Théophile
Gautier 1811 - 1872
La Mille et deuxième
Nuit
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Javais fait défendre ma porte ce jour-là ; ayant pris dès le matin la résolution formelle de ne rien faire, je ne voulais pas être dérangé dans cette importante occupation. Sûr de nêtre inquiété par aucun fâcheux (ils ne sont pas tous dans la comédie de Molière), javais pris toutes mes mesures pour savourer à mon aise ma volupté favorite. Un grand feu brillait dans ma cheminée, les rideaux fermés tamisaient un jour discret et nonchalant, une demi-douzaine de carreaux jonchaient le tapis, et, doucement étendu devant lâtre à la distance dun rôti à la broche, je faisais danser au bout de mon pied une large babouche marocaine dun jaune oriental et dune forme bizarre ; mon chat était couché sur ma manche, comme celui du prophète Mahomet, et je naurais pas changé ma position pour tout lor du monde. Mes regards distraits, déjà noyés par cette délicieuse somnolence qui suit la suspension volontaire de la pensée, erraient, sans trop les voir, de la charmante esquisse de la Madeleine au désert de Camille Roqueplan au sévère dessin à la plume dAligny et au grand paysage des quatre inséparables, Feuchères, Séchan, Diéterle et Despléchins, richesse et gloire de mon logis de poëte ; le sentiment de la vie réelle mabandonnait peu à peu, et jétais enfoncé bien avant sous les ondes insondables de cette mer danéantissement où tant de rêveurs orientaux ont laissé leur raison, déjà ébranlée par le hatschich et lopium. Le silence le plus profond régnait dans la chambre ; javais arrêté la pendule pour ne pas entendre le tic-tac du balancier, ce battement de pouls de léternité ; car je ne puis souffrir, lorsque que suis oisif, lactivité bête et fiévreuse de ce disque de cuivre jaune qui va dun coin à lautre de sa cage et marche toujours sans faire un pas. Tout à coup, et kling et klang, un coup de serinette vif, nerveux, insupportablement argentin, éclate et tombe dans ma tranquillité comme une goutte de plomb fondu qui senfoncerait en grésillant dans un lac endormi ; sans penser à mon chat, pelotonné en boule sur ma manche, je me redressai en tressaillant et sautai sur mes pieds comme lancé par un ressort, envoyant à tous les diables limbécile concierge qui avait laissé passer quelquun malgré la consigne formelle ; puis je me rassis. A peine remis de la secousse nerveuse, jassurai les coussins sous mes bras et jattendis lévénement de pied ferme. La porte du salon sentrouvrit et je vis paraître dabord la tête laineuse dAdolfo-Francesco-Pergialla, espèce de brigand abyssin au service duquel jétais alors, sous prétexte davoir un domestique nègre. Ses yeux blancs étincelaient, son nez épaté se dilatait prodigieusement, ses grosses lèvres, épanouies en un large sourire quil sefforçait de rendre malicieux, laissaient voir ses dents de chien de Terre-Neuve, il crevait denvie de parler dans sa peau noire, et faisait toutes les contorsions possibles pour attirer mon attention. « Eh bien ! Francesco, quy a-t-il ? Quand vous tourneriez pendant une heure vos yeux démail comme ce nègre de bronze qui avait une horloge dans le ventre, en serais-je plus instruit ? Voilà assez de pantomime, tâchez de me dire, dans un idiome quelconque, ce dont il sagit, et quelle est la personne qui vient me relancer jusquau fond de ma paresse ». Il faut vous dire quAdolfo-Francesco Pergialla-Abdallah-Ben-Mohammed, Abyssin de naissance, autrefois mahométan, chrétien pour le quart dheure, savait toutes les langues et nen parlait aucune intelligiblement ; il commençait en français, continuait en italien, et finissait en turc ou en arabe, surtout dans les conversations embarrassantes pour lui, lorsquil sagissait de bouteilles de vin de Bordeaux, de liqueurs des îles ou de friandises disparues prématurément. Par bonheur, jai des amis polyglottes : nous le chassions dabord de lEurope ; après avoir épuisé litalien,. lespagnol et lallemand, il se sauvait à Constantinople, dans le turc, où Alfred le pourchassait vivement : se voyant traqué, il sautait à Alger, où Eugène lui marchait sur les talons en le suivant à travers tous les dialectes de haut en bas arabe ; arrivé là, il se réfugiait dans le bambara, le galla et autres dialectes de lintérieur de lAfrique, où dAbadie, Combes et Tamisier pouvaient seuls le forcer. Cette fois, il me répondit résolûment en un espagnol médiocre, mais fort clair : « Una muier mujer bonita con su hermana quien quiere hablar à usted. ? Fais-les entrer si elles sont jeunes et jolies, autrement, dis que je suis en affaires. Le drôle, qui sy connaissait, disparut quelques secondes et revint bientôt suivi de deux femmes enveloppées dans de grands bournous blancs, dont les capuchons étaient rabattus. Je présentai le plus galamment du monde deux fauteuils à ces dames ; mais, avisant les piles de carreaux, elles me firent un signe de la main quelles me remerciaient, et, se débarrassant de leurs bournous, elles sassirent en croisant leur jambes à la mode orientale. Celle qui était assise en face de moi, sous le rayon du soleil qui pénétrait à travers linterstice des rideaux, pouvait avoir vingt ans ; lautre, beaucoup moins jolie, paraissait un peu plus âgée ; ne nous occupons que de la plus jolie. Elle était richement habillée à la mode turque ; une veste de velours vert, surchargée dornements, serrait sa taille dabeille ; sa chemisette de gaze rayée, retenue au col par deux boutons de diamant, était échancrée de manière à laisser voir une poitrine blanche et bien formée ; un mouchoir de satin blanc, étoilé et constellé de paillettes, lui servait de ceinture. Des pantalons larges et bouffants lui descendaient jusquaux genoux ; des jambières à lalbanaise en velours brodé garnissaient ses jambes fines et délicates aux jolis pieds nus enfermés dans de petites pantoufles de maroquin gaufré, piqué, colorié et cousu de fils dor ; un caftan orange, broché de fleurs dargent, un fez écarlate enjolivé dune longue houppe de soie, complétaient cette parure assez bizarre pour rendre des visites à Paris en cette malheureuse année 1842. Quant à sa figure, elle avait cette beauté régulière de la race turque ; dans son teint, blanc mat