Théophile
Gautier 1811 - 1872
30 - Revue des Deux Mondes, tome 31, août
1842
Malaga. - Le cirque et le théâtre.
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Revue des Deux Mondes,
tome 31, août 1842
Il ny a pas de diligence de Grenade à Malaga ; les seuls moyens de transport sont les galeras [1] ou les mules : nous choisîmes les mules comme plus sûres et plus promptes, car nous devions prendre les chemins de traverse dans les Alpujaras, afin darriver le matin même de la course. Nos amis de Grenade nous indiquèrent un cosario (conducteur de convois) nommé Lanza, gaillard de belle mine, fort honnête homme et très intime avec les bandits. Cela semblerait en France une médiocre recommandation, mais il nen est pas de même au-delà des monts. Les muletiers et les conducteurs de galeras connaissent les voleurs, passent des marchés avec eux, et moyennant une redevance de tant par tête de voyageur ou par convoi, selon les conditions, ils obtiennent le passage libre, et ne sont pas arrêtés. Ces arrangemens sont tenus de part et dautre avec une scrupuleuse probité, si un tel mot nest pas trop dépaysé dans de pareilles transactions. Quand le chef de la troupe qui tient le chemin se retire à indulto [2], ou pour un motif quelconque cède à un autre son fonds et sa clientelle, il a soin de présenter officiellement à son successeur les cosarios qui lui paient la contribution noire, afin quils ne soient pas molestés par mégarde ; de cette façon, les voyageurs sont sûrs de nêtre pas dépouillés, et les voleurs évitent les risques dune attaque et dune lutte souvent périlleuse. Tout le monde y trouve son compte. Une nuit, entre Alhama et Velez, notre cosario sétait assoupi sur le cou de sa mule, en queue de la file, quand tout à coup des cris aigus le réveillent ; il voit briller des trabucos sur le bord de la route. Plus de doute, le convoi était attaqué. Surpris au dernier point, il se jette à bas de sa monture, relève de la main les gueules des tromblons, et se nomme. Ah ! pardon, señor Lanza, disent les brigands, tout confus de leur méprise, nous ne vous avions pas reconnu ; nous sommes des gens honnêtes, incapables dune pareille indélicatesse, nous avons trop dhonneur pour vous prendre seulement un cigarre. Si lon nest pas avec un homme connu sur la route, il faut traîner après soi des escortes nombreuses armées jusquaux dents qui coûtent fort cher et offrent moins de certitude, car habituellement les escopeteros sont des voleurs à la retraite. Il est dusage en Andalousie, lorsquon voyage à cheval, et que lon va aux courses, de revêtir le costume national. Aussi, notre petite caravane était-elle assez pittoresque, et faisait-elle fort bonne figure en sortant de Grenade. Saisissant avec joie cette occasion de me travestir en dehors du carnaval, et de quitter pour quelque temps laffreuse défroque française, javais revêtu mon habit de majo : chapeau pointu, veste brodée, gilet de velours à boutons de filigrane, ceinture de soie rouge, culotte de tricot, guêtres ouvertes au mollet. Mon compagnon de route portait son costume de velours vert et de cuir de Cordoue. Dautres avaient la montera, la veste et la culotte noires ornées dagrémens de soie de même couleur, avec la cravate et la ceinture jaunes. Lanza se faisait remarquer par le luxe de ses boutons dargent faits de piécettes à colonnes soudées à un crochet, et les broderies en soie plate de sa seconde veste portée sur lépaule comme le dolman des hussards. La mule quon mavait assignée pour monture était rasée à mi-corps, ce qui permettait détudier sa musculature aussi commodément que sur un écorché. La selle se composait de deux couvertures bariolées pliées en double pour atténuer autant que possible la saillie des vertèbres et la coupe en talus de lépine dorsale. De chaque côté de ses flancs pendaient, en façon détriers, deux espèces dauges de bois assez semblables à des ratières. Le harnais de tête était si chargé de pompons, de houppes et de fanfreluches, quà peine pouvait-on démêler à travers leurs mèches éparses le profil revêche et rechigné du quinteux animal. Cest en voyage que les Espagnols reprennent leur antique originalité, et se dépouillent de toute imitation étrangère ; le caractère national reparaît tout entier dans ces convois à travers les montagnes qui ne doivent pas différer beaucoup des caravanes dans le désert. Lâpreté des routes à peine tracées, la sauvagerie grandiose des sites, le costume pittoresque des arrieros, les harnais bizarres des mules, des chevaux et des ânes marchant par files, tout cela vous transporte à mille lieues de la civilisation. Le voyage devient alors une chose réelle, une action à laquelle vous participez. Dans une diligence, lon nest plus un homme, lon nest quun objet inerte, un ballot ; vous ne différez pas beaucoup de votre malle. On vous jette dun endroit à un autre, voilà tout. Autant vaut rester chez soi. Ce qui constitue le plaisir du voyageur, cest lobstacle, la fatigue, le péril même. Quel agrément peut avoir une excursion où, lon est toujours sûr darriver, de trouver des chevaux prêts, un lit moelleux, un excellent souper et tout le confortable dont on peut jouir chez soi ? Un des grands malheurs de la vie moderne, cest le manque dimprévu, labsence daventures. Tout est si bien réglé, si bien engrené, si bien étiqueté, que le hasard nest plus possible ; encore un siècle de perfectionnement, et chacun pourra prévoir, à partir du jour de sa naissance, ce qui lui arrivera jusquau jour de sa mort. La volonté humaine sera complètement annihilée. Plus de crimes, plus de vertus, plus de physionomies, plus doriginalités. Il deviendra impossible de distinguer un Russe dun Espagnol, un Anglais dun Chinois, un Français dun Américain. Lon ne pourra plus même se reconnaître entre soi, car tout le monde sera pareil. Alors un immense ennui semparera de lunivers, et le suicide décimera la population du globe, car le principal mobile de la vie sera éteint, la curiosité. Un voyage en Espagne est encore une entreprise périlleuse et romanesque ; il faut payer de sa personne, avoir du courage, de la patience et de la force ; lon risque sa peau à chaque pas ; sans compter les privations de tous genres, labsence des choses les plus indispensables à la vie, le danger de routes vraiment impraticables pour tout autre que des muletiers andalous, une chaleur infernale, un soleil â fendre le crâne, vous avez les factieux, les voleurs et les hôteliers, gens de sac et de corde dont la probité se règle sur le nombre de carabines que vous portez avec vous. Le péril vous entoure, vous suit, vous devance ; vous nentendez chuchoter autour de vous que des histoires terribles et mystérieuses. Hier, les bandits ont soupé dans cette posera. Une caravane a été enlevée et conduite dans la montagne par les brigands pour en tirer rançon. Pulillos est en embuscade à tel endroit où vous devez passer ! Sans doute il y a dans tout cela beaucoup dexagérations ; cependant, si incrédule quon soit, il faut bien en croire quelque chose, lorsque lon voit à chaque angle de la route des croix de bois chargées dinscriptions de ce genre : Aqui mataron à un hombre. Aqui muriò, de man ayrada . Nous étions partis de Grenade le soir, et nous devions marcher toute la nuit. La lune ne tarda pas à se lever et à glacer dargent les escarpemens exposés à ses rayons. Les ombres des rochers salongeaient et se découpaient bizarrement sur la route que nous suivions, et produisaient des effets doptique singuliers. Nous entendions tinter dans le lointain, comme des notes dharmonica, les sonnettes des ânes partis en avant avec nos bagages, ou quelque mozo de mulas chanter des couplets damour avec ce ton guttural et ces portemens de voix toujours si poétiques la nuit dans les montagnes. Cétait charmant, et lon nous saura gré de rapporter ici deux stances, probablement improvisées, qui nous sont restées gravées dans la mémoire par leur gracieuse bizarrerie
A partir de Cacin, la route devint horriblement mauvaise. Nos mules avaient des pierres jusquau ventre et des aigrettes détincelles à chaque pied. Nous montions, nous descendions, côtoyant les précipices, traçant des zigs-zags et des diagonales, car nous étions dans les Alpujaras, inaccessibles solitudes, chaînes escarpées et farouches, doù les Maures, à ce que lon dit, ne purent jamais être complètement expulsés, et où vivent cachés à tous les yeux quelques milliers de leurs descendans. A un tournant de la route, nous eûmes un instant de belle frayeur. Nous aperçûmes, à la faveur du clair de lune, sept grands gaillards drapés dans de longs manteaux, le chapeau pointu sur la tête, le trabuco sur lépaule, qui se tenaient immobiles au milieu du chemin. Laventure poursuivie depuis si long-temps se produisait avec tout le romantisme possible. Malheureusement les bandits nous saluèrent fort poliment dun respectueux : vayan ustides con Dios. Ils étaient précisément le contraire de voleurs, étant miquelets, cest-à-dire gendarmes. O déception amère pour deux jeunes voyageurs enthousiastes qui auraient volontiers payé une aventure au prix de leurs bagages ! Nous devions coucher dans une petite ville nommée Alhama, perchée comme un nid daigle sur le sommet dun rocher à pic. Rien nest pittoresque comme les angles brusques quest obligée de faire, pour se plier aux anfractuosités du terrain, la route qui conduit à cette aire de faucons. Nous y arrivâmes vers deux heures du matin, altérés, affamés, moulus de fatigue. La soif fut éteinte au moyen de trois ou quatre jarres deau, la faim apaisée par une omelette aux tomates, où il ny avait pas trop de plumes pour une omelette espagnole. Un matelas passablement pierreux et ressemblant à un sac de noix fut étendu à terre et se chargea de nous faire reposer. Au bout de deux minutes, je dormais, imité religieusement par mon compagnon, de ce sommeil attribué au juste, Le jour nous surprit dans la même attitude, immobiles comme des lingots de plomb. Je descendis à la cuisine pour implorer quelque nourriture, et, grace à mon éloquence, jobtins des côtelettes, un poulet frit à lhuile, la moitié dune pastèque et pour dessert des figues de Barbarie, dont lhôtesse enlevait lenveloppe épineuse avec une grande dextérité. La pastèque nous fit grand bien ; cette pulpe rose dans cette écorce verte a quelque chose de frais et de désaltérant qui fait plaisir à voir. A peine y a-t-on mordu quon est inondé jusquau coude dune eau légèrement sucrée dun goût très agréable, et qui na aucun rapport avec le jus de nos cantaloups. Nous avions besoin de ces tranches rafraîchissantes pour modérer lardeur des pimens et des épices dont sont relevés tous les mets espagnols. Incendiés au dedans, rôtis au dehors, telle était notre situation : il faisait une chaleur atroce. Étendus sur le carreau de briques de notre chambre, nous y dessinions notre empreinte en plaques de sueur ; le seul moyen de se procurer relativement un peu de fraîcheur, cest de boucher toutes les portes, toutes les fenêtres, et de se tenir dans lobscurité la plus complète. Cependant, malgré cette température torride, je jetai bravement ma veste sur le coin de mon épaule, et jallai faire un tour dans les rues dAlhama. Le ciel était blanc comme du métal en fusion ; les cailloux du pavé luisaient comme sils eussent été cirés et frottés ; les murailles, blanchies à la chaux, avaient des scintillemens micacés ; une lumière impitoyable, aveuglante, pénétrait jusque dans les moindres recoins. Les volets et les portes craquaient de sécheresse ; la terre haletante se fendillait, les branches de vigne se tordaient comme du bois vert dans la flamme. Ajoutez à cela la réverbération des roches voisines, espèce de miroirs ardens qui renvoyaient les rayons du soleil plus brûlans encore. Pour comble de torture, javais des souliers à semelles minces à travers lesquelles le pavé me grillait la plante des pieds. Pas un souffle dair, pas une haleine de vent à faire remuer un duvet. On ne saurait rien imaginer de plus morne, de plus triste et de plus sauvage. En errant au hasard par ces rues solitaires aux murailles couleur de craie percées de quelques rares fenêtres bouchées par des volets de bois et dun aspect tout-à-fait africain, jarrivai sans rencontrer je ne dirai pas une âme, mais seulement un corps sur la place de la ville, qui est dune grande bizarrerie pittoresque. Un aqueduc lenjambe de ses arcades de pierre. Un plateau taillé sur le sommet de la montagne en forme le sol, qui na dautre pavé que le roc lui-même, ciselé de rainures pour empêcher le pied de glisser. Tout un côté est à pic et donne sur des abîmes au fond desquels on entrevoit dans des massifs darbres des moulins que fait tourner mi torrent qui semble deau de savon à force décumer. Lheure marquée pour le départ approchait, et je retournai à la posada mouillé par ma transpiration comme sil eût plu à verse, mais satisfait davoir fait mon devoir de voyageur par une température à durcir les ufs. La caravane se remit en marche par des chemins fort abominables, mais très pittoresques, où les mules seules peuvent tenir pied javais mis la bride sur le col à ma bête, la jugeant plus capable de se conduire que moi, et men rapportant entièrement à elle pour franchir les mauvais pas. Plusieurs discussions assez vives que javais déjà soutenues avec elle pour la faire marcher à côté de la monture de mon camarade mavaient convaincu de linutilité de mes efforts. Le proverbe, têtu comme une mule, est dune véracité à laquelle je rends hommage. Piquez une mule de léperon, elle sarrête ; frappez-la dune poussine, elle se couche ; tirez-lui la bride, elle prend le galop ; une mule dans la montagne est vraiment intraitable, elle sent son importance et en abuse. Souvent, au beau milieu de la route, elle sarrête subitement, lève la tète en lair, tend le col, contracte ses babines de façon à laisser voir ses gencives et ses longues dents, et pousse des soupirs inarticulés, des sanglots convulsifs, des gloussemens affreux, horribles à entendre, et qui ressemblent aux cris dun enfant quon égorgerait. Vous lassommeriez pendant ses exercices de vocalise sans la faire avancer dun pas. Nous marchions à travers un véritable Campo-Santo. Les croix de meurtre devenaient dune fréquence effrayante ; aux bons endroits, lon en comptait quelquefois trois ou quatre dans un espace de moins de cent pas ; ce nétait plus une route, cétait un cimetière. Il faut avouer cependant que, si lon avait en France lhabitude de perpétuer le souvenir des morts violentes par des croix, certaines rues de Paris nauraient rien à envier à la route de Velez-Malaga. Plusieurs de ces monumens sinistres portent des dates déjà anciennes ; toujours est-il quils tiennent limagination du voyageur en éveil, le rendent attentif aux moindres bruits, lui font avoir loeil aux aguets et lempêchent de sennuyer un seul instant ; à chaque coude de la route, lon se dit, pour peu quil se présente une roche de forme suspecte, un bouquet darbre hasardeux Il y a peut-être là un gredin caché qui me couche en joue et va faire de moi le prétexte dune nouvelle croix pour lédification des passans et des voyageurs futurs ! Les défilés franchis, les croix devinrent un peu plus rares ; nous cheminions à travers des sites de montagnes dun aspect grandiose et sévère coupées à leurs cimes par de grands archipels de vapeurs, dans un pays entièrement désert où lon ne rencontrait dautre habitation que la hutte de joncs dun aguador ou dun vendeur deau-de-vie. Cette eau-de-vie est incolore et se boit dans des verres allongés que lon remplit deau, quelle blanchit comme pourrait le faire de leau de Cologne. Le temps était lourd, orageux, dune chaleur suffocante ; quelques larges gouttes, les seules qui fussent tombées depuis quatre mois de cet implacable ciel de lapis-lazuli, tachetaient le sable altéré et le faisaient ressembler à une peau de panthère ; cependant la pluie ne se décida pas, et la voûte céleste reprit son immuable sérénité. Le temps fut si constamment bleu pendant mon séjour en Espagne, que je retrouve sur mon carnet une note ainsi conçue : Vu un nuage blanc, comme une chose tout-à-fait digne de remarque. Nous autres hommes du nord, dont lhorizon encombré de brouillards offre un spectacle toujours varié de formes et de couleurs, où le vent bâtit avec les nuées des montagnes, des îles, des palais, quil ruine sans cesse polir les reconstruire ailleurs, nous ne pouvons nous faire une idée de la profonde mélancolie quinspire cet azur uniforme comme léternité, et quon retrouve toujours suspendu au-dessus de sa tête. Dans un petit village que nous traversâmes, tout le monde était sorti sur les portes afin de jouir de la pluie, comme chez nous lon rentre pour sen garantir. La nuit était venue