et, pour en finir avec ces sottes frayeurs, je fermai bientôt les yeux en me tournant du côté de la muraille. Mais il me fut impossible de rester dans cette position : le lit sagitait sous moi comme une vague, mes paupières se retiraient violemment en arrière. Force me fut de me retourner et de voir. Le feu qui flambait jetait des reflets rougeâtres dans lappartement, de sorte quon pouvait sans peine distinguer les personnages de la tapisserie et les figures des portraits enfumés pendus à la muraille. Cétaient les aïeux de notre hôte, des chevaliers bardés de fer, des conseillers en perruque, et de belles dames au visage fardé et aux cheveux poudrés à blanc, tenant une rose à la main. Tout à coup le feu prit un étrange degré dactivité ; une lueur blafarde illumina la chambre, et je vis clairement que ce que javais pris pour de vaines peintures était la réalité ; car les prunelles de ces êtres encadrés remuaient, scintillaient dune façon singulière ; leurs lèvres souvraient et se fermaient comme des lèvres de gens qui parlent, mais je nentendais rien que le tic-tac de la pendule et le sifflement de la bise dautomne. Une terreur insurmontable sempara de moi, mes cheveux se hérissèrent sur mon front, mes dents sentre-choquèrent à se briser, une sueur froide inonda tout mon corps. La pendule sonna onze heures. Le vibrement du dernier coup retentit longtemps, et, lorsquil fut éteint tout à fait Oh ! non, je nose pas dire ce qui arriva, personne ne me croirait, et lon me prendrait pour un fou. Les bougies sallumèrent toutes seules ; le soufflet, sans quaucun être visible lui imprimât le mouvement, se prit à souffler le feu, en râlant comme un vieillard asthmatique, pendant que les pincettes fourgonnaient dans les tisons et que la pelle relevait les cendres. Ensuite une cafetière se jeta en bas dune table où elle était posée, et se dirigea, clopin-clopant, vers le foyer, où elle se plaça entre les tisons. Quelques instant après, les fauteuils commencèrent à sébranler, et, agitant leurs pieds tortillés dune manière surprenante, vinrent se ranger autour de la cheminée.
Un des portraits, le plus ancien de tous, celui dun gros joufflu à barbe grise, ressemblant, à sy méprendre, à lidée que je me suis faite du vieux sir John Falstaff, sortit, en grimaçant, la tête de son cadre, et, après de grands efforts, ayant fait passer ses épaules et son ventre rebondi entre les ais étroits de la bordure, sauta lourdement par terre. Il neut pas plutôt pris haleine, quil tira de la poche de son pourpoint une clef dune petitesse remarquable ; il souffla dedans pour sassurer si la forure était bien nette, et il lappliqua à tous les cadres les uns après les autres. Et tous les cadres sélargirent de façon à laisser passer aisément les figures quils renfermaient. Petits abbés poupins, douairières sèches et jaunes, magistrats à lair grave ensevelis dans de grandes robes noires, petits-maîtres en bas de soie, en culotte de prunelle, la pointe de lépée en haut, tous ces personnages présentaient un spectacle si bizarre, que, malgré ma frayeur, je ne pus mempêcher de rire. Ces dignes personnages sassirent ; la cafetière sauta légèrement sur la table. Ils prirent le café dans des tasses du Japon blanches et bleues, qui accoururent spontanément de dessus un secrétaire, chacune delles munie dun morceau de sucre et dune petite cuiller dargent. Quand le café fut pris, tasses, cafetière et cuillers disparurent à la fois, et la conversation commença, certes la plus curieuse que jaie jamais ouïe, car aucun de ces étranges causeurs ne regardait lautre en parlant : ils avaient tous les yeux fixés sur la pendule. Je ne pouvais moi-même en détourner mes regards et mempêcher de suivre laiguille, qui marchait vers minuit à pas imperceptibles. Enfin, minuit sonna ; une voix, dont le timbre était exactement celui de la pendule, se fit entendre et dit : Voici lheure, il faut danser. Toute lassemblée se leva. Les fauteuils se reculèrent de leur propre mouvement ; alors, chaque cavalier prit la main dune dame, et la même voix dit : Allons, messieurs de lorchestre, commencez ! Jai oublié de dire que le sujet de la tapisserie était un concerto italien dun côté, et de lautre une chasse au cerf où plusieurs valets donnaient du cor. Les piqueurs et les musiciens, qui, jusque-là, navaient fait aucun geste, inclinèrent la tête en signe dadhésion. Le maestro leva sa baguette, et une harmonie vive et dansante sélança des deux bouts de la salle. On dansa dabord le menuet. Mais les notes rapides de la partition exécutée par les musiciens saccordaient mal avec ces graves révérences : aussi chaque couple de danseurs, au bout de quelques minutes, se mit à pirouetter, comme une toupie dAllemagne. Les robes de soie des femmes, froissées dans ce tourbillon dansant, rendaient des sons dune nature particulière ; on aurait dit le bruit dailes dun vol de pigeons. Le vent qui sengouffrait par-dessous les gonflait prodigieusement, de sorte quelles avaient lair de cloches en branle. Larchet des virtuoses passait si rapidement sur les cordes, quil en jaillissait des étincelles électriques. Les doigts des flûteurs se haussaient et se baissaient comme sils eussent été de vif-argent ; les joues des piqueurs étaient enflées comme des ballons, et tout cela formait un déluge de notes et de trilles si pressés et de gammes ascendantes et descendantes si entortillées, si inconcevables, que les démons eux-mêmes nauraient pu deux minutes suivre une pareille mesure. Aussi, cétait pitié de voir tous les efforts de ces danseurs pour rattraper la cadence. Ils sautaient, cabriolaient, faisaient des ronds de jambe, des jetés battus et des entrechats de trois pieds de haut, tant que la sueur, leur coulant du front sur les yeux, leur emportait les mouches et le fard. Mais ils avaient beau faire, lorchestre les devançait toujours de trois ou quatre notes. La pendule sonna une heure ; ils sarrêtèrent. Je vis quelque chose qui métait échappé : une femme qui ne dansait pas. Elle était assise dans une bergère au coin de la cheminée, et ne paraissait pas le moins du monde prendre part à ce qui se passait autour delle. Jamais, même en rêve, rien daussi parfait ne sétait présenté à mes yeux ; une peau dune blancheur éblouissante, des cheveux dun blond cendré, de longs cils et des prunelles bleues, si claires et si transparentes, que je voyais son âme à travers aussi distinctement quun caillou au fond dun ruisseau. Et je sentis que, si jamais il marrivait daimer quelquun, ce serait elle. Je me précipitai hors du lit, doù jusque-là je navais pu bouger, et je me dirigeai vers elle, conduit par quelque chose qui agissait en moi sans que je pusse men rendre compte ; et je me trouvai à ses genoux, une de ses mains dans les miennes, causant avec elle comme si je leusse connue depuis vingt ans. Mais, par un prodige bien étrange, tout en lui parlant, je marquais dune oscillation de tête la musique qui navait pas cessé de jouer ; et, quoique je fusse au comble du bonheur dentretenir une aussi belle personne, les pieds me brûlaient de danser avec elle. Cependant je nosais lui en faire la proposition. Il paraît quelle comprit ce que je voulais, car, levant vers le cadran de lhorloge la main que je ne tenais pas : Quand laiguille sera là, nous verrons, mon cher Théodore. Je ne sais comment cela se fit, je ne fus nullement surpris de mentendre ainsi appeler par mon nom, et nous continuâmes à causer. Enfin, lheure indiquée sonna, la voix au timbre dargent vibra encore dans la chambre et dit : Angéla, vous pouvez danser avec monsieur, si cela vous fait plaisir, mais vous savez ce qui en résultera. Nimporte, répondit Angéla dun ton boudeur. Et elle passa son bras divoire autour de mon cou. Prestissimo ! cria la voix. Et nous commençâmes à valser. Le sein de la jeune fille touchait ma poitrine, sa joue veloutée effleurait la mienne, et son haleine suave flottait sur ma bouche. Jamais de la vie je navais éprouvé une pareille émotion ; mes nerfs tressaillaient comme des ressorts dacier, mon sang coulait dans mes artères en torrent de lave, et jentendais battre mon cur comme une montre accrochée à mes oreilles. Pourtant cet état navait rien de pénible. Jétais inondé dune joie ineffable et jaurais toujours voulu demeurer ainsi, et, chose remarquable, quoique lorchestre eût triplé de vitesse, nous navions besoin de faire aucun effort pour le suivre. Les assistants, émerveillés de notre agilité, criaient bravo, et frappaient de toutes leurs forces dans leurs mains, qui ne rendaient aucun son. Angéla, qui jusqualors avait valsé avec une énergie et une justesse surprenantes, parut tout à coup se fatiguer ; elle pesait sur mon épaule comme si les jambes lui eussent manqué ; ses petits pieds, qui, une minute auparavant, effleuraient le plancher, ne sen détachaient que lentement, comme sils eussent été chargés dune masse de plomb. Angéla, vous êtes lasse, lui dis-je, reposons-nous. Je le veux bien, répondit-elle en sessuyant le front avec son mouchoir. Mais, pendant que nous valsions, ils se sont tous assis ; il ny a plus quun fauteuil, et nous sommes deux. Quest-ce que cela fait, mon bel ange ? Je vous prendrai sur mes genoux.
Je ne sais pas combien de temps nous restâmes dans cette position, car tous mes sens étaient absorbés dans la contemplation de cette mystérieuse et fantastique créature. Je navais plus aucune idée de lheure ni du lieu ; le monde réel nexistait plus pour moi, et tous les liens qui my attachent étaient rompus ; mon âme, dégagée de sa prison de boue, nageait dans le vague et linfini ; je comprenais ce que nul homme ne peut comprendre, les pensées dAngéla se révélant à moi sans quelle eût besoin de parler ; car son âme brillait dans son corps comme une lampe dalbâtre, et les rayons partis de sa poitrine perçaient la mienne de part en part. Lalouette chanta, une lueur pâle se joua sur les rideaux. Aussitôt quAngéla laperçut, elle se leva précipitamment, me fit un geste dadieu, et, après quelques pas, poussa un cri et tomba de sa hauteur. Saisi deffroi, je mélançai pour la relever Mon sang se fige rien que dy penser : je ne trouvai rien que la cafetière brisée en mille morceaux. À cette vue, persuadé que javais été le jouet de quelque illusion diabolique, une telle frayeur sempara de moi, que je mévanouis.
Aussitôt que jeus ouvert les yeux, Arrigo sécria : Ah ! ce nest pas dommage ! voilà bientôt une heure que je te frotte les tempes deau de Cologne. Que diable as-tu fait cette nuit ? Ce matin, voyant que tu ne descendais pas, je suis entré dans ta chambre, et je tai trouvé tout du long étendu par terre, en habit à la française, serrant dans tes bras un morceau de porcelaine brisée, comme si ceût été une jeune et jolie fille. Pardieu ! cest lhabit de noce de mon grand-père, dit lautre en soulevant une des basques de soie fond rose à ramages verts. Voilà les boutons de strass et de filigrane quil nous vantait tant. Théodore laura trouvé dans quelque coin et laura mis pour samuser. Mais à propos de quoi tes-tu trouvé mal ? ajouta Borgnioli. Cela est bon pour une petite-maîtresse qui a des épaules blanches ; on la délace, on lui ôte ses colliers, son écharpe, et cest une belle occasion de faire des minauderies. Ce nest quune faiblesse qui ma pris ; je suis sujet à cela, répondis-je sèchement. Je me levai, je me dépouillai de mon ridicule accoutrement. Et puis lon déjeuna. Mes trois camarade mangèrent beaucoup et burent encore plus ; moi, je ne mangeais presque pas, le souvenir de ce qui sétait passé me causait détranges distractions. Le déjeuner fini, comme il pleuvait à verse, il ny eut pas moyen de sortir ; chacun soccupa comme il put. Borgnioli tambourina des marches guerrières sur les vitres ; Arrigo et lhôte firent une partie de dames ; moi, je tirai de mon album un carré de vélin, et je me mis à dessiner. Les linéaments presque imperceptibles tracés par mon crayon, sans que jy eusse songé le moins du monde, se trouvèrent représenter avec la plus merveilleuse exactitude la cafetière qui avait joué un rôle si important dans les scènes de la nuit. Cest étonnant comme cette tête ressemble à ma sur Angéla, dit lhôte, qui, ayant terminé sa partie, me regardait travailler par-dessus mon épaule. En effet, ce qui mavait semblé tout à lheure une cafetière était bien réellement le profil doux et mélancolique dAngéla. De par tous les saints du paradis ! est-elle morte ou vivante ? mécriai-je dun ton de voix tremblant, comme si ma vie eût dépendu de sa réponse. Elle est morte, il y a deux ans, dune fluxion de poitrine à la suite dun bal. Hélas ! répondis-je douloureusement. Et, retenant une larme qui était près de tomber, je replaçai le papier dans lalbum. Je venais de comprendre quil ny avait plus pour moi de bonheur sur la terre ! |