Théophile
Gautier 1811 - 1872
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« Je racontai mon histoire quand on marrêta, mais personne ne voulut me croire. Je la racontai de nouveau lors du procès. Je dis la chose dans son entier, comme elle était arrivée, pas davantage. Dieu massiste ! je mis tout au plus juste, et les paroles et les gestes de lady Mannering, et mes paroles et mes gestes. Et jy gagnai quoi ? « Laccusé a fait une déclaration incohérente, inadmissible dans les détails, et ne reposant sur aucun semblant de preuve » : ainsi sexprima lun des journaux de Londres ; pour les autres, ce fut comme si je navais présenté aucune défense. Et pourtant, jai vu, de mes yeux vu, le meurtre de lord Mannering ; et jen suis aussi innocent que nimporte lequel des jurés qui me jugèrent. Puisque aujourdhui vous êtes là, monsieur, pour recevoir les pétitions des prisonniers, voici la mienne. Je vous demande de la lire, seulement de la lire. Puis, renseignez-vous sur le caractère de cette « lady » Mannering, si du moins elle garde toujours le nom quelle portait il y a trois ans, quand, pour mon malheur, je fis sa rencontre. Chargez de cette enquête un agent privé ou un homme de loi ; et vous en saurez vite assez pour vous convaincre que mon récit est la vérité pure. La moindre recherche vous mettra sur la voie. Rappelez-vous que le crime ne profita quà cette personne, puisque, dune femme malheureuse quelle était, la voilà devenue maintenant une riche veuve. Vous tenez le fil conducteur, vous navez quà le suivre et à voir où il vous mène. Remarquez-le bien, monsieur, je ne parle pas du cambriolage. Je ne réclame pas contre ce que jai mérité, nayant pas eu plus que je ne méritais. Ce fut [?page?]bel et bien du cambriolage, et je lai payé de mes trois ans. Je reconnais le cambriolage; mais quant au meurtre, qui fait aujourdhui de moi un condamné à vie et avec un autre juge que Sir James jy allais peut-être de la corde, jaffirme nêtre pour rien là dedans et proteste de mon innocence. Jen viens à la nuit du 14 septembre. Je vous dirai très exactement ce qui arriva. « Javais passé lété à Bristol, en quête de travail. Je crus savoir que jen trouverais à Portsmouth, car je suis bon mécanicien; et je me mis en route à travers le sud de lAngleterre, moccupant sur mon chemin à mille bricoles. Jessayai de tout pour me tirer honnêtement daffaire, car je venais de passer un an dans la prison dExeter et ne me souciais plus de loger chez la reine. Mais on a du mal à semployer quand le nom quon porte nest pas sans tache; et tout ce que je pus faire, ce fut de vivre. Enfin, après avoir pendant dix jours coupé du bois et cassé des cailloux pour un salaire de famine, jarrivai près de Salisbury avec une coupre de shillings dans la poche, et nayant plus ni souliers ni patience. Il y a, sur la route, entre Blandford et Salisbury, un cabaret quon appelle « Le Bon Vouloir ». Jy louai un lit pour la nuit. Jétais assis dans la salle, tout seul, à lheure de la fermeture, quand le cabaretier, un nommé Allen, sapprocha de moi, et se mit à dévider son écheveau sur les gens du voisinage. Cétait un homme qui aimait bavarder; si bien que, sur son invitation, je restai avec lui à fumer en buvant un broc dale. Et je ne pris pas grand intérêt à ce quil disait, jusquau moment où, le diable sen mêlant, il vint à parler des trésors de Mannering Hall. « Vous voulez dire la grande maison sur la droite avant dentrer au village ? demandai-je. Celle avec un parc? Précisément. La maison blanche avec des piliers, sur la route de Blandford. » Je lavais remarquée en passant, et il métait venu à lesprit, comme ça, quon pouvait facilement sy introduire. Javais écarté cette idée, mais voilà quà présent laubergiste my ramenait avec son énumération des richesses. « Le maître du lieu, dit-il, était déjà un grigou en son jeune temps. Vous pensez sil lest à son âge ! Nempêche quil a eu quelque agrément avec sa fortune. Quel agrément sil ne la dépense pas? demandai-je. Eh bien, mais il sest payé la plus jolie femme