Théophile
Gautier 1811 - 1872
La toison d'or
Chapitre II
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Tiburce, convenablement repu, sortit de lhôtel des Armes du Brabant dans lintention consciencieuse et louable de continuer la recherche de son idéal. Il ne fut pas plus heureux que la veille ; de brunes ironies, débouchant de toutes les rues, lui jetaient des sourires sournois et railleurs ; lInde, lAfrique, lAmérique, défilèrent devant lui en échantillons plus ou moins cuivrés, on eût dit que la digne ville, prévenue de son dessein, cachait par moquerie au fond de ses plus impénétrables arrière-cours et derrière ses plus obscurs vitrages, toutes celles de ses filles qui eussent pu rappeler de près ou de loin les figures de Jordaëns et de Rubens : avare de son or, elle prodiguait son ébène. Outré de cette espèce de dérision muette, Tiburce visita, pour y échapper, les musées et les galeries. LOlympe flamand rayonna de nouveau à ses yeux. Les cascades de cheveux recommencèrent à ruisseler par petites ondes rousses avec un frissonnement dor et de lumière ; les épaules des allégories, ravivant leur blancheur argentée, étincelèrent plus vivement que jamais : lazur des prunelles devint plus clair, les joues en fleur sépanouirent comme des touffes dillets ; une vapeur rose réchauffa la pâleur bleuâtre des genoux, des coudes et des doigts de toutes ces blondes déesses ; des luisants satinés, des moires de lumière, des reflets vermeils glissèrent en se jouant sur les chairs rondes et potelées ; les draperies gorge-de-pigeon senflèrent sous lhaleine dun vent invisible et se mirent à voltiger dans la vapeur azurée ; la fraîche et grasse poésie néerlandaise se révéla tout entière à notre voyageur enthousiaste. Mais ces beautés sur toile ne lui suffisaient pas. Il était venu chercher des types vivants et réels. Depuis assez longtemps il se nourrissait de poésie écrite et peinte, et il avait pu sapercevoir que le commerce des abstractions nétait pas des plus substantiels. Sans doute, il eût été beaucoup plus simple de rester à Paris et de devenir amoureux dune jolie femme, ou même dune laide, comme tout le monde ; mais Tiburce ne comprenait pas la nature, et ne pouvait la lire que dans les traductions. Il saisissait admirablement bien tous les types réalisés dans les uvres des maîtres, mais il ne les aurait pas aperçus de lui-même sil les eût rencontrés dans la rue ou dans le monde ; en un mot, sil eût été peintre, il aurait fait des vignettes sur les vers des poëtes ; sil eût été poëte, il eût fait des vers sur les tableaux des peintres. Lart sétait emparé de lui trop jeune et lavait corrompu et faussé ; ces caractères-là sont plus communs que lon ne pense dans notre extrême civilisation, où lon est plus souvent en contact avec les uvres des hommes quavec celles de la nature. Un instant Tiburce eut lidée de transiger avec lui-même, et se dit cette phrase lâche et malsonnante : " Cest une jolie couleur de cheveux que la couleur châtain. " Il alla même, le sycophante, le misérable, lhomme de peu de foi, jusquà savouer que les yeux noirs étaient fort vifs et très-agréables. Il est vrai de dire, pour lexcuser, quil avait battu en tous sens, et cela sans le moindre résultat, une ville que tout autorisait à croire essentiellement blonde. Un peu de découragement lui était bien permis. Au moment où il prononçait intérieurement ce blasphème, un charmant regard bleu, enveloppé dune mantille, scintilla devant lui et disparut comme un feu follet par langle de la place de Meïr. Tiburce doubla le pas, mais il ne vit plus rien ; la rue était déserte dans toute sa longueur. Sans doute, la fugitive vision était entrée dans une des maisons voisines, ou sétait éclipsée par quelque passage inconnu ; le Tiburce désappointé, après avoir regardé le puits à volutes de fer, forgé par Quintin-Metzys, le peintre serrurier, eut la fantaisie, faute de mieux, dexaminer la cathédrale, quil trouva badigeonnée de haut en bas dun jaune serin abominable. Heureusement, la chaire en bois sculpté de Verbruggen, avec ses rinceaux chargés doiseaux, décureuils, de dindons faisant la roue, et de tout lattirail zoologique qui entourait Adam et Ève dans le paradis terrestre, rachetait cet empâtement général par la finesse de ses arêtes et le précieux de ses détails ; heureusement, les blasons des familles nobles, les tableaux dOtto Venius, de Rubens et de Van Dyck cachaient en partie cette odieuse teinte si chère à la bourgeoisie et au clergé. Quelques béguines en prières étaient disséminées sur le pavé de léglise ; mais la ferveur de leur dévotion inclinait tellement leurs visages sur leurs livres de prières à tranche rouge, quil était difficile den distinguer les traits. Dailleurs la sainteté du lieu et lantiquité de leur tournure empêchaient Tiburce davoie envie de pousser plus loin ses investigations. Cinq ou six Anglais, tout essoufflés davoir monté et descendu les quatre cent soixante et dix marches du clocher, que la neige de colombe dont il est recouvert en tout temps fait ressembler à une aiguille des Alpes, examinaient les tableaux, et, ne sen rapportant quà demi à lérudition bavarde de leur cicerone, cherchaient dans leur Guide du voyageur les noms des maîtres, de peur dadmirer une chose pour lautre, et répétaient à chaque toile, avec un flegme imperturbable : It is a very fine exhibition. Ces Anglais avaient des figures carrées, et la distance prodigieuse qui existait de leur nez à leur menton montrait la pureté de leur race. Quant à lAnglaise qui était avec eux, cétait celle que Tiburce avait déjà vue près de la résidence de Laëken ; elle portait les mêmes brodequins verts et les mêmes cheveux rouges. Tiburce, désespérant du blond de la Flandre, fut presque sur le point de lui décocher une illade assassine ; mais les couplets de vaudeville contre la perfide Albion lui revinrent à la mémoire fort à propos. En lhonneur de cette compagnie, si évidemment britannique, qui ne se remuait quavec un cliquetis de guinées, le bedeau ouvrit les volets qui cachent les trois quarts de lannée les deux miraculeuses peintures de Rubens : le Crucifiement et la Descente de croix. Le Crucifiement est une uvre à part, et, lorsquil le peignit, Rubens rêvait de Michel-Ange. Le dessin est âpre, sauvage, violent comme celui de lécole romaine ; tous les muscles ressortent à la fois, tous les os et tous les cartilages paraissent, des nerfs dacier soulèvent des chairs de granit. Ce nest plus là le vermillon joyeux dont le peintre dAnvers saupoudre insouciamment ses innombrables productions, cest le bistre italien dans sa plus fauve intensité ; les bourreaux, colosses à formes déléphant, ont des mufles de tigre et des allures de férocité bestiale ; le Christ lui-même, participant à cette exagération, a plutôt lair dun Milon de Crotone cloué sur un chevalet par des athlètes rivaux, que dun Dieu se sacrifiant volontairement pour le rachat de lhumanité. Il ny a là de flamand que le grand chien de Sneyders, qui aboie dans un coin de la composition. Lorsque les volets de La Descente de croix sentrouvrirent, Tiburce éprouva un éblouissement vertigineux, comme sil eût regardé dans un gouffre de lumière ; la tête sublime de la Madeleine flamboyait victorieusement dans un océan dor, et semblait illuminer des rayons de ses yeux latmosphère grise et blafarde tamisée par les étroites fenêtres gothiques. Tout seffaça autour de lui ; il se fit un vide complet, les Anglais carrés, lAnglaise rousse, le bedeau violet, il naperçut plus rien. La vue de cette figure fut pour Tiburce une révélation den haut ; des écailles tombèrent de ses yeux, il se trouvait face à face avec son rêve secret, avec son espérance inavouée : limage insaisissable quil avait poursuivie de toute lardeur dune imagination amoureuse, et dont il navait pu apercevoir que le profil ou un dernier pli de robe, aussitôt disparu ; la chimère capricieuse et farouche, toujours prête à déployer ses ailes inquiètes, était là devant lui, ne fuyant plus, immobile dans la gloire de sa beauté. Le grand maître avait copié dans son propre cur la maîtresse pressentie et souhaitée ; il lui semblait avoir peint lui-même le tableau ; la main du génie avait dessiné fermement et à grands traits ce qui nétait québauché confusément chez lui, et vêtu de couleurs splendides son obscure fantaisie dinconnu. Il reconnaissait cette tête, quil navait pourtant jamais vue. Il resta là, muet, absorbé, insensible, comme un homme tombé en catalepsie, sans remuer les paupières et plongeant les yeux dans le regard infini de la grande repentante. Un pied du Christ, blanc dune blancheur exsangue, pur et mat comme une hostie, flottait avec toute la mollesse inerte de la mort sur la blonde épaule de la sainte, escabeau