Théophile
Gautier 1811 - 1872
Une nuit de Cléopâtre
1838
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Une nuit de Cléopâtre I Cette cange était étroite, de forme allongée, relevée par les deux bouts en forme de corne de lune naissante, svelte de proportions et merveilleusement taillée pour la marche ; une tête de bélier surmontée dune boule dor armait la pointe de la proue, et montrait que lembarcation appartenait à une personne de race royale. Au milieu de la barque sélevait une cabine à toit plat, une espèce de naos ou tente dhonneur, coloriée et dorée, avec une moulure à palmettes et quatre petites fenêtres carrées. Deux chambres également couvertes dhiéroglyphes occupaient les extrémités du croissant ; lune delles, plus vaste que lautre, avait un étage juxtaposé de moindre hauteur, comme les châteaux-gaillards de ces bizarres galères du seizième siècle dessinées par Délia Bella ; la plus petite, qui servait de logement au pilote, se terminait en fronton triangulaire. Le gouvernail était fait de deux immenses avirons ajustés sur des pieux bariolés, et sallongeant dans leau derrière la barque comme les pieds palmés dun cygne ; des têtes coiffées du pschent, et portant au menton la corne allégorique, étaient sculptées à la poignée de ces grandes rames que faisait manuvrer le pilote debout sur le toit de la cabine. Cétait un homme basané, fauve comme du bronze neuf, avec des luisants bleuâtres et miroitants, lil relevé par les coins, les cheveux très noirs et tressés en cordelettes, la bouche épanouie, les pommettes saillantes, loreille détachée du crâne, le type égyptien dans toute sa pureté. Un pagne étroit bridant sur les cuisses et cinq ou six tours de verroteries et damulettes composaient tout son costume. Il paraissait le seul habitant de la cange, car les rameurs, penchés sur leurs avirons et cachés par le plat-bord, ne se faisaient deviner que par le mouvement symétrique des rames ouvertes en côtes déventail à chaque flanc de la barque, et retombant dans le fleuve après un léger temps darrêt. Aucun souffle dair ne faisait trembler latmosphère, et la grande voile triangulaire de la cange, assujettie et ficelée avec une corde de soie autour du mât abattu, montrait que lon avait renoncé à tout espoir de voir le vent sélever. Le soleil du midi décochait ses flèches de plomb ; les vases cendrées des rives du fleuve lançaient de flamboyantes réverbérations ; une lumière crue, éclatante et poussiéreuse à force dintensité, ruisselait en torrents de flamme, lazur du ciel blanchissait de chaleur comme un métal à la fournaise ; une brume ardente et rousse fumait à lhorizon incendié. Pas un nuage ne tranchait sur ce ciel invariable et morne comme léternité. Leau du Nil, terne, et mate, semblait sen-dormir dans son cours et sétaler en nappes détain fondu. Nulle haleine ne ridait sa surface et ninclinait sur leurs tiges les calices de lotus, aussi roides que sils eussent été sculptés ; à peine si de loin en loin le saut dun bechir ou dun fahaka, gonflant son ventre, y faisait miroiter une écaille dargent, et les avirons de la cange semblaient avoir peine à déchirer la pellicule fuligineuse de cette eau figée. Les rives étaient désertes ; une tristesse immense et solennelle pesait sur cette terre, qui ne fut jamais quun grand tombeau, et dont les vivants semblent ne pas avoir eu dautre occupation que dembaumer les morts. Tristesse aride, sèche comme la pierre ponce, sans mélancolie, sans rêverie, nayant point de nuage gris de perle à suivre à lhorizon, pas de source secrète où baigner ses pieds poudreux ; tristesse de sphinx ennuyé de regarder perpétuellement le désert, et qui ne peut se détacher du socle de granit où il aiguise ses griffes depuis vingt siècles. Le silence était si profond, quon eût dit que le monde fût devenu muet, ou que lair eût perdu la faculté de conduire le son. Le seul bruit quon entendît, cétait le chuchotement et les rires étouffés des crocodiles pâmés de chaleur qui se vautraient dans les joncs du fleuve, ou bien quelque ibis qui, fatigué de se tenir debout, une patte repliée sous le ventre et le cou entre les épaules, quittait sa pose immobile, et, fouettant brusquement lair bleu de ses ailes blanches, allait se percher sur un obélisque ou sur un palmier. La cange filait comme la flèche sur leau du fleuve, laissant derrière elle un sillage argenté qui se refermait bientôt ; et quelques globules écumeux, venant crever à la surface, témoignaient seuls du passage de la barque, déjà hors de vue. Les berges du fleuve, couleur docre et de saumon, se déroulaient rapidement comme des bandelettes de papyrus entre le double azur du ciel et de leau, si semblables de ton que la mince langue de terre qui les séparait semblait une chaussée jetée sur un immense lac, et quil eût été difficile de décider si le Nil réfléchissait le ciel, ou si le ciel réfléchissait le Nil. Le spectacle changeait à chaque instant : tantôt cétaient de gigantesques propylées qui venaient mirer au fleuve leurs murailles en talus, plaquées de larges panneaux de figures bizarres ; des pylônes aux chapiteaux évasés, des rampes côtoyées de grands sphinx accroupis, coiffés du bonnet à barbe cannelée, et croisant sous leurs mamelles aiguës leurs pattes de basalte noir ; des palais démesurés faisant saillir sur lhorizon les lignes horizontales et sévères de leur entablement, où le globe emblématique ouvrait ses ailes mystérieuses comme un aigle à lenvergure démesurée ; des temples aux colonnes énormes, grosses comme des tours, où se détachaient sur un fond déclatante blancheur des processions de figures hiéroglyphiques ; toutes les prodigiosités de cette architecture de Titans : tantôt des paysages dune aridité désolante ; des collines formées par de petits éclats de pierre provenant des fouilles et des constructions, miettes de cette gigantesque débauche de granit qui dura plus de trente siècles ; des montagnes exfoliées de chaleur, déchiquetées et zébrées de rayures noires, semblables aux cautérisations dun incendie ; des tertres bossus et difformes, accroupis comme le criocéphale des tombeaux, et découpant au bord du ciel leur attitude contrefaite ; des marnes verdâtres,des ocres roux, des tufs dun blanc farineux, et de temps à autre quelque escarpement de marbre couleur rose-sèche, où bâillaient les bouches noires des carrières. Cette aridité nétait tempérée par rien : aucune oasis de feuillage ne rafraîchissait le regard ; le vert semblait une couleur inconnue dans cette nature ; seulement de loin en loin un maigre palmier sépanouissait à lhorizon, comme un crabe végétal ; un nopal épineux brandissait ses feuilles acérées comme des glaives de bronze ; un carthame, trouvant un peu dhumidité à lombre dun tronçon de colonne, piquait dun point rouge luniformité générale. Après ce coup dil rapide sur laspect du paysage, revenons à la cange aux cinquante rameurs, et, sans nous faire annoncer, entrons de plain-pied dans la naos dhonneur. Lintérieur était peint en blanc, avec des arabesques vertes, des filets de vermillon et des fleurs dor de forme fantastique ; une natte de joncs dune finesse extrême recouvrait le plancher ; au fond sélevait un petit lit à pieds de griffon, avec un dossier garni comme un canapé ou une causeuse moderne, un escabeau à quatre marches pour y monter, et, recherche assez singulière dans nos idées confortables, une espèce dhémicycle en bois de cèdre monté sur un pied, destiné à embrasser le contour de la nuque et à soutenir la tête de la personne couchée. Sur cet étrange oreiller reposait une tête bien charmante, dont un regard fît perdre la moitié du monde, une tête adorée et divine, la femme la plus complète qui ait jamais existé, la plus femme et la plus reine, un type admirable auquel les poètes nont pu rien ajouter, et que les songeurs trouvent toujours au bout de leurs rêves : il nest pas besoin de nommer Cléopâtre. Auprès delle, Charmion, son esclave favorite, balançait un large éventail de plumes dibis ; une jeune fille arrosait dune pluie deau de senteur les petites jalousies de roseaux qui garnissaient les fenêtres de la naos, pour que lair ny arrivât quimprégné de fraîcheur et de parfums. Près du lit de repos, dans un vase dalbâtre rubané, au goulot grêle, à la tournure effilée et svelte, rappelant vaguement un profil de héron, trempait un bouquet de fleurs de lotus, les unes dun bleu céleste, les autres dun rosé tendre, comme le bout des doigts dIsis, la grande déesse. Cléopâtre, ce jour-là, par caprice ou par politique, nétait pas habillée à la grecque ; elle venait dassister à une panégyrie, et elle retournait à son palais dété dans la cange, avec le costume égyptien quelle portait à la fête. Nos lectrices seront peut-être curieuses de savoir comment la reine Cléopâtre était habillée en revenant de la Mammisi dHermonthis où lon adore la triade du dieu Mandou, de la déesse Ritho et de leur fils Harphré ; cest une satisfaction que nous pouvons leur donner. La reine Cléopâtre avait pour coiffure une espèce de casque dor très léger formé par le corps et les ailes de lépervier sacré ; les ailes, rabattues en éventail de chaque côté de la tête, couvraient les tempes, sallongeaient presque sur le cou, et dégageaient par une petite échancrure une oreille plus rosé et plus délicatement enroulée que la coquille doù sortit Vénus que les Egyptiens nomment Hâtor ; la queue de loiseau occupait la place où sont posés les chignons de nos femmes ; son corps, couvert de plumes imbriquées et peintes de différents émaux, enveloppait le sommet du crâne, et son cou, gracieusement replié vers le front, composait avec la tête une manière de corne étincelante de pierreries ; un cimier symbolique en forme de tour complétait cette coiffure élégante, quoique bizarre. Des cheveux noirs comme ceux dune nuit sans étoiles séchappaient de ce casque et filaient en longues tresses sur de blondes épaules, dont une collerette ou hausse-col, orné de plusieurs rangs de serpentine, dazerodrach et de chrysobéril, ne laissait, hélas ! apercevoir que le commencement ; une robe de lin à côtes diagonales, ? un brouillard détoffe, de lair tramé, ventus textilis, comme dit Pétrone, ? ondulait en blanche vapeur autour dun beau corps dont elle estompait mollement les contours. Cette robe avait des demi-manches justes sur lépaule, mais évasées vers le coude comme nos manches à sabot, et permettait de voir un bras admirable et une main parfaite, le bras serré par six cercles dor et la main ornée dune bague représentant un scarabée. Une ceinture, dont les bouts noués retombaient par devant, marquait la taille de cette tunique flottante et libre ; un mantelet garni de franges achevait la parure, et, si quelques mots barbares neffarouchent point des oreilles parisiennes, nous ajouterons que cette robe se nommait schenti et le mantelet calasiris. Pour dernier détail, disons que la reine Cléopâtre portait de légères sandales fort minces, recourbées en pointe et rattachées sur le cou-de-pied comme les souliers à la poulaine des châtelaines du moyen âge. La reine Cléopâtre navait cependant pas lair de satisfaction dune femme sûre dêtre parfaitement belle et parfaitement parée ; elle se retournait et sagitait sur son petit lit, et ses mouvements assez brusques dérangeaient à chaque instant les plis de son conopeum de gaze que Charmion rajustait avec une patience inépuisable, sans cesser de balancer son éventail. « Lon étouffe dans cette chambre, dit Cléopâtre ; quand même Phtha, dieu du feu, aurait établi ses forges ici, il ne ferait pas plus chaud ; lair est comme une fournaise ». Et elle passa sur ses lèvres le bout de sa petite langue, puis étendit la main comme un malade qui cherche une coupe absente. Charmion, toujours attentive, frappa des mains ; un esclave noir, vêtu dun tonnelet plissé comme la jupe des Albanais et dune peau de panthère jetée sur lépaule entra avec la rapidité dune apparition, tenant en équilibre sur la main gauche un plateau chargé de tasses et de tranches de pastèques, et dans la droite un vase long muni dun goulot comme une théière. Lesclave remplit une des coupes en versant de haut avec une dextérité merveilleuse, et la plaça devant la reine. Cléopâtre toucha le breuvage du bout des lèvres, le reposa à côté delle, et, tournant vers Charmion ses beaux yeux noirs, onctueux et lustrés par une vive étincelle de lumière : « O Charmion ! dit-elle, je mennuie ».
« Je mennuie horriblement, reprit Cléopâtre en laissant pendre ses bras comme découragée et vaincue ; cette Egypte manéantit et mécrase ; ce ciel, avec son azur implacable, est plus triste que la nuit profonde de lErèbe : jamais un nuage ! jamais une ombre, et toujours ce soleil rouge, sanglant, qui vous regarde comme lil dun cyclope ! Tiens, Charmion, je donnerais une perle pour une goutte de pluie ! De la prunelle enflammée de ce ciel de bronze il nest pas encore tombé une seule larme sur la désolation de cette terre ; cest un grand couvercle de tombeau, un dôme de nécropole, un ciel mort et desséché comme les momies quil recouvre ; il pèse sur mes épaules comme un manteau trop lourd ; il me gêne et minquiète ; il me semble que je ne pourrais me lever toute droite sans my heurter le front ; et puis, ce pays est vraiment un pays effrayant ; tout y est sombre, énigmatique, incompréhensible ! Limagination ny produit que des chimères monstrueuses et des mouvements démesurés ; cette architecture et cet art me font peur ; ces colosses, que leurs jambes engagées dans la pierre condamnent à rester éternellement assis les mains sur les genoux, me fatiguent de leur immobilité stupide ; ils obsèdent mes yeux et mon horizon. Quand viendra donc le géant qui doit les prendre par la main et les relever de leur faction de vingt siècles ? Le granit lui-même se lasse à la fin ! Quel maître attendent-ils donc pour quitter la montagne qui leur sert de siège et se lever en signe de respect ? de quel troupeau invisible ces grands sphinx accroupis comme des chiens qui guettent sont-ils les gardiens, pour ne fermer jamais la paupière et tenir toujours la griffe en arrêt ? quont-ils donc à fixer si opiniâtrement leurs yeux de pierre sur