dAngleterre ! Cest au moins cela, comme agrément. Elle pensait avoir la disposition de largent, elle fait aujourdhui la différence. Et quest-ce quelle était ? dis-je, manière de dire quelque chose. Rien du tout quand le vieux lord en fit sa ladyv Elle arrivait de Londres. Des gens prétendaient quil lavait -prise au théâtre. Personne ne savait. Le vieux était resté dehors tout un an. À son retour, il amenait une jeune femme. Elle est toujours là. Stephens, le maître dhôtel, me raconta une fois quelle égayait toute la maison dans les premiers temps de son arrivée ; mais les façons mesquines et blessantes de son mari, la solitude où il la confine, car il déteste voir un visiteur, lamertume de ses paroles, car sa langue est un aiguillon de guêpe, ont fait que la vie sest retirée delle, et quelle est devenue une pâle et silencieuse créature quon voit errer tristement dans les sentiers de la campagne. Certains prétendent quelle aimait un autre homme, mais que les trésors du vieux lord la rendirent infidèle, et quà présent elle se dévore le cur pour avoir perdu lun sans bénéfice auprès de lautre. Car avec toute la fortune de son mari elle pourrait bien passer pour la personne la plus pauvre de la paroisse. » Laubergiste me disait ces choses, et beaucoup de pareilles ; mais je les oubliais aussitôt dites, car elles ne me touchaient pas. La seule chose qui moccupât, cétait de savoir sous quelle forme lord Mannering gardait ses richesses. Les titres de propriété ou de rente ne sont que des papiers, et il y a plus de danger que de profit à les prendre. Mais le métal et les bijoux valent le risque. Et alors, comme sil répondait à mes pensées, laubergiste se mit à mentretenir de la grande collection de médailles dor réunie par lord Mannering. Elle était la plus précieuse du monde; à telles enseignes que, si lon mettait dans un sac toutes les médailles, lhomme le plus fort de la paroisse narriverait pas, disait-on, à soulever le sac. Là-dessus, [?page?]laubergiste ayant été appelé par sa femme, nous allâmes nous coucher. Ceci nest pas une histoire forgée à plaisir, pour les besoins de ma cause. Mais, je vous en prie, monsieur, songez-y ; demandez-vous sil pouvait y avoir tentation plus cruelle ? Jétais là, cette nuit, dans ce lit, sans ressources, sans espoir, sans travail, avec mon dernier shilling en poche. Javais essayé dêtre honnête, et les honnêtes gens mavaient tourné le dos. Ils me reprochaient dêtre un voleur, et me rejetaient vers le vol. Pris dans le courant, je navais plus aucun moyen de le remonter. Et voilà quil se présentait cette aubaine : la grande maison toute bordée de fenêtres, et les médailles dor si faciles à fondre ! Cétait comme si lon avait tendu un croûton à un affamé et pu croire quil ne le mangerait pas ! Je luttai un moment; mais baste ! Je finis par masseoir sur mon lit et par me jurer que je deviendrais riche cette nuit-là et renoncerais désormais au crime, ou que je connaîtrais encore le poids des menottes. Je me glissai dans mes vêtements, déposai un shilling sur la table pour laubergiste, et, par la fenêtre, je sautai dans le jardin. Un mur élevé servait de clôture. Je le franchis sans la moindre peine. De lautre côté, cétait lespace libre. Je ne rencontrai pas une âme sur ma route. La porte de lavenue était ouverte. Dans le pavillon du garde, personne ne bougeait. Il faisait clair de lune et japercevais la grande maison, éclatante de blancheur, par-dessous la voûte des arbres. Je fis environ un quart de mille et parvins à un vaste terrain sablé devant la porte principale. Je demeurai là, un instant, accroupi, me demandant où je trouverais laccès le plus facile. La fenêtre dangle, à lune des ailes, semblait la moins visible des étages ; un épais rideau de lierre la masquait ; javais donc là ma meilleure chance. À la faveur des arbres, je passai derrière la maison. Un chien aboya et fit sonner sa chaîne. Jattendis quil se calmât, puis je repris ma marche furtive jusquà la fenêtre que javais choisie. Cest une chose extraordinaire que les gens de la