sans crépuscule, presque subitement, comme elle arrive dans les pays chauds, et nous ne devions plus être fort loin de Velez-Malaga, lieu de notre couchée. Les montagnes sadoucissaient en pentes moins abruptes et mouraient en petites plaines caillouteuses traversées par des ruisseaux de quinze à vingt pas de large et dun pied de profondeur, bordés de roseaux gigantesques. Les croix funèbres recommençaient à se montrer en plus grand nombre que jamais, et leur blancheur les faisait parfaitement distinguer dans la vapeur bleue de la nuit. Nous en comptâmes trois dans une distance de vingt pas. Aussi lendroit est-il merveilleusement désert et propice aux guet-apens. Il était onze heures quand nous entrâmes dans Velez-Malaga, dont les fenêtres flamboyaient joyeusement, et qui retentissait du bruit des chansons et des guitares. Les jeunes filles, assises sur les balcons, chantaient des couplets que les novios accompagnaient den bas ; à chaque stance éclataient des rires, des cris, des applaudissemens à nen plus finir. Dautres groupes dansaient au coin des rues la cachucha, la fandango, le jaleo. Les guitares bourdonnaient sourdement comme des abeilles, les castagnettes babillaient et claquaient du bec ; tout était joie et musique. On dirait que la seule affaire sérieuse des Espagnols soit le plaisir ; ils sy livrent avec une franchise, un abandon et un entrain admirables. Nul peuple na moins lair dêtre malheureux ; létranger a vraiment peine à croire, lorsquil traverse lAndalousie, à la gravité des évènemens politiques, et ne peut guère simaginer que ce soit là un pays désolé et ravagé par dix ans de guerre civile. Nos paysans sont loin de linsouciance heureuse, de lallure joviale et de lélégance de costume des majos andalous. Comme instruction, ils leur sont fort inférieurs. Presque tous les paysans espagnols savent lire, ont la mémoire meublée de poésies quils récitent ou chantent sans altérer la mesure, montent parfaitement à cheval, sont habiles au maniement du couteau et de la carabine. Il est vrai que ladmirable fertilité de la terre et la beauté du climat les dispensent de ce travail abrutissant qui, dans les contrées moins favorisées, réduit lhomme à létat de bête de somme ou de machine, et lui enlève ces dons de Dieu, la force et la beauté. Ce ne fut pas sans une satisfaction intime que jattachai ma mule aux barreaux de la posada. Notre souper fut des plus simples ; toutes les servantes et tous les garçons de lhôtellerie étaient allés danser, et il fallut nous contenter dun simple gaspacho. Le gaspacho mérite une description particulière, et nous allons en donner ici la recette, qui eût fait dresser les cheveux sur la tête de feu Brillat-Savarin. Lon verse de leau dans une soupière, à cette eau lon ajoute un filet de vinaigre, des gousses dail, des ognons coupés en quatre, des tranches de concombre, quelques morceaux de piment, une pincée de sel, puis lon taille du pain quon laisse tremper dans cet agréable mélange, et lon sert froid. Chez nous, des chiens un peu bien élevés refuseraient de compromettre leur museau dans une pareille mixture. Cest le mets favori des Andalous, et les plus jolies femmes ne craignent pas davaler, le soir, de grandes écuelles de cet infernal potage. Le gaspacho passe pour très rafraîchissant, opinion qui nous paraît un peu hasardée, et si étrange quil paraisse la première fois quon en goûte, on finit par sy habituer, et même par laimer. Par une compensation toute providentielle, nous eûmes, pour arroser ce maigre repas, une grande carafe pleine dun excellent vin blanc de Malaga sec que nous vidâmes consciencieusement jusquà la dernière perle, et qui répara nos forces quavait épuisées une traite de neuf heures dans des chemins invraisemblables et par une température de four à plâtre. A trois heures, le convoi se remit en marche ; le temps était couvert, une brume chaude ouatait lhorizon, un air humide faisait pressentir le voisinage de la mer, qui ne tarda pas à dessiner sur le bord du ciel sa barre dun bleu dur. Quelques flocons décume moutonnaient çà et là, et les vagues venaient mourir par grandes volutes régulières sur un sable fin comme de la sciure de buis. De hautes falaises se levaient à notre droite ; tantôt les rochers nous laissaient le passage libre, tantôt ils nous barraient le chemin, et nous les gravissions en les contournant. Le tracé direct nest pas employé souvent dans les routes espagnoles ; les obstacles seraient si difficiles à faire disparaître, quil faut mieux les tourner que les surmonter. La fameuse devise linea recta brevissima serait ici de toute fausseté. Le soleil en se levant dissipa les vapeurs comme une vaine fumée ; le ciel et la mer recommencèrent cette lutte dazur où lon ne peut dire lequel emporte lavantage ; les falaises reprirent leurs teintes mordorées, gorge de pigeon, améthyste et topaze brûlée ; le sable se remit à poudroyer, et leau à papilloter sous lintensité de la lumière. Bien loin, bien loin, presquà la ligne de lhorizon, cinq voiles de bateaux pêcheurs palpitaient au vent comme des ailes de colombe. De distance en distance apparaissaient sur les pentes moins rapides de petites maisons blanches comme du sucre, avec des toits plats et une espèce de péristyle formé par une treille soutenue à chaque extrémité par un pilier carré, et au milieu par un pylone massif de tournure assez égyptienne. Les boutiques daguardiente se multipliaient, toujours en roseaux, mais déjà plus coquettes, avec des comptoirs blanchis à la chaux et barbouillés de quelques raies rouges ; la route, désormais dun tracé certain, commençait à se border dune ligne de cactus et daloès, interrompue çà et là par des jardins et des maisons devant lesquelles des femmes raccommodaient des filets, et jouaient des enfans tout nus qui criaient, en nous voyant passer sur nos mules : Toro, toro ! Lon nous prenait, à cause de nos habits de majo, pour des maîtres de ganaderias, ou pour des toreros du quadrille de Montés. Les chariots traînés par des bufs, les files dânes, se suivaient à intervalles plus rapprochés. Le mouvement qui a toujours lieu aux abords dune grande ville se faisait déjà sentir. De tous côtés débouchaient des convois de mules portant des spectateurs pour louverture du cirque ; nous en avions rencontré beaucoup dans la montagne, venant de trente ou quarante lieues à la ronde ; les aficionados sont, pour la véhémence et la furie, autant au-dessus des dilettanti quune course de taureaux est supérieure comme intérêt à une représentation dopéra ; rien ne les arrête, ni la chaleur, ni la difficulté, ni le péril du voyage : pourvu quils arrivent et quils aient leurs places près de la barrera, à pouvoir frapper de la main la croupe du taureau, ils se croient amplement payés de leurs fatigues. Quel est lauteur tragique-ou-comique qui peut se vanter dexercer une attraction pareille ? Cela nempêche pas des moralistes doucereux et sentimentaux de prétendre que le goût de ce barbare divertissement, comme ils lappellent, diminue tous les jours en Espagne. On ne peut rien imaginer de plus pittoresque et de plus étrange que les environs de Malaga. Il semble quon soit transporté en Afrique : la blancheur éclatante des maisons, le ton indigo foncé de la mer, lintensité éblouissante du jour, tout vous fait illusion. De chaque côté de la chaussée se hérissent des aloès énormes, agitant leurs coutelas ; de gigantesques cactus aux palettes vert-de-grisées, aux tronçons difformes, se tordent hideusement comme des boas monstrueux, comme des échines de cachalots échoués ; çà et là un palmier sélance comme une colonne épanouissant son chapiteau de feuillage à côté dun arbre dEurope tout surpris dun pareil voisinage, et qui semble inquiet de voir ramper à ses pieds les formidables végétations africaines. Une élégante tour blanche se dessina sur le bleu du ciel : cétait le phare de Malaga ; nous étions arrivés. Il pouvait être à peu près huit heures du matin ; la ville était en pleine activité, les matelots allaient et venaient, chargeant et déchargeant les navires ancrés dans le port avec une animation rare dans une ville espagnole ; les femmes, coiffées et drapées dans de grands châles écarlates qui encadraient merveilleusement leurs figures moresques, marchaient rapidement, traînant après elles quelque marmot tout nu ou en chemise. Les hommes, embossés dans leur cape, ou la veste sur lépaule, hâtaient le pas, et, chose curieuse, toute cette foule allait du même côté, cest-à-dire vers la place des Taureaux. Mais ce qui me frappa le plus parmi cette cohue bariolée, ce fut la rencontre de six nègres galériens qui traînaient un chariot. Ils étaient dune taille gigantesque, avec des faces monstrueuses si sauvages, si peu humaines, empreintes dun tel cachet de bestialité féroce, que je restai saisi deffroi à leur aspect comme devant un attelage de tigres. Lespèce de robe de toile qui leur servait de vêtement leur donnait lair encore plus diabolique et plus fantasmatique. Je ne sais ce qui pouvait les avoir conduits aux galères, mais je les y aurais fait mettre pour le seul crime davoir de pareilles figures. Nous nous arrêtâmes au parador des Trois-Rois, maison relativement très comfortable, ombragée par une belle vigne dort les pampres enlaçaient les grilles du balcon, ornée dune grande salle où lhôtesse trônait derrière un comptoir surchargé de porcelaines, à peu prés comme dans un café de Paris. Une très jolie servante, charmant échantillon de la beauté des femmes de Malaga, célèbre en Espagne, nous conduisit à nos chambres, et nous fit éprouver un moment de vive anxiété en nous disant que toutes les places pour la course étaient prises, et que nous aurions beaucoup de peine à nous en procurer. Heureusement notre cosario Lanza nous trouva deux asientos de preferencia (places marquées), du côté du soleil, il est vrai ; mais cela nous était bien égal : nous avions depuis long-temps fait le sacrifice de notre fraîcheur, et une couche de hale de plus sur notre figure bistrée et jaunie ne nous importait guère. Les courses devaient durer trois jours consécutifs. Les billets du premier jour étaient cramoisis, ceux du second verts, ceux du troisième bleus, pour éviter toute confusion et empêcher les amateurs de se représenter deux fois avec la même carte. Pendant notre déjeûner survint une troupe détudians en tournée ; ils étaient quatre et ressemblaient plus à des modèles de Ribeira ou de Murillo quà des élèves en théologie, tant ils étaient déguenillés, déchaux et malpropres. Ils chantaient des couplets bouffons en saccompagnant du tambour de basque, du triangle et des castagnettes ; celui qui touchait le pandero était un virtuose dans son genre ; il faisait résonner la peau dâne avec ses genoux, ses coudes, ses pieds, et, quand tous ces moyens de percussion ne lui suffisaient pas, il allongeait le disque orné de plaques de cuivre sur la tète de quelque muchacho ou de quelque vieille femme. Lun deux, lorateur de la troupe, faisait la quête en débitant avec une extrême volubilité toutes sortes de plaisanteries pour exciter les largesses de lassemblée. Un realito ! criait-il en prenant les postures les plus suppliantes, pour que je puisse finir mes études, devenir curé, et vivre sans rien faire. Quand il avait obtenu la petite pièce dargent, il la plaquait contre son front, à côté des autres déjà extorquées, absolument comme les almées qui, après la danse, couvrent leur visage en sueur des sequins et des piastres que leur ont jetés les Osmanlis en extase. La course était indiquée pour cinq heures, mais lon nous conseilla de nous rendre au cirque vers une heure, parce que les couloirs ne tarderaient pas à sencombrer de monde, et que nous ne pourrions pas parvenir à nos stalles, bien que marquées et réservées. Nous déjeûnâmes donc à la hâte, et nous nous dirigeâmes vers la place des Taureaux, précédés de notre guide Antonio, garçon efflanqué et serré à outrance par une large ceinture rouge, qui faisait ressortir encore sa maigreur, dont il attribuait plaisamment la cause à des chagrins damour. Les rues regorgeaient dune foule qui sépaississait cri approchant du cirque ; les aguadors, les débitans de cebada glacée, les marchands déventails et de parasols en papier, les vendeurs de cigarres, les conducteurs de calessines, faisaient un vacarme effroyable ; une rumeur confuse planait sur la ville comme un brouillard de bruit. Après dassez longs détours dans les rues étroites et compliquées de Malaga, nous arrivâmes enfin à la bienheureuse place, qui na rien de remarquable à lextérieur. Un détachement de soldats avait beaucoup de peine à contenir la foule qui voulait envahir le cirque ; quoiquil fût tout au plus une heure, les gradins étaient déjà garnis du haut jusquen bas, et ce ne fut quavec force coups de coude et force invectives échangées que nous parvînmes à nos stalles. Le cirque de Malaga est dune grandeur vraiment antique, et peut contenir douze ou quinze mille spectateurs dans son vaste entonnoir, dont larène forme le fond, et dont lacrotère sélève à la hauteur dune maison de cinq étages. Cela donne une idée de ce que pouvaient être les arènes romaines et de lattrait de ces jeux terribles où des hommes luttaient corps à corps contre des bêtes féroces, sous les yeux dun peuple entier. On ne saurait imaginer un coup doeil plus étrange et plus splendide que celui que présentaient ces immenses gradins couverts dune foule impatiente, et cherchant à tromper les heures de lattente par toute sorte de bouffonneries et dandaluzades de loriginalité la plus piquante. Les habits modernes étaient en fort petit nombre, et ceux qui les portaient étaient accueillis avec des rires, des huées et des sifflets ; aussi le spectacle y gagnait-il beaucoup : les couleurs vives des vestes et des ceintures, les draperies écarlates des femmes, les éventails bariolés de vert et de jonquille, ôtaient à la foule cet aspect lugubre et noir quelle a toujours chez nous, où les teintes sombres dominent. Les femmes étaient en assez grand nombre, et jen remarquai beaucoup de jolies. La Malagueña se distingue par la pâleur dorée de son teint uni, où la joue nest pas plus colorée que le front, lovale allongé de son visage, le vif incarnat de sa bouche, la finesse de son nez et léclat de ses yeux arabes, quon pourrait croire teints de henné, tant les paupières en sont déliées et prolongées vers les tempes. Je ne sais si lon doit attribuer cet effet aux plis sévères de la draperie rouge qui encadre leurs figures, elles ont un air sérieux et passionné qui sent tout-à-fait son Orient, et que ne possèdent pas les Madrilègnes, les Grenadines et les Sévillanes, plus mignonnes, plus gracieuses, plus coquettes, et toujours un peu préoccupées de leffet quelles produisent. Je vis là dadmirables têtes, des types superbes dont les peintres de lécole espagnole nont pas assez profité, et qui offriraient à un artiste de talent une série détudes précieuses et entièrement neuves. Dans nos idées, il semble étrange que des femmes puissent assister à un spectacle où la vie de lhomme est en péril à chaque instant, où le sang coule en larges mares, où de malheureux chevaux effondrés se prennent les pieds dans leurs entrailles ; on se les figurerait volontiers comme des mégères au regard hardi, au geste forcené, et lon se tromperait fort : jamais plus doux visages de madone, paupières plus veloutées, sourires plus tendres, ne se sont inclinés sur un enfant Jésus. Les chances diverses de lagonie du taureau sont suivies attentivement par de pâles et charmantes créatures dont un poète élégiaque serait tout heureux de faire une Elvire. Le mérite des coups est discuté par des bouches si jolies, quon voudrait ne les entendre parler que damour. De ce quelles voient dun oeil sec des scènes de carnage qui feraient trouver mal nos sensibles Parisiennes, lon aurait tort dinférer quelles sont cruelles et manquent de tendresse dâme : cela ne les empêche pas dêtre bonnes, simples de cur, et compatissantes aux malheureux ; mais lhabitude est tout, et le côté sanglant des courses, qui frappe le plus les étrangers, est ce qui occupe le moins les Espagnols, attentifs à la valeur des coups et à ladresse déployés par les toreros, qui ne courent pas de si grands risques que lon pourrait se limaginer dabord. Il nétait encore que deux heures, et le soleil inondait dun déluge de feu tout le côté des gradins sur lesquels nous étions assis. Comme nous portions envie aux privilégiés qui se rafraichissaient dans le bain dombre projeté par les loges supérieures ! Après avoir fait trente lieues à cheval dans la montagne, rester toute une journée sous un soleil dAfrique, par une chaleur de 38 degrés, voilà qui est un peu beau de la part dun pauvre critique qui, cette fois, avait payé sa place et ne voulait pas la perdre. Les asientos de sombra (places à lombre) nous lançaient toutes sortes de sarcasmes ; ils nous envoyaient les marchands deau pour nous arroser et nous empêcher de prendre feu ; ils nous priaient dallumer leurs cigarres aux charbons de notre nez, et nous faisaient proposer un peu dhuile pour compléter la friture. Nous répondions tant bien que mal, et quand lombre, en tournant avec lheure, livrait lun deux aux morsures du soleil, cétaient des éclats de rire et des bravos sans fin. Grace à quelques potées deau, à plusieurs douzaines doranges et à deux éventails toujours en mouvement, nous nous préservâmes de lincendie, et nous nétions pas encore cuits tout-à-fait, ni frappés dapoplexie, lorsque les musiciens vinrent sasseoir dans leur tribune et que le piquet de cavalerie se mit en devoir de faire évacuer larène, fourmillante de muchachos et de mozos, qui se fondirent je ne sais comment dans la masse générale, quoiquil ny eût pas mathématiquement de quoi placer une personne de plus ; mais la foule en certaines circonstances est dune élasticité merveilleuse. Un immense soupir de satisfaction sexhala de ces quinze mille poitrines soulagées du poids de lattente. Les membres de layuntamiento furent salués dapplaudissemens frénétiques, et, lorsquils entrèrent. dans leur loge, lorchestre se mit à jouer les airs nationaux, Yo que soy contrabandista,, la marche de Riego, que toute lassemblée chantait simultanément, en battant des mains et en frappant des pieds. Nous navons pas la prétention de raconter ici les détails dune course de taureaux. On en a tant de descriptions, et faites par des mains habiles, quil ny a plus rien à dire sur ce sujet ; nous ne voulons rapporter que les faits principaux, les coups remarquables de cette course, où les mêmes combattans tinrent la place trois jours sans se reposer, où vingt-quatre taureaux furent tués, où quatre-vingt-seize chevaux restèrent sur larène sans autre accident pour les combattans quun coup de corne qui effleura le bras dun capeador, blessure qui navait rien de dangereux, et ne lempêcha pas de reparaître le lendemain dans le cirque. A cinq heures précises, les portes de larène souvrirent, et la troupe qui devait opérer fit processionnellement le tour du cirque. En tète marchaient les trois picadores, Antonio Sanchez, José Trigo, tous deux de Séville, Francisco Briones, de Puerto-Real, le poing sur la hanche, la lance sur le pied, avec une gravité de triomphateurs romains montant au Capitole. La selle de leurs chevaux portait écrit en clous dorés le nom du propriétaire du cirque : Antonio-Maria Alvarez. Les capeadores ou chulos, coiffés du tricorne, embossés dans leurs manteaux de couleurs éclatantes, venaient ensuite ; les banderilleros, en costume de Figaro, suivaient de près. En queue du cortège savançaient, isolés dans leur majesté, les deux matadores, les épées, comme on dit en Espagne, Montès de Chiclana et José Parra de Madrid. Montès était avec son fidèle quadrille, chose très importante pour la sécurité de la course, car, dans ces temps de dissensions politiques, il arrive souvent que les toreros christinos ne vont pas au secours des toreros carlistes en danger, et réciproquement. La procession se terminait significativement par lattelage de mules destinées à enlever les taureaux et les chevaux morts. La lutte allait commencer. Lalguazil, en costume bourgeois, qui devait porter au garçon de combat les clés du toril, et montait fort maladroitement un cheval fougueux, fit précéder la tragédie dune farce assez réjouissante : il perdit dabord son chapeau, puis les étriers. Son pantalon sans sous-pieds lui remontait jusquaux genoux de la façon la plus grotesque, et, la porte ayant été malicieusement ouverte au taureau avant quil eût eu le temps de se retirer de larène, sa frayeur, portée au comble, le rendit encore plus ridicule par les contorsions quil faisait sur sa bête. Cependant il ne fut pas renversé, au grand désappointement de la canaille ; le taureau, ébloui par les torrens de lumière qui inondaient larène, ne laperçut pas tout dabord et le laissa sortir sans coups de corne. Ce fut donc au milieu dun éclat de rire immense, homérique, olympien, que la course commença ; mais le silence ne tarda pas à se rétablir, le taureau ayant fendu en deux le cheval du premier picador et désarçonné le second. Nous navions de regards que pour Montès, dont le nom est populaire dans toutes les Espagnes, et dont les prouesses font le sujet de mille récits merveilleux. Montés est né à Chiclana, dans les environs de Cadix. Cest un homme de quarante à quarante-trois ans, dune taille un peu au-dessus de la moyenne, lair sérieux, la démarche mesurée, le teint dune pâleur olivâtre, et nayant de remarquable que la mobilité de ses yeux, qui seuls semblent vivre dans son masque impassible ; il paraît plus souple que robuste, et doit ses succès plutôt à son sang-froid, à la justesse de son coup doeil, à sa connaissance approfondie de lart quà sa force musculaire. Dès les premiers pas que fait un taureau sur la place, Montés sait sil a la vue courte ou longue, sil est clair ou obscur, cest-à-dire sil attaque franchement ou a recours à la ruse, sil est de muchas piernas ou aplomado, léger ou pesant, sil fermera les yeux en donnant la cogida, ou sil les tiendra ouverts ; grace à ces observations, faites avec la rapidité de la pensée, il est toujours en mesure pour la défense. Cependant, comme il pousse aux dernières limites la témérité froide, il a reçu dans sa carrière bon nombre de coups de corne, comme latteste la cicatrice qui lui sillonne la joue, et plusieurs fois il a été emporté de la place grièvement blessé. Il était ce jour-là revêtu dun costume de soie vert pomme brodé dargent dune élégance et dun luxe extrême, car Montés est riche, et sil continue à descendre dans larène, cest par amour de lart et besoin démotion, sa fortune se montant à plus de 50,000 douros, somme considérable si lon songe aux dépenses de costume que les matadores sont obligés de faire, un habit complet coûtant de 1,500 fr. à 2,000 francs, et aux voyages perpétuels quils font dune ville à lautre, accompagnés de leurs quadrilles. Montès ne se contente pas, comme les autres épées, de tuer le taureau lorsque le signal de sa mort est donné. Il surveille la place, dirige le combat, vient au secours des picadores ou des chulos en péril. Plus dun torero doit la vie à son intervention. Un taureau, ne se laissant pas distraire par les capes quon agitait devant lui, fouillait le ventre dun cheval quil avait renversé, et tâchait den faire autant au cavalier abrité sous le cadavre de sa monture. Montés prit la bête farouche par la queue, et lui fit faire trois ou quatre tours de valse à son grand déplaisir et aux applaudissemens frénétiques du peuple entier, ce qui donna le temps de relever le picador. Quelquefois il se plante tout debout devant le taureau, les bras croisés, loeil fixe, et le monstre sarrête subitement, subjugué par ce regard clair, aigu et froid comme une lame dépée. Alors ce sont des cris, des hurlemens, des vociférations, des trépignemens, des explosions de bravos dont on ne peut se faire une idée ; le délire sempare de toutes les têtes, un vertige général agite sur les bancs les quinze mille spectateurs, ivres daguardiente, de soleil et de sang ; les mouchoirs sagitent, les chapeaux sautent en lair, et Montès, seul calme de toute cette foule, savoure en silence sa joie profonde et contenue, et salue légèrement comme un homme capable de bien dautres prouesses. Pour de pareils applaudissemens, je conçois quon risque sa vie à chaque minute ; ils ne sont pas trop payés. Ô chanteurs au gosier dor, danseuses au pied de fée, comédiens de tous genres, empereurs et poètes qui vous imaginez avoir excité lenthousiasme, vous navez pas entendu applaudir Montès ! Quelquefois les spectateurs eux-mêmes le supplient de daigner exécuter un de ces tours dadresse dont il sort toujours vainqueur. Une jolie fille lui crie en lui jetant un baiser: Allons, señor Montès, allons, Paquirro : cest son prénom , vous qui êtes si galant, faites quelque petite chose, una cosita, pour une dame. Et Montès saute par-dessus le taureau en lui appuyant le pied sur la tête, ou bien il lui secoue sa cape devant le muffle, et, par un mouvement brusque, sen enveloppe de façon à former une draperie élégante, aux plis irréprochables, puis il fait un saut de côté de manière à laisser passer la bête, lancée trop fort pour se retenir. La manière de tuer de Montés est remarquable par la précision, la sûreté et laisance de ses coups ; avec lui, toute idée de danger sévanouit ; il a tant de sang-froid, il est si maître de lui-même, il paraît si certain de sa réussite, que le combat ne semble plus quun jeu ; peut-être même lémotion y perd-elle. Il est impossible de craindre pour sa vie ; il frappera le taureau où il voudra, quand il voudra, comme il voudra. Les chances du duel sont par trop inégales ; un matador moins habile produit quelquefois un effet plus saisissant par les risques et les chances quil court. Ceci paraîtra sans doute dune barbarie bien raffinée, mais les aficionados, tous ceux qui ont vu des courses et qui se sont passionnés pour un taureau franc et brave, nous comprendront assurément. Un fait qui se passa le dernier jour des courses prouvera la vérité de notre assertion, et fit voir un peu durement à Montés jusquà quel point le public espagnol poussait lesprit dimpartialité envers les hommes et envers les bêtes. Un magnifique taureau noir venait dêtre lâché dans la place. A la manière brusque dont il était sorti du toril, les connaisseurs en avaient conçu la plus haute opinion. Il réunissait toutes les qualités dun taureau de combat ; ses cornes étaient longues, aiguës, les pointes bien tournées ; les jambes, sèches, fines et nerveuses, promettaient une grande légèreté ; son large fanon, ses flancs développés, indiquaient une force immense. Aussi portait-il dans le troupeau le nom de Napoléon, comme le seul nom qui put qualifier sa supériorité incontestable. Sans la moindre hésitation, il fondit sur le picador posté auprès des tablas, le renversa avec son cheval, qui resta mort sur le coup, puis sélança sur le second, qui ne fut pas plus heureux, et quon eut à peine le temps de faire passer par-dessus les barrières, tout moulu et tout froissé de sa chute. En moins dun quart dheure, sept chevaux éventrés gisaient sur le sable ; les chulos nagitaient que de bien loin leurs capes de couleur, et ne perdaient pas de vue les palissades, sautant de lautre côté dès que Napoléon faisait mine dapprocher. Montés lui-même paraissait troublé, et même une fois il avait posé le pied sur le rebord de la charpente des tablas, prêt à les franchir en cas dalerte et de poursuite trop vive, ce quil navait pas fait dans les deux courses précédentes. La joie des spectateurs se traduisait en exclamations bruyantes, et les complimens les plus flatteurs pour le taureau sélançaient de toutes les bouches. Une nouvelle prouesse de lanimal vint porter lenthousiasme au dernier degré dexaspération. Un sobre-saliente (doublure) de picador, car les deux chefs demploi étaient hors de combat, attendait, la lance baissée, lassaut du terrible Napoléon, qui, sans sinquiéter de sa piqûre à lépaule, prit le cheval sous le ventre, dun premier coup de tête lui fit tomber les jambes de devant sur le rebord des tablas, et, dun second lui soulevant la croupe, lenvoya avec son maître de lautre côté de la barrière, dans le couloir de refuge qui circule tout autour de la place. Un si bel exploit fit éclater des tonnerres de bravos. Le taureau était maître de la place, quil parcourait en vainqueur, samusant, faute dadversaires, à retourner et à jeter en lair les cadavres des chevaux quil avait décousus. La provision de victimes était épuisée, et il ny avait plus dans lécurie du cirque de quoi remonter les picadores. Les banderilleros se tenaient enfourchés sur les tablas, nosant descendre harceler de leurs flèches ornées de papier ce redoutable lutteur, dont la rage navait pas besoin, à coup sûr, dexcitations. Les spectateurs, impatientés de cette espèce dentracte, criaient: las banderilleras, las banderilleras ! Fuego al alcalde ! Le feu à lalcade qui ne donne pas lordre ! Enfin, sur un signe du gouverneur de la place, un banderillero se détacha du groupe et planta deux flèches dans le col de la bête furieuse, et se sauva de toute sa vitesse, mais pas assez promptement encore, car la corne lui effleura le bras et lui fendit la manche. Alors, malgré les vociférations et les huées du peuple, lalcade donna lordre de la mort, et fit signe à Montés de prendre sa muleta et son épée, en dépit de toutes les règles de la tauromachie, qui exigent quun taureau ait reçu au moins quatre paires de banderilleras avant dêtre livré à lestoc du matador. Montés, au lieu de savancer comme dhabitude au milieu de larène, se posa à une vingtaine de pas de la barrière pour avoir un refuge en cas de malheur ; il était fort pâle, et, sans se livrer à aucune de ces gentillesses, coquetteries du courage qui lui ont valu ladmiration de lEspagne, il déploya la muleta écarlate et appela le taureau, qui ne se fit pas prier pour venir. Montés exécuta trois ou quatre passes avec la muleta, tenant son épée horizontale à la hauteur des yeux du monstre, qui tout à coup tomba comme foudroyé et expira après un bond convulsif. Lépée lui était entrée dans le front et avait pique la cervelle, coup défendu par les lois de la tauromachie, le matador devant passer le bras entre les cornes de lanimal et lui donner lestocade entre la nuquee et les épaules, ce qui augmente le danger de lhomme et donne quelque chance à son bestial adversaire. Quand on eut compris le coup, car ceci sétait passé avec la rapidité de la pensée, un hourrah dindignation séleva des tendidos aux palcos ; un ouragan dinjures et de sifflets éclata avec un tumulte et un fracas inoui. Boucher, assassin, brigand, voleur, galérien, bourreau, étaient les termes les plus doux. A Ceuta Montés ! au feu Montés ! les chiens à Montés ! mort à lalcade ! tels étaient les cris qui retentissaient de toutes parts. Jamais je nai vu une fureur pareille, et javoue en rougissant que je la partageais. Les vociférations ne suffirent bientôt plus ; lon commença à jeter sur le pauvre diable des éventails, des chapeaux, des bâtons, des jarres pleines deau et des fragmens de bancs arrachés. Il y avait encore un taureau à tuer, mais sa mort passa inaperçue à travers cette horrible bacchanale, et ce fut José Parra, la seconde épée, qui lexpédia en deux estocades assez bien portées. Quant à Montés, il était livide, son visage verdissait de rage, ses dents imprimaient des marques sanglantes sur ses lèvres blanches, quoiquil affichât un grand calme et sappuyât avec une grace affectée sur la garde de son épée, dont il avait essuyé dans le sable la pointe rougie contre les règles. A quoi tient la popularité ! Jamais personne naurait pu imaginer la veille et lavant-veille quun artiste aussi sûr, aussi maître de son public que Montés, pût être si rigoureusement puni dune infraction sans doute commandée par la plus impérieuse nécessité, vu lagilité, la vigueur et la furie extraordinaires de lanimal. La course achevée, il monta en calessine, suivi de son quadrille, et partit en jurant ses grands dieux quil ne remettrait plus les pieds à Malaga. Je ne sais sil aura tenu parole et se sera souvenu plus long-temps de linsulte du dernier jour que des triomphes et des ovations du commencement. Maintenant je trouve que le public de Malaga a été injuste envers le grand Montés de Chiclana, dont toutes les estocades avaient été superbes, et qui avait fait preuve dans les occasions dangereuses dun sang-froid héroïque et dune adresse admirables, si bien que le peuple, enchanté, lui avait fait don de tous les taureaux quil avait frappés, et lui avait permis de leur couper loreille en signe de propriété, pour quils ne pussent être réclamés ni par lhôpital ni par lentrepreneur. Étourdis, enivrés, saturés démotions violentes, nous retournâmes à notre parador, nentendant par les rues que nous suivions que des éloges pour le taureau et des imprécations contre Montès. Le soir même, malgré ma fatigue, je me fis conduire au théâtre, voulant passer sans transition des sanglantes réalités du cirque aux émotions intellectuelles de la scène. Le contraste était frappant ; là le bruit, la foule ; ici labandon et le silence. La salle était presque vide, quelques rares spectateurs diapraient çà et là les banquettes désertes. Lon donnait cependant les Amans de Teruel, drame de Juan Eugenio Hartzembusch, lune des plus remarquables productions de lécole moderne