Théophile
Gautier 1811 - 1872
Ménagerie intime menu
I - TEMPS ANCIENS
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Ménagerie intime
menu On a souvent fait notre caricature : habillé
à la turque, accroupi sur des coussins, entouré de chats
dont la familiarité ne craint pas de nous monter sur les épaules
et même sur la tête. La caricature nest que lexagération
de la vérité?; et nous devons avouer que nous avons eu
de tout temps pour les chats en particulier, et pour les animaux en
général, une tendresse de brahmane ou de vieille fille.
Le grand Byron traînait toujours après lui une ménagerie,
même en voyage, et il fit élever un tombeau avec une épitaphe
en vers de sa composition, dans le parc de labbaye de Newstead,
à son fidèle terre-neuve Boastwain. On ne saurait nous
accuser dimitation pour ce goût, car il se manifesta chez
nous à un âge où nous ne connaissions pas encore
notre alphabet. Notre plus ancien souvenir de ce genre remonte à notre arrivée de Tarbes à Paris. Nous avions alors trois ans, ce qui rend difficile à croire lassertion de MM. de Mirecourt et Vapereau, prétendant que nous avons fait « dassez mauvaises études » dans notre ville natale. Une nostalgie dont on ne croirait pas un enfant capable sempara de nous. Nous ne parlions que patois, et ceux qui sexprimaient en français « nétaient pas des nôtres. » Au milieu de la nuit, nous nous éveillions en demandant si lon nallait pas bientôt partir et retourner au pays. Aucune friandise ne nous tentait, aucun joujou ne nous amusait. Les tambours et les trompettes ne pouvaient rien sur notre mélancolie. Au nombre des objets et des êtres regrettés figurait un chien nommé Cagnotte, quon navait pu amener. Cette absence nous rendait si triste quun matin, après avoir jeté par la fenêtre nos soldats de plomb, notre village allemand aux maisons peinturlurées, et notre violon du rouge le plus vif, nous allions suivre le même chemin pour retrouver plus vite Tarbes, les Gascons et Cagnotte. On nous rattrapa à temps par la jaquette, et Joséphine, notre bonne, eut lidée de nous dire que Cagnotte, sennuyant de ne pas nous voir, arriverait le jour même par la diligence. Les enfants acceptent linvraisemblable avec une foi naïve. Rien ne leur paraît impossible?; mais il ne faut pas les tromper, car rien ne dérange lopiniâtreté de leur idée fixe. De quart dheure en quart dheure, nous demandions si Cagnotte nétait pas venu enfin. Pour nous calmer, Joséphine acheta sur le Pont-Neuf un petit chien qui ressemblait un peu au chien de Tarbes. Nous hésitions à le reconnaître, mais on nous dit que le voyage changeait beaucoup les chiens. Cette explication nous satisfit, et le chien du Pont-Neuf fut admis comme un Cagnotte authentique. Il était fort doux, fort aimable, fort gentil. Il nous léchait les joues, et même sa langue ne dédaignait pas de sallonger jusquaux tartines de beurre quon nous taillait pour notre goûter. Nous vivions dans la meilleure intelligence. Cependant, peu à peu, le faux Cagnotte devint triste, gêné, empêtré dans ses mouvements. Il ne se couchait plus en rond quavec peine, perdait toute sa joyeuse agilité, avait la respiration courte, ne mangeait plus. Un jour, en le caressant, nous sentîmes une couture sur son ventre fortement tendu et ballonné. Nous appelâmes notre bonne. Elle vint, prit des ciseaux, coupa le fil?; et Cagnotte, dépouillé dune espèce de paletot en peau dagneau frisée, dont les marchands du Pont-Neuf lavaient revêtu pour lui donner lapparence dun caniche, se révéla dans toute sa misère et sa laideur de chien des rues, sans race ni valeur. Il avait grossi, et ce vêtement étriqué létouffait?; débarrassé de cette carapace, il secoua les oreilles, étira ses membres et se mit à gambader joyeusement par la chambre, sinquiétant peu dêtre laid, pourvu quil fût à son aise. Lappétit lui revint, et il compensa par des qualités morales son absence de beauté. Dans la société de Cagnotte, qui était un vrai enfant de Paris, nous perdîmes peu à peu le souvenir de Tarbes et des hautes montagnes quon apercevait de notre fenêtre?; nous apprîmes le français et nous devînmes, nous aussi, un vrai Parisien. Quon ne croie pas que ce