Théophile
Gautier 1811 - 1872
Le
Panthéon, peintures murales 1848
Chapitre VII
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Le Panthéon,
peintures murales Lénonciation très-succinte du projet de décoration imaginé pour le Panthéon, et déjà réalisé par Chenavard, ne nous a pas demandé moins de six articles, et lon trouvera sans doute que nous avons été bref, en songeant que notre travail, outre lhistoire universelle depuis Adam jusquà nos jours, contient les cosmogonies et les théogonies de tous les peuples, plus une immense galerie de portraits idéalisés, où chaque individualité caractéristique nest oubliée, enfin ce monde-ci et lautre, puisque lartiste a complété sa grande épopée de lâme humaine, en la suivant hors de la vie sensible dans les séjours de rémunérations et de peines que lui assignent les diverses religions. Nul édifice antique ou moderne na vu se déployer sur ses murailles un plus vaste poëme pittoresque. Cent soixante tableaux de dix-huit pieds de haut sur onze de large, une frise de huit cent pieds de long, quatre piliers gigantesques revêtus de peintures, caissons et pendentifs, cinq mosaïques de soixante-dix pieds de diamètres, où sagitent des compositions touffues et fourmillantes, forment un total formidable de personnages ; on ferait une armée en animant cette foule plus nombreuse encore que les légions de figures peintes en style néo-byzantin du mont-Athos, dans cette église grecque de Salamine, qui étonne si fort les voyageurs. Cest la première fois qua lieu une tentative de ce genre pratiquée sur une si grande échelle : jusquà présent les ressources de la peinture appliquées à la décoration des temples ou des palais navaient guère rendu que les symboles des religions fausses ou vraies, les hauts faits plus ou moins authentiques des dynasties légitimes ou usurpatrices. Tous les dieux et tous les rois avaient trouvé dans les arts des interprètes soumis et des adulateurs pleins de souplesse : le saint le plus obscur a eu ses chapelles décorées de chefs-duvre. Le moindre quart de dieu antique a eu des milliers de statues en marbre ; les rois les moins glorieux ont fait peindre vingt fois leur légende chimérique, et jamais cette idée si simple et si grande de rendre justice au génie humain par une glorification synthétique de ses phénomènes et de ses évolutions nétait venue à personne. Cependant, cette intelligence qui, dès les premiers jours du monde, renonce aux délices de lEden pour avoir la connaissance du bien et du mal, et sélance du paradis à la recherche dun idéal supérieur, préférant la lutte et lexercice de son libre arbitre au bonheur sous conditions ; cette âme universelle, à qui les générations, en se succédant sans sinterrompre, prêtent leurs corps collectifs, et dont les facultés éclatent par tant de manifestations splendides, valent bien quon les célèbre dans une apothéose colossale, suprême effort de lart. Lartiste qui a conçu cette pensée a mis dans laccomplissement de sa tâche la plus haute impartialité philosophique et le plus religieux respect des traditions. Il a tout vu en grand et sest placé en dehors du temps et de lespace. A voir ces peintures, vous ne devineriez ni sa religion, ni sa patrie, ni même son époque, si quelques figures, pour ainsi dire contemporaines, ne vous en donnaient la date : Bacchus et Jésus-Christ, César et Napoléon, Sophocle et Racine, Athènes et Rome, le vieux monde et le nouveau, les dieux, les héros, les civilisations sont à leur rang ; lOrient même y trouverait le calife Hakem, le dernier homme qui se soit proclamé Dieu et quon ait cru. Aucune étroite préférence de clocher : lhumanité na quune patrie qui est la terre. Les petites raies bleues et rouges qui délimitent les royaumes doivent disparaître, et dailleurs on ne les retrouve pas sur le monde réel. Il est temps que les pays ne se prennent plus pour leurs propres fétiches. Une nation civilisée devrait avoir honte de se regarder perpétuellement le nombril comme ces fakirs de lInde abîmés dans la contemplation de leur moi. La France a eu longtemps ce travers de sencenser elle-même et de chanter dévotement sa propre litanie. Les grands hommes