campagne se gardent si mal, et que, loin des grandes villes, lidée du voleur nentre pas dans les têtes. Loccasion vient, pour ainsi dire, au-devant du pauvre diable quand, allant à une porte sans songer à mal, il la voit souvrir toute seule. Ce ne fut pas tout à fait mon cas. Mais un simple crochet fermait la fenêtre : je le fis jouer du bout de mon couteau, soulevai la fenêtre, introduisis la lame dans lintervalle des persiennes, et ouvris. Cétaient des persiennes pliantes, que je neus quà pousser devant moi pour pénétrer dans la chambre. « Bonsoir, monsieur ! soyez le bienvenu ! » dit une voix. Jai eu quelques émotions dans ma vie, mais pas une aussi violente. Dans le champ même de la fenêtre, à portée de mon bras, se dressait une femme qui tenait à la main un rat de cave. Grande, mince, droite, elle avait un beau visage pâle qui aurait pu être taillé dans du marbre, et ses yeux et ses cheveux étaient aussi noirs que la nuit. Une sorte de peignoir lui descendait jusquaux pieds. Et dans cette robe, et avec ce visage, elle semblait un immobile fantôme. Mes genoux sentrechoquaient et je dus mappuyer â une persienne. Jaurais tourné les talons et pris la fuite si jen avais eu la force. Mais je ne pouvais que rester sur place et la contempler. Elle me rappela vite à moi. « Nayez pas peur! dit-elle (et, dune maîtresse de maison à un voleur, cétaient là détranges paroles). Je vous ai vu de la fenêtre de ma chambre quand vous vous cachiez sous les arbres ; alors, je suis descendue à pas de loup, et je vous ai entendu à la fenêtre. Je vous laurais ouverte si vous men aviez laissé le temps. Mais vous mavez devancée. » Elle me prit par la manche et me tira dans la chambre. « Que signifie ceci, madame? Pas de plaisanteries ! dis-je avec ma voix la plus rude, et je sais la faire rude quand je veux. Vous auriez tort de vous moquer de moi, ajoutai-je, en montrant le couteau qui mavait servi à ouvrir la persienne. Je ne songe pas à me moquer de vous, répondit-elle. Au contraire, je suis votre amie et désire vous venir en aide. Faites excuse, madame, mais voilà qui me paraît dur à avaler. Vous désireriez me venir en aide, vous ? Pourquoi ? Jai mes raisons. » [?page?]Et, tout dun coup, ses yeux noirs flambèrent dans sa figure blanche. « Parce que je le hais, je le hais, je le hais ! Comprenez-vous ? » Je me rappelai ce que mavait dit laubergiste, et je compris. Je la regardai en face et connus que je pouvais men remettre à elle. Elle voulait se venger de son mari. Elle voulait le frapper à lendroit sensible, à la bourse. Elle le haïssait au point de perdre tout orgueil et de se confier à un individu comme moi, pourvu quil servît à ses fins. Jai détesté quelques personnes dans ma vie; mais je crois navoir jamais compris la haine jusquà linstant où je vis ce visage de femme à la lueur de ce rat de cave. « Vous fiez-vous à moi, maintenant ? demanda-t-elle ; et, de nouveau, elle me tirait doucement par la manche. Oui, Votre Seigneurie. Vous me connaissez, alors ? Je suppose qui vous êtes. Mes griefs sont la fable du pays. Mais quest-ce que cela fait à cet homme ? Il naime sur terre quune chose, et cette chose est à votre disposition. Avez-vous un sac ? Non, Votre Seigneurie. Fermez les persiennes. Comme cela, personne ne verra la lumière. Vous navez rien à craindre. Les domestiques dorment dans lautre aile. Je vais vous montrer les objets précieux. Vous ne pouvez pas tout prendre; vous choisirez le meilleur. » Je me trouvais dans une salle longue et basse. Des tapis et des peaux jonchaient le parquet poli. Des petites vitrines se dressaient par endroits. Les murs étaient décorés de lances, dépées, de pagaies, dautres objets semblables quon voit dans les musées. Et il y avait aussi des étoffes bizarres, rapportées des pays sauvages. Ea dame prit au milieu de tout cela un grand sac de cuir. « Cet oreiller fera laffaire. Venez, je vais vous indiquer où sont les médailles. » Je croyais rêver à lidée que cette grande femme blanche était la dame de la maison et quelle me prêtait la main pour voler chez elle. Jen aurais ri peut-être sil ny avait eu dans.la pâleur de son visage quelque chose qui mimpressionnait et me glaçait. Elle glissait devant moi comme un fantôme, tenant le rouleau vert de son rat de cave, et je la suivis, avec mon sac, jusquà une porte au bout de la salle. La clef était à la serrure. Je neus quà passer derrière mon guide dans la chambre à côté. Cétait une vaste salle, avec des tapisseries pendantes qui, je me le rappelle, représentaient une chasse au cerf ; et à la lueur clignotante de la bougie on aurait juré voir les chiens et les chevaux bondir sur les murailles. Il ny avait pas dautres meubles que de grands casiers en noyer, ornés de cuivre et munis, dans le haut, de vitrages sous lesquels salignaient les médailles dor, quelques-unes larges comme des assiettes, épaisses dun demi-pouce, [?page?]toutes reposant sur du velours rouge, et brillant dans lobscurité. Les doigts me démangeaient de les atteindre, et déjà je mapprêtais, avec mon couteau, à faire sauter lune des serrures. Mais la dame étendit sa main sur mon bras. « Un moment, dit-elle. Vous avez mieux à faire. Des souverains dor ne valent-ils pas mieux que ces médailles ? Évidemment, dis-je. Cest ce quil y a de mieux. Bien, reprit-elle. Mon mari dort là-haut, juste au-dessus de notre tête. Un simple petit escalier nous sépare de lui. Il y a, sous son lit, une boîte en fer-blanc, et, dans cette boîte, assez dargent pour remplir ce sac. Comment faire sans léveiller ? Que vous importe quil séveille ? » Et me regardant dun il fixe : « Vous pouvez lempêcher dappeler. Non, madame, non, pas cela. Comme il vous plaira, conclut-elle. Je vous prenais, à vous voir, pour un homme de courage ; je maperçois que je me trompais. Du moment quun vieillard vous intimide, vous ne pouvez pas, bien entendu, lui prendre son argent sous son lit. Vous êtes seul juge de vos affaires. Mais jattendais mieux de vous. Et vous devriez, je crois, choisir un autre métier. Je ne veux pas dun meurtre sur ma conscience. Vous pouvez vous assurer de lui sans lui faire aucun mal. Qui vous parle de meurtre ? Largent est sous le lit. Quil y reste si le cur vous manque ! » Ainsi, elle mexcitait par du sarcasme, elle me tentait avec cet argent quelle faisait miroiter sous mes yeux. Et sans doute jaurais fini par céder, je serais monté à tout hasard, si, voyant de quels yeux perfides et malicieux elle me regardait me débattre, je navais compris quelle voulait faire de moi un instrument de sa vengeance et ne me laissait pas dautre alternative que de violenter le vieillard ou de me laisser prendre. Elle sentit quelle allait trop loin, car elle se transfigura tout dun coup et se mit à me sourire. Trop tard : je savais à quoi men tenir. « Je nirai pas là-haut, déclarai-je. Jai ici tout ce que je désire. » Elle me toisa, et du plus haut quon eût jamais toisé un homme. « Soit ! Enlevez ces médailles. Vous me ferez plaisir en commençant de ce côté. Je suppose quune fois fondues elles auront toutes la même valeur ; mais celles que voici sont les plus rares, et, par conséquent, ont pour lui le plus de prix. Inutile de forcer les serrures ; vous navez quà presser ce bouton de cuivre, il y a un ressort secret. LA ! Dabord cette grande. Il y tient comme à la prunelle de ses yeux. » Elle avait ouvert un dès meubles, et toutes ces belles choses soffraient à moi. Jallais faire main basse sur les médailles quelle me désignait, quand je la vis changer de visage et lever le doigt comme pour mavertir. « Chut! murmura-t-elle. Quy a-t-il ? » Au loin, dans le silence de la maison, nous entendîmes un bruit sourd et traînant, un bruit de pas. Elle referma instantanément le meuble. « Mon mari ! souffla-t-elle. Cest bien, ne vous effrayez pas, jarrangerai tout. » Elle me poussa, mon sac à la main, derrière la tapisserie, et, séclairant de son rat de cave, regagna vivement la chambre doù nous sortions. Bien que caché, je continuais de lapercevoir par la porte ouverte. « Est-ce vous, Robert ? » cria-t-elle. La flamme dune bougie éclaira