soit là une historiette inventée à plaisir pour amuser le lecteur. Le fait est rigoureusement exact et montre que les marchands de chiens de ce temps-là étaient aussi rusés que des maquignons, pour parer leurs sujets et tromper le bourgeois. Après la mort de Cagnotte, notre goût se porta vers les chats, comme plus sédentaires et plus amis du foyer. Nous nentreprendrons pas leur histoire détaillée. Des dynasties de félins, aussi nombreuses que les dynasties des rois égyptiens, se succédèrent dans notre logis?; des accidents, des fuites, des morts, les emportèrent les uns après les autres. Tous furent aimés et regrettés. Mais la vie est faite doubli, et la mémoire des chats sefface comme celle des hommes. Cela est triste, que lexistence de ces humbles amis, de ces frères inférieurs, ne soit pas proportionnée à celle de leurs maîtres. Après avoir mentionné une vieille chatte grise qui prenait parti pour nous contre nos parents et mordait les jambes de notre mère lorsquelle nous grondait ou faisait mine de nous corriger, nous arriverons à Childebrand, un chat de lépoque romantique. On devine, à ce nom, lenvie secrète de contrecarrer Boileau, que nous naimions pas alors et avec qui nous avons depuis fait la paix. Nicolas ne dit-il point : Ô le plaisant projet dun poëte
ignorant Il nous semblait quil ne fallait pas être si ignorant que cela pour aller choisir un héros que personne ne connaissait. Childebrand nous paraissait, dailleurs, un nom très-chevelu, très-mérovingien, on ne peut plus moyen âge et gothique, et fort préférable à un nom grec, Agamemnon, Achille, Idoménée, Ulysse, ou tout autre. Telles étaient les murs du temps, parmi la jeunesse du moins, car jamais, pour nous servir de lexpression employée dans la notice des fresques extérieures de Kaulbach à la pinacothèque de Munich, jamais lhydre du perruquinisme ne dressa têtes plus hérissées?; et les classiques, sans doute, appelaient leurs chats Hector, Ajax, ou Patrocle. Childebrand était un magnifique chat de gouttière à poil ras, fauve et rayé de noir, comme le pantalon de Saltabadil dans Le Roi samuse. Il avait, avec ses grands yeux verts coupés en amande et ses bandes régulières de velours, un faux air de tigre qui nous plaisait?; les chats sont les tigres des pauvres diables, avons-nous écrit quelque part. Childebrand eut cet honneur de tenir une place dans nos vers, toujours pour taquiner Boileau : Puis je te décrirai ce tableau de Rembrandt Childebrand vient là fournir une bonne rime à Rembrandt, car cette pièce est une espèce de profession de foi romantique à un ami, mort depuis, et alors aussi enthousiaste que nous de Victor Hugo, de Sainte-Beuve et dAlfred de Musset. Comme don Ruy Gomez de Silva faisant à don Carlos impatienté la nomenclature de ses aïeux à partir de don Silvius « qui fut trois fois consul de Rome », nous serons forcé de dire, à propos de nos chats : « Jen passe et des meilleurs », et nous arriverons à Madame-Théophile, une chatte rousse a poitrail blanc, à nez rose et à prunelles bleues, ainsi nommée parce quelle vivait avec nous dans une intimité tout à fait conjugale, dormant sur le pied de notre lit, rêvant sur le bras de notre fauteuil, pendant que nous écrivions, descendant au jardin pour nous suivre dans nos promenades, assistant à nos repas et interceptant parfois le morceau que nous portions de notre assiette à notre bouche. Un jour, un de nos amis, partant pour quelques jours, nous confia son perroquet pour en avoir soin tant que durerait son absence. Loiseau se sentant dépaysé était monté, à laide de son bec, jusquau haut de son perchoir et roulait autour de lui, dun air passablement effaré, ses yeux semblables à des clous de fauteuil, en fronçant les membranes blanches qui lui servaient de paupières. Madame-Théophile navait jamais vu de perroquet?; et cet animal, nouveau pour elle, lui causait une surprise évidente. Aussi immobile quun chat embaumé dÉgypte dans son lacis de bandelettes, elle regardait loiseau avec un air de méditation profonde, rassemblant toutes les notions dhistoire naturelle quelle avait pu recueillir sur les toits, dans la cour et le jardin. Lombre de ses pensées passait par ