Revue des Deux Mondes,
tome 27, 1841
Théophile Gautier
Espagne, poésie
Avant dabandonner à tout jamais ce globe,
Pour aller voir là-haut ce que Dieu nous dérobe,
Et de faire à mon tour au pays inconnu
Ce voyage dont nul nest encor revenu,
Jai voulu visiter les cités et les hommes,
Et connaître laspect de ce monde où nous sommes.
Depuis mes jeunes ans dun grand désir épris,
Jétouffais à létroit dans ce vaste
Paris;
Une voix me parlait et me disait: « Cest lheure;
« Va, déracine-toi du seuil de ta demeure;
« Larbre pris par le pied, le minéral pesant,
« Sont jaloux de loiseau, sont jaloux du passant,
« Et puisque Dieu ta fait de nature mobile,
« Quil ta donné la vie, et le sang, et la bile,
« Pourquoi donc végéter et te cristalliser
« A regarder les jours sous ton arche passer ?
« Il est au monde, il est des spectacles sublimes,
« Des royaumes quon voit en gravissant les cimes,
« De noirs Escurials mystérieux granits,
« Et de bleus océans, visibles infinis.
« Donc, sans ten rapporter à son image ronde,
« Par toi-même connais la figure du monde.»
Tout bas à mon oreille ainsi la voix chantait,
Et le désir ému dans, mon cur palpitait.
Comme au jour du départ on voit parmi les nues
Tournoyer et crier une troupe de grues,
Mes rêves palpitans prêts à prendre leur vol
Tournoyaient dans les airs et dédaignaient le sol;
Au colombier, le soir, ils rentraient à grand peine,
Et des hôtes pensifs qui hantent lame humaine,
Il ne sasseyait plus à mon triste foyer
Que lennui, ce fâcheux quon ne peut renvoyer!
Lamour aux longs tourmens, aux plaisirs éphémères,
Lart et la fantaisie aux fertiles chimères,
Lentretien des amis et les chers compagnons
Intimes dont souvent on ignora les noms,
La famille sincère où lame se repose
Ne pouvaient plus suffire à mon esprit morose;
Et sur lâpre rocher où descend le vautour
Je me rongeais le foie en attendant le jour.
Je sentais le désir dêtre absent de moi-même;
Loin de ceux que je hais et loin de ceux que jaime,
Sur une terre vierge et sous un ciel nouveau,
Je voulais écouter mon cur et mon cerveau,
Et savoir, fatigué de stériles études,
Quels baumes contenait lurne des solitudes,
Quels mots balbutiait avec ses bruits confus,
Dans la rumeur des flots et des arbres touffus,
La nature, ce livre où la plume divine
Écrit le grand secret que nul oeil ne devine!
Je suis parti, laissant sur le seuil inquiet,
Comme un manteau trop vieux que lon quitte à regret,
Cette lente moitié de la nature humaine,
Lhabitude au pied sûr qui toujours y ramène,
Les pâles visions, compagnons de mes nuits,
Mes travaux, mes amours, et tous mes chers ennuis.
La poitrine oppressée et les yeux tout humides
Avant dêtre emporté par les chevaux rapides,
Jai retourné la tête à langle du chemin,
Et jai vu me faisant des signes de la main,
Comme un groupe plaintif damantes délaissées,
Sur la porte debout ma vie et mes pensées.
Hélas! que vais-je faire et que vais-je chercher ?
Lhorizon charme loeil : à quoi bon le toucher ?
Pourquoi dun pied réel fouler les blondes grèves,
Et les rivages dor de lunivers des rêves ?
Poète, tu sais bien que la réalité
A besoin, pour couvrir sa triste nudité,
Du manteau que lui file à son rouet divoire
Limagination, menteuse quil faut croire ;
Que tout homme en son cur porte son Chanaan,
Et son Eldorado par-delà lOcéan.
Nas-tu pas dans tes mains assez crevé de bulles,
De rêves gonflés dair et despoirs ridicules
?
Plongeur, nas-tu pas vu sous leau du lac dazur
Les reptiles grouiller dans le limon impur ?
Lobjet le plus hideux que le lointain estompe
Prend une belle forme où le regard se trompe,
Le mont chauve et pelé doit à léloignement
Les changeantes couleurs de son beau vêtement ;
Approchez ce nest plus que rocs noirs et difformes,
Escarpemens abrupts, entassemens énormes,
Sapins échevelés, broussailles au poil roux,
Gouffres vertigineux et torrens en courroux.
Je le sais, je le sais. Déception amère !
Hélas jai trop souvent pris au vol ma chimère!
Je connais quels replis terminent ces beaux corps,
Et la syrène peut métaler ses trésors :
A travers sa beauté je vois, sous les eaux noires,
Frétiller vaguement sa queue et ses nageoires.
Aussi ne vais-je pas, de vains mots ébloui,
Chercher sous dautres cieux mon rêve épanoui;
Je ne crois pas trouver devant moi toutes faites
Au coin des carrefours, les strophes des poètes,
Ni pouvoir en passant cueillir à pleines mains
Les fleurs de lidéal aux chardons des chemins.
Mais je suis curieux dessayer de labsence,
Et de voir ce que peut cette sourde puissance;
Je veux savoir quel temps, sans être enseveli,
Je flotterai sur leau qui ne garde aucun pli,
Et dans combien de jours, comme un peu de fumée,
Des curs éteints senvole une mémoire aimée.
Le voyage est un maître aux préceptes amers ;
Il vous montre loubli dans les curs les plus chers
Et vous prouve, misère et tristesse suprême!
Quingrat à votre tour vous oubliez vous-même.
Pauvre atome perdu, point dans limmensité,
Vous apprenez ainsi votre inutilité;
Votre départ na rien dérangé dans le monde;
Déjà votre sillon sest refermé sur londe.
Oubli par les uns, aux autres inconnu,
Dans des lieux où jamais votre nom nest venu,
Parmi des yeux distraits et des visages mornes,
Vous allez sur la terre et sur la mer sans bornes.
Par labsence à la mort vous vous accoutumez.
Cependant laraignée à vos volets fermés
Suspend sa toile ronde, et la maison déserte
Semble navoir plus dame et pleurer votre perte,
Et le chien qui sennuie et voudrait vous revoir
Au détour du chemin va hurler chaque soir.
EN PASSANT A VERGARA
No vaya usted a ver eso que le dara gana de vomitar;
Nous avions avec nous une jeune Espagnole
A lallure hardie, à la toilette folle,
Au grand front éclatant comme un marbre poli,
Où la réflexion na jamais fait un pli,
Encadré de cheveux qui venaient en désordre
Sur un col satiné nonchalamment se tordre ;
Des sourcils de velours avec de grands yeux noirs,
Renvoyant des éclairs comme un piége à miroirs
;
Un rire éblouissant, épanoui, sonore,
Belle fleur de gaîté quun seul mot fait éclore
;
Des dents de jeune loup, pures comme du lait,
Dont lémail insolent sans trêve étincelait
;
Une taille cambrée en cavale andalouse,
Des pieds mignons à rendre une reine jalouse ;
Et puis sur tout cela je ne sais quoi de fou,
Des mouvemens doiseau dans les poses du cou,
De petits airs penchés, des tournures de hanches,
De certaines façons de porter ses mains blanches,
Comme dans les tableaux où le vieux Zurbaran
Sous le nom dune sainte, en habit castillan,
Représente une dame avec des pandelocques,
Des plumes, du clinquant et des modes baroques.
Or pendant que jerrais dans la vaste fonda,
Attendant quon servît la olla podrida,
Et que je regardais, ardent à tout connaître,
La cage du grillon pendue à la fenêtre,
Un mort passa, - parant pour le royaume noir ;
Et comme je voulais descendre pour le voir,
(Car sur le front des morts le rêveur cherche à lire
Ce terrible secret quaucun deux na pu dire)
LEspagnole, posant ses doigts blancs sur mon bras,
Me retint et me dit: Oh! ne descendez pas,
Cela vous donnerait, à coup sûr, la nausée !
Elle jeta ces mots vaguement, sans pensée,
De cet air de dégoût mêlé dun peu
deffroi
Quon aurait en parlant dun reptile au corps froid.
Ce spectacle, effrayant pour le héros lui-même,
Qui fait pâlir encor le front du chartreux blême,
Après vingt ans de jeûne et dangoisses passés,
Un crâne sous la main, entre des murs glacés,
La mort na donc pour toi ni leçon ni tristesse ;
Et parce que tu bois le vin de ta jeunesse,
Que tes cheveux sont noirs et tes regards ardens,
Quil nest pas une tache aux perles de tes dents,
Tu crois vivre toujours, sans quà ton front splendide
Le temps avec son ongle ose écrire une ride ?
Et tu méprises fort, dans ton éclat vermeil,
Le cadavre au teint vert qui dort le grand sommeil !
Et pourtant ce débris fut le temple dune ame ;
Ce néant a vécu; cette lampe sans flamme
Que la bouche inconnue a soufflé en passant,
Naguère eut le rayon qui téclaire à présent.
Sans doute; mais pourquoi plonger dans ces mystères ?
Laissons rêver les morts dans leurs lits solitaires,
En couversation avec le ver impur!
A nous la vie, à nous le soleil et lazur,
A nous tout ce qui chante, à nous tout ce qui brille,
Les courses de taureaux dans Madrid ou Séville,
Les pesans picadors et les légers chulos,
Les mules secouant leurs grappes de grelots,
Les chevaux éventrés et le taureau qui râle,
Fondant, lépée au cou, sur le matador pâle!
A nous la castagnette, à nous le pandero,
La cachuca lascive et le gai boléro,
Le jeu de léventail, le soit, aux promenades,
Et sous le balcon dor les molles sérénades !
Les vivans sont charmans, et les morts sont affreux,
Oui; - mais le ver un jour rongera ton oeil creux,
Et comme un fruit gâté, superbe créature,
Ton beau corps ne sera que cendre et pourriture,
Et le mort outragé, se levant à demi,
Dira, le regard lourd davoir long-temps dormi:
« Dédaigneuse ! à ton tour tu donnes la nausée;
Ta figure est déjà bleue et décomposée,
Tes parfums sont changés en fétides odeurs,
Et tu nes quun ramas deffroyables laideurs! »
EN ALLANT A LA CHARTEUSE DE MIRAFLORES
Oui, cest une montée âpre, longue et poudreuse,
Un revers décharné, vrai site de chartreuse;
Les pierres du chemin qui croulent sous les pieds
Trompent à chaque instant les pas mal appuyés.
Pas un brin dherbe vert, pas une teinte fraîche:
On ne voit que des murs bâtis en pierre sèche,
Des groupes contrefaits doliviers rabougris
Au feuillage malsain, couleur de vert de gris,
Des pentes au soleil que nulle fleur négaie,
Des roches de granit et des ravins de craie ;
Et lon se sent le cur de tristesse serré.
Mais quand on est en haut, coup doeil inespéré
!
Lon aperçoit là-bas, dans le bleu de la plaine,
Léglise où dort le Cid près de doña
Chimène.
LA FONTAINE DU CIMETIERE
A la morne chartreuse, entre des murs de pierre,
En place de jardin lon voit un cimetière,
Un cimetière nu comme un sillon fauché,
Sans croix, sans monumens, sans tertre qui se hausse :
Loubli couvre le nom, lherbe couvre la fosse ;
La mère ignorerait où son fils est couché.
Les végétations maladives du cloître
Seules sur ce terrain peuvent germer et croître,
Dans lhumidité froide à lombre des longs
murs ;
Des morts abandonnés douces consolatrices,
Les fleurs noseraient pas incliner leurs calices
Sur le vague tombeau de ces dormeurs obscurs.
Au milieu, deux cyprès à la noire verdure
Profilent tristement leur silhouette dure,
Longs soupirs de feuillage élancés vers les cieux
!
Pendant que du bassin dune avare fontaine
Tombe en frange effilée une nappe incertaine
Comme des pleurs furtifs qui débordent les yeux.
Par les saints ossemens des vieux moines filtrée
Leau coule à flots si clairs dans la vasque éplorée,
Que pour en boire un peu je mapprochai du bord.
Dans le cristal glacé quand je trempai ma lèvre,
Je me sentis saisi par un frisson de fièvre :
Cette eau de diamant avait un goût de mort !
Chartreuse de Miraflores, près de Burgos
DANS LA SIERRA
Jaime dun fol amour les monts fiers et sublimes,
Les plantes nosent pas poser leurs pieds frileux
Sur le linceul dargent qui recouvre leurs cimes,
Le soc sémousserait à leurs pics anguleux.
Ni vigne aux bras lascifs, ni blés dorés, ni seigles,
Rien qui rappelle lhomme et le travail maudit;
Dans leur air libre et pur nagent des essaims daigles,
Et lécho du rocher siffle lair du bandit.
Ils ne rapportent rien, et ne sont pas utiles,
Ils nont que leur beauté, je le sais, cest bien
peu,
Mais moi je les préfère aux champs gras et fertiles,
Qui sont si loin du ciel quon ny voit jamais Dieu.
Grenade, Sierra-Nevada.
AU BORD DE LA MER
La lune, de ses mains distraites,
A laissé choir du haut de lair
Son grand éventail à paillettes
Sur le bleu tapis de la mer.
Pour le ravoir, elle se penche
Et tend son beau bras argenté ;
Mais léventail fuit sa main blanche,
Par le flot qui passe emporté,
Au gouffre amer, pour te le rendre,
Lune jirais bien me jeter,
Si tu pouvais du ciel descendre,
Au ciel si je pouvais monter
Malaga
THÉ0PHILE GAUTIER
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