le seuil du musée ; les pas se rapprochèrent ; et je vis apparaître un visage, un grand visage sévère, tout en os et en plis, avec un énorme nez crochu et des lunettes dor. La tête se rejetait en arrière à cause des lunettes, et le nez faisait saillie sur le visage comme un bec doiseau. Lhomme était grand et gros, tellement que dans sa robe de chambre flottante il semblait remplir tout le cadre de la porte. Ses cheveux bouclaient autour de sa tête. Il navait pas de barbe. Sa bouche mince, petite et pincée, se dissimulait profondément sous le nez impérieux. Il restait là, sa bougie en avant, et regardait sa femme dun air étrangement hostile. Je devinai à le voir quil avait pour elle la même affection quelle avait pour lui. « Eh bien, demanda-t-il, quest-ce donc ? Encore un accès dhumeur ? Quavez-vous à rôder ainsi dans la maison ? Pourquoi nallez-vous pas vous coucher ? Je nai pas sommeil, » dit-elle. Elle traînait sur les mots, avec lassitude. Si jamais cette femme avait été [?page?]actrice, elle noubliait pas son métier. « Me permettez-vous de croire, fit-il dune voix moqueuse, quune bonne conscience est un bon auxiliaire du sommeil ? Mensonge ! répliqua-t-elle, car vous dormez le mieux du monde. Il ny a dans ma vie, gronda-t-il, et ses cheveux dressés par la colère le faisaient ressembler à un vieux cacatoès, il ny a quune chose dont jaie à rougir. Vous savez laquelle. Ce fut de ma part une erreur. Elle portait en elle sa punition. Pour moi comme pour vous. Souvenez-vous-en ! Vous navez pas à vous plaindre. Je suis descendu, vous êtes montée. Montée ! Oui, montée. Vous ne nierez pas quon monte, je suppose, quand on passe du music-hall à Mannering Hall ! Imbécile que je fus de vous arracher à votre milieu ! Si vous le pensez, pourquoi me retenir ? Parce quun tourment caché vaut mieux quune honte publique. Parce quil est plus facile de supporter les conséquences dune folie que de la reconnaître. Et aussi parce que je tiens à vous garder sous mes yeux, et à savoir que vous ne pouvez revenir à lautre. Misérable ! misérable lâche ! Oui, oui, madame, je sais votre ambition secrète. Mais vous ne la réaliserez pas, moi vivant. Et si vous revenez à cet homme après ma mort, jaurai soin que vous lui reveniez à létat de mendiante. Vous et votre cher Edouard naurez jamais la satisfaction de gaspiller mes économies. Prenez-en votre parti, madame. Doù vient que je trouve grandes ouvertes cette fenêtre et ces persiennes ? La nuit était très lourde. Vous avez commis une imprudence. Savez-vous quil peut y avoir dehors des vagabonds, et que ma collection de médailles na pas sa pareille ? Vous aviez également laissé la porte ouverte. Est-ce le moyen dempêcher quon me pille mes vitrines ? Jétais là. Sans doute. Je vous entendais bouger dans la chambre des médailles, et cest pourquoi je suis descendu. Que faisiez-vous ? Que pouvais-je faire ? Je regardais ces médailles. Curiosité nouvelle de votre part. » Il la regarda dun air soupçonneux et savança vers la seconde salle. Elle le suivit. Et je constatai à ce moment une chose dont je frémis. Javais laissé mon couteau ouvert sur lune des vitrines. Il sy étalait en pleine vue. Elle laperçut la première. Avec une astuce bien féminine, elle tendit son rat de cave, de façon à interposer la lumière entre les yeux de lord Mannering et le couteau ; puis elle saisit le couteau dans sa main gauche et le dissimula contre sa robe. Le vieux, cependant, inspectait tour à tour chaque vitrine ; un instant même, il sapprocha de moi jusquà portée de main. Rien nindiquant quon eût touché aux médailles, il repassa, grondant et maugréant, dans la première pièce. Sitôt repassé dans la première pièce, il posa sa bougie sur un coin dune des tables, et sassit, hors de ma vue. Elle allait et venait derrière lui, ainsi que je [?page?]men rendais compte à lombre projetée sur le parquet par la lumière du rat de cave. Alors il se mit à parler de cet homme quil appelait Edouard, et chacun de ses mots tombait comme une goutte de vitriol. Il parlait bas, de sorte