Théophile
Gautier 1811 - 1872
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chapitre V
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La réputation du docteur Balthazar Cherbonneau comme médecin et comme thaumaturge commençait à se répandre dans Paris ; ses bizarreries, affectées ou vraies, lavaient mis à la mode. Mais, loin de chercher à se faire, comme on dit, une clientèle, il sefforçait de rebuter les malades en leur fermant sa porte ou en leur ordonnant des prescriptions étranges, des régimes impossibles. Il nacceptait que des cas désespérés, renvoyant à ses confrères avec un dédain superbe les vulgaires fluxions de poitrine, les banales entérites, les bourgeoises fièvres typhoïdes, et dans ces occasions suprêmes il obtenait des guérisons vraiment inconcevables. Debout à côté du lit, il faisait des gestes magiques sur une tasse deau, et des corps déjà roides et froids, tout prêts pour le cercueil, après avoir avalé quelques gouttes de ce breuvage en desserrant des mâchoires crispées par lagonie, reprenaient la souplesse de la vie, les couleurs de la santé, et se redressaient sur leur séant, promenant autour deux des regards accoutumés déjà aux ombres du tombeau. Aussi lappelait-on le médecin des morts ou le résurrectionniste. Encore ne consentait-il pas toujours à opérer ces cures, et souvent refusait-il des sommes énormes de la part de riches moribonds. Pour quil se décidât à entrer en lutte avec la destruction, il fallait quil fût touché de la douleur dune mère implorant le salut dun enfant unique, du désespoir dun amant demandant la grâce dune maîtresse adorée, ou quil jugeât la vie menacée utile à la poésie, à la science et au progrès du genre humain. Il sauva de la sorte un charmant baby dont le croup serrait la gorge avec ses doigts de fer, une délicieuse jeune fille phtisique au dernier degré, un poète en proie au delirium tremens, un inventeur attaqué dune congestion cérébrale et qui allait enfouir le secret de sa découverte sous quelques pelletées de terre. Autrement il disait quon ne devait pas contrarier la nature, que certaines morts avaient leur raison dêtre, et quon risquait, en les empêchant, de déranger quelque chose dans lordre universel. Vous voyez bien que M. Balthazar Cherbonneau était le docteur le plus paradoxal du monde, et quil avait rapporté de lInde une excentricité complète ; mais sa renommée de magnétiseur lemportait encore sur sa gloire de médecin ; il avait donné devant un petit nombre délus quelques séances dont on racontait des merveilles à troubler toutes les notions du possible ou de limpossible, et qui dépassaient les prodiges de Cagliostro. Le docteur habitait le rez-de-chaussée dun vieil hôtel de la rue du Regard, un appartement en enfilade comme on les faisait jadis, et dont les hautes fenêtres ouvraient sur un jardin planté de grands arbres au tronc noir, au grêle feuillage vert. Quoiquon fût en été, de puissants calorifères soufflaient par leurs bouches grillées de laiton des trombes dair brûlant dans les vastes salles, et en maintenaient la température à trente-cinq ou quarante degrés de chaleur, car M. Balthazar Cherbonneau, habitué au climat incendiaire de lInde, grelottait à nos pâles soleils, comme ce voyageur qui, revenu des sources du Nil Bleu, dans lAfrique centrale, tremblait de froid au Caire, et il ne sortait jamais quen voiture fermée, frileusement emmailloté dune pelisse de renard bleu de Sibérie, et les pieds posés sur un manchon de fer-blanc rempli deau bouillante. Il ny avait dautres meubles dans ces salles que des divans bas en étoffes malabares historiées déléphants chimériques et doiseaux fabuleux, des étagères découpées, coloriées et dorées avec une naïveté barbare par les naturels de Ceylan, des vases du Japon pleins de fleurs exotiques ; et sur le plancher sétalait, dun bout à lautre de lappartement, un de ces tapis funèbres à ramages noirs et blancs que tissent pour pénitence les Thuggs en prison, et dont la trame semble faite avec le chanvre de leurs cordes