léternité et linfini ? quel secret étrange leurs lèvres serrées retiennent-elles dans leur poitrine ? A droite, à gauche, de quelque côté que lon se tourne, ce ne sont que des monstres affreux à voir, des chiens à tête dhomme, des hommes à tête de chien, des chimères nées daccouplements hideux dans la profondeur ténébreuse des syringes, des Anubis, des Typhons, des Osiris, des éperviers aux yeux jaunes qui semblent vous traverser de leurs regards inquisiteurs et voir au delà de vous des choses que lon ne peut redire ; ? une famille danimaux et de dieux horribles aux ailes écaillées, au bec crochu, aux griffes tranchantes, toujours prêts à vous dévorer et à vous saisir, si vous franchissez le seuil du temple et si vous levez le coin du voile ! Sur les murs, sur les colonnes, sur les plafonds, sur les planchers, sur les palais et sur les temples, dans les couloirs et les puits les plus profonds des nécropoles, jusquaux entrailles de la terre, où la lumière narrive pas, où les flambeaux séteignent faute dair, et partout, et toujours, dinterminables hiéroglyphes sculptés et peints, racontant en langage inintelligible des choses que lon ne sait plus et qui appartiennent sans doute à des créations disparues ; prodigieux travaux enfouis, où tout un peuple sest usé à écrire lépitaphe dun roi ! Du mystère et du granit, voilà lEgypte ; beau pays pour une jeune femme et une jeune reine ! Lon ne voit que symboles menaçants et funèbres, des pedum, des tau, des globes allégoriques, des serpents enroulés, des balances où lon pèse les âmes, ? linconnu, la mort, le néant ! Pour toute végétation des stèles bariolées de caractères bizarres ; pour allées darbres, des avenues dobélisques de granit ; pour sol, dimmenses pavés de granit dont chaque montagne ne peut fournir quune seule dalle ; pour ciel, des plafonds de granit : ? léternité palpable, un amer perpétuel sarcasme contre la fragilité et la brièveté de la vie ! ? des escaliers faits pour des enjambées de Titan, que le pied humain ne saurait franchir et quil faut monter avec des échelles ; des colonnes que cent bras ne pourraient entourer, des labyrinthes où lon marcherait un an sans en trouver lissue ! ? le vertige de lénormité, livresse du gigantesque, leffort désordonné de lorgueil qui veut graver à tout prix son nom sur la surface du monde ! Et puis, Charmion, je te le dis, jai une pensée qui me fait peur ; dans les autres contrées de la terre on brûle les cadavres, et leur cendre bientôt se confond avec le sol. Ici lon dirait que les vivants nont dautre occupation que de conserver les morts ; des baumes puissants les arrachent à la destruction ; ils gardent tous leur forme et leur aspect ; lâme évaporée, la dépouille reste, sous ce peuple il y a vingt peuples ; chaque ville a les pieds sur vingt étages de nécropoles ; chaque génération qui sen va fait une population de momies a une cité ténébreuse : sous le père vous trouvez le grand-père et laïeul dans leur boîte peinte et dorée, tels quils étaient pendant la vie, et vous fouilleriez toujours que vous en trouveriez toujours ! Quand je songe à ces multitudes emmaillottées de bandelettes, à ces myriades de spectres desséchés qui remplissent les puits funèbres et qui sont là depuis deux mille ans, face à face, dans leur silence que rien ne vient troubler, pas même le bruit que fait en rampant le ver du sépulcre, et quon trouvera intacts après deux autres mille ans, avec leurs chats, leurs crocodiles, leurs ibis, tout ce qui a vécu en même temps queux, il me prend des terreurs, et je me sens courir des frissons sur la peau. Que se disent-ils, puisquils ont encore des lèvres, et que leur âme, si la fantaisie lui prenait de revenir, trouverait leur corps dans létat où elle la quitté ? LEgypte est vraiment un royaume sinistre, et bien peu fait pour moi, la rieuse et la folle ; tout y renferme une momie ; cest le cur et le noyau de toute chose. Après mille détours, cest là que vous aboutissez ; les pyramides cachent un sarcophage. Néant et folie que tout cela. Eventrez le ciel avec de gigantesques triangles de pierre, vous nallongerez pas votre cadavre dun pouce. Comment se réjouir et vivre sur une terre pareille, où lon ne respire pour parfum que lodeur acre du naphte et du bitume qui bout dans les chaudières des embaumeurs, où le plancher de votre chambre sonne le creux parce que les corridors des hypogées et des puits mortuaires sétendent jusque sous votre alcôve ? Etre la reine des momies, avoir pour causer ces statues roides et contraintes, cest gai ! Encore, si, pour tempérer cette tristesse, javais quelque passion au cur, un intérêt à la vie, si jaimais quelquun ou quelque chose, si jétais aimée ! mais je ne le suis point. Voilà pourquoi je mennuie, Charmion ; avec lamour, cette Egypte aride et renfrognée me paraîtrait plus charmante que la Grèce avec ses dieux divoire, ses temples de marbre blanc, ses bois de lauriers-roses et ses fontaines deau vive. Je ne songerais pas à la physionomie baroque dAnubis et aux épouvantements des villes souterraines ». Charmion sourit dun air incrédule. « Ce ne doit pas être là un sujet de chagrin pour vous ; car chacun de vos regards perce les curs comme les flèches dor dEros lui-même. ? Une reine, reprit Cléopâtre, peut-elle savoir si cest le diadème ou le front que lon aime en elle ? Les rayons de sa couronne sidérale éblouissent les yeux et le cur, descendue des hauteurs du trône, aurais-je la célébrité et la vogue de Bacchide ou dArchenassa, de la première courtisane venue dAthènes ou de Milet ? Une reine, cest quelque chose de si loin des hommes, de si élevé, de si séparé, de si impossible ! Quelle présomption peut se flatter de réussir dans une pareille entreprise ? Ce nest plus une femme, cest une figure auguste et sacrée qui na point de sexe, et que lon adore à genoux sans laimer, comme la statue dune déesse. Qui a jamais été sérieusement épris dHère aux bras de neige, de Pallas aux yeux vert de mer ? qui a jamais essayé de baiser les pieds dargent de Thétis et les doigts de rosé de lAurore ? quel amant des beautés divines a pris des ailes pour voler vers les palais dor du ciel ? Le respect et la terreur glacent les âmes en notre présence, et pour être aimée de nos pareils il faudrait descendre dans les nécropoles dont je parlais tout à lheure ». Quoiquelle nélevât aucune objection contre les raisonnements de sa maîtresse, un vague sourire errant sur les lèvres de lesclave grecque faisait voir quelle ne croyait pas beaucoup à cette inviolabilité de la personne royale. « Ah ! continua Cléopâtre, je voudrais quil marrivât quelque chose, une aventure étrange, inattendue ! Le chant des poètes, la danse des esclaves syriennes, les festins couronnés de rosés et prolongés jusquau jour, les courses nocturnes, les chiens de Laconie, les lions privés, les nains bossus, les membres de la confrérie des inimitables, les combats du cirque, les parures nouvelles, les robes de byssus, les unions de perles, les parfums dAsie, les recherches les plus exquises, les somptuosités les plus folles, rien ne mamuse plus ; tout mest indifférent, tout mest insupportable ! ? On voit bien, dit tout bas Charmion, que la reine na pas eu damant et na fait tuer personne depuis un mois ». Fatiguée dune aussi longue tirade, Cléopâtre prit encore une fois la coupe posée à côté delle, y trempa ses lèvres, et, mettant sa tête sous son bras avec un mouvement de colombe, sarrangea de son mieux pour dormir. Charmion lui défit ses sandales et se mit à lui chatouiller doucement la plante des pieds avec la barbe dune plume de paon ; le sommeil ne tarda pas à jeter sa poudre dor sur les beaux yeux de la sur de Ptolémée. Maintenant que Cléopâtre dort, remontons sur le pont de la cange et jouissons de ladmirable spectacle du soleil couchant. Une large bande violette, fortement chauffée de tons roux vers loccident, occupe toute la partie inférieure du ciel ; en rencontrant les zones dazur, la teinte violette se fond en lilas clair et se noie dans le bleu par une demi-teinte rosé ; du côté où le soleil, rouge comme un bouclier tombé des fournaises de Vulcain, jette ses ardents reflets, la nuance tourne au citron pâle, et, produit des teintes pareilles à celles des turquoises. Leau frisée par un rayon oblique a léclat mat dune glace vue du côté du tain, ou dune lame damasquinée ; les sinuosités de la rive, les joncs, et tous les accidents du bord sy découpent en traits fermes et noirs qui en font vivement ressortir la réverbération blanchâtre. A la faveur de cette clarté crépusculaire vous apercevrez là-bas, comme un grain dépoussière tombé sur du vif-argent, un petit point brun qui tremble dans un réseau de filets lumineux. Est-ce une sarcelle qui plonge, une tortue qui se laisse aller à la dérive, un crocodile levant, pour respirer lair moins brûlant du soir, le bout de son rostre squammeux, le ventre dun hippopotame qui sépanouit à fleur deau ? ou bien encore quelque rocher laissé à découvert par la décroissance du fleuve ? car le vieil Hopi-Mou, père des eaux, a bien besoin de remplir son urne tarie aux pluies du solstice dans les montagnes de la Lune. Ce nest rien de tout cela. Par les morceaux dOsiris si heureusement recousus ! cest un homme qui paraît marcher et patiner sur leau... lon peut voir maintenant la nacelle qui le soutient, une vraie coquille de noix, un poisson creusé, trois bandes décorce ajustées, une pour le fond et deux pour les plats-bords, le tout solidement relié aux deux pointes avec une corde engluée de bitume. Un homme se tient debout, un pied sur chaque bord de cette frêle machine, quil dirige avec un seul aviron qui sert en même temps de gouvernail, et, quoique la cange royale file rapidement sous leffort de cinquante rameurs, la petite barque noire gagne visiblement sur elle. Cléopâtre désirait un incident étrange, quelque chose dinattendu ; cette petite nacelle effilée, aux allures mystérieuses, nous a tout lair de porter sinon une aventure, du moins un aventurier. Peut-être contient-elle le héros de notre histoire : la chose nest pas impossible. Cétait, en tout cas, un beau jeune homme de vingt ans, avec des cheveux si noirs quils paraissaient bleus, une peau blonde comme de lor, et de proportions si parfaites, quon eût dit un bronze de Lysippe ; bien quil ramât depuis longtemps, il ne trahissait aucune fatigue, et il navait pas sur le front une seule perle de sueur. Le soleil plongeait sous lhorizon, et sur son disque échancré se dessinait la silhouette brune dune ville lointaine que lil naurait pu discerner sans cet accident de lumière ; il séteignit bientôt tout à fait, et les étoiles, belles de nuit du ciel, ouvrirent leur calice dor dans lazur du firmament. La cange royale, suivie de près par la petite nacelle, sarrêta près dun escalier de marbre noir, dont chaque marche supportait un de ces sphynx haïs de Cléopâtre. Cétait le débarcadère du palais dété. Cléopâtre, appuyée sur Charmion, passa rapidement comme une vision étincelante entre une double haie desclaves portant des fanaux. Le jeune homme prit au fond de la barque une grande peau de lion, la jeta sur ses épaules, sauta légèrement à terre, tira la nacelle sur la berge et se dirigea vers le palais. III Il nest peut-être pas très aisé de retrouver ce que pensait, il y a tantôt deux mille ans, un jeune homme de la terre de Kémé qui suivait la barque de Cléopâtre, reine et déesse Evergète, revenant de la Mammisi dHermonthis. Nous essayerons cependant. Meïamoun, fils de Mandouschopsch, était un jeune homme dun caractère étrange ; rien de ce qui touche le commun des mortels ne faisait impression sur lui ; il semblait dune race plus haute, et lon eût dit le produit de quelque adultère divin. Son regard avait léclat et la fixité dun regard dépervier, et la majesté sereine siégeait sur son front comme sur un piédestal de marbre ; un noble dédain arquait sa lèvre supérieure et gonflait ses narines comme celles dun cheval fougueux ; quoiquil eût presque la grâce délicate dune jeune fille, et que Dionysius, le dieu efféminé, neût pas une poitrine plus ronde et plus polie, il cachait sous cette molle apparence des nerfs dacier et une force herculéenne ; singulier privilège de certaines natures antiques de réunir la beauté de la femme à la force de lhomme. Quant à son teint, nous sommes obligé davouer quil était fauve comme une orange, couleur contraire à lidée blanche et rosé que nous avons de la beauté ; ce qui ne lempêchait pas dêtre un fort charmant jeune homme, très recherché par toute sorte de femmes jaunes, rouges, cuivrées, bistrées, dorées, et même par plus dune blanche Grecque. Daprès ceci, nallez pas croire que Meïamoun fût un homme à bonnes fortunes : les cendres du vieux Priam, les neiges dHippolyte lui-même nétaient pas plus insensibles et plus froides ; le jeune néophyte en tunique blanche, qui se prépare à linitiation des mystères dIsis, ne mène pas une vie plus chaste ; la jeune fille qui transit à lombre glaciale de sa mère na pas cette pureté craintive. Les plaisirs de Meïamoun, pour un jeune homme de si farouche approche, étaient cependant dune singulière nature : il partait tranquillement le matin avec son petit bouclier de cuir dhippopotame, son harpé ou sabre à lame courbe, son arc triangulaire et son carquois en peau de serpent, rempli de flèches barbelées ; puis il senfonçait dans le désert, et faisait galoper sa cavale aux jambes sèches, à la tête étroite, à la crinière échevelée, jusquà ce quil trouvât une trace de lionne : cela le divertissait beaucoup daller prendre les petits lionceaux sous le ventre de leur mère. En toutes choses il naimait que le périlleux ou limpossible ; il se plaisait fort à marcher dans des sentiers impraticables, à nager dans une eau furieuse, et il eût choisi pour se baigner dans le Nil précisément lendroit des cataractes : labîme lappelait. Tel était Meïamoun, fils de Mandouschopsch. Depuis quelque temps son humeur était devenue encore plus sauvage ; il senfonçait des mois entiers dans locéan de sables et ne reparaissait quà de rares intervalles. Sa mère inquiète se penchait vainement du haut de sa terrasse et interrogeait le chemin dun il