Théophile
Gautier (1836)
Les Rubens de la cathédrale
d'Anvers
article paru dans la Presse, le 29 novembre 1836
Une édition réalisée à partir du livre de
Théophile Gauthier(1836), la morte amoureuse.
Édition complétée le
13 Fevrier 2004 à Bordeaux , France
Qui n'a vu de Rubens que la galerie de Médicis,
ne connaît pas Rubens. Ces tableaux ne révèlent
son prodigieux talent que sous l'aspect de la décoration ; certes,
ce sont de magnifiques peintures menées avec un aplomb grandiose,
une liberté et une franchise de brosse qui sent le maître
; il y a une surabondance de vie merveilleuse, une santé rouge
et flamande qui fait plaisir à voir ; les ajustements sont du
plus grand air, les draperies tombent d'une façon ample et royale
; l'or, les chairs, le satin, le velours ont les beaux reflets miroitants
et le lustre habituel à ce fier coloriste ; mais tout Rubens
n'est pas là. Ces toiles d'apparat, qui semblent faites pour
servir de modèle à des tapisseries des Gobelins, ne contiennent
que la partie éclatante de son talent; et à part la tête
de l'accouchée, sublime de maternité rayonnante comme
si elle avait une auréole, le pathétique y est pour peu
de chose ; et cette passion ardente que Rubens possède si bien,
ne trouve pas de place à se développer.
Le plus beau tableau de Rubens, peut-être le plus beau tableau
du monde, c'est la descente de croix de Notre-Dame d'Anvers.
J'avais passé plusieurs fois devant lui sans le voir, car les
deux tableaux de Rubens, la Descente de croix et le Crucifiement, sont
fermés par des volets peints en dedans et en dehors par Rubens
lui-même, de sorte que chaque tableau est réellement composé
de cinq tableaux ; les quatre pans du volet et le cadre du milieu.
Ces volets de la descente de croix représentent saint Christophe
et un ermite en prières. Le saint Christophe est une figure colossalement
monstrueuse, auprès de laquelle l'Hercule Farnèse et le
Milon Crotoniate paraîtraient pulmoniques et misérables
; c'est la plus violente exagération de muscles, la débauche
la plus effrenée de contours, où se soit jamais abandonné
un peintre d'un génie véhément et robuste. L'ermite,
pour la vigueur du clair obscur égale les plus chaudes obscurités
de Rembrandt, le reflet de la lanterne qui éclaire cet effet
nocturne est supérieurement traité, mais cela n'est rien
auprès des magnificences intérieures.
Un jour cependant, je fus plus heureux ; les volets étaient ouverts
et laissaient rayonner la sublime peinture comme le dedans du tabernacle.
Je restai stupéfait sous mon étonnement. Depuis long-temps
je n'avais éprouvé une émotion aussi forte ; j'étais
ébloui comme quelqu'un qui passe d'une pièce obscure dans
une salle vivement éclairée ; il me semblait que je voyais
de la peinture pour la première fois.
L'albâtre azuré et la blancheur morte du corps du Christ
me saisirent tout d'abord le regard. J'admirai comme le peintre avait
su répandre sur les membres de l'Homme-Dieu la paleur opaque
de l'hostie et faire ainsi comprendre que tout son sang avait été
versé jusqu'à la dernière goutte pour le salut
du monde. Puis mes yeux se fixèrent sur la Madeleine, dont la
blonde épaule supportait son pied bleuâtre, et ne s'en
détachèrent plus, quoique les autres personnages du tableau
méritassent assurément d'être examinés.
Ceette figure de Madeleine me ravit extrêmement. Aucun peintre,
à mon avis, n'a mieux caractérisé la grande amante
du Christ, et Rubens en la dessinant s'est surpassé lui-même.
Elle est agenouillée dans une robe de soie vert émeraude,
couleur d'espérance, dont les flots bouffants s'épanchent
autour d'elle en larges cascades. Ses longs cheveux doucement crépelés,
où le soleil couchant semble avoir laissé quelques-unes
de ses teintes, descendent sur sa nuque potelée, et finissent
en s'effilant comme une frange d'or. Un de ses bras s'avance pieusement
pour soutenir le divin cadavre. - Quel bras ! quelle épaule !
et quelle main ! Ni l'onde, ni la flamme n'eurent jamais cette souplesse
et ce moelleux. Sur un fond de blancheur chaude et mate, aux endroits
plus amoureusement caressés par le jour, scintillent ces beaux
reflets lustrés, ces éclairs de satin et ce frissonnement
lumineux dont Rubens seul a le secret ; des demi-teintes plus dorées
et plus fluides que l'ambre noyent harmonieusement les contours ; on
dirait de l'ivoire élastique et du marbre flexible. Je ne croyais
pas tant de transparence compatibles avec tant de solidité.
