Théophile
Gautier 1811 - 1872
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III DYNASTIE NOIRE
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Ménagerie intime
menu Don-Pierrot-de-Navarre, comme originaire de
la Havane, avait besoin dune température de serre chaude.
Cette température, il la trouvait au logis?; mais autour de lhabitation
sétendaient de vastes jardins, séparés par
des claires-voies capables de donner passage à un chat, et plantés
de grands arbres où pépiaient, gazouillaient, chantaient
des essaims doiseaux?; et parfois Pierrot, profitant dune
porte entrouverte, sortait le soir, en se mettant en chasse, courant
à travers le gazon et les fleurs humides de rosée. Il
lui fallait attendre le jour pour rentrer, car, bien quil vînt
miauler sous les fenêtres, son appel néveillait pas
toujours les dormeurs de la maison. Il avait la poitrine délicate,
et prit, une nuit plus froide que les autres, un rhume qui dégénéra
bientôt en phtisie. Le pauvre Pierrot, au bout dune année
de toux, était devenu maigre, efflanqué?; son poil, dune
blancheur autrefois si soyeuse, rappelait le blanc mat du linceul. Ses
grands yeux transparents avaient pris une importance énorme dans
son masque diminué. Son nez rose avait pâli, et il sen
allait, à pas lents, le long du mur où donnait le soleil,
dun air mélancolique, regardant les feuilles jaunes de
lautomne senlever en spirale dans un tourbillon. On eût
dit quil récitait lélégie de Millevoye.
Rien de plus touchant quun animal malade : il subit la souffrance
avec une résignation si douce et si triste?! On fit tout ce quon
put pour sauver Pierrot?; il eut un médecin très-habile
qui lauscultait et lui tâtait le pouls. Il ordonna à
Pierrot le lait dânesse, que la pauvre bête buvait
assez volontiers dans sa petite soucoupe de porcelaine. Il restait des
heures entières allongé sur notre genou comme lombre
dun sphinx?; nous sentions son échine comme un chapelet
sous nos doigts?; et il essayait de répondre à nos caresses
par un faible ronron semblable à un râle. Le jour de son
agonie, il haletait couché sur le flanc?; il se redressa par
un suprême effort. Il vint à nous, et, ouvrant des prunelles
dilatées, il nous jeta un regard qui demandait secours avec une
supplication intense?; ce regard semblait dire : « Allons, sauve-moi,
toi qui es un homme. » Puis, il fit quelques pas en vacillant,
les yeux déjà vitrés, et il retomba en poussant
un hurlement si lamentable, si désespéré, si plein
dangoisse, que nous en restâmes pénétré
dune muette horreur. Il fut enterré au fond du jardin,
sous un rosier blanc qui désigne encore la place de sa tombe.
Avec elle séteignit la dynastie blanche, mais non pas la famille. De ce couple blanc comme neige étaient nés trois chats noirs comme de lencre. Explique qui voudra ce mystère. Cétait alors la grande vogue des Misérables de Victor Hugo?; on ne parlait que du nouveau chef-duvre?; les noms des héros du roman voltigeaient sur toutes les bouches. Les deux petits chats mâles furent appelés Enjolras et Gavroche, la chatte reçut le nom dÉponine. Leur jeune âge fut plein de gentillesse, et on les dressa comme des chiens à rapporter un papier chiffonné en boule quon leur lançait au loin. On arriva à jeter la boule sur des corniches darmoire, à la cacher derrière des caisses, au fond de longs vases, où ils la reprenaient très-adroitement avec leur patte. Quand ils eurent atteint lâge adulte, ils dédaignèrent ces jeux frivoles et rentrèrent dans le calme philosophique et rêveur qui est le vrai tempérament des chats. Pour les gens qui débarquent en Amérique dans une colonie à esclaves, tous les nègres sont des nègres et ne se distinguent pas les uns des autres. De même, aux yeux indifférents, trois chats noirs sont trois chats noirs?; mais des regards observateurs ne sy trompent pas. Les physionomies des animaux diffèrent autant entre elles que celles des hommes, et nous savions très-bien distinguer à qui appartenaient ces museaux, noirs comme le masque dArlequin, éclairés par des disques démeraude à reflets dor. Enjolras, de beaucoup le plus beau des trois, se faisait remarquer par une large tête léonine à bajoues bien fournies de poils, de fortes épaules, un râble long et une queue superbe épanouie comme un plumeau. Il avait quelque chose de théâtral et demphatique, et il semblait poser comme un acteur quon admire. Ses mouvements étaient lents, onduleux et pleins de majesté?; on eût dit quil marchait sur une console encombrée de cornets de Chine et de verres de Venise, tant il choisissait avec circonspection la place de ses pas. Quant à son caractère, il était peu stoïque?; et il montrait pour la nourriture un penchant queût réprouvé son patron. Enjolras, le sobre et pur jeune homme, lui eût dit sans doute, comme lange à Swedenborg : « Tu manges trop?! » On favorisa cette gloutonnerie amusante comme celle des singes gastronomes, et Enjolras atteignit une taille et un poids rares chez les félins domestiques. On eut lidée