infatigable. Après une longue attente, un petit nuage de poussière tourbillonnait à lhorizon ; bientôt le nuage crevait et laissait voir Meïamoun couvert de poussière sur sa cavale maigre comme une louve, lil rouge et sanglant, la narine frémissante, avec des cicatrices au flanc, cicatrices qui nétaient pas des marques déperon. Après avoir pendu dans sa chambre quelque peau dhyène ou de lion, il repartait. Et cependant personne neût pu être plus heureux que Meïamoun ; il était aimé de Nephté, la fille du prêtre Afomouthis, la plus belle personne du nome dArsinoïte. Il fallait être Meïamoun pour ne pas voir que Nephté avait des yeux charmants relevés par les coins avec une indéfinissable expression de volupté, une bouche où scintillait un rouge sourire, des dents blanches et limpides, des bras dune rondeur exquise et des pieds plus parfaits que les pieds de jaspe de la statue dIsis : assurément il ny avait pas dans toute lEgypte une main plus petite et des cheveux plus longs. Les charmes de Nephté neussent été effacés que par ceux de Cléopâtre. Mais qui pourrait songer à aimer Cléopâtre ? Ixion, qui fut amoureux de Junon, ne serra dans ses bras quune nuée, et il tourne éternellement sa roue aux enfers. Cétait Cléopâtre quaimait Meïamoun ! Il avait dabord essayé de dompter cette passion folle ; il avait lutté corps à corps avec elle ; mais on nétouffe pas lamour comme on étouffe un lion, et les plus vigoureux athlètes ne sauraient rien y faire. La flèche était restée dans la plaie et il la traînait partout avec lui ; limage de Cléopâtre radieuse et splendide sous son diadème à pointe dor, seule debout dans sa pourpre impériale au milieu dun peuple agenouillé, rayonnait dans sa veille et dans son rêve ; comme limprudent qui a regardé le soleil et qui voit toujours une tache insaisissable voltiger devant lui, Meïamoun voyait toujours Cléopâtre. Les aigles peuvent contempler le soleil sans être éblouis, mais quelle prunelle de diamant pourrait se fixer impunément sur une belle femme, sur une belle reine ? Sa vie était derrer autour des demeures royales pour respirer le même air que Cléopâtre, pour baiser sur le sable, bonheur, hélas ! bien rare, lempreinte, à demi effacée de son pied ; il suivait les fêtes sacrées et les panégyries, tâchant de saisir un rayon de ses yeux, de dérober au passage un des mille aspects de sa beauté. Quelquefois la honte le prenait de cette existence insensée ; il se livrait à la chasse avec un redoublement de furie, et tâchait de mater par la fatigue lardeur de son sang et la fougue de ses désirs. Il était allé à la panégyrie dHermonthis, et, dans le vague espoir de revoir la reine un instant lorsquelle débarquerait au palais dété, il avait suivi la cange dans sa nacelle, sans sinquiéter des acres morsures du soleil par une chaleur à faire fondre en sueur de lave les sphinx haletants sur leurs piédestaux rougis. Et puis, il comprenait quil touchait à un moment suprême, que sa vie allait se décider, et quil ne pouvait mourir avec son secret dans sa poitrine. Cest une étrange situation que daimer une reine ; cest comme si lon aimait une étoile, encore létoile vient-elle chaque nuit briller à sa place dans le ciel ; cest une espèce de rendez-vous mystérieux : vous la retrouvez, vous la voyez, elle ne soffense pas de vos regards ! O misère ! être pauvre, inconnu, obscur, assis tout au bas de léchelle, et se sentir le cur plein damour pour quelque chose de solennel, détincelant et de splendide, pour une femme dont la dernière servante ne voudrait pas de vous ! avoir lil fatalement fixé sur quelquun qui ne vous voit point, qui ne vous verra jamais, pour qui vous nêtes quun flot de la foule pareil aux autres et qui vous rencontrerait cent fois sans vous reconnaître ! navoir, si loccasion de parler se présente, aucune raison à donner dune si folle audace, ni talent de poète, ni grand génie, ni qualité surhumaine, rien que de lamour ; et en échange de la beauté, de la noblesse, de la puissance, de toutes les splendeurs quon rêve, napporter que de la passion ou sa jeunesse, choses rares ! Ces idées accablaient Meïamoun ; couché à plat ventre sur le sable, le menton dans ses mains, il se laissait emporter et soulever par le flot dune intarissable rêverie ; il ébauchait mille projets plus insensés les uns que les autres. Il sentait bien quil tendait à un but impossible, mais il navait pas le courage dy renoncer franchement, et la perfide espérance venait chuchoter à son oreille quelque menteuse promesse. « Hâthor, puissante déesse, disait-il à voix basse, que tai-je fait pour me rendre si malheureux ? te venges-tu du dédain que jai eu pour Nephté, la fille du prêtre Afomouthis ? men veux-tu davoir repoussé Lamia, lhétaïre dAthènes, ou Flora, la courtisane romaine ? Est-ce ma faute, à moi, si mon cur nest sensible quà la seule beauté de Cléopâtre, ta rivale ? Pourquoi as-tu enfoncé dans mon âme la flèche empoisonnée de lamour impossible ? Quel sacrifice et quelles offrandes demandes-tu ? Faut-il télever une chapelle de marbre rosé de Syène avec des colonnes à chapiteaux dorés, un plafond dune seule pièce et des hiéroglyphes sculptés en creux par les meilleurs ouvriers de Memphis ou de Thèbes ? Réponds-moi ». Comme tous les dieux et les déesses que lon invoque, Hâthor ne répondit rien. Meïamoun prit un parti désespéré. Cléopâtre, de son côté, invoquait aussi la déesse Hâthor ; elle lui demandait un plaisir nouveau, une sensation inconnue ; languissamment couchée sur son lit, elle songeait que le nombre des sens est bien borné, que les plus exquis raffinements laissent bien vite venir le dégoût, et quune reine a réellement bien de la peine à occuper sa journée. Essayer des poisons sur des esclaves, faire battre des hommes avec des tigres ou des gladiateurs entre eux, boire des perles fondues, manger une province, tout cela est fade et commun ! Charmion était aux expédients et ne savait plus que faire de sa maîtresse. Tout à coup un sifflement se fît entendre, une flèche vint se planter en tremblant dans le revêtement de cèdre de la muraille. Cléopâtre faillit sévanouir de frayeur. Charmion se pencha à la fenêtre et naperçut quun flocon décume sur le fleuve. Un rouleau de papyrus entourait le bois de la flèche ; il contenait ces mots écrits en caractères phonétiques : « Je vous aime ! » IV La nuit était claire et sereine ; la lune déjà levée dessinait avec de grands angles dombre et de lumière les masses architecturales du palais, détachées en vigueur sur un fond de bleuâtre transparence, et glaçait de moires dargent leau du fleuve où son reflet sallongeait en colonne étincelante ; un léger souffle de brise, quon eût pris pour la respiration des Sphinx endormis, faisait palpiter les roseaux et frissonner les clochettes dazur des lotus ; les câbles des embarcations amarrées au bord du Nil gémissaient faiblement, et le flot se plaignait sur son rivage comme une colombe sans ramier. Un vague parfum de végétation, plus doux que celui des aromates qui brûlent dans Yanschir des prêtres dAnubis, arrivait jusque dans la chambre. Cétait