Une humide lueur tremble sur le globe de son grand il emperlé
de larmes limpides et levé avec une tristesse passionnée
vers le corps du Sauveur, qui tombe comme un fruit mûr de l'arbre
de la croix. Sa bouche à demi-entr'ouverte semble aspirer ardemment
l'air qui entoure le mort bien-aimé, et toute son attitude exprime
un désespoir et un amour si parfaits qu'il est impossible de
n'en être pas touché.
Ce qui me charme surtout dans cette magnifique créature, c'est
qu'à la suprême beauté elle joint un sentiment de
vie extraordinaire ; l'existence court en fibres rouges dans cette peau
de velours ; cette épiderme si fine et si jolie cache des muscles
invaincus. Ce n'est pas un ange, ce n'est pas une sylphide, c'est une
femme, quelque chose qui vaut beaucoup mieux, selon moi. Je n'ai jamais
été un grand partisan des beautés mourantes ; je
ne conçois guère la grâce sans la force, et la Madeleine
de la descente de croix réunit toutes les conditions de mon idéal.
Ah ! Madeleine, Madeleine, que n'ai-je été ton contemporain
!
Les autres personnages ne sont pas inférieurs, mais en vérité
je n'ai vu que la Madeleine ; - les volets intérieurs sont remplis
par des scènes de la vie de la vierge.
L'autre tableau est aussi d'une grande beauté, Rubens le fit
à son retour d'Italie. On y voit des traces de l'étude
de Michel-Ange : les muscles y sont plus frénétiquement
tordus que dans sa manière habituelle ; la couleur n'a pas cet
éclat vermillonné qui fait distinguer une toile de Rubens
entre mille ; elle est jaune, dure et bistrée, comme dans les
plus austères tableaux de l'école romaine ; c'est quelque
chose de curieux que de voir Rubens changer ainsi son beau sang de Flamand,
et son éblouissante santé contre la bile et la passion
italienne.
Les fonds se ressentent de cette dureté ; ce sont des rocs fauves
et des broussailles arides d'un aspect sinistre ; Rubens qui, même
lorsqu'il fait des Christs au tombeau, ne peut dissimuler sa joie vivace
et fait bien voir que ce beau cadavre bleuâtre va bientôt
ressusciter, se montre dans ce tableau d'une tristesse désolante
: il a si bien cloué son Christ sur la croix qu'il a peur que
l'on ne puisse l'en détacher, et cette inquiétude se communique
aux spectateurs eux-mêmes. Les soldats qui hissent le bois funèbre,
ont des physionomies si parfaitement patibulaires, qu'ils vous inspirent
de l'effroi, et que l'on a peur qu'il n'en saute quelqu'un hors du tableau
pour vous demander la bourse ou la vie. Un d'eux, surtout, est resté
dans mon souvenir comme un cauchemar, c'est un aide du bourreau, vu
de dos, dont les épaules monstrueuses, capables de porter une
tour comme un éléphant, sont surmontées d'une petite
tête plate de couleuvre, tout-à-fait dénuée
de cheveux et à laquelle se rattachent deux oreilles membraneuses
et bestiales, qui achèvent de lui donner l'air de la plus ignoble
férocité. - Des saintes femmes qui s'évanouissent
de douleur, un centurion monté sur un de ces prodigieux chevaux,
dont le type appartient à Rubens, garnissent par dedans les côtés
des volets. Les panneaux extérieurs, représentent St-Jean,
évêque, et Ste-Marguerite, figure du plus grand style,
la Marguerite s'appuie sur une large épée, et tient une
palme verte à la main. Sa robe de satin est d'une richesse et
d'une abondance de plis admirable, la dalmatique de brocard du St-Jean
est touchée avec une verve et un brio surprenant.
J'oubliais un magnifique chien, attribué à Sneyder, qui
aboie dans un coin du tableau. Un Rubens jaune est une idée qu'on
a peine à concevoir, tant l'idée de rouge s'allie naturellement
au nom et aux yeux de Rubens, et cela vaut le voyage d'Anvers. J'ai
vu beaucoup de Rubens dans les différentes galeries de Belgique,
et je n'ai vu que celui-là qui eut ce ton d'ambre jaune des tableaux
romains ; - quelques-uns sont d'un gris de perle charmant avec de petites
rougeurs transparentes de l'effet le plus gracieux ; d'autres sont ébauchés
et peints si vivement que la toile est à peine couverte dans
certains endroits. Ceux-là sont en général les
meilleurs, et le coup de pouce du maître s'y fait plus crûment
sentir ; l'ongle du lion raye sa couleur et met le champ du tableau
à nu.
Outre ces deux superbes compositions, Notre-Dame-d'Anvers possède
encore un autre tableau de Rubens, qui orne le maître-autel ;
on dirait un énorme bouquet de roses effeuillées ; cette
peinture est si fraîche, si vermeil et si fleurie qu'elle sent
bon, et jette dans l'église une ravissante odeur printannière.
Elle a pour sujet l'Assomption de la Vierge.
Théophile Gautier
[Orthographe et ponctuation d'époque.]
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