détrangleurs ; quelques idoles indoues, de marbre ou de bronze, aux longs yeux en amande, au nez cerclé danneaux, aux lèvres épaisses et souriantes, aux colliers de perles descendant jusquau nombril, aux attributs singuliers et mystérieux, croisaient leurs jambes sur des piédouches dans les encoignures ; ? le long des murailles étaient appendues des miniatures gouachées, uvre de quelque peintre de Calcutta ou de Lucknow, qui représentaient les neuf Avatars déjà accomplis de Wishnou, en poisson, en tortue, en cochon, en lion à tête humaine, en nain brahmine, en Rama, en héros combattant le géant aux mille bras Cartasuciriargunen, en Kritsna, lenfant miraculeux dans lequel des rêveurs voient un Christ indien ; en Bouddha, adorateur du grand dieu Mahadevi ; et, enfin, le montraient endormi, au milieu de la mer lactée, sur la couleuvre aux cinq têtes recourbées en dais, attendant lheure de prendre, pour dernière incarnation, la forme de ce cheval blanc ailé qui, en laissant retomber son sabot sur lunivers, doit amener la fin du monde. Dans la salle du fond, chauffée plus fortement encore que les autres, se tenait M. Balthazar Cherbonneau, entouré de livres sanscrits tracés au poinçon sur de minces lames de bois percées dun trou et réunies par un cordon de manière à ressembler plus à des persiennes quà des volumes comme les entend la librairie européenne. Une machine électrique, avec ses bouteilles remplies de feuilles dor et ses disques de verre tournés par des manivelles, élevait sa silhouette inquiétante et compliquée au milieu de la chambre, à côté dun baquet mesmérique où plongeait une lance de métal et doù rayonnaient de nombreuses tiges de fer. M. Cherbonneau nétait rien moins que charlatan et ne cherchait pas la mise en scène, mais cependant il était difficile de pénétrer dans cette retraite bizarre sans éprouver un peu de limpression que devaient causer autrefois les laboratoires dalchimie. Le comte Olaf Labinski avait entendu parler des miracles réalisés par le docteur, et sa curiosité demi-crédule sétait allumée. Les races slaves ont un penchant naturel au merveilleux, que ne corrige pas toujours léducation la plus soignée, et dailleurs des témoins dignes de foi qui avaient assisté à ces séances en disaient de ces choses quon ne peut croire sans les avoir vues, quelque confiance quon ait dans le narrateur. Il alla donc visiter le thaumaturge. Lorsque le comte Labinski entra chez le docteur Balthazar Cherbonneau, il se sentit comme entouré dune vague flamme ; tout son sang afflua vers sa tête, les veines des tempes lui sifflèrent ; lextrême chaleur qui régnait dans lappartement le suffoquait ; les lampes où brûlaient des huiles aromatiques, les larges fleurs de Java balançant leurs énormes calices comme des encensoirs lenivraient de leurs émanations vertigineuses et de leurs parfums asphyxiants. Il fit quelques pas en chancelant vers M. Cherbonneau, qui se tenait accroupi sur son divan, dans une de ces étranges poses de fakir ou de sannyâsi, dont le prince Soltikoff a si pittoresquement illustré son voyage de lInde. On eût dit, à le voir dessinant les angles de ses articulations sous les plis de ses vêtements, une araignée humaine pelotonnée au milieu de sa toile et se tenant immobile devant sa proie. A lapparition du comte, ses prunelles de turquoise silluminèrent de lueurs phosphorescentes au centre de leur orbite dorée du bistre de lhépatite, et séteignirent aussitôt comme recouvertes par une taie volontaire. Le docteur étendit la main vers Olaf, dont il comprit le malaise et en deux ou trois passes lentoura dune atmosphère de printemps, lui créant un frais paradis dans cet enfer de chaleur. « Vous trouvez-vous mieux à présent ? Vos poumons, habitués aux brises de la Baltique qui arrivent toutes froides encore de sêtre roulées sur les neiges centenaires du pôle, devaient haleter comme des soufflets de forge à cet air brûlant, où cependant je grelotte, moi, cuit, recuit et comme calciné aux fournaises du soleil. » Le comte Olaf