Théophile
Gautier 1811 - 1872
Les Jeunes-France
Romans guoguenards
1833
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Appendice
De lobésité en littérature
Cest une question assez difficile à résoudre. Quand jétais jeune (ne pas confondre avec le roman du défunt Bibliophile), et il ny a pas fort longtemps de cela, javais les plus étranges idées à lendroit de lhomme de génie, et voici comment je me le représentais. Un teint dorange ou de citron, les cheveux en flamme de pot à feu des sourcils paraboliques, des yeux excessifs, et la bouche dédaigneusement bouffie par une fatuité byronienne, le vêtement vague et noir, et la main nonchalamment passée dans lhiatus de lhabit. En vérité, je ne me figurais pas autrement un homme de génie et je naurais pas admis un poëte lyrique pesant plus de quatre-vingt-dix-neuf livres ; le quintal meût profondément répugné : il est facile de comprendre par tous ces détails que jétais un romantique pur sang et à tous crins. Mes études zoologiques étaient encore bien incomplètes ; je navais vu ni rhinocéros, ni veau marin, ni tapir, ni orang-outang, ni homme de génie, et je ne prévoyais pas que par la suite je ne fréquenterais que des génies exclusivement, faute dautre société. Javais alors la conviction intime que le génie devait être maigre comme un hareng sauret, daprès le proverbe : La lame use le fourreau, et le vers des Orientales : Son âme avait brisé son corps. Je métais arrangé là-dessus avec dautant plus de sécurité que je nétais pas fort gras à cette époque. Depuis, en confrontant ma théorie avec la réalité, je reconnus que je métais grossièrement trompé, comme cela arrive toujours, et jen vins à formuler cet axiome parfaitement antithétique à mon premier, cest à savoir : Lhomme de génie doit être gras. Oui, lhomme de génie du dix-neuvième siècle est obèse et devient aussi gros quil est grand : la race du littérateur maigre a disparu, elle est devenue aussi rare que la race des petits chiens du roi Charles [1] le littérateur nest plus crotté, les poëtes ne pétrissent plus les boues de la ville avec des bottes sans semelle, ils déjeunent et dînent au moins de deux jours lun, ils ne vont plus, comme Scudéry, manger leur pain avec un morceau de lard rance, dérobé à une souricière, dans quelque allée déserte du Luxembourg ; les hommes de génie ne soupent plus comme autrefois avec la fumée des rôtisseries ; ils prennent leur nourriture sur des tables et dans des assiettes qui sont à eux, ainsi que ceux qui les apportent. Ô progrès fabuleux ! ô sort inespéré ! La poésie, au sortir de ce long jeûne, étonnée, ravie davoir à manger, se mit à travailler des mâchoires de si bon courage, quen très-peu de temps elle prit du ventre. « Ce nest plus Calliope longue et pure raclant du violon dans un carrefour, » cest une femme de Rubens chantant après boire dans un banquet, une joyeuse Flamande au sourire épanoui et vermeil, que toutes les ailes dange dessinées par Johannot en tête des recueils de vers auraient grandpeine à enlever au ciel. Passons aux exemples. M. Victor Hugo, qui, en sa qualité de prince souverain de la poésie romantique, devrait être plus vert que tout autre et avoir les cheveux noirs, a le teint coloré et les cheveux blonds. Sans être de lavis de M. Nisard le difficile, qui trouve au bas de la figure du poëte un caractère danimalité très-développée, nous devons à la vérité de dire quil na pas les joues convenablement creuses, et quil a lair de se porter beaucoup trop bien, comme Napoléon devenu empereur. Le monde et la redingote de M. Hugo ne peuvent contenir sa gloire et son ventre : tous les jours un bouton saute, une boutonnière se déchire ; il ne pourrait plus entrer dans son habit des Feuilles dautomne. Quant au plus fécond de nos romanciers, M. de Balzac, cest un muid plutôt quun homme. Trois personnes, en se donnant la main, ne peuvent parvenir à lembrasser, et il faut une heure pour en faire le tour ; il est obligé de se faire cercler comme une tonne, de peur déclater dans sa peau. Rossini est de la plus monstrueuse grosseur, il y a six ans quil