semblable à du marbre dépoli, sépanouissaient mystérieusement, comme deux fleurs noires, ces beaux yeux orientaux si clairs et si profonds sous leurs longues paupières teintes de henné. Elle regardait dun air inquiet et semblait embarrassée ; par contenance, elle tenait un de ses pieds dans une de ses mains, et de lautre, jouait avec le bout dune de ses tresses, toute chargée de sequins percés par le milieu, de rubans et de bouquets de perles. Lautre, vêtue à peu près de même, mais moins richement, se tenait également dans le silence et limmobilité. Me reportant par la pensée à lapparition des bayadères à Paris, jimaginai que cétait quelque almée du Caire, quelque connaissance égyptienne de mon ami Dauzats, qui, encouragée par laccueil que javais fait à la belle Amany et à ses brunes compagnes, Sandiroun et Rangoun, venait implorer ma protection de feuilletoniste. « Mesdames, que puis-je faire pour vous ? leur dis-je en portant mes mains à mes oreilles de manière à produire un salamalec assez satisfaisant. La belle Turque leva les yeux au plafond, les ramena vers le tapis, regarda sa sueur dun air profondément méditatif. Elle ne comprenait pas un mot de français. « Holà, Francesco ! maroufle, butor, bélître, ici, singe manqué, sers-moi à quelque chose au moins une fois dans ta vie. Francesco sapprocha dun air important et solennel. « Puisque tu parles si mal français, tu dois parler fort bien arabe, et tu vas jouer le rôle de drogman entre ces dames et moi. Je télève à la dignité dinterprète ; demande dabord à ces deux belles étrangères qui elles sont, doù elles viennent et ce quelles veulent ». Sans reproduire les différentes grimaces dudit Francesco, je rapporterai la conversation comme si elle avait eu lieu en français. « Monsieur, dit la belle Turque par lorgane du nègre quoique vous soyez littérateur, vous devez avoir lu les Mille et une Nuits, contes arabes, traduits ou à peu près par ce bon M? Galland, et le nom de Scheherazade ne vous est pas inconnu ? ? La belle Scheherazade, femme de cet ingénieux sultan Schahriar, qui, pour éviter dêtre trompé, épousait une femme le soir et la faisait étrangler le matin ? Je la connais parfaitement. ? Eh bien ! je suis la sultane Scheherazade, et voilà ma bonne sueur Dinarzarde, qui na jamais manqué de me dire toutes les nuits : « Ma sur, devant quil fasse jour, contez-nous donc, si vous ne dormez pas, un de ces beaux contes que vous savez ». ? Enchanté de vous voir, quoique la visite soit un peu fantastique ; mais qui me procure cet insigne honneur de recevoir chez moi, pauvre poëte, la sultane Scheherazade et sa sueur Danarzarde ? ? A force de conter, je suis arrivée au bout de mon rouleau ; jai dit tout ce que je savais. Jai épuisé le monde de la féerie ; les goules, les djinns, les magiciens et les magiciennes mont été dun grand secours, mais tout suse, même limpossible ; le très glorieux sultan, ombre du padischa, lumière des lumières, lune et soleil de lEmpire du milieu, commence à bâiller terriblement et tourmente la poignée de son sabre ; ce matin, jai raconté ma dernière histoire, et mon sublime seigneur a daigné ne pas me faire couper la tête encore ; au moyen du tapis magique des quatre Facardins, je suis venue ici en toute hâte chercher un conte, une histoire, une nouvelle, car il faut que demain matin, à lappel accoutumé de ma sueur Dinarzarde, je dise quelque chose au grand Schahriar, larbitre de mes destinées ; cet imbécile de Galland a trompé lunivers en affirmant quaprès la mille et unième nuit le sultan, rassasié dhistoires, mavait fait grâce ; cela nest pas vrai : il est plus affamé de contes que jamais, et sa curiosité seule peut faire contre-poids à sa cruauté. ? Votre sultan Schahriar, ma pauvre Scheherazade, ressemble terriblement à notre public ; si nous cessons un jour de lamuser, il ne nous coupe pas la tète, il nous oublie, ce qui nest guère moins féroce. Votre sort me touche, mais quy puis-je faire ? ? Vous devez avoir quelque feuilleton, quelque nouvelle en portefeuille, donnez-le-moi. ? Que demandez-vous, charmante sultane ? je nai rien de fait, je ne travaille que par la plus extrême famine, car, ainsi que la dit Perse, fames facit poetridas picas. Jai encore de quoi dîner trois jours ; allez trouver Karr, si vous pouvez parvenir à lui à travers les essaims des guêpes qui bruissent et battent de laile autour de sa porte et contre ses vitres ; il a le cur plein de délicieux romans damour, quil vous dira entre une leçon de boxe et une fanfare de cor de chasse ; attendez Jules Janin au détour de quelque colonne de feuilleton, et, tout en marchant, il vous improvisera une histoire comme jamais le sultan nen a entendu. La pauvre Scheherazade leva vers le plafond ses longues paupières teintes de henné avec un regard si doux, si lustré, si onctueux et si suppliant, que je me sentis attendri et que je pris une grande résolution. Javais une espèce de sujet dont je voulais faire un feuilleton ; je vais vous le dicter, vous la traduirez en arabe en y ajoutant les broderies, les fleurs et les perles de poésie qui lui manquent ; le titre est déjà tout trouvé, nous appellerons notre conte la Mille et deuxième Nuit ». Scheherazade prit un carré de papier et se mit a écrire de droite à gauche, à la mode orientale, avec une grande vélocité. Il ny avait pas de temps à perdre : il fallait quelle fût le soir même dans la capitale du royaume de Samarcande.