appartiennent à tous les pays. Shakespeare nest pas plus Anglais que Molière nest Français : ils sont humains. Leur patrie physique ne peut les revendiquer exclusivement. Un héros, un poëte, sont les résultats de toutes les civilisations et les produits de lintelligence universelle. Virgile, quoique mort depuis deux milles ans, est notre contemporain, notre ami, notre frère ; sa pensée hante la nôtre. Nous connaissons Raphaël comme sil vivait. Les siècles et les patries nexistent pas : ce qui est vraiment intelligent, vraiment grand, vraiment beau, est éternel et général. La terre nest pas déjà si vaste et le temps si considérable pour découper lune en petites parcelles et lautre en périodes mesurées : pour satisfaire notre soif, quest-ce quune coupe de six mille ans remplie de vin dun millier de peuples, la pensée dune vingtaine de poëtes et les rêves théogoniques de sept ou huit révélateurs ? Plus de Walhallahs, plus de musée de Versailles ! Que les héros prennent leur place dans le chur général de lhumanité et se classent par la porportion [sic] : tant pis pour ceux qui ne peuvent supporter le voisinage ! Ceux qui nétaient grands quà leur époque et dans leur endroit sont petits. César est à Paris, et en dix-huit cent quarante-huit, aussi intéressant que le jour où il a passé le Rubicon. Sa taille nest pas diminuée dune ligne et sa gloire na pas un rayon de moins malgré le lever de lastre napoléonien. La France na pas fourni toutes les figures de la composition de Chenavard, mais elle tient magnifiquement son rang dans cette immense assemblée de toutes les civilisations et de toutes les gloires : les Chinois seuls peuvent croire quils occupent le centre de lunivers et que, hors lEmpire du Milieu, tout nest que stupidité et barbarie. Limpartialité que lartiste a montrée pour les nations et pour les hommes, il la montrée pour les religions qui ne sont, à vrai dire, sous la variété de leur symbolisme, que lexpression de la même pensée. Toute religion se réduit philosophiquement à trois points : une théurgie, une cosmogonie, une morale, cest-à-dire lexplication de lêtre ou des être divins, de la création des choses et de la conscience. Au point de vue abstrait, les noms des huit ou dix mille dieux qui ont régné ou règnent encore sur la terre ne sont que les épithètes de la litanie de lAbsolu. Jéhovah, Brahma, Jupiter, Allah, quimporte le nom, cest toujours linfini, léternel, lincompréhensible, le jour sans ombre, la sagesse sans erreur, le torrent de vie, le fluide imparticulaire qui traverse les univers compactes, qui se meut dans nous et dans lequel nous nous mouvons, le suprême amour, la suprême intelligence et la suprême justice. Lartiste philosophe ne sest donc pas prononcé pour aucun système religieux, il les a tous admis comme lexpression du même désir, assignant à chacun une place plus ou moins large, selon quils ont plus ou moins contribué au bonheur et aux progrès de lhumanité. Comme le Panthéon de Rome, le Panthéon de Chenavard reçoit tous les dieux ; ils sont là chacun avec ses attributs, guidant le peuple et la civilisation qui les adorait, tous pieusement rendus, et revêtus de leurs plus belles formes par le pinceau consciencieux de lartiste. Les hommes de toutes les nations et de tous les temps peuvent entrer dans ce temple et y trouver les objets de leur vénération. Le Chaldéen y verra ses étoiles, lEgyptien son Osiris, son Isis et son Typhon ; lIndien, Brahma et tous ces avatars ; lHébreu, Jéhovah ; le Perse, Ormudz et Ahrimane ; le Grec et le Romain, leur Olympe au grand complet ; le Chrétien, son Christ glorifié dix-huit fois ; le barbare du Nord, ses dieux frissonnants sous la neige des pôles ; le Musulman, ennemi des images, son prophète, la face voilée par une flamme ; le Druse, son calife Hakem avec ses prunelles dazur et son masque de lion. Chacun pourra faire sa prière dans cette église universelle, vraie métropole du genre humain, aussi bien faite pour Homère que pour Dante, pour Alexandre que pour Charlemagne, pour Phidias que pour Raphaël, pour Triptolème que pour Watt, pour Aristote que pour Lavoisier, où lhiérophante, le mage, le pontife, le prêtre, liman