Labinski fit un signe pour témoigner quil ne soufflait plus de la haute température de lappartement. « Eh bien, dit le docteur avec un accent de bonhomie, vous avez entendu parler sans doute de mes tours de passe-passe, et vous voulez avoir un échantillon de mon savoir-faire ; oh ! je suis plus fort que Comus, Comte ou Bosco. ? Ma curiosité nest pas si frivole, répondit le comte, et jai plus de respect pour un des princes de la science. ? Je ne suis pas un savant dans lacception quon donne à ce mot ; mais au contraire, en étudiant certaines choses que la science dédaigne, je me suis rendu maître des forces occultes inemployées, et je produis des effets qui semblent merveilleux, quoique naturels. A force de la guetter, jai quelquefois surpris lâme, ? elle ma fait des confidences dont jai profité et dit des mots que jai retenus. Lesprit est tout, la matière nexiste quen apparence ; lunivers nest peut-être quun rêve de Dieu ou quune irradiation du Verbe dans limmensité. Je chiffonne à mon gré la guenille du corps, jarrête ou je précipite la vie, je déplace les sens, je supprime lespace, janéantis la douleur sans avoir besoin de chloroforme, déther ou de toute autre drogue anesthésique. Armé de la volonté, cette électricité intellectuelle, je vivifie ou je foudroie. Rien nest plus opaque pour mes yeux ; mon regard traverse tout ; je vois distinctement les rayons de la pensée, et comme on projette les spectres solaires sur un écran, je peux les faire passer par mon prisme invisible et les forcer à se réfléchir sur la toile blanche de mon cerveau. Mais tout cela est peu de chose à côté des prodiges quaccomplissent certains yogis de lInde, arrivés au plus sublime degré dascétisme. Nous autres Européens, nous sommes trop légers, trop distraits, trop futiles, trop amoureux de notre prison dargile pour y ouvrir de biens larges fenêtres sur léternité et sur linfini. Cependant jai obtenu quelques résultats assez étranges, et vous allez en juger », dit le docteur Balthazar Cherbonneau en faisant glisser sur leur tringle les anneaux dune lourde portière qui masquait une sorte dalcôve pratiquée dans le fond de la salle. A la clarté dune flamme desprit-de-vin qui oscillait sur un trépied de bronze, le comte Olaf Labinski aperçut un spectacle effrayant qui le fit frissonner malgré sa bravoure. Une table de marbre noir supportait le corps dun jeune homme nu jusquà la ceinture et gardant une immobilité cadavérique ; de son torse hérissé de flèches comme celui de saint Sébastien, il ne coulait pas une goutte de sang ; on leût pris pour une image de martyr coloriée, où lon aurait oublié de teindre de cinabre les lèvres des blessures. « Cet étrange mèdecin, dit en lui-même Olaf, est peut-être un adorateur de Shiva, et il aura sacrifié cette victime à son idole. » « Oh ! il ne souffre pas du tout ; piquez-le sans crainte, pas un muscle de sa face ne bougera » ; et le docteur lui enlevait les flèches du corps, comme lon retire les épingles dune pelote. Quelques mouvements rapides de mains dégagèrent le patient du réseau deffluves qui lemprisonnait, et il séveilla le sourire de lextase sur les lèvres comme sortant dun rêve bienheureux. M. Balthazar Cherbonneau le congédia du geste, il se retira par une petite porte coupée dans la boiserie dont lalcôve était revêtue. « Jaurais pu lui couper une jambe ou un bras sans quil sen aperçut, dit le docteur en plissant ses rides en façon de sourire ; je ne lai pas fait parce que je ne crée pas encore, et que lhomme, inférieur au lézard en cela, na pas une sève assez puissante pour reformer les membres quon lui retranche. Mais si je ne crée pas, en revanche je rajeunis. » Et il enleva le voile qui recouvrait une femme âgée magnétiquement endormie sur un fauteuil, non loin de la table de marbre noir ; ses traits, qui avaient pu être beaux, étaient flétris, et les ravages du temps se lisaient sur les contours amaigris de ses bras, de ses épaules et de sa poitrine. Le docteur fixa sur elle pendant quelques minutes, avec une intensité