divoire placé là par le maître sublime pour descendre le divin cadavre de larbre de rédemption. Tiburce se sentit jaloux du Christ. Pour un pareil bonheur, il eût volontiers enduré la passion. La pâleur bleuâtre des chairs le rassurait à peine. Il fut aussi profondément blessé que la Madeleine ne détournât pas vers lui son il onctueux et lustré, où le jour mettait ses diamants et la douleur ses perles ; la persistance douloureuse et passionnée de ce regard qui enveloppait le corps bien-aimé dun suaire de tendresse, lui paraissait mortifiante pour lui et souverainement injuste. Il aurait voulu que le plus imperceptible mouvement lui donnât à entendre quelle était touchée de son amour ; il avait déjà oublié quil était devant une peinture, tant la passion est prompte à prêter son ardeur même aux objets incapables den ressentir. Pygmalion dut être étonné comme dune chose fort surprenante que sa statue ne lui rendît pas caresse pour caresse ; Tiburce ne fut pas moins atterré de la froideur de son amante peinte. Agenouillée dans sa robe de satin vert aux plis amples et puissants, elle continuait à contempler le Christ avec une expression de volupté douloureuse comme une maîtresse qui veut se rassasier des traits dun visage adoré quelle ne doit plus revoir ; ses cheveux seffilaient sur ses épaules en franges lumineuses ; un rayon de soleil égaré par hasard rehaussait la chaude blancheur de son linge et de ses bras de marbre doré ; sous la lueur vacillante, sa gorge semblait senfler et palpiter avec une apparence de vie ; les larmes de ses yeux fondaient et ruisselaient comme des larmes humaines. Tiburce crut quelle allait se lever et descendre du tableau. Tout à coup il se fit nuit : la vision séteignit. Les Anglais sétaient retirés après avoir dit : Very well, a pretty picture, et le bedeau, ennuyé de la longue contemplation de Tiburce, avait poussé les volets, et lui demandait la rétribution habituelle. Tiburce lui donna tout ce quil avait dans sa poche ; les amants sont généreux avec les duègnes ; le bedeau anversois était la duègne de la Madeleine, et Tiburce, pensant déjà à une autre entrevue, avait à cur de se le rendre favorable. Le Saint Christophe colossal et lErmite portant une lanterne, peints sur lextérieur des panneaux, morceaux cependant fort remarquables, furent loin de consoler Tiburce de la fermeture de cet éblouissant tabernacle, où le génie de Rubens étincelle comme un ostensoir chargé de pierreries. Il sortit de léglise emportant dans son sur la flèche barbelée de lamour impossible : il avait enfin rencontré la passion quil cherchait, mais il était puni par où il avait péché : il avait trop aimé la peinture, il était condamné à aimer un tableau. La nature délaissée pour lart se vengeait dune façon cruelle ; lamant le plus timide auprès de la femme la plus vertueuse garde toujours dans un coin de son cur une furtive espérance : pour Tiburce, il était sûr de la résistance de sa maîtresse et savait parfaitement quil ne serait jamais heureux ; aussi sa passion était-elle une vraie passion, une passion extravagante, insensée et capable de tout ; elle brillait surtout par le désintéressement. Que lon ne se moque pas trop de lamour de Tiburce : combien ne rencontre-t-on pas de gens très-épris de femmes quils nont vues quencadrées dans une loge de théâtre, à qui ils nont jamais adressé la parole, et dont ils ne connaissent pas même le son de voix ? ces gens-là sont-ils beaucoup plus raisonnables que notre héros, et leur idole impalpable vaut-elle la Madeleine dAnvers ? Tiburce marchait dun air mystérieux et fier comme un galant qui revient dun premier rendez-vous. La vivacité de la sensation quil éprouvait le surprenait agréablement, lui qui navait jamais vécu que par le cerveau, il sentait son cur ; cétait nouveau : aussi se laissa-t-il aller tout entier aux charmes de cette fraîche impression ; une femme véritable ne leût pas touché à ce point. Un homme factice ne peut être ému que par une chose factice ; il y a harmonie : le vrai serait discordant, Tiburce, comme nous lavons dit, avait beaucoup lu, beaucoup vu, beaucoup pensé et peu senti ; ses fantaisies étaient seulement des fantaisies de tête, la passion chez lui ne dépassait guère la cravate ; cette fois il était amoureux réellement, comme un écolier de rhétorique ; limage éblouissante de la Madeleine voltigeait devant ses