se réunissent dans un hymne commun, immense acclamation du fini devant linfini ! Ce sera le temple de la Raison, non pas comme lentendaient les révolutionnaires voltairiens, cest-à-dire la Raison négative et stérile, mais bien le temple de la Raison affirmative et féconde : certes, lheure est bien choisie pour élever un pareil monument. Lhumanité se résume au moment de sélancer vers le nouvel avenir que lui ouvrent les inventions modernes. Le monde de limprimerie, de la poudre à canon, de la vapeur et de lélectricité nest pas réalisé encore, et la face des civilisations va être renouvelée. Le Panthéon de Chenavard sera donc comme une espèce dencyclopédie de lart renfermant le passé et le présent, déjà illuminé par laube de lère future. Historien des religions anciennes, il est le prophète de la religion nouvelle, le règne de la Raison, dernière et suprême évolution de lhumanité. Avantage qui nest pas à dédaigner dans ce temps où les gouvernements se chassent comme des vagues sur la rive, ni la royauté, ni la république, ni la dictature, ni le despotisme nont rien à rayer sur ses murailles. Aucun fait crûment contemporain ny pourrait choquer les aversions ou les rancunes dun régime quelconque. Certes rien nétait plus facile que de couvrir ces vastes surfaces de sujets irritants et de flatteries peintes à ladresse du jour. Il ne manque pas de petits faits que lorgueil de ceux qui y ont participé tend à croire énorme, et dont toute la reproduction eût été accueillie avec complaisance ; mais tout en étant de son temps, lartiste doit éviter lactualité. Raphaël peignait dans les chambres du Vatican lEcole dAthènes, au lieu de glorifier la victoire de Montepulciano, ou tout autre exploit papal de même force, très-illustre et très-insignifiant. Loccasion était belle pour Chenavard de mettre là des tambours, des canons, des troupiers de Sambre-et-Meuse, des grognards de lempire, mais lartiste dégage toujours lidée des faits, et préfère la cause au résultat. Sa large synthèse embrasse tout sans lalourdir par des détails. Ce gigantesque travail, lartiste, contrairement aux opinions reçues aujourdhui, que les uvres dart cherchent loriginalité pour principal mérite, a déclaré ne pas vouloir lexécuter lui-même : il faudrait deux cents ans à un seul homme pour revêtir cet énorme édifice de son vêtement colorié. Mais ce nest pas là la raison du peintre. Il trouve que les grandes uvres doivent être impersonnelles, et paraître plutôt le produit dune mystérieuse agrégation que lexpression dune nature particulière. Il est impossible dassigner leur part de travail aux laborieux ouvriers qui ont élevé et ciselé les cathédrales ; excepté quelques noms conservés dans la poussière des chartes, les auteurs de ces chefs-duvre sont inconnus. Chenavard veut que ces tableaux se déroulent sur les murs et sur les frises sans quon pense à la main qui les a tracés et fixés. Tout le travail paraîtra sortir de la même main et de la même palette comme en un seul jour, et pour ainsi dire sans effort : un Briarée collectif dirigé par une pensée unique accomplira en peu de temps cette besogne cyclopéenne, un cerveau et mille bras ! Voici la manière de procéder de lartiste : il dessine au trait dune façon arrêtée ses compositions dont il livre un calque à son collaborateur Papety, qui les copie au fusain sur une grande échelle. Le talent intelligent et souple de M. Papety le rend admirablement propre à ce travail, qui nexige pas moins dhabileté que dabnégation. Chenavard arrête leffet, ôte ou ajoute aux contours, donne de laccent, et fait de ce dessin exécuté par un autre une chose tout à fait sienne. Alors on fixe le fusain au moyen de vernis et dessence pour que la poussière noire ne senvole pas au premier souffle, et lon passe au carton définitif, qui a la grandeur du tableau même quil représente. Chenavard retouche cette dernière édition de sa pensée, la corrige et lui imprime le caractère. Ce sont ces cartons quil doit faire mettre en place et apprécier par le public avant de commencer à peindre : on verra ainsi toute luvre, et malgré labsence de tons, on pourra préjuger de leffet. Les grands cartons