une de ces nuits enchantées de lOrient, plus splendides que nos plus beaux jours, car notre soleil ne vaut pas cette lune. « Ne vois-tu pas là-bas, vers le milieu du fleuve, une tête dhomme qui nage ? Tiens, il traverse maintenant la traînée de lumière et va se perdre dans lombre ; on ne peut plus le distinguer ». Et, sappuyant sur lépaule de Charmion, elle sortait à demi son beau corps de la fenêtre pour tâcher de retrouver la trace du mystérieux nageur. Mais un bois dacacias du Nil, de doums et de sayals, jetait à cet endroit son ombre sur la rivière et protégeait la fuite de laudacieux. Si Meïamoun eût eu le bon esprit de se retourner, il aurait aperçu Cléopâtre, la reine sidérale, le cherchant avidement des yeux à travers la nuit, lui pauvre Egyptien obscur, misérable chasseur de lions. « Charmion, Charmion, fais venir Phrehipephbour, le chef des rameurs, et quon lance sans retard deux barques à la poursuite de cet homme », dit Cléopâtre, dont la curiosité était excitée au plus haut degré. Prehipephbour parut : cétait un homme de la race Nahasi, aux mains larges, aux bras musculeux, coiffé dun bonnet de couleur rouge, assez semblable au casque phrygien, et vêtu dun caleçon étroit, rayé diagonalement de blanc et de bleu. Son buste, entièrement nu, reluisait à la clarté de la lampe, noir et poli comme un globe de jais. Il prit les ordres de la reine et se retira sur-le-champ pour les exécuter. Deux barques longues, étroites, si légères que le moindre oubli déquilibre les eût fait chavirer, fendirent bientôt leau du Nil en sifflant sous leffort de vingt rameurs vigoureux ; mais la recherche fut inutile. Après avoir battu la rivière en tous sens, après avoir fouillé la moindre touffe de roseaux, Phrehipephbour revint au palais sans autre résultat que davoir fait envoler quelque héron endormi debout sur une patte ou troublé quelque crocodile dans sa digestion. Cléopâtre éprouva un dépit si vif de cette contrariété, quelle eut une forte envie de condamner Prehipephbour à la meule ou aux bêtes. Heureusement Charmion intercéda pour le malheureux tout tremblant, qui pâlissait de frayeur sous sa peau noire. Cétait la seule fois de sa vie quun de ses désirs navait pas été aussitôt accompli que formé ; aussi éprouvait-elle une surprise inquiète, comme un premier doute sur sa toute-puissance. Elle, Cléopâtre, femme et sur de Ptolémée, proclamée déesse Evergète, reine vivante des régions den bas et den haut, il de lumière, préférée du soleil, comme on peut le voir dans les cartouches sculptés sur les murailles des temples, rencontrer un obstacle, vouloir une chose qui ne sest pas faite, avoir parlé et navoir pas été obéie ! Autant vaudrait être la femme de quelque pauvre paraschiste inciseur de cadavres et faire fondre du natron dans une chaudière ! Cest monstrueux, cest exorbitant, et il faut être, en vérité, une reine très douce et très clémente pour ne pas faire mettre en croix ce misérable Phrehipephbour. Vous vouliez une aventure, quelque chose détrange et dinattendu ; vous êtes servie à souhait. Vous voyez que votre royaume nest pas si mort que vous le prétendiez. Ce nest pas le bras de pierre dune statue qui a lancé cette flèche, ce nest pas du cur dune momie que viennent ces trois mots qui vous ont émue, vous qui voyez avec un sourire sur les lèvres vos esclaves empoisonnés battre du talon et de la tête, dans les convulsions de lagonie, vos beaux pavés de mosaïque et de porphyre, vous qui applaudissez le tigre lorsquil a bravement enfoncé son mufle dans le flanc du gladiateur vaincu ! Vous aurez tout ce que vous voudrez, des chars dargent étoiles démeraudes, des quadriges de griffons, des tuniques de pourpre teintes trois fois, des miroirs dacier fondu entourés de pierres précieuses, si clairs que vous vous y verrez aussi belle que vous lêtes ; des robes venues du pays de Sérique, si fines, si déliées quelles passeraient par lanneau de votre petit doigt ; des perles dun orient parfait, des coupes de Lysippe ou de Myron, des perroquets de lInde qui parlent comme des poètes ; vous obtiendrez tout, quand même vous demanderiez le ceste de Vénus ou le pschent dIsis mais, en vérité, vous naurez pas ce soir lhomme qui a lancé cette flèche qui tremble encore dans le bois de cèdre de votre lit. Les esclaves qui vous habilleront demain nauront pas beau jeu ; elles ne risquent rien davoir la main légère ; les épingles dor de la toilette pourraient bien avoir pour pelote la gorge de la friseuse maladroite, et lépileuse risque fort de se faire pendre au plafond par les pieds. « Qui peut avoir eu laudace de lancer cette déclaration emmanchée dans une flèche ? Est-ce le monarque Amoun-Ra qui se croit plus beau que lApollon des Grecs ? quen penses-tu, Charmion ? ou bien Chéapsiro, le commandant de lHermothybie, si fier de ses combats au pays de Kousch ! Ne serait-ce pas plutôt le jeune Sextus, ce débauché romain, qui met du rouge, grasseyé en parlant et porte des manches à la persique ? ? Reine, ce nest aucun de ceux-là ; quoique vous soyez la plus belle du monde, ces gens-là vous flattent et ne vous aiment pas. Le monarque Amoun-Ra sest choisi une idole à qui il sera toujours fidèle, et cest sa propre personne ; le guerrier Chéapsiro ne pense quà raconter ses batailles ; quant à Sextus, il est si sérieusement occupé de la composition dun nouveau cosmétique, quil ne peut songer à rien autre chose. Dailleurs, il a reçu des surtouts de Laconie, des tuniques jaunes brochées dor et des enfants asiatiques qui labsorbent tout entier. Aucun de ces beaux seigneurs ne risquerait son cou dans une entreprise si hardie et si périlleuse ; ils ne vous aiment pas assez pour cela. Vous disiez hier dans votre cange que les yeux éblouis nosaient sélever jusquà vous, que lon ne savait que pâlir et tomber à vos pieds en demandant grâce, et quil ne vous restait dautre ressource que daller réveiller dans son cercueil doré quelque vieux pharaon parfumé au bitume. Il y a maintenant un cur ardent et jeune qui vous aime : quen ferez-vous ? » Cette nuit-là, Cléopâtre eut de la peine à sendormir, elle se retourna dans son lit, elle appela longtemps en vain Morphée, frère de la Mort ; elle répéta plusieurs fois quelle était la plus malheureuse des reines, que lon prenait à tâche de la contrarier, que la vie lui était insupportable ; grandes doléances qui touchaient assez peu Charmion, quoiquelle fît mine dy compatir. Laissons un peu Cléopâtre chercher le sommeil qui la fuit et promener ses conjectures sur tous les grands de la cour ; revenons à Meïamoun : plus adroit que Phrehipephbour, le chef des rameurs, nous parviendrons bien à le trouver. Effrayé de sa propre hardiesse, Meïamoun sétait jeté dans le Nil, et avait gagné à la nage le petit bois de palmiers-doums avant que Phrehipephbour eût lancé les deux barques à sa poursuite. Lorsquil eût repris haleine et repoussé derrière ses oreilles ses longs cheveux noirs trempés de lécume du fleuve, il se sentit plus à laise et plus calme. Cléopâtre avait quelque chose qui venait de lui. Un rapport existait entre eux maintenant ; Cléopâtre pensait à lui, Meïamoun. Peut-être était-ce une pensée de courroux, mais au moins il était parvenu à faire naître en elle un mouvement quelconque, frayeur, colère ou pitié ; il lui avait fait sentir son existence. Il est vrai quil avait oublié de mettre son nom sur la bande de papyrus, mais queût appris de plus à la reine : MEIAMOUN, FILS DE MANDOUSCBOPSCH ! Un monarque ou un esclave sont égaux devant elle. Une déesse ne sabaisse pas plus en prenant pour amoureux un homme du peuple quun patricien ou un roi ; de si haut lon ne voit dans un homme que lamour. Le mot qui lui pesait sur la poitrine comme le genou dun colosse de bronze en était enfin sorti ; il avait traversé les airs, il était parvenu jusquà la reine, pointe du triangle, sommet inaccessible ! Dans ce cur blasé il avait mis une curiosité, ? progrès immense ! Meïamoun ne se doutait pas davoir si bien réussi, mais il était plus tranquille, car il sétait juré à lui-même, par la Bari mystique qui conduit les âmes dans lAmenthi, par les oiseaux sacrés, Bennou et Gheughen ; par Typhon et par Osiris, par tout ce que la mythologie égyptienne peut offrir de formidable quil serait lamant de Cléopâtre, ne fût-ce quun jour, ne fût-ce quune nuit, ne fût-ce quune heure, dût-il lui en coûter son corps et son âme. Expliquer comment lui était venu cet amour pour une femme quil navait vue que de loin et sur laquelle il osait à peine lever ses yeux, lui qui ne les baissait pas devant les jaunes prunelles des lions, et comment cette petite graine tombée par hasard dans son âme y avait poussé si vite et jeté de si profondes racines, cest un mystère que nous nexpliquerons pas ; nous avons dit là-haut : Labîme lappelait. Quand il fut bien sûr que Phrehipephbour était rentré avec les rameurs, il se jeta une seconde fois dans le Nil et se dirigea de nouveau vers le palais de Cléopâtre, dont la lampe brillait à travers un rideau de pourpre et semblait une étoile fardée. Léandre ne nageait pas vers la tour de Sestos avec plus de courage et de vigueur, et cependant Meïamoun nétait pas attendu par une Héro prête à lui verser sur la tête des fioles de parfums pour chasser lodeur de la mer et des acres baisers de la tempête. Quelque bon coup de lance ou de harpe était tout ce qui pouvait lui arriver de mieux, et, à vrai dire, ce nétait guère de cela quil avait peur. Il longea quelque temps la muraille du palais dont les pieds de marbre baignaient dans le fleuve, et sarrêta devant une ouverture submergée, par où leau sengouffrait en tourbillonnant. Il plongea deux ou trois fois sans succès ; enfin il fut plus heureux, rencontra le passage et disparut. Cette arcade était un canal voûté qui conduisait leau du Nil aux bains de Cléopâtre.
Lorsquelle séveilla, un gai rayon jouait dans le rideau de la fenêtre dont il trouait la trame de mille points lumineux, et venait familièrement jusque sur le lit voltiger comme un papillon dor autour de ses belles épaules quil effleurait en passant dun baiser lumineux. Heureux rayon que les dieux eussent envié ! Cléopâtre demanda à se lever dune voix mourante comme un enfant malade ; deux de ses femmes lenlevèrent dans leurs bras et la posèrent précieusement à terre, sur une grande peau de tigre dont les ongles étaient dor et les yeux descarboucles. Charmion lenveloppa dune calasiris de lin plus blanche que le lait, lui entoura les cheveux dune résille de fils dargent, et lui plaça les pieds dans des tatbebs de liège sur la semelle desquels, en signe de mépris, lon avait dessiné deux figures grotesques représentant deux hommes des races Nahasi et Nahmou, les mains et les pieds liés, en sorte que Cléopâtre méritait littéralement lépithète de conculcatrice des peuples, que lui donnent les cartouches royaux. Cétait lheure du bain. Cléopâtre sy rendit avec ses femmes. Les bains de Cléopâtre étaient bâtis dans de vastes jardins remplis de mimosas, de caroubiers, daloès, de citronniers, de pommiers persiques, dont la fraîcheur luxuriante faisait un délicieux contraste avec laridité des environs ; dimmenses terrasses soutenaient des massifs de verdure et faisaient monter les fleurs jusquau ciel par de gigantesques escaliers de granit rosé ; des vases de marbre pentélique sépanouissaient comme de grands lis au bord de chaque rampe, et les plantes quils contenaient ne semblaient que leurs pistils ; des chimères caressées par le ciseau des plus habiles sculpteurs grecs, et dune physionomie moins rébarbative que les sphinx égyptiens avec leur mine renfrognée et leur attitude morose, étaient couchées mollement sur le gazon tout piqué de fleurs, comme de sveltes levrettes blanches sur un tapis de salon : cétaient de charmantes figures de femme, le nez droit, le front uni, la bouche petite, les bras délicatement potelés, la gorge ronde et pure, avec des boucles doreilles, des colliers et des ajustements dun caprice adorable, se bifurquant en queue de poisson comme la femme dont parle Horace, se déployant en aile doiseau, sarrondissant en croupe de lionne, se contournant en volute de feuillage, selon la fantaisie de lartiste ou les convenances de la position architecturale : ? une double rangée de ces délicieux monstres bordait lallée qui conduisait du palais à la salle. Au bout de cette allée, on trouvait un large bassin avec quatre escaliers de porphyre ; à travers la transparence de leau diamantée on voyait les marches descendre jusquau fond sablé de poudre dor ; des femmes terminées en gaine comme des cariatides faisaient jaillir de leurs mamelles un filet deau parfumée qui retombait dans le bassin en rosée dargent, et en picotait le clair miroir de ses gouttelettes grésillantes. Outre cet emploi, ces cariatides avaient encore celui de porter sur leur tête un entablement orné de néréides et de tritons en bas-relief et muni danneaux de bronze pour attacher les cordes de soie du vélarium. Au delà du portique lon apercevait des verdures humides et bleuâtres, des fraîcheurs ombreuses, un morceau de la vallée de Tempe transporté en Egypte. Les fameux jardins de Sémiramis nétaient rien auprès de cela. Nous ne parlerons pus de sept ou huit autres salles de différentes températures, avec leur vapeur chaude ou froide, leurs boîtes de parfums, leurs cosmétiques, leurs huiles, leurs pierres ponces, leurs gantelets de crin, et tous les raffinements de lart balnéatoire antique poussé à un si haut degré de volupté et de raffinement. Cléopâtre arriva, la main sur lépaule de Charmion ; elle avait fait au moins trente pas toute seule ! grand effort ! fatigue énorme ! Un léger nuage rosé, se répandant sous la peau transparente de ses joues, en rafraîchissait la pâleur passionnée ; ses tempes blondes comme lambre laissaient voir un réseau de veines bleues ; son front uni, peu élevé comme les fronts antiques, mais dune rondeur et dune forme parfaites, sunissait par une ligne irréprochable à un nez sévère et droit, en façon de camée, coupé de narines rosés et palpitantes à la moindre émotion, comme les naseaux dune tigresse amoureuse ; la bouche petite, ronde, très rapprochée du nez, avait la