Son père et sa mère étaient morts depuis quelques années en lui laissant une fortune médiocre, mais suffisante pour quil pût vivre sans avoir recours au travail de ses mains dautres auraient essayé de charger un vaisseau de marchandises ou de joindre quelques chameaux chargés détoffes précieuses à la caravane qui va de Bagdad à la Mecque ; mais Mahmoud-Ben-Ahmed préférait vivre tranquille, et ses plaisirs consistaient à fumer du tombeki dans son narguilhé, en prenant des sorbets et en mangeant des confitures sèches de Damas. Quoiquil fut bien fait de sa personne, de visage régulier et de mine agréable, il ne cherchait pas les aventures, et avait répondu plusieurs fois aux personnes qui le pressaient de se marier et lui proposaient des partis riches et convenables, quil nétait pas encore temps et quil ne se sentait nullement dhumeur à prendre femme. Mahmoud-Ben-Ahmed avait reçu une bonne éducation : il lisait couramment dans les livres les plus anciens, possédait une belle écriture, savait par cur les versets du Coran, les remarques des commentateurs, et eût récité sans se tromper dun vers les Moallakats des fameux poëtes affichés aux portes des mosquées ; il était un peu poëte lui-même et composait volontiers des vers assonants et rimés, quil déclamait sur des airs de sa façon avec beaucoup de grâce et de charme. A force de fumer son narguilhé et de rêver à la fraîcheur du soir sur les dalles de marbre de sa terrasse, la tête de Mahmoud-Ben-Ahmed sétait un peu exaltée : il avait formé le projet dêtre lamant dune péri ou tout au moins dune princesse de sang royal. Voilà le motif secret qui lui faisait recevoir avec tant dindifférence les propositions de mariage et refuser les offres des marchands desclaves. La seule compagnie quil pût supporter était celle de son cousin Abdul-Malek, jeune homme doux et timide qui semblait partager la modestie de ses goûts. Un jour, Mahmoud-Ben-Ahmed se rendait au bazar pour acheter quelques flacons datar-gul et autres drogueries de Constantinople, dont il avait besoin. Il rencontra, dans une rue fort étroite, une litière fermée par des rideaux de velours incarnadin, portée par deux mules blanches précédée de zebeks et de chiaoux richement costumés. Il se rangea contre le mur pour laisser passer le cortège ; mais il ne put le faire si précipitamment quil neût le temps de voir, par linterstice des courtines, quune folle bouffée dair souleva, une fort belle dame assise sur des coussins de brocart dor. La dame, se fiant sur lépaisseur des rideaux et se croyant à labri de tout regard téméraire, avait relevé son voile à cause de la chaleur. Ce ne fut quun éclair ; cependant cela suffit pour faire tourner la tête du pauvre Mahmoud-Ben-Ahmed : la dame avait le teint dune blancheur éblouissante, des sourcils que lon eût pu croire tracés au pinceau, une bouche de grenade, qui en sentrouvrant laissait voir une double file de perles dOrient plus fines et plus limpides que celles qui forment les bracelets et le collier de la sultane favorite, un air agréable et fier, et dans toute sa personne je ne sais quoi de noble et de royal. Mahmoud-Ben-Ahmed, comme ébloui de tant de perfections, resta longtemps immobile à la même place, et, oubliant quil était sorti pour faire des emplettes, il retourna chez lui les mains vides, emportant dans son cur la radieuse vision. Toute la nuit il ne songea quà la belle inconnue, et dès quil fut levé il se mit à composer en son honneur une longue pièce de poésie, où les comparaisons les plus fleuries et les plus galantes étaient prodiguées. Ne sachant que faire, sa pièce achevée et transcrite sur une belle feuille de papyrus avec de belles majuscules en encre rouge et des fleurons dorés, il la mit dans sa manche et sortit pour montrer ce morceau à son ami Abdul, pour lequel il navait aucune pensée secrète. En se rendant à la maison dAbdul, il passa devant le bazar et entra dans la boutique du marchand de parfums pour prendre. les flacon datargul. Il y trouva une belle dame enveloppée dun long voile blanc qui ne laissait découvert que lil gauche. Mahmoud-Ben-Ahmed, sur ce seul il gauche reconnut incontinent la belle dame du palanquin. Son émotion fut si forte, quil fut obligé de sadosser à la muraille. La dame au voile blanc saperçut du trouble de Mahmoud-Ben-Ahmed, et lui demanda obligeamment ce quil avait et si, par hasard, il se trouvait incommodé. Le marchand, la dame et Mahmoud-Ben-Ahmed passèrent dans larrière-boutique. Un petit nègre apporta sur un plateau un verre deau de neige, dont Mahmoud-Ben-Ahmed but quelques gorgées. « Pourquoi donc ma vue vous a-t-elle causé une si vive impression ? » dit la dame dun ton de voix fort doux et où perçait un intérêt assez tendre. Mahmoud-Ben-Ahmed lui raconta comment il lavait vue près de la mosquée du sultan Hassan à linstant où les rideaux de sa litière sétait un peu écartés, et que depuis cet instant il se mourait damour pour elle. « Vraiment, dit la dame, votre passion est née si subitement que cela ? je ne croyais pas que lamour vint si vite. Je suis effectivement la femme que vous avez rencontrée hier ; je me rendais au bain dans ma litière, et comme la chaleur était étouffante, javais relevé mon voile. Mais vous mavez mal vue, et je ne suis pas si belle que vous le dites ». En disant ces mots, elle écarta son voile et découvrit un visage radieux de beauté, et si parfait, que lenvie naurait pu y trouver le moindre défaut. Vous pouvez juger quels furent les transports de Mahmoud-Ben-Ahmed à une telle faveur ; il se répandit en compliments qui avaient le mérite, bien rare pour des compliments, dêtre parfaitement sincères et de navoir rien dexagéré. Comme il parlait avec beaucoup de feu et de véhémence, le papier sur lequel ses vers étaient transcrits séchappa de sa manche et roula sur le plancher. « Quel est ce papier ? dit la dame, lécriture men paraît fort belle et annonce une main exercée. ? Cest, répondit le jeune homme en rougissant beaucoup, une pièce de vers que jai composée cette nuit, ne pouvant dormir. Jai tâché dy célébrer vos perfections ; mais la copie est bien loin de loriginal, et mes vers nont point les brillants quil faut pour célébrer ceux de vos yeux ». La jeune dame lut ces vers attentivement, et dit en les mettant dans sa ceinture : « Quoiquils contiennent beaucoup de flatteries, ils ne sont vraiment pas mal tournés ». Puis elle ajusta son voile et sortit de la boutique en laissant tomber avec un accent qui pénétra le cur de Mahmoud-Ben-Ahmed : « Je viens quelquefois, au retour du bain, acheter des essences et des boîtes de parfumerie chez Bedredin ». Le marchand félicita Mahmoud-Ben-Ahmed de sa bonne fortune, et, lemmenant tout au fond de sa boutique, il lui dit bien bas à loreille : « Cette jeune dame nest autre que la princesse Ayesha, fille du calife ». Mahmoud-Ben-Ahmed rentra chez lui tout étourdi de son bonheur et nosant y croire. Cependant, quelque modeste quil fût, il ne pouvait se dissimuler que la princesse Ayesha ne leût regardé dun il favorable. Le