achevés, des esquisses calquées sur les dessins fixés seront peintes dabord en grisaille avec du blanc et de la terre de Cassel par son collaborateur, puis glacés légèrement par Chenavard des tons quil aura choisis. Les bleus, les rouges, les verts seront mis en place. Ensuite, lesquisse achevée et reprise sera placée à côté du grand carton. Les peintures murales ébauchées aussi en grisaille par vingt-cinq ou trente peintres amis, disciples ou simples travailleurs, recevront daprès ces esquisses leur coloration au moyen de glacis que lartiste directeur pourra continuellement retoucher et rectifier, redressant ainsi les fausses interprétations de sa pensée. De cette sorte, il aura lavantage darriver avec toute sa fougue sur un travail bien assis, solide et régulier, et dimprimer facilement un style unique à luvre de ces mains diverses. Comme on voit, lintention du maître est de sacrifier à luvre toutes les personnalités, même la sienne ; caprice de main, ragoût de brosse, accent individuel, il abandonne ces mièvreries aux peintres de chevalet. A lépoque de développement où nous sommes, loriginalité dun artiste, si piquante quelle soit, ne peut suffire à défrayer les travaux gigantesques et collectifs faits pour les multitudes ; il faut que lordre et la méthode viennent au secours de la science et de linspiration. Chenavard, sil sest peu préoccupé du faire, semble avoir trouvé une science nouvelle, les mathématiques de la composition. On dirait que, par une analyse sagace et patiente, il sest rendu compte de la manière de composer de tous les maîtres, quil a désarticulé leurs groupes, pénétré le secret de leurs lignes, mis à jour leurs artifices, découvert leurs habitudes et leurs tics même. La composition pyramidale à lignes convergentes ou divergentes, à simple ou double foyer, à un ou plusieurs plans, plafonnante, balancée, rythmique, à contre-poids, avec ou sans repoussoirs, il connaît tout ; il a combiné toutes les manières possibles dassembler des figures, il connaît les types générateurs des groupes, le point de départ et darrivée des lignes, et peut mettre un géomètre au service de lartiste. Cette qualité si neuve, si inconnue, donne, sans quelle ait été cherchée le moins du monde, une originalité profonde à luvre immense dont nous venons de reproduire, autant que la plume le peut, les principaux linéaments et les intentions les plus importantes. Lon comprend, daprès ce que nous avons dit, que le mérite dexécution, proprement dit, est tout à fait secondaire dans un pareil travail. Cependant, la méthode suivie par lartiste, dont le but a été décrire sa pensée avec le crayon, comme le poëte le fait avec la plume, ne laisse rien à désirer sous le rapport de la science pratique et du métier. Titien, Paul Véronèse, Corrège ne procédaient pas autrement, et laspect général de ces peintures maintenues dans la gamme de la fresque, sans en avoir la crudité et la sécheresse, aura certainement un aspect très-doux et très-harmonieux. Lorsque M. Ledru-Rollin donna le Panthéon à Chenavard, et ce sera peut-être le seul acte de son ministère dont la postérité lui saura gré, on sétonnera du mode de rémunération demandé par lartiste. Cette idée de peintres payés à raison de dix francs la journée, cest le prix auquel le maître lui-même avait évalué son travail, parut un peu singulier et blessa quelques susceptibilités, fort honorables dailleurs : on voulut voir là une dégradation de lart, très-imaginaire à notre avis. Quimporte que ce soit le tableau et le travail qui soit payé ? Pierre-Paul Rubens, qui nétait pas un rapin, demandait un florin par heure et ne se croyait nullement déshonoré pour cela. Cette manière est la plus sûr, la seule peut-être, de conduire à bien ces immenses travaux, et lexpérience en prouvera toute la sagesse. Dans deux ans, les cartons seront mis en place et livrés à lexamen du public. Dans huit ans, les peintures terminées feront du Panthéon le rival de Saint-Pierre de Rome, et sur une table de marbre lon gravera linscription suivante : « Chenavard invenit, delineavit et direxit adjuvantibus Papety, Comairas, etc. »
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