yeux en taches lumineuses, comme sil eût regardé le soleil ; le moindre petit pli, le plus imperceptible détail se dessinait nettement dans sa mémoire, le tableau était toujours présent pour lui. Il cherchait sérieusement dans sa tête les moyens danimer cette beauté insensible et de la faire sortir de son cadre ; il songea à Prométhée, qui ravit le feu du ciel pour donner une âme à son uvre inerte ; à Pygmalion, qui sut trouver le moyen dattendrir et déchauffer un marbre ; il eut lidée de se plonger dans locéan sans fond des sciences occultes, afin de découvrir un enchantement assez puissant pour donner une vie et un corps à cette vaine apparence. Il délirait, il était fou : vous voyez bien quil était amoureux. Sans arriver à ce degré dexaltation, navez-vous pas vous-même été envahi par un sentiment de mélancolie inexprimable dans une galerie danciens maîtres, en songeant aux beautés disparues représentées par leurs tableaux ? Ne voudrait-on pas donner la vie à toutes ces figures pâles et silencieuses qui semblent rêver tristement sur loutremer verdi ou le noir charbonné qui leur sert de fond ? Ces yeux, dont létincelle scintille plus vivement sous le voile de la vétusté, ont été copiés sur ceux dune jeune princesse ou dune belle courtisane dont il ne reste plus rien, pas même un seul grain de cendre ; ces bouches, entrouvertes par des sourires peints, rappellent de véritables sourires à jamais envolés. Quel dommage, en effet, que les femmes de Raphaël, de Corrége et de Titien ne soient que des ombres impalpables ! et pourquoi leurs modèle nont-ils pas reçu comme leurs peintures le privilège de limmortalité ? Le sérail du plus voluptueux sultan serait peu de chose à côté de celui que lon pourrait composer avec les odalisques de la peinture, et il est vraiment dommage que tant de beauté soit perdue. Tous les jours Tiburce allait à la cathédrale et sabîmait dans la contemplation de sa Madeleine bien-aimée, et chaque soir il en revenait plus triste, plus amoureux et plus fou que jamais. Sans aimer de tableaux, plus dun noble cur a éprouvé les souffrances de notre ami en voulant souffler son âme à quelque morne idole qui navait de la vie que le fantôme extérieur, et ne comprenait pas plus la passion quelle inspirait quune figure coloriée. A laide de fortes lorgnettes notre amoureux scrutait sa beauté jusque dans les touches les plus imperceptibles. Il admirait la finesse du grain, la solidité et la souplesse de la pâte, lénergie du pinceau, la vigueur du dessin, comme un autre admire le velouté de la peau, la blancheur et la belle coloration dune maîtresse vivante : sous prétexte dexaminer le travail de plus près, il obtint une échelle de son ami le bedeau, et, tout frémissant damour, il osa porter une main téméraire sur lépaule de la Madeleine. Il fut très-surpris, au lieu du moelleux satiné dune épaule de femme, de ne trouver quune surface âpre et rude comme une lime, gaufrée et martelée en tous sens par limpétuosité de brosse du fougueux peintre. Cette découverte attrista beaucoup Tiburce, mais, dès quil fut redescendu sur le pavé de léglise, son illusion le reprit. Tiburce passa ainsi plus de quinze jours dans un état de lyrisme transcendantal, tendant des bras éperdus à sa chimère, implorant quelque miracle du ciel. Dans les moments lucides il se résignait à chercher dans la ville quelque type se rapprochant de son idéal, mais ses recherches naboutissaient à rien, car lon ne trouve pas aisément, le long des rues et des promenades, un pareil diamant de beauté. Un soir, cependant, il rencontra encore à langle de la place de Meïr le charmant regard bleu dont nous avons parlé : cette fois la vision disparut moins vite, et Tiburce eut le temps de voir un délicieux visage encadré dopulentes touffes de cheveux blonds, un sourire ingénu sur les lèvres les plus fraîches du monde. Elle hâta le pas lorsquelle se sentit suivie, mais Tiburce, en se maintenant à distance, put la voir sarrêter devant une bonne vieille maison flamande, dapparence pauvre, mais honnête. Comme on tardait un peu à lui ouvrir, elle se retourna un instant, sans doute par un vague instinct de coquetterie féminine, pour voir si linconnu ne sétait pas découragé du trajet assez long quelle lui avait fait parcourir. Tiburce, comme illuminé par une lueur subite, saperçut quelle ressemblait dune manière frappante à la Madeleine |