lèvre dédaigneusement arquée ; mais une volupté effrénée, une ardeur de vie incroyable rayonnait dans le rouge éclat et dans le lustre humide de la lèvre inférieure. Ses yeux avaient des paupières étroites, des sourcils minces et presque sans inflexion. Nous nessayerons pas den donner une idée ; cétait un feu, une langueur, une limpidité étincelante à faire tourner la tête de chien dAnubis lui-même ; chaque regard de ses yeux était un poème supérieur à ceux dHomère ou de Mimnerme ; un menton impérial, plein de force et de domination, terminait dignement ce charmant profil. Elle se tenait debout sur la première marche du bassin, dans une attitude pleine de grâce et de fierté ; légèrement cambrée en arrière, le pied suspendu comme une déesse qui va quitter son piédestal et dont le regard est encore au ciel ; deux plis superbes partaient des pointes de sa gorge et filaient dun seul jet jusquà terre. Cléomène, sil eût été son contemporain et sil eût pu la voir, aurait brisé sa Vénus de dépit. Avant dentrer dans leau, par un nouveau caprice, elle dit à Charmion de lui changer sa coiffure à résilles dargent ; elle aimait mieux une couronne de fleurs de lotus avec des joncs, comme une divinité marine. Charmion obéit ; ? ses cheveux délivrés coulèrent en cascades noires sur ses épaules, et pendirent en grappes comme des raisins mûrs au long de ses belles joues. Puis la tunique de lin, retenue seulement par une agrafe dor, se détacha, glissa au long de son corps de marbre, et sabattit en blanc nuage à ses pieds comme le cygne aux pieds de Léda... Et Meïamoun, où était-il ? O cruauté du sort ! tant dobjets insensibles jouissent de faveurs qui raviraient un amant de joie. Le vent qui joue avec une chevelure parfumée ou qui donne à de belles lèvres des baisers quil ne peut apprécier, leau à qui cette volupté est bien indifférente et qui enveloppe dune seule caresse un beau corps adoré, le miroir qui réfléchit tant dimages charmantes, le cothurne ou le tatbeb qui enferme un divin petit pied : oh ! que de bonheurs perdus ! Cléopâtre trempa dans leau son talon vermeil et descendit quelques marches ; londe frissonnante lui faisait une ceinture et des bracelets dargent, et roulait en perles sur sa poitrine et ses épaules comme un collier défait ; ses grands cheveux, soulevés par leau, sétendaient derrière elle comme un manteau royal ; elle était reine même au bain. Elle allait et venait, plongeait et rapportait du fond dans ses mains des poignées de poudre dor quelle lançait en riant à quelquune de ses femmes ; dautres fois elle se suspendait à la balustrade du bassin, cachant et découvrant ses trésors, tantôt ne laissant voir que son dos poli et lustré, tantôt se montrant entière comme la Vénus Anadyomène, et variant sans cesse les aspects de sa beauté. Tout à coup elle poussa un cri plus aigu que Diane surprise par Actéon ; elle avait vu à travers le feuillage luire une prunelle ardente, jaune et phosphorique comme un il de crocodile ou de lion. Cétait Meïamoun qui, tapi contre terre, derrière une touffe de feuilles, plus palpitant quun faon dans les blés, senivrait du dangereux bonheur de regarder la reine dans son bain. Quoiquil fût courageux jusquà la témérité, le cri de Cléopâtre lui entra dans le cur plus froid quune lame dépée ; une sueur mortelle lui couvrit tout le corps ; ses artères sifflaient dans ses tempes avec un bruit strident, la main de fer de lanxiété lui serrait la gorge et létouffait. Les eunuques accoururent la lance au poing ; Cléopâtre leur désigna le groupe darbres, où ils trouvèrent Meïamoun blotti et pelotonné. La défense nétait pas possible, il ne lessaya pas et se laissa prendre. Ils sapprêtaient à le tuer avec limpassibilité cruelle et stupide qui caractérise les eunuques ; mais Cléopâtre, qui avait eu le temps de senvelopper de sa calasiris, leur fit signe de la main de sarrêter et de lui amener le prisonnier. Meïamoun ne put que tomber à ses genoux en tendant vers elle des mains suppliantes comme vers lautel des dieux. « Es-tu quelque assassin gagé par Rome ? et que venais-tu faire dans ces lieux sacrés doù les hommes sont bannis ? dit Cléopâtre avec un geste dinterrogation impérieuse. ? Que mon âme soit trouvée légère dans la balance de lAmenthi, et que Tmeï, fille du soleil et déesse de la vérité, me punisse si jamais jeus contre vous, ô reine ! une intention mauvaise », répondit Meïamoun toujours à genoux. La sincérité et la loyauté brillaient sur sa figure en caractères si transparents, que Cléopâtre abandonna sur-le-champ cette pensée, et fixa sur le jeune Egyptien des regards moins sévères et moins irrités ; elle le trouvait beau. « Alors, quelle raison te poussait dans un lieu où tu ne pouvais rencontrer que la mort ? ? Je vous aime », dit Meïamoun dune voix basse, mais distincte ; car son courage était revenu comme dans toutes les situations extrêmes et que rien ne peut empirer. « Ah ! fit Cléopâtre en se penchant vers lui et en lui saisissant le bras avec un mouvement brusque et soudain, cest toi qui as lancé la flèche avec le rouleau de papyrus ; par Oms, chien des enfers, tu es un misérable bien hardi ! Je te reconnais maintenant ; il y a longtemps que je te vois errer comme une ombre plaintive autour des lieux que jhabite... Tu étais à la procession dIsis, à la panégyrie dHermonthis ; tu as suivi la cange royale. Ah ! il te faut une reine !... Tu nas point des ambitions médiocres ; tu tattendais sans doute à être payé de retour... Assurément je vais taimer... Pourquoi pas ? ? Reine, répondit Meïamoun avec un air de grave mélancolie, ne raillez pas. Je suis insensé, cest vrai ; jai mérité la mort, cest vrai encore ; soyez humaine, faites-moi tuer. ? Non, jai le caprice dêtre clémente aujourdhui ; je taccorde la vie. ? Que voulez-vous que je fasse de la vie ? Je vous aime. ? Eh bien ! tu seras satisfait, tu mourras, répondit Cléopâtre ; tu as fait un rêve étrange, extravagant ; tes désirs ont dépassé en imagination un seuil infranchissable, ? tu pensais que tu étais César ou Marc-Antoine, tu aimais la reine ! A certaines heures de délire, tu as pu croire quà la suite de circonstances qui narrivent quune fois tous les mille ans, Cléopâtre un jour taimerait. Eh bien ! ce que tu croyais impossible va saccomplir, je vais faire une réalité de ton rêve ; cela me plaît, une fois, de combler une espérance folle. Je veux tinonder de splendeurs, de rayons et déclairs ; je veux que ta fortune ait des éblouissements. Tu étais en bas de la roue, je vais te mettre en haut, brusquement, subitement, sans transition. Je te prends dans le néant, je fais de toi légal dun dieu, et je te replonge dans le néant : cest tout mais ne viens pas mappeler cruelle, implorer ma pitié, ne vas pas faiblir quand lheure arrivera. Je suis bonne, je me prête à ta folie ; jaurais le droit de te faire tuer sur-le-champ ; mais tu me dis que tu maimes, je te ferai tuer demain ; ta vie pour une nuit. Je suis généreuse, je te lachète, je pourrais la prendre. Mais que fais-tu à mes pieds ? relève-toi, et donne-moi la main pour rentrer au palais ». |