hasard, ce grand entremetteur, avait été au delà de ses plus audacieuses espérances. Combien il se félicita alors de ne pas avoir cédé aux suggestions de ses amis qui lengageaient à prendre femme, et aux portraits séduisants que lui faisaient les vieilles des jeunes filles à marier qui ont toujours, comme chacun le sait, des yeux de gazelle, une figure de pleine lune, des cheveux plus longs que la queue dAl Borack, la jument du Prophète, une bouche de jaspe rouge, avec une haleine dambre gris, et mille autres perfections qui tombent avec le haik et le voile nuptial : comme il fut heureux de se sentir dégagé de tout lien vulgaire, et libre de sabandonner tout entier à sa nouvelle passion ! Il eut beau sagiter et se tourner sur son divan, il ne put sendormir ; limage de la princesse Ayesha, étincelante comme un oiseau de flamme sur un fond de soleil couchant, passait et repassait devant ses yeux. Ne pouvant trouver de repos, il monta dans un de ses cabinets de bois de cèdre merveilleusement découpé que lon applique, dans les villes dOrient, aux murailles extérieures des maisons, afin dy profiter de la fraîcheur et du courant dair quune rue ne peut manquer de former ; le sommeil ne lui vint pas encore, car le sommeil est comme le bonheur, il fuit quand on le cherche ; et, pour calmer ses esprits par le spectacle dune nuit sereine, il se rendit. avec son narguilhé sur la plus haute terrasse de son habitation. Lair frais de la nuit, la beauté du ciel plus pailleté dor quune robe de péri et dans lequel la lune faisait voir ses joues dargent, comme une sultane pâle damour qui se penche aux treillis de son kiosque, firent du bien à Mahmoud-Ben-Ahmed, car il était poëte, et ne pouvait rester insensible au magnifique spectacle qui soffrait à sa vue. De cette hauteur, la ville du Caire se déployait devant lui comme un de ces plans en relief où les giaours retracent leurs villes fortes. Les terrasses ornées de pots de plantes grasses, et bariolées de tapis ; les places où miroitait leau du Nil, car on était à lépoque de linondation ; les jardins doù jaillissaient des groupes de palmiers, des touffes de caroubiers ou de nopals ; les îles de maisons coupées de rues étroites ; les coupoles détain des mosquées ; les minarets frêles et découpés à jour comme un hochet divoire ; les angles obscurs ou lumineux des palais formaient un coup dil arrangé à souhait pour le plaisir des yeux. Tout au fond, les sables cendrés de la plaine confondaient leurs teintes avec les couleurs laiteuses du firmament, et les trois pyramides de Giseh, vaguement ébauchées par un rayon bleuâtre, dessinaient au bord de lhorizon leur gigantesque triangle de pierre. Assis sur une pile de carreaux et le corps enveloppé par les circonvolutions élastiques du tuyau de son narguilhé, Mahmoud-Ben-Admed tâchait de démêler dans la transparente obscurité la forme lointaine du palais où dormait la belle Ayesha. Un silence profond régnait sur ce tableau quon aurait pu croire peint, car aucun souffle, aucun murmure ny révélaient la présence dun être vivant : le, seul bruit appréciable était celui que faisait la fumée du narguilhé de Mahmoud-Ben-Admed en traversant la boule de cristal de roche remplie deau destinée à refroidir ses blanches bouffées. Tout dun coup, un cri aigu éclata au milieu de ce calme, un cri de détresse suprême, comme doit en pousser, au bord de la source, lantilope qui sent se poser sur son cou la griffe dun lion, ou sengloutir sa tête dans la gueule dun crocodile. Mahmoud-Ben-Ahmed, effrayé par ce cri dagonie et de désespoir, se leva dun seul bond et posa instinctivement la main sur le pommeau de son yatagan dont il fit jouer la lame pour sassurer quelle ne tenait pas au fourreau ; puis il se pencha du côté doù le bruit avait semblé partir. II démêla fort loin dans lombre un groupe étrange, mystérieux. composé dune figure blanche poursuivie par une meute de figures noires, bizarres et monstrueuses, aux gestes frénétiques, aux allures désordonnées. Lombre blanche semblait voltiger sur la cime des maisons, et lintervalle qui la séparait de ses persécuteurs était si peu considérable, quil était à craindre quelle ne fût bientôt prise si sa course se prolongeait, et quaucun événement ne vint à son secours. Mahmoud-Ben-Ahmed crut dabord que cétait une péri ayant aux trousses un essaim de goules mâchant de la chair de mort dans leurs incisives démesurées, ou de djinns aux ailes flasques, membraneuses, armées dongles comme celles des chauves-souris, et, tirant de sa poche son coboloio de graines daloès jaspées, il se mit à réciter, comme préservatif, les quatre-vingt-dix-neuf noms dAllah. Il nétait pas au vingtième, quil sarrêta. Ce nétait pas une péri, un être surnaturel qui fuyait ainsi en sautant dune terrasse à lautre et en franchissant les rues de quatre ou cinq pieds de large qui coupent le bloc compacte des villes orientales, mais bien une femme ; les djinns nétaient que des zebecks, des chiaoux et des eunuques acharnés à sa poursuite. Deux ou trois terrasses et une rue séparaient encore la fugitive de la plate-forme où se tenait Mahmoud-Ben-Ahmed, mais ses forces semblaient la trahir ; elle retourna convulsivement la tête sur lépaule, et comme un cheval épuisé dont léperon ouvre le flanc, voyant si près delle le groupe hideux qui la poursuivait, elle mit la rue entre elle et ses ennemis dun bond désespéré. Elle frôla dans son élan Mahmoud-Ben-Ahmed quelle naperçut pas, car la lune sétait voilée, et courut à lextrémité de la terrasse qui donnait de ce côté-là sur une seconde rue plus large que la première. Désespérant de la pouvoir sauter, elle eut lair de chercher des yeux quelque coin où se blottir, et, avisant un grand vase de marbre. elle se cacha dedans comme le génie qui rentre dans la coupe dun lis. La troupe furibonde envahit la terrasse avec limpétuosité dun vol de démons. Leurs faces cuivrées ou noires à longues moustaches, ou hideusement imberbes, leurs yeux étincelants, leurs mains crispées agitant des damas et des kandjars, la fureur empreinte sur leurs physionomies basses et féroces, causèrent un mouvement deffroi à Mahmoud-Ben-Ahmed, quoiquil fût brave de sa personne et habile au maniement des armes. Ils