que je ne pouvais pas tout entendre ; mais, à ce que jentendais, je devinais quil naurait pas fait pis en la cinglant avec une cravache. Dabord, elle répliqua quelques mots ; ensuite elle se tut, tandis que, de sa voix glaciale et ironique, il continuait, insultant, fouaillant, torturant, tellement que je métonnai quelle le subît en silence. Et soudain, jentendis le vieux crier : « Sortez de derrière moi ! Lâchez-moi ! Quoi ! vous oseriez me frapper ! » Il y eut un bruit caractéristique, une espèce de choc mou. Le vieux cria : « Mon Dieu ! du sang ! » et remua les pieds, comme sil se levait. Jentendis un second coup. Le vieux cria encore : « Démon que vous êtes ! » Puis rien ne troubla plus le calme de la maison quun bruit déclaboussement sur le plancher. Alors je sortis de ma cachette et, frissonnant dhorreur, je mélançai vers la première salle. Le vieux avait glissé sur sa chaise, et sa robe de chambre, toute ramassée, lui donnait lair davoir une monstrueuse bosse sur le dos. Sa tête, avec les lunettes restées à leur place, sinclinait sur le côté, et sa bouche mince souvrait comme celle dun poisson mort. Je ne voyais pas doù venait le sang, mais jen entendais le claquement sur le plancher. Quant à elle, debout derrière lui, elle avait la figure éclairée en plein par le rat de cave. Ses lèvres se serraient, ses yeux luisaient, un peu de couleur lui était montée aux joues ; je ne me rappelais pas avoir rencontré une femme plus belle. « Vous avez fait cela ! mécriai-je. Oui, répondit-elle de son air tranquille, jai fait cela. Et maintenant, quallez-vous faire ? On va vous arrêter pour meurtre. Ne vous inquiétez pas de moi. Je nai rien qui mattache à la vie, cela na donc pas dimportance. Donnez-moi la main pour le remettre droit sur sa chaise. Cest horrible de le voir ainsi. » Jobéis, bien que cela me glaçât de toucher le cadavre. Un peu de sang me tomba sur la main, et jen fus malade. « à présent, dit-elle, vous pouvez prendre les médailles. Autant vous quun autre. Prenez et allez-vous-en. Je nen ai plus envie. Je nai envie que de partir, je ne me suis jamais trouvé dans pareille affaire. Folie ! dit-elle. Vous êtes venu pour les médailles, elles sont à votre merci. Pourquoi ne les prendriez-vous pas ? Personne qui vous en empêche. » Je tenais encore le sac. Elle ouvrit le meuble, et dans le sac nous jetâmes à nous deux une centaine de médailles. Mais je neus pas la force de rester davantage. Je mapprochai de la fenêtre, car lair de la maison me semblait empoisonné après ce dont je venais dêtre le témoin. En me retournant, je la vis encore debout, grande et gracieuse, sa lumière à la main, telle quelle métait dabord apparue. Elle me fit un geste dadieu, auquel je répondis, et je mengageai vivement dans lallée sablée. Dieu merci, jai le droit de jurer, la main sur le cur, que je nai pas commis le meurtre. Peut-être en serait-il différemment si javais pu lire dans lesprit de cette femme ; et sans doute il y aurait eu deux cadavres au lieu dun dans cette chambre si javais pu soupçonner ce que cachait son dernier sourire. Uniquement préoccupé de ma sécurité, je ne réfléchis pas une minute à la façon dont elle mavait noué la corde autour du cou. Mais javais à peine fait cinq pas hors de la fenêtre, en longeant la maison dans lombre, de la même façon quà mon arrivée, quand jentendis un cri capable déveiller la paroisse, suivi dun second, puis dun troisième. « à lassassin ! à lassassin ! à lassassin ! au secours ! » Et ces cris de femme dans la nuit paisible retentissaient par-dessus la campagne. Ils me traversaient la tête. En à sagiter, des fenêtres à souvrir, non un instant, des lumières commencèrent seulement dans la maison derrière moi, mais au pavillon de garde et aux écuries en face. Comme un lièvre effaré, je pris ma course dans lallée, mais jentendis la grille se fermer avant que je leusse atteinte. Alors, je cachai mon sac sous un amas de bois mort et jessayai de me sauver à travers le parc. Quelquun maperçut au clair de lune, et jeus bientôt à mes trousses une douzaine de gens avec des chiens. Je me blottis parmi les ronces, mais les chiens [?page?]