na vu ses pieds ; il porte trois toises de circonférence : on le prendrait pour un hippopotame en culottes, si lon ne savait dailleurs que cest Antonio Joachimo Rossini, le dieu de la musique. Janin laigle et le papillon du Journal des Débats, effondre tous les sophas du dix-huitième siècle sur lesquels il lui prend fantaisie de sasseoir ; son menton et ses joues débordent de tous côtés et passent par-dessus ses favoris ; lhabit et la redingote trop larges sont des chimères pour lui, et tout spirituel quil est, lon noserait pas se hasarder à dire quil a[2] plus desprit quil nest gros. Lart est aujourdhui à un bon point, et M. Alexandre Dumas aussi ; lafricanisme de ses passions nempêche pas lauteur dAntony de devenir très-dodu ; sa taille de tambour-major est cause quil ne parait pas aussi gros que ses rivaux en génie, cependant il pèse autant queux. Cest M. de Balzac passé au laminoir. On fait toujours payer trois places à Lablache dans toutes les voitures publiques si lon veut essayer la solidité dun pont nouveau, on y fait passer le célèbre virtuose. Il défonce tous les planchers de théâtre, et ne peut jouer que sur des parquets de madriers ou des massifs de maçonnerie ; son poids est celui dun éléphant adulte. M. Frédérick-Lemaître remplit très-exactement le pantalon rouge de Robert Macaire, et il ne paraît pas que les désagréments quil a éprouvés de la part des gendarmes laient beaucoup fait maigrir. Au contraire. Byron, sil nétait pas mort fort à propos, serait aujourdhui fort gras ; on sait les peines quil se donnait pour éviter lobésité, qui lui venait comme à un amoureux du Gymnase, car Byron ne concevait que les poëtes maigres et les muses impalpables suçant un massepain tous les quinze jours : il buvait du vinaigre et mangeait des citrons, le naïf grand poëte et grand seigneur quil était. M. Sainte-Beuve commence à voir pousser, sous le poil de chèvre mystérieux de son gilet, labdomen le plus rondelet et le plus satisfaisant» Ô Joseph Delorme du creux de la vallée, quêtes-vous devenu ? M. Sainte-Beuve est un grassouillet quiétiste et clérical qui promet beaucoup. Eugène Sue, qui partage les idées de Byron, se désole de voir son génie lui tomber dans lestomac. Au reste, cet embonpoint nest pas volé, car les muses de ces messieurs sont dune voracité incroyable : il faut voir tous ces poëtes lyriques à lheure de la nourriture. M. Hugo fait dans son assiette de fabuleux mélanges de côtelettes, de haricots à lhuile, de buf à la sauce tomate, domelette, de jambon, de café au lait relevé dun filet de vinaigre, dun peu de moutarde et de fromage de Brie, quil avale indistinctement très-vite et très-longtemps. Il lappe aussi de deux heures en deux heures de grandes terrines de consommé froid. M. Alexandre Dumas demande régulièrement trois beefsteaks pour un, et suit cette proportion pour tout le reste. Quant à M. Théophile Gautier, il renouvellera incessamment lexploit de Milon de Crotone de manger un buf en un jour (les cornes et les sabots exceptés, bien entendu) : ce que ce jeune poëte élégiaque consomme de macaroni par jour donnerait des indigestions à dix lazzarones ; ce quil boit de bière enivrerait dix Flamands de Flandre. M. Sandeau dîne passionnément, et Rossini a toujours lâme à la cuisine ou aux environs. Le cuivre de son orchestre montre une certaine préoccupation de casserole qui ne quitte pas le grand maestro dans ses inspirations les plus sublimes. Nos grands hommes sont de force à lutter avec linspiration, leur pensée peut être aussi affilée et tranchante quun damas turc ; ils ont un fourreau si bien matelassé et rembourré, quil ne sera pas usé de longtemps. Cependant, quoique la graisse soit à lordre du jour, il faut avouer quil y a quelques génies maigres : M. de Lamartine, M. Alfred de Musset, M. Alfred de Vigny, M. Arsène Houssaye, et quelques autres ; mais il est à remarquer que toutes ces gloires, dont les os percent la peau, sont des rêveurs de lécole de la Nouvelle Héloïse ou du jeune Werther, ce qui est peu substantiel et peu propre ai développement des régions abdominales. |