parcoururent de lil. la terrasse vide, et ny voyant pas la fugitive, ils pensèrent sans doute quelle avait franchi la seconde rue, et ils continuèrent leur poursuite sans faire autrement attention à Mahmoud-Ben-Ahmed. Quand le cliquetis de leurs armes et le bruit de leur babouches sur les dalles des terrasses se fut éteint dans léloignement, la fugitive commença à lever par-dessus les bords du vase sa jolie tête pâle, et promena autour delle des regards dantilope effrayée, puis elle sortit ses épaules et se mit debout, charmant pistil de cette grande fleur de marbre ; napercevant plus que Mahmoud-Ben-Ahmed qui lui souriait et lui faisait signe quelle navait rien à craindre, elle sélança hors du vase et vint vers le jeune homme avec une attitude humble et des bras suppliants. « Par grâce, par pitié, seigneur, sauvez-moi, cachez-moi dans le coin le plus obscur de votre maison, dérobez-moi à ces démons qui me poursuivent ». Mahmoud-Ben-Ahmed la prit par la main, la conduisit à lescalier de la terrasse dont il ferma la trappe avec soin, et la mena dans sa chambre. Quand il eut allumé la lampe, il vit que la fugitive était jeune, il lavait déjà deviné au timbre argentin de sa voix, et fort jolie, ce qui ne létonna pas ; car à la lueur des étoiles, il avait distingué sa taille élégante. Elle paraissait avoir quinze ans tout au plus. Son extrême pâleur faisait ressortir ses grands yeux noirs en amande, dont les coins se prolongeaient jusquaux tempes ; son nez mince et délicat donnait beaucoup de noblesse à son profil, qui aurait pu faire envie aux plus belles filles de Chio ou de Chypre, et rivaliser avec la beauté de marbre des idoles adorées par les vieux païens grecs. Son cou était charmant et dune blancheur parfaite ; seulement, sur sa nuque on voyait une légère raie de pourpre mince comme un cheveu ou comme le plus délié fil de soie, quelques petites gouttelettes de sang sortaient de cette ligne rouge. Ses vêtements étaient simples et se composaient dune veste passementée de soie, de pantalons de mousseline et dune ceinture bariolée ; sa poitrine se levait et sabaissait sous sa tunique de gaze rayée, car elle était encore hors dhaleine et à peine remise de son effroi. Lorsquelle fut un peu reposée et rassurée, elle sagenouilla devant Mahmoud-Ben-Ahmed et lui raconta son histoire en fort bons termes : « Jétais esclave dans le sérail du riche Abu-Becker, et jai commis la faute de remettre à la sultane favorite un sélam ou lettre de fleurs envoyée par un jeune émir de la plus belle mine avec qui elle entretenait un commerce amoureux. Abu-Becker, ayant surpris le sélam, est entré dans une fureur horrible, a fait enfermer sa sultane favorite dans un sac de cuir avec deux chats, la fait jeter à leau et ma condamnée à avoir la tête tranchée. Le Kislar-agassi fut chargé de cette exécution ; mais, profitant de leffroi et du désordre quavait causé dans le sérail le châtiment terrible infligé à la pauvre Nourmahal, et trouvant ouverte la trappe de la terrasse, je me sauvai. Ma fuite fut aperçue, et bientôt les eunuques noirs, le zebecs et les Albanais au service de mon maître se mirent à ma poursuite. Lun deux, Mesrour, dont jai toujours repoussé les prétentions, ma talonné de si près avec son damas brandi, quil a bien manqué de matteindre ; une fois même jai senti le fil de son sabre effleurer ma peau, et cest alors que jai poussé ce cri terrible que vous avez dû entendre, car je vous avoue que jai cru que ma dernière heure était arrivée ; mais Dieu est Dieu et Mahomet est son prophète ; lange Asraël nétait pas encore prêt à memporter vers le pont dAlsirat. Maintenant je nai plus despoir quen vous. Abu-Becker est puissant, il me fera chercher, et sil peut me reprendre, Mesrour aurait cette fois la main plus sûre, et son damas ne se contenterait pas de meffleurer le cou, dit-elle en souriant, et en passant la main sur limperceptible raie rose tracée par le sabre du zebec. Acceptez-moi pour votre esclave, je vous consacrerai une vie que je vous dois. Vous trouverez toujours mon épaule pour appuyer votre coude, et ma chevelure pour essuyer la poudre de vos sandales. » Mahmoud-Ben-Ahmed était fort compatissant de sa nature, comme tous les gens qui ont étudié les lettres et la poésie. Leila, tel était le nom de lesclave fugitive, sexprimait en termes choisis ; elle était jeune, belle, et neût-elle été rien de tout cela, lhumanité eût défendu de la renvoyer. Mahmoud-Ben-Ahmed montra à la jeune esclave un tapis de Perse, des carreaux de soie dans langle de la chambre, et sur le rebord de lestrade une petite collation de dattes, de cédrats confits et des conserves de roses de Constantinople, à laquelle, distrait par ses pensées, il navait pas touché lui-même, et de plus, deux pots à rafraîchir leau, en terre poreuse de Thèbes, posés dans des soucoupes de porcelaine du japon et couverts dune transpiration perlée. Ayant ainsi provisoirement installée Leila, il remonta sur sa terrasse pour achever son narguillé et trouver la dernière assonance du ghazel quil composait en lhonneur de la princesse Ayesha, ghazel où les lis dIran, les fleurs du Gulistant, les étoiles et toutes les constellations célestes se disputaient pour entrer. Le lendemain, Mahmoud-Ben-Ahmed, dès que le jour parut, fit cette réflexion quil navait pas de sachet de benjoin, quil manquait de civette, et que la bourse de soie brochée dor et constellée de paillettes, où il serrait son latakié, était éraillée et demandait à être remplacée par une autre plus riche et de meilleur goût. Ayant à peine pris le temps de faire ses ablutions et de réciter sa prière en se tournant du côté de lorient, il sortit de sa maison après avoir recopié sa poésie et lavoir mise dans sa manche comme la première fois, non pas dans lintention de la montrer à son ami Abdul, mais pour la remettre à la princesse Ayesha en personne, dans le cas où il la rencontrerait au bazar, dans la boutique de Bredredin. Le muezzin, perché sur le balcon du minaret, annonçait seulement la cinquième heure ; il ny avait dans les rues que les fellahs, poussant devant eux leurs ânes chargés de pastèques, de régimes de dattes, de poules liées par les pattes, et de moitiés de moutons quils portaient