espagnole. Cest une touchante et poétique histoire damans qui se gardent une invincible fidélité à travers mille séductions et mille obstacles : ce sujet, malgré des efforts souvent heureux de la part de lauteur pour varier une situation toujours la même, paraîtrait trop simple à des spectateurs français ; les morceaux de passion sont traités avec beaucoup de chaleur et dentraînement, quoique déparés quelquefois par une certaine exagération mélodramatique à laquelle lauteur sabandonne trop aisément. Lamour de la sultane de Valence pour lamant dIsabel, Juan Diego Martinez Garcès de Marsilla, quelle fait apporter dans le harem endormi par un narcotique, la vengeance de cette même sultane lorsquelle se voit méprisée, les lettres coupables de la mère dIsabel trouvées par Rodrigue dAzagra, qui sen fait un moyen pour épouser la fille et menace de les montrer au mari trompé, sont des ressorts un peu forcés, mais qui amènent des scènes touchantes et dramatiques. La pièce est écrite en prose et en vers. Autant quun étranger peut juger du style dune langue quil ne sait jamais dans toutes ses finesses, les vers dHartzembusch mont paru supérieurs à sa prose. Ils sont libres, francs, animés, variés de coupe, assez sobres de ces amplifications poétiques auxquelles la facilité de leur prosodie entraîne trop souvent les méridionaux. Son dialogue en prose semble imité des drames modernes français et pèche par la lourdeur et lemphase. Les Amans de Teruel, avec tous leurs défauts, sont une uvre littéraire et bien supérieure à ces traductions arrangées ou dérangées de nos pièces du boulevard qui inondent aujourdhui les théâtres de la Péninsule. On y sent létude des anciennes romances, et des maîtres de la scène espagnole, et il serait à désirer que les jeunes poètes dau-delà des monts entrassent dans cette voie plutôt que de perdre leur temps à mettre daffreux mélodrames en castillan plus ou moins légitime. Un saynète assez comique suivait la pièce sérieuse. Il sagissait dun vieux garçon qui prenait une jolie servante, « pour tout faire » comme diraient les Petites Affiches parisiennes. La drôlesse amenait d`abord, à titre de frère, un grand diable de Valencien haut de six pieds, avec des favoris énormes, une navaja démesurée, et pourvu dune faim insatiable et dune soif inextinguible ; puis un cousin non moins farouche, extrêmement hérissé de tromblons, de pistolets et autres armes destructives, lequel cousin était suivi dun oncle contrebandier porteur dun arsenal complet et dune mine équivalente, le tout à la grande terreur du pauvre vieux, déjà repentant de ses velléités égrillardes. Ces variétés de sacripans étaient rendues par les acteurs avec une vérité et une verve admirables. A la fin survenait un neveu militaire et sage qui délivrait son coquin doncle de cette bande de brigands installés chez lui, qui caressaient sa servante tout en buvant son vin, fumaient ses cigarres et mettaient sa maison au pillage. Loncle promettait de ne se faire servir dorénavant que par de vieux domestiques mâles. Les saynètes ressemblent à nos vaudevilles, mais lintrigue en est moins compliquée, et souvent ils consistent en quelques scènes détachées, comme les intermèdes des comédies italiennes. Le spectacle se termina par un bayle national, exécuté par deux couples de danseurs et de danseuses dune manière assez satisfaisante. Les danseuses espagnoles, bien quelles naient pas le fini, la correction précise, lélévation des danseuses françaises, leur sont, à mon avis, bien supérieures par la grace et le charme ; comme elles travaillent peu et ne sassujettissent pas à ces terribles exercices dassouplissement qui font ressembler une classe de danse à une salle de torture, elles évitent cette maigreur de cheval entrainé qui donne à nos ballets quelque chose de trop macabre et de trop anatomique ; elles conservent les contours et les rondeurs de leur sexe : elles ont lair de femmes qui dansent et non pas de danseuses, ce qui est bien différent. Leur manière na pas le moindre rapport avec celle de lécole française. Dans celle-ci, limmobilité et la perpendicularité du buste sont expressément recommandées ; le corps ne participe presque pas aux mouvemens des jambes. En Espagne, les pieds quittent à peine la terre, point de ces grands ronds de jambe, de ces écarts qui font ressembler une femme a un compas forcé, et quon trouve en Espagne dune indécence révoltante. Cest le corps qui danse, ce sont les reins qui se cambrent, les flancs qui ploient, la taille qui se tord avec une souplesse dalmée ou de couleuvre. Dans les poses renversées, les épaules de la danseuse vont presque toucher la terre ; les bras panés et morts ont une flexibilité, une mollesse décharpe dénouée ; on dirait que les mains peuvent à peine soulever et faire babiller les castagnettes divoire aux cordons tressés dor, et cependant au moment venu des bonds de jeune jaguar succèdent à cette langueur voluptueuse et prouvent que ces corps doux comme la soie enveloppent des muscles dacier. Les almées-moresques suivent encore aujourdhui le même système ; leur danse consiste dans les ondulations harmonieusement lascives du torse, des hanches et des reins, avec des renversemens de bras au-dessus de la tête. Les traditions arabes se sont conservées dans les pas nationaux, surtout en Andalousie. Les danseurs espagnols, quoique médiocres, ont un air cavalier, galant et hardi, que je préfère de beaucoup aux graces équivoques et fades des nôtres. ils nont lair occupés ni deux-mêmes ni du public ; ils nont de regards, de sourires que pour leur danseuse, dont ils paraissent toujours passionnément épris, et quils semblent disposés à défendre contre tous. Ils possèdent une certaine grace féroce, une certaine allure insolemment cambrée qui leur est toute particulière. En essuyant leur fard, ils pourraient faire dexcellens banderilleros, et sauter des planches du théâtre sur le sable de larène. La malaguena, danse locale de Malaga, est vraiment dune poésie charmante. Le cavalier paraît dabord, le sombrero sur les yeux, embossé dans sa cape écarlate comme un hidalgo qui se promène et cherche les aventures. La dame entre, drapée dans sa mantille, son éventail à la main, avec les façons dune femme qui va faire un tour à lAlameda. Le cavalier tâche de voir la figure de cette mystérieuse syrène ; mais la coquette manuvre si bien de léventail, louvre et le ferme si à propos, le tourne et le retourne si promptement à la hauteur de son joli visage, que le galant, désappointé, recule de quelques pas et savise dun autre stratagème. Il fait parler des castagnettes sous son manteau. A ce bruit, la dame prête loreille ; elle sourit, son sein palpite, la pointe de son petit pied de satin marque la mesure malgré elle ; elle jette son éventail, sa mantille, et parait en folle toilette de danseuse, étincelante de paillettes et de clinquans, une rose dans les cheveux, un grand peigne décaille sur la tête. Le cavalier se débarrasse de son masque et de sa cape, et tous deux exécutent un pas dune originalité délicieuse. En men revenant le long de la mer, qui réfléchissait dans son miroir dacier bruni le pale visage de la lune, je songeais à ce contraste si frappant de la foule du cirque et de la solitude du théâtre, de cet empressement de la multitude pour le fait brutal et de son indifférence aux spéculations de lesprit. Poète, je me mis à envier le gladiateur ; je regrettai davoir quitté laction pour la rêverie. La veille, au même théâtre, lon avait joué une pièce de Lope de Vega qui navait pas attiré plus de monde que luvre du jeune écrivain : ainsi le génie antique et le talent moderne ne valent pas un coup dépée de Montés ! Les autres théâtres dEspagne ne sont dailleurs guère plus suivis que celui de Malaga, pas même le théâtre del Principe de Madrid, où se trouve cependant un bien grand acteur, Julian Romea, et une excellente actrice, Matilde Diez. Lantique veine dramatique espagnole semble être tarie sans retour, et pourtant jamais fleuve na coulé à plus larges flots dans un lit plus vaste ; jamais il ny eut fécondité plus prodigieuse, plus inépuisable. Nos vaudevillistes les plus abondans sont encore loin de Lope de Vega, qui navait pas de collaborateurs, et dont les uvres sont si nombreuses, quon nen sait pas le chiffre exact et quil en existe à peine un exemplaire complet. Calderon de la Barca, sans compter