opiniâtre, les regards de ses prunelles bleues ; les lignes altérées se raffermirent, le galbe du sein reprit sa pureté virginale, une chair blanche et satinée remplit les maigreurs du col ; les joues sarrondirent et se veloutèrent comme des pêches de toute la fraîcheur de la jeunesse ; les yeux souvrirent scintillants dans un fluide vivace ; le masque de vieillesse, enlevé comme par magie, laissait voir la belle jeune femme disparue depuis longtemps. « Croyez-vous que la fontaine de Jouvence ait versé quelque part ses eaux miraculeuses ? dit le docteur au comte stupéfait de cette transformation. Je le crois, moi, car lhomme ninvente rien, et chacun de ses rêves est une divination ou un souvenir. ? Mais abandonnons cette forme un instant repétrie par ma volonté, et consultons cette jeune fille qui dort tranquillement dans ce coin. Interrogez-la, elle en sait plus long que les pythies et les sibylles. Vous pouvez lenvoyer dans un de vos sept châteaux de Bohême, lui demander ce que renferme le plus secret de vos tiroirs, elle vous le dira, car il ne faudra pas à son âme plus dune seconde pour faire le voyage, chose, après tout, peu surprenante, puisque lélectricité parcourt soixante-dix mille lieues dans le même espace de temps, et lélectricité est à la pensée ce quest le fiacre au wagon. Donnez-lui la main pour vous mettre en rapport avec elle ; vous naurez pas besoin de formuler votre question, elle la lira dans votre esprit. » La jeune fille, dune voix atone comme celle dune ombre, répondit à linterrogation mentale du comte : « Dans le coffret de cèdre il y a un morceau de terre saupoudrée de sable fin sur lequel se voit lempreinte dun petit pied. ? A-t-elle deviné juste ? » dit le docteur négligemment et comme sûr de linfaillibilité de sa somnambule. Une éclatante rougeur couvrit les joues du comte. Il avait en effet, au premier temps de leurs amours, enlevé dans une allée dun parc lempreinte dun pas de Prascovie, et il la gardait comme une relique au fond dune boîte incrustée de nacre et dargent, du plus précieux travail, dont il portait la clef microscopique suspendue à son cou par un jaseron de Venise. M. Balthazar Cherbonneau, qui était un homme de bonne compagnie, voyant lembarras du comte, ninsita pas et le conduisit à une table sur laquelle était posée une eau aussi claire que le diamant. « Vous avez sans doute entendu parler du miroir magique où Méphistophélès fait voir à Faust limage dHélène ; sans avoir un pied de cheval dans mon bas de soie et deux plumes de coq à mon chapeau, je puis vous régaler de cet innocent prodige. Penchez-vous sur cette coupe et pensez fixement à la personne que vous désirez faire apparaître ; vivante ou morte, lointaine ou rapprochée, elle viendra à votre appel, du bout du monde ou des profondeurs de lhistoire. » Le comte sinclina sur la coupe, dont leau se troubla bientôt sous son regard et prit des teintes opalines, comme si lon y eût versé une goutte dessence ; un cercle irisé des couleurs du prisme couronna les bords du vase, encadrant le tableau qui sébauchait déjà sous le nuage blanchâtre. Le brouillard se dissipa. ? Une jeune femme en peignoir de dentelles, aux yeux vert de mer, aux cheveux dor crêpelés, laissant errer comme des papillons blancs ses belles mains distraites sur livoire du clavier, se dessina ainsi que sous une glace au fond de leau redevenue transparente, avec une perfection si merveilleuse quelle eût fait mourir tous les peintres de désespoir : ? cétait Prascovie Labinska, qui sans le savoir, obéissait à lévocation passionnée du comte. « Et maintenant passons à quelque chose de plus curieux », dit le docteur en prenant la main du comte et en la posant sur une des tiges de fer du baquet mesmérique. Olaf neut pas plutôt touché le métal chargé dun magnétisme fulgurant, quil tomba comme foudroyé. Le docteur le prit dans ses bras, lenleva comme une plume, le posa sur un divan, sonna, et dit au domestique qui parut au seuil de la porte : « Allez chercher M. Octave de Saville. » |