au marché. Il fut dans le quartier où était situé le palais dAyesha, mais il ne vit rien que des murailles crénelées et blanchies à la chaux. Rien ne paraissait aux trois ou quatre petites fenêtres obstruées de treillis de bois à mailles étroites, qui permettaient aux gens de la maison de voir ce qui se passait dans la rue, mais ne laissaient aucun espoir aux regards indiscrets et aux curieux du dehors. Les palais orientaux, à lenvers des palais du Franguistan, réservent leurs magnificences pour lintérieur et tournent, pour ainsi dire, le dos au passant. Mahmoud-Ben-Admed ne retira donc pas grand fruit de ses investigations. Il vit entrer et sortir deux ou trois esclaves noirs, richement habillés, et dont la mine insolente et fière prouvait la conscience dappartenir à une maison considérable et à une personne de la plus haute qualité. Notre amoureux, en regardant ces épaisses murailles, fit de vains efforts pour découvrir de quel côté se trouvaient les appartements dAyesha. Il ne put y parvenir : la grande porte, formée par un arc découpé en cour, était murée au fond, ne donnait accès dans la cour que par une porte latérale, et ne permettait pas au regard dy pénétrer. Mahmoud-Ben-Ahmed fut obligé de se retirer sans avoir fait aucune découverte ; lheure savançait et il aurait pu être remarqué. Il se rendit donc chez Bedredin, auquel il fit, pour se le rendre favorable, des emplettes assez considérables dobjets dont il navait aucun besoin. Il sassit dans la boutique, questionna le marchand, senquit de son commerce, sil sétait heureusement défait des soieries et des tapis apportés par la dernière caravane dAlep, si ses vaisseaux étaient arrivés au port sans avaries ; bref, il fit toutes les lâchetés habituelles aux amoureux ; il espérait toujours voir paraître Ayesha ; mais il fut trompé dans son attente ; elle ne vint pas ce jour-là. Il sen retourna chez lui, le cur gros, lappelant déjà cruelle et perfide, comme si effectivement elle lui eût promis de se trouver chez Bedredin et quelle lui eût manqué de parole. En rentrant dans sa chambre, il mit ses babouches dans la niche de marbre sculpté, creusée à côté de la porte pour cet usage ; il ôta le caftan détoffe précieuse quil avait endossé dans lidée de rehausser sa bonne mine et de paraître avec tous ses avantages aux yeux dAyesha, et sétendit sur son divan dans un affaissement voisin du désespoir. Il lui semblait que tout était perdu, que le monde allait finir, et il se plaignait amèrement de la fatalité ; le tout, pour ne pas avoir rencontré, ainsi quil lespérait, une femme quil ne connaissait pas deux jours auparavant. Comme il avait fermé les yeux de son corps pour mieux voir le rêve de son âme, il sentit un vent léger lui rafraîchir le front ; il souleva ses paupières, et vit, assise à côté de lui, par terre, Leila qui agitait un de ces pavillons décorce de palmier, qui servent, en Orient, déventail et de chasse-mouche. Il lavait complètement oubliée. « Quavez-vous, mon cher seigneur ? dit-elle dune voix perlée et mélodieuse comme de la musique. Vous ne paraissez pas jouir de votre tranquillité desprit ; quelque souci vous tourmente. Sil était au pouvoir de votre esclave de dissiper ce nuage de tristesse qui voile votre front, elle sestimerait la plus heureuse femme du monde, et ne porterait pas envie à la sultane Ayesha elle-même, quelque belle et quelque riche quelle soit ». Ce nom fit tressaillir Mahmoud-Ben-Admed sur son divan, comme un malade dont on touche la plaie par hasard ; il se souleva un peu et jeta un regard inquisiteur sur Leila, dont la physionomie était la plus calme du monde et nexprimait, rien autre chose quune tendre sollicitude. Il rougit cependant comme sil avait été surpris dans le secret de sa passion. Leila, sans faire attention à cette rougeur délatrice et significative, continua à offrir ses consolations à son nouveau maître : « Que puis-je faire pour éloigner de votre esprit les sombres idées qui lobsèdent ? un peu de musique dissiperait peut-être cette mélancolie. Une vieille esclave qui avait été odalisque de lancien sultan ma appris les secrets de la composition ; je puis improviser des vers et maccompagner de la guzla ». En disant ces mots, elle détacha du mur la guzla au ventre de citronnier, côtelé divoire, au manche incrusté de nacre, de burgau et débène, et joua dabord avec une rare perfection la tarabuca et quelques autres airs arabes. La justesse de la voix et la douceur de la musique eussent, en toute autre occasion, réjoui Mahmoud-Ben-Ahmed, qui était fort sensible aux agréments des vers et de lharmonie ; mais il avait le cerveau et le cur si préoccupés de la dame quil avait vue chez Bedredin, quil ne fit aucune attention aux chansons de Leila. Le lendemain, plus heureux que la veille, il rencontra Ayesha dans la boutique de Bedredin. Vous décrire sa joie serait une entreprise impossible ; ceux qui ont été amoureux peuvent seuls la comprendre. Il resta un moment sans voix, sans haleine, un nuage dans les yeux. Ayesha, qui vit son émotion, lui en sut gré et lui adressa la parole avec beaucoup daffabilité ; car rien ne flatte les personnes de haute naissance comme le trouble quelles inspirent. Mahmoud-Ben-Ahmed, revenu à lui, fit tous ses efforts pour être agréable, et comme il était jeune, de belle apparence, quil avait étudié la poésie et sexprimait dans les termes les plus élégants, il crut sapercevoir quil ne déplaisait point, et il senhardit à demander un rendez-vous à la princesse dans un lieu plus propice et plus sûr que la boutique de Bedredin. « Je sais, lui dit-il, que je suis tout au plus bon pour être la poussière de votre chemin, que la distance de vous à moi ne pourrait être parcourue en mille ans par un cheval de la race du prophète toujours lancé au galop ; mais lamour rend audacieux, et la chenille éprise de la rose ne saurait sempêcher davouer son amour ». Ayesha écouta tout cela sans le moindre. signe de courroux, et, fixant sur Mahmoud-Ben-Ahmed des yeux chargés de langueur, elle lui dit : « Trouvez-vous demain à lheure de la prière dans la mosquée du sultan Hassan, sous la troisième lampe ; vous y rencontrerez un esclave noir vêtu de damas jaune. II marchera devant vous, et