ses comédies de cape et dépée, où il na pas de rival ; a fait des multitudes dautos sacramentales, espèces de mystères catholiques où la profondeur bizarre de la pensée, la singularité de conception, sunissent à une poésie enchanteresse et de lélégance la plus fleurie. Il faudrait des catalogues in-folio pour désigner seulement par leurs titres les pièces de Lope de Rueda, de Montalban, de Guevara, de Quevedo, de Tirso, de Rojas, de Moreto, de Guilhen de Castro, de Diamante et de tant dautres. Ce qui sest écrit de pièces de théâtre en Espagne pendant le XVIe et le XVIIe siècle dépasse limagination ; autant vaudrait compter les feuilles des forêts et les grains de sable de la mer : elles sont presque toutes en vers de huit pieds mêlés dassonances, imprimées en deux colonnes in-quarto, sur papier à chandelle, avec une grossière gravure au frontispice, et forment des cahiers de six a huit feuilles. Les boutiques de librairie en regorgent ; on en voit des milliers suspendues pêle-mêle au milieu des romances et des légendes versifiées des étalagistes en plein vent ; lon pourrait sans exagération appliquer à la plupart des auteurs dramatiques espagnols lépigramme faite sur un poète romain trop fécond, que lon brûla après sa mort sur un bûcher formé de ses propres uvres. Cest une fertilité dinvention, une abondance dévènemens, une complication dintrigues dont on ne peut se faire une idée. Les Espagnols, bien avant Shakespeare, ont inventé le drame ; leur théâtre est romantique dans toute lacception du mot ; à part quelques puérilités dérudition, leurs pièces ne relèvent ni des Grecs ni des Latins, et, comme le dit Lope de Vega dans son Arte nuevo de hacer comedias en este tiempo :
Les auteurs dramatiques espagnols ne paraissent pas sêtre beaucoup préoccupés de la peinture des caractères, bien que lon trouve à chaque scène des traits dobservation très piquans et très fins ; lhomme ny est pas étudié philosophiquement, et lon ne rencontre guère dans leurs drames de ces figures épisodiques si fréquentes dans le grand tragique anglais, silhouettes découpées sur le vif, qui ne concourent quindirectement à laction, et nont dautre but que de représenter une facette de lâme humaine, une individualité originale, ou de refléter la pensée du poète. Chez eux, lauteur laisse rarement apercevoir sa personnalité, excepté à la fin du drame, quand il demande pardon de ses fautes au public. Le principal mobile des pièces espagnoles est le point dhonneur :
dit encore Lope de Vega, qui sy connaissait et qui ne se fit pas faute de suivre son précepte. Le point dhonneur jouait dans les comédies espagnoles le rôle de la fatalité dans les tragédies grecques. Ses lois inflexibles, ses nécessités cruelles, faisaient naître aisément des scènes dramatiques et dun haut intérêt. El pnndonor, espèce de religion chevaleresque avec sa jurisprudence, ses subtilités et ses raffinemens, est bien supérieur à â la fatalité antique, dont les coups aveugles tombent au hasard sur les coupables et sur les innocens. Lon est souvent révolté, en lisant les tragiques grecs, de la situation du héros, également criminel sil agit ou sil nagit pas ; le point dhonneur castillan est toujours parfaitement logique et daccord avec lui-même. Il nest dailleurs que lexégération de toutes les vertus humaines poussées au dernier degré de susceptibilité. Dans ses fureurs les plus horribles, dans ses vengeances les plus atroces, le héros garde une attitude noble et solennelle. Cest toujours au nom de la loyauté, de la foi conjugale, du respect des aïeux, de lintégrité du blason, quil tire du fourreau sa grande épée à coquille de fer, souvent contre ceux quil aime de toute son âme, et quune nécessité impérieuse loblige dimmoler. De la lutte des passions aux prises avec le point dhonneur résulte lintérêt de la plupart des pièces de lancien théâtre espagnol, intérêt profond, sympathique, vivement senti par les spectateurs, qui, dans la même situation, neussent pas agi autrement que le personnage. Avec une donnée si fertile, si profondément dans les murs de lépoque, il ne faut pas sétonner de la facilité prodigieuse des anciens dramaturges de la Péninsule. Une autre source non moins abondante dintérêt, ce sont les actions vertueuses, les dévouemens chevaleresques, les renonciations sublimes, les fidélités inaltérables, les passions surhumaines, les délicatesses idéales résistant aux intrigues les mieux ourdies, aux embûches les plus compliquées. Dans ce cas, le poète semble avoir pour but de proposer aux spectateurs un modèle achevé de la perfection humaine. Tout ce quil peut trouver de qualités, il lentasse sur la tête de son prince ou de sa princesse ; il les fait plus soucieux de leur pureté que la blanche hermine, qui aime mieux mourir que davoir une tache sur sa fourrure de neige. Un profond sentiment du catholicisme et des murs féodales respire dans tout ce théâtre, vraiment national dorigine, de fond et de forme. La division en trois journées, suivie par les auteurs espagnols, est assurément la plus raisonnable et la plus logique. Lexposition, le nud et le dénouement, telle est la distribution naturelle de toute action dramatique bien entendue, et nous ferions bien de ladopter, au lieu de lantique coupe en cinq actes, dont deux sont si souvent inutiles, le second et le quatrième. Il ne faudrait pas cependant simaginer que les anciennes pièces espagnoles fussent exclusivement sublimes. Le grotesque, cet élément, indispensable de lart du moyen-âge, sy glisse sous la forme du gracioso et du bobo (niais), qui égaie le sérieux de laction par des plaisanteries et des jeux de mots plus ou moins hasardés, et produit, à, côté du héros, leffet de ces nains difformes, à pourpoint bariolé, jouant avec des lévriers plus grands queux, quon voit figurer auprès, de quelque roi ou de quelque prince dans les vieux portraits des galeries. Moratin, lauteur du Si delas Niñas, de El Cafe, dont on peut voir le tombeau au Père Lachaise de Paris, est le dernier reflet de lart dramatique espagnol, comme le vieux peintre Goya, mort à Bordeaux en 1826, a été le dernier descendant reconnaissable encore du grand Velasquez. Maintenant on ne représente plus guère sur les théâtres dEspagne que des traductions de mélodrames et de vaudevilles français. A Jaën, au cur de lAndalousie, on joue le Sonneur de Saint-Paul ; à Cadix, à deux pas de lAfrique, le Gamin de Paris. Les saynetes, autrefois si gais, si originaux, dune si haute saveur locale, ne sont plus que des imitations empruntées au répertoire du théâtre des Variétés. Sans parler de don Martinez de la Rosa, de don Antonio Gil y Zarate, qui appartiennent déjà à une époque moins récente, la Péninsule compte cependant plusieurs jeunes gens de talent et despérance ; mais lattention publique, en Espagne comme en France, est détournée par la gravité des évènemens. Hartzembusch, lauteur des Amans de Teruel ; Castro y Orozco, à qui lon doit Fray Luis de Leon, ou le Siècle et le Monde ; Sorilla, qui a fait représenter avec succès le drame el Rey y el Zapatero ; Breton de los Herreros, le duc de Rivas, Larra, qui sest tué par amour ; Espronceda, dont les journaux viennent dannoncer la mort, et qui portait dans ses compositions une énergie passionnée et farouche, quelquefois digne de Byron, son modèle, sont, hélas ! pour les deux derniers il faut dire étaient, des littérateurs pleins de mérite, des poètes ingénieux, élégans et faciles, qui pourraient prendre place à côté des anciens maîtres, sil ne leur manquait ce qui nous manque à tous, la certitude, un point de départ assuré, un fonds didées communes avec le public. Le point dhonneur et lhéroïsme des vieilles pièces nest plus compris ou semble ridicule, et la croyance moderne nest pas encore assez formulée pour que les poètes puissent la traduire. Il ne faut donc pas trop blâmer la foule qui, en attendant, envahit le cirque et va chercher les émotions où elles se trouvent ; après tout, ce nest pas la faute du peuple si les théâtres ne sont pas plus attrayans ; tant pis pour nous, poètes, si nous nous laissons vaincre par les gladiateurs. En somme, il est plus sain pour lesprit et le cur de voir un homme de courage tuer une bête féroce en face du ciel que dentendre un histrion sans talent chanter un vaudeville obscène, ou débiter de la littérature frelatée devant une rampe fumeuse.
THEOPHILE GAUTIER. |