de le raser à la façon des caniches, pour compléter sa physionomie de lion. On lui laissa la crinière et une longue floche de poils au bout de la queue. Nous ne jurerions pas quon ne lui eût même dessiné sur les cuisses des favoris en côtelettes comme en portait Munito. Accoutré ainsi, il ressemblait, il faut lavouer, bien moins à un lion de lAtlas ou du Cap quà une chimère japonaise. Jamais fantaisie plus extravagante ne fut taillée dans le corps dun animal vivant. Son poil rasé de près laissait transparaître la peau, prenait des tons bleuâtres, les plus bizarres du monde, et contrastait étrangement avec le noir de sa crinière. Gavroche était un chat à expression futée et narquoise, comme sil eût tenu à rappeler son homonyme du roman. Plus petit quEnjolras, il avait une agilité brusque et comique, et remplaçait les calembours et largot du gamin de Paris par des sauts de carpe, des cabrioles et des postures bouffonnes. Nous devons avouer que, vu ses goûts populaires, Gavroche saisissait au vol loccasion de quitter le salon et daller faire, dans la cour et même dans la rue, avec des chats errants, De naissance quelconque et de sang peu prouvé, des parties dun goût douteux où il oubliait complètement sa dignité de chat de la Havane, fils de lillustre Don-Pierrot-de-Navarre, grand dEspagne de première classe, et de la marquise Doña Séraphita, aux manières aristocratiques et dédaigneuses. Quelquefois il amenait à son assiette de pâtée, pour leur faire fête, des camarades étiques, anatomisés par la famine, nayant que le poil sur les os, quil avait ramassés dans ses vagabondages et ses écoles buissonnières, car il était bon prince. Les pauvres hères, les oreilles couchées, la queue entre les jambes, le regard de côté, craignant dêtre interrompus dans leur franche lippée par le balai dune chambrière, avalaient les morceaux doubles, triples et quadruples?; et, comme le fameux chien Siete-Aguas (sept eaux) des posadas espagnoles, rendaient lassiette aussi propre que si elle avait été lavée et écurée par une ménagère hollandaise ayant servi de modèle à Mieris ou à Gérard Dow. En voyant les compagnons de Gavroche, cette phrase, qui illustre un dessin de Gavarni, nous revenait naturellement en mémoire : « Ils sont jolis les amis dont vous êtes susceptible daller avec?! » Mais cela ne prouvait que le bon cur de Gavroche, qui aurait pu tout manger à lui seul. La chatte qui portait le nom de lintéressante Éponine avait des formes plus sveltes et plus délicates que ses frères. Son museau un peu allongé, ses yeux légèrement obliqués à la chinoise et dun vert pareil à celui des yeux de Pallas-Athênê à laquelle Homère donne invariablement lépithète ??a???p??, son nez dun noir velouté ayant le grain dune fine truffe de Périgord, ses moustaches dune mobilité perpétuelle, lui composaient un masque dune expression toute particulière. Son poil, dun noir superbe, frémissait toujours et se moirait dombres changeantes. Jamais bête ne fut plus sensible, plus nerveuse, plus électrique. Quand on lui passait deux ou trois fois la main sur le dos, dans lobscurité, des étincelles bleues jaillissaient de sa fourrure, en pétillant. Éponine sattacha particulièrement à nous comme lÉponine du roman à Marius?; mais, moins préoccupé de Cosette que ce beau jeune homme, nous acceptâmes la passion de cette chatte tendre et dévouée, qui est encore la compagne assidue de nos travaux et lagrément de notre ermitage aux confins de la banlieue. Elle accourt au coup de sonnette, accueille les visiteurs, les conduit au salon, les fait asseoir, leur parle, oui, leur parle, avec des ramages, des murmures, de petits cris qui ne ressemblent pas au langage que les chats emploient entre eux, et simulent la parole articulée des hommes. Que dit-elle?? elle dit de la manière la plus intelligible : « Ne vous impatientez pas, regardez les tableaux ou causez avec moi, si je vous amuse?; Monsieur va descendre. » À notre entrée, elle se retire discrètement sur un fauteuil ou sur langle du piano et écoute la conversation, sans sy mêler, comme un animal de bon goût et qui sait son monde. La gentille Éponine a donné tant de preuves dintelligence, de bon caractère et de sociabilité, quelle a été élevée dun commun accord à la dignité de personne, car une raison supérieure à linstinct la gouverne évidemment. Cette dignité lui confère le droit de manger à table comme une personne et non dans un coin, à terre, sur une soucoupe, comme une bête. Éponine a donc sa chaise à côté de nous au déjeuner et au dîner?; mais, vu sa taille, on lui a concédé de poser sur le bord de la table ses deux pattes de devant. Elle a son couvert, sans fourchette ni cuiller, mais avec son verre?; elle suit tout le dîner plat par plat, depuis la soupe jusquau dessert, attendant son tour dêtre servie et se comportant avec une décence et une sagesse quon souhaiterait à beaucoup denfants. Au premier tintement de cloche elle arrive?; et quand on entre dans la salle à manger on la trouve déjà à son poste, debout sur sa chaise et les pattes appuyées au rebord de la nappe, qui vous présente son petit front à baiser, comme une demoiselle bien élevée et dune politesse affectueuse envers les parents et les gens âgés. On trouve des pailles au diamant, des taches au soleil, des ombres légères à la perfection même. Éponine, il faut lavouer, a un goût passionné pour le poisson?; ce goût lui est commun avec tous les chats. Contrairement au proverbe latin : Catus amat pisces, sed non vult tingere plantas, elle tremperait volontiers sa patte dans leau pour en retirer une ablette, un carpillon ou une truite. Le poisson lui cause une espèce de délire, et, comme les enfants quenivre lespoir du dessert, quelquefois elle rechigne à manger sa soupe, quand les notes préalables quelle a prises à la cuisine lui font savoir que la marée est arrivée, et que Vatel na aucune raison de se passer son épée à travers le corps. Alors on ne la sert pas, et on lui dit dun air froid : « Mademoiselle, une personne qui na pas faim pour la soupe ne doit pas avoir faim pour le poisson », et le plat lui passe impitoyablement sous le nez. Bien convaincue que la chose est sérieuse, la gourmande Éponine avale son potage en toute hâte, lèche la dernière goutte de bouillon, nettoie la moindre miette de pain ou de pâte dItalie, puis elle se retourne vers nous et nous regarde dun air fier, comme quelquun qui est désormais sans reproche, ayant accompli consciencieusement son devoir. On lui délivre sa part, quelle expédie avec les signes dune satisfaction extrême?; puis, ayant tâté de tous les plats, elle termine en buvant le tiers dun verre deau. Quand nous avons quelques personnes à dîner, Éponine, sans avoir vu les convives, sait quil y aura du monde ce soir-là. Elle regarde à sa place, et, sil y a près de son assiette couteau, cuiller et fourchette, elle décampe aussitôt et va se poser sur un tabouret de piano, qui est son refuge en ces occasions. Ceux qui refusent le raisonnement aux bêtes expliqueront, sils le peuvent, ce petit fait, si simple en apparence, et qui renferme tout un monde dinductions. De la présence près de son couvert de ces ustensiles que lhomme seul peut employer, la chatte observatrice et judicieuse déduit quil faut céder, ce jour-là, sa place à un convive, et elle se hâte de le faire. Jamais elle ne se trompe. Seulement, quand lhôte lui est familier, elle grimpe sur les genoux du survenant, et tâche dattraper quelque bon lopin, par sa grâce et ses caresses. Mais en voilà assez?; il ne faut pas ennuyer ses lecteurs. Les histoires de chats sont moins sympathiques que les histoires de chiens, mais cependant nous croyons devoir raconter la fin dEnjolras et de Gavroche. Il y a dans le rudiment une règle ainsi conçue : « Sua eum perdidit ambitio »?; on peut dire dEnjolras : « sua eum perdidit pinguetudo », son embonpoint fut la cause de sa perte. Il fut tué par dimbéciles amateurs de civet. Mais ses meurtriers périrent dans lannée de la façon la plus malheureuse. La mort dun chat noir, bête éminemment cabalistique, est toujours vengée. Gavroche, pris dun frénétique amour de liberté ou plutôt dun vertige soudain, sauta un jour par la fenêtre, traversa la rue, franchit la palissade du parc Saint-James qui fait face à notre maison, et disparut. Quelques recherches quon ait faites, on na jamais pu en avoir de nouvelles?; une ombre mystérieuse plane sur sa destinée. Il ne reste donc de la dynastie noire quÉponine, toujours fidèle à son maître et devenue tout à fait une chatte de lettres. Elle a pour compagnon un magnifique chat angora, dune robe argentée et grise qui rappelle la porcelaine chinoise truitée, nommé Zizi, dit « Trop beau pour rien faire. » Cette belle bête vit dans une sorte de kief contemplatif, comme un thériaki pendant sa période divresse. On songe, en le voyant, aux Extases de M. Hochenez. Zizi est passionné pour la musique?; non content den écouter, il en fait lui-même. Quelquefois, pendant la nuit, lorsque tout dort, une mélodie étrange, fantastique, quenvieraient les Kreisler et les musiciens de lavenir, éclate dans le silence : cest Zizi qui se promène sur le clavier du piano resté ouvert, étonné et ravi dentendre les touches chanter sous ses pas. Il serait injuste de ne pas rattacher à cette branche Cléopâtre, fille dÉponine, charmante bête que son caractère timide empêche de se produire dans le monde. Elle est dun noir fauve comme Mummia, la velue compagne dAtta-Troll, et ses yeux verts ressemblent à deux énormes pierres daigue-marine?; elle se tient habituellement sur trois pattes, la quatrième repliée en lair, comme un lion classique qui aurait perdu sa boule de marbre. Telle est la chronique de la dynastie noire. Enjolras, Gavroche, Éponine, nous rappellent les créations dun maître aimé. Seulement, lorsque nous relisons les Misérables, il nous semble que les principaux rôles du roman sont remplis par des chats noirs, ce qui pour nous nen diminue nullement lintérêt. |