vous le suivrez ». Cela dit, elle ramena son voile sur sa figure et sortit. Notre amoureux neut garde de manquer au rendez-vous : il se planta sous la troisième lampe, nosant sen écarter de peur de ne pas être trouvé par lesclave noir, qui nétait pas encore à son poste. Il est vrai que Mahmoud-Ben-Ahmed avait devancé de deux heures le moment indiqué. Enfin il vit paraître le nègre vêtu de damas jaune ; il vint droit au pilier contre lequel Mahmoud-Ben-Ahmed se tenait debout. Lesclave layant regardé attentivement, lui fit un signe imperceptible pour lengager à le suivre. Ils sortirent tous deux de la mosquée. Le noir marchait dun pas rapide, et fit faire à Mahmoud-Ben-Ahmed une infinité de détours à travers lécheveau embrouillé et compliqué des rues du Caire. Notre jeune homme une fois voulut adresser la parole à son guide ; mais celui-ci, ouvrant sa large bouche meublée de dents aiguës et blanches, lui fit voir que sa langue avait été coupée jusquaux racines. Ainsi il lui eût été difficile de commettre des indiscrétions. Enfin ils arrivèrent dans un endroit de la ville tout à fait désert et que Mahmoud-Ben-Ahmed ne connaissait pas, quoiquil fût natif du Caire et quil crût en connaître tous les quartiers : le muet sarrêta devant un mur blanchi à la chaux, où il ny avait pas apparence de porte. Il compta six pas à partir de langle du mur, et chercha avec beaucoup dattention un ressort sans doute caché dans linterstice des pierres. Layant trouvé, il pressa la détente, une colonne tourna sur elle-même, et laissa voir un passage sombre, étroit, où le muet sengagea, suivi de Mahmoud-Ben-Ahmed. Ils descendirent dabord plus de cent marches, et suivirent ensuite un corridor obscur dune longueur interminable. Mahmoud-Ben-Ahmed, en tâtant les murs, reconnut quils étaient de roche vive, sculptés dhiéroglyphes en creux et comprit quil était dans les couloirs souterrains dune ancienne nécropole égyptienne, dont on avait profité pour établir cette issue secrète. Au bout du corridor, dans un grand éloignement, scintillaient quelques lueurs de jour bleuâtre. Ce jour passait à travers des dentelles dune sculpture évidée faisant partie de la salle où le corridor aboutissait. Le muet poussa un autre ressort, et Mahmoud-Ben-Ahmed se trouva dans une salle dallée de marbre blanc, avec un bassin et un jet deau au milieu, des colonnes dalbâtre, des murs revêtus de mosaïques de verre, de sentences du Coran entremêlées de fleurs et dornements, et couverte par une voûte sculptée, fouillée, travaillée comme lintérieur dune ruche ou dune grotte à stalactites ; dénormes pivoines écarlates posées dans dénormes vases mauresques de porcelaine blanche et bleue complétaient la décoration. Sur une estrade garnie de coussins, espèce dalcôve pratiquée dans lépaisseur du mur, était assise la princesse Ayesha, sans voile, radieuse, et surpassant en beauté les houris du quatrième ciel. « Eh bien ! Mahmoud-Ben-Ahmed, avez-vous fait dautres vers en mon honneur ? » lui dit-elle du ton le plus gracieux en lui faisant signe de sasseoir. Mahmoud-Ben-Ahmed se jeta aux genoux dAyesha et tira son papyrus de sa manche, et lui récita son ghazel du ton le plus passionné ; cétait vraiment un remarquable morceau de poésie. Pendant quil lisait, les joues de la princesse séclairaient et. se coloraient comme une lampe dalbâtre ue lon vient dallumer. Ses yeux étoilaient et lançaient des rayons dune clarté extraordinaire, son corps devenait comme transparent, sur ses épaules frémissantes sébauchaient vaguement des ailes de papillon. Malheureusement Mahmoud-Ben-Ahmed, trop occupé de la lecture de sa pièce de vers, ne leva pas les yeux et ne saperçut pas de la métamorphose qui sétait opérée. quand il eut achevé, il navait plus devant lui que la princesse Ayesha qui le regardait en souriant dun air ironique. Comme tous les poëtes, trop occupés de leurs propres créations, Mahmoud-Ben-Ahmed avait oublié que les plus beaux vers ne valent pas une parole sincère, un regard illuminé par la clarté de lamour. Les péris sont comme les femmes, il faut les deviner et les prendre juste au moment où elles vont remonter aux cieux pour nen plus descendre. Loccasion doit être saisie par la boucle de cheveux qui lui pend sur le front, et les esprits de lair par leurs ailes. Cest ainsi quon peut sen rendre maître. « Vraiment, Mahmoud-Ben-Ahmed, vous avez un talent de poëte des plus rares, et vos vers méritent dêtre affichés à la porte des mosquées, écrits en lettres dor, à côté des plus célèbres productions de Ferdousi, de Saâdi et dIbn-Omaz. Cest dommage quabsorbé par la perfection de vos rimes allitérées, vous ne mavez pas regardée tout à lheure, vous auriez vu ce que vous ne reverrez peut-être jamais plus. Votre vu le plus cher sest accompli devant vous sans que vous vous en soyez aperçu. Adieu, Mahmoud-Ben-Ahmed, qui ne vouliez aimer quune péri ». Là-dessus Ayesha se leva dun air tout à fait majestueux, souleva une portière de brocart dor et disparut. Le muet vint reprendre Mahmoud-Ben-Ahmed, et le reconduisit par le même chemin jusquà lendroit où il lavait pris. Mahmoud-Ben-Ahmed, affligé et surpris davoir été ainsi congédié, ne savait que penser et se perdait dans ses réflexions, sans pouvoir trouver de motif à la brusque sortie de la princesse il finit par lattribuer à un caprice de femme qui changerait à la première occasion ; mais il eut beau aller chez Bedredin acheter du benjoin et des peaux de civette, il ne rencontra plus la princesse Ayesha ; il fit un nombre infini de stations près du troisième pilier de la mosquée du sultan Hassan, il ne vit plus reparaître le noir vêtu de damas jaune, ce qui le jeta dans une noire et profonde mélancolie. Leila singéniait à mille inventions pour le distraire : elle lui jouait de la guzla ; elle lui récitait des histoires merveilleuses ; ornait sa chambre de bouquets dont les couleurs étaient si bien mariées et diversifiées, que la vue en était aussi réjouie que lodorat ; quelquefois même elle dansait devant lui avec autant de souplesse et de grâce que lalmée la plus habile ; tout autre que Mahmoud-Ben-Ahmed eût été touché de tant de prévenances et dattentions ; mais il avait la tête ailleurs, et le désir de retrouver Ayesha