étaient trop nombreux pour moi, et je respirai lorsque enfin on arriva pour les empêcher de me mettre en pièces. On mempoigna, on me traîna jusque dans la chambre doù je sortais. « Est-ce lhomme, Votre Seigneurie ? » demanda le plus âgé de la bande, que jappris plus tard être le maître dhôtel. Penchée sur le corps, elle se cachait les yeux avec un mouchoir. Brusquement, elle tourna vers moi un visage de furie. Ah ! quelle comédienne que cette femme ! « Oui, oui, cest bien lhomme, hurla-t-elle. Ah ! canaille ! canaille ! traiter ainsi un vieillard ! » Il y avait là un individu qui semblait un constable du village. Il mit sa main sur mon épaule. « Quavez-vous à répondre ? interrogea-t-il. Que cest elle qui a fait ça, mécriai-je, en désignant la femme dont les yeux ne sourcillèrent pas une fois devant les miens. Allons, allons ! dit-il, à dautres ! » Et lun des domestiques me frappa du poing. « Je vous dis que je lai vue, protestai-je. Je lai vue donner deux coups de couteau à cet homme. Elle la tué après mavoir aidé à le voler. » Le domestique fit encore mine de me battre ; mais elle étendit la main. « Pas de violence, dit-elle, la justice fera son uvre. Que Votre Seigneurie sen rapporte à moi, dit le constable. Votre Seigneurie, nest-ce pas, a vu le crime ? De mes propres yeux vu. Ce fut horrible. Nous entendîmes du bruit et nous descendîmes. Mon pauvre mari marchait devant moi. Lhomme avait ouvert une des vitrines et remplissait le sac de cuir noir quil tenait à la main. Il bondit devant nous pour fuir. Mon mari larrêta. Dans la lutte, lord Mannering reçut deux coups de couteau. Si je ne me trompe, larme est encore dans la blessure. Et voyez le sang sur les mains du meurtrier ! Voyez-le sur ses mains à elle ! ripostai-je. Elle a tenu la tête de Sa Seigneurie, coquin effronté ! » dit le maître dhôtel. À ce moment, un groom entrait, portant le sac que javais jeté dans ma fuite. « Voici, dit le constable, le sac même dont parlait Votre Seigneurie. Et voici, dedans, les médailles. Cela me suffit. Nous garderons lhomme ici cette nuit, et demain linspecteur et moi lemmènerons à Salisbury. Pauvre diable ! dit la femme. Pour ma part, je lui pardonne le mal quil me fait. Qui sait quelle tentation peut lavoir poussé au crime ? Sa conscience et la loi lui assurent un châtiment que je ne veux pas rendre plus cruel par mes reproches. » Je ne trouvai rien à répondre. Non, monsieur, je ne trouvai rien, tellement cette femme me stupéfiait pas son assurance ; et dans un silence qui semblait lui donner raison, je laissai le maître dhôtel et le constable me traîner jusquau cellier, où lon menferma pour la nuit. Je vous ai dit, monsieur, toute la série dévénements qui aboutirent à lassassinat de lord Mannering par sa femme, la nuit du 14 septembre de lannée 1894. Peut-être, comme le constable de Mannering-Towers et le juge des assises, ne tiendrez-vous aucun compte de mes allégations. Ou peut-être y reconnaîtrez-vous laccent de la vérité ; et vous mécouterez, et vous vous ferez pour jamais le nom dun homme qui ne sembarrasse pas de considérations personnelles quand il sagit de justice. Je nespère quen vous, monsieur. Si vous me lavez de cette accusation mensongère, je vous bénirai comme jamais un homme nen bénit un autre. Au contraire, si vous vous détournez de moi, je vous donne ma parole que dici à quelques semaines je me serai pendu aux barreaux de ma cellule, et que, dorénavant, pour peu que cela ait jamais été permis à quelquun, je reviendrai dans tous vos rêves. Ce que je demande est très simple. Renseignez-vous sur cette femme, contrôlez lemploi de largent dont elle est devenue maîtresse, vérifiez lexistence de cet Edouard que je prétends être mêlé à sa vie. Et si, de la sorte, vous apprenez quelque chose qui vous - montre la vraie nature de la personne ou qui vous semble corroborer lhistoire que je vous ai dite, je sais pouvoir compter sur votre cur pour prendre pitié dun innocent. |