ne lui laissait aucun repos. Il avait été bien souvent errer à lentour du palais de la princesse, mais il navait jamais pu lapercevoir ; rien ne se montrait derrière les treillis exactement fermés ; le palais était comme un tombeau. Son ami Abdul-Maleck, alarmé de son état, venait le visiter souvent et ne pouvait sempêcher de remarquer les grâces et la beauté de Leila, qui égalaient pour le moins celles de la princesse Ayesha, si même elles ne les dépassaient, et sétonnait de laveuglement de Mahmoud-Ben-Ahmed ; et sil neût craint de violer les saintes lois de lamitié, il eût pris volontiers la jeune esclave pour femme. Cependant, sans. rien perdre de sa beauté, Leila devenait chaque jour plus pâle ; ses grands yeux salanguissaient ; les rougeurs de laurore faisaient place sur ses jouies aux pâleurs du clair de lune. Un jour Mahmoud-Ben-Ahmed saperçut quelle avait pleuré, et lui en demanda la cause : « O mon cher seigneur, je noserais jamais vous la dire : moi, pauvre esclave recueillie par pitié, je vous aime ; mais que suis-je à vos yeux ? je sais que vous avez formé le vu de paimer quune péri ou quune sultane : dautres se contenteraient dêtre aimés sincèrement par un cur jeune et pur et ne sinquiéteraient pas de la fille du calife ou de la reine des génies : regardez-moi, jai eu quinze ans hier, je suis peut-être aussi belle que cette Ayesha dont vous parlez tout haut en rêvant ; il est vrai quon ne voit pas briller sur mon front lescarboucle magique, ou laigrette de plume de héron ; je ne marche pas accompagnée de soldats aux mousquets incrustés dargent et de corail. Mais cependant je sais chanter, improviser sur la guzla, je danse comme Emineh elle-même, je suis pour vous comme une sur dévouée, que faut-il donc pour toucher votre cur ? » Mahmoud-Ben-Ahmed, en entendant ainsi parler Leila, sentait son cur se troubler ; cependant il ne disait rien et semblait en proie à une profonde méditation. Deux résolutions contraires se disputaient son âme : dune part, il lui en coûtait de renoncer à son rêve favori ; de lautre, il se disait quil serait bien fou de sattacher à une femme qui sétait jouée de lui et lavait quitté avec des paroles railleuses, lorsquil avait dans sa maison, en jeunesse et en beauté, au moins léquivalent de ce quil perdait. Leila, comme attendant son arrêt, se tenait agenouillée, et deux larmes coulaient silencieusement sur la figure pâle de la pauvre enfant. « Ah ! pourquoi le sabre de Mesrour na-t-il pas achevé ce quil avait commencé ! dit-elle en portant la main à son cou frêle et blanc ». Touché de cet accent de douleur, Mahmoud-Ben-Ahmed releva la jeune esclave et déposa un baiser sur son front. Leila redressa la tête comme une colombe caressée, et, se posant devant Mahmoud-Ben-Ahmed, lui prit les mains, et lui dit : « Regardez-moi bien attentivement ; ne trouvez-vous pas que je ressemble fort à quelquun de votre connaissance ? » Mahmoud-Ben-Ahmed ne put retenir un cri de surprise : « Cest la même figure, les mêmes yeux, tous les traits en un mot de la princesse Ayesha. Comment se fait-il que je naie pas remarqué cette ressemblance plus tôt ? ? Vous naviez jusquà présent laissé tomber sur votre pauvre esclave quun regard fort distrait, répondit Leila dun ton de douce raillerie. ? La princesse Ayesha elle-même menverrait maintenant son noir à la robe de damas jaune, avec le sélam damour, que je refuserais de le suivre. ? Bien vrai ? dit Leila dune voix plus mélodieuse que celle de Bulbul faisant ses aveux à la rose bien-aimée. Cependant, il ne faudrait pas trop mépriser. cette pauvre Ayesha, qui me ressemble tant ». Pour toute réponse, Mahmoud-Ben-Ahmed pressa la jeune esclave sur son cur. Mais quel fut son étonnement lorsquil vit la figure de Leila silluminer, lescarboucle magique sallumer sur son front, et des ailes, semées dyeux de paon, se développer sur ses charmantes épaules ! Leila était une péri ! « Je ne suis, mon cher Mahmoud-Ben-Ahmed, ni la princesse Ayesha, ni Leila lesclave. Mon véritable nom est Boudroulboudour. Je suis péri du premier ordre, comme vous pouvez le voir par mon escarboucle et par mes ailes. Un soir, passant dans lair à côté de votre terrasse, je vous entendis émettre le vu dêtre aimé dune péri. Cette ambition me plut ; les mortels ignorants, grossiers et perdus dans les plaisirs terrestres, ne songent pas à de si rares voluptés. Jai voulu vous éprouver, et jai pris le déguisement dAyesha et de Leila pour voir si vous sauriez me reconnaître et maimer sous cette enveloppe humaine. ? Votre cur a été plus clairvoyant que votre esprit, et vous avez eu plus de bonté que dorgueil. Le dévouement de lesclave vous la fait préférer à la sultane ; cétait là que je vous attendais. Un moment séduite par la beauté de vos vers, jai été sur le point de me trahir ; mais javais peur que vous ne fussiez quun poëte amoureux seulement de votre imagination et de vos rimes, et je me suis retirée, affectant un dédain superbe. Vous avez voulu épouser Leila lesclave, Boudroulboudour la péri se charge de la remplacer. Je serai Leila pour tous, et péri pour vous seul ; car je veux votre bonheur, et le monde ne vous pardonnerait pas de jouir dune félicité supérieure à la sienne. Toute fée que je sois, cest tout au plus si je pourrais vous défendre contre lenvie et la méchanceté des hommes ». Ces conditions furent acceptées avec transport par Mahmoud-Ben-Ahmed, et les noces furent faites comme sil eût épousé réellement la petite Leila.
« Comment a-t-il trouvé votre conte arabe, et quest devenue Scheherazade ? ? Je ne lai plus vue depuis ». Je pense que Schahriar, mécontent de cette histoire, aurait fait définitivement couper la tête à la pauvre sultane. Des amis, qui reviennent de Bagdad, mont dit avoir vu, assise sur les marches dune mosquée, une femme dont la folie était de se croire Dinarzarde des Mille et une Nuits, et qui répétait sans cesse cette phrase : « Ma sur, contez-nous une de ces belles histoires que vous savez si bien conter ». Elle attendait quelques minutes, prêtant loreille avec beaucoup dattention, et comme personne ne lui répondait, elle se mettait à pleurer, puis essuyait ses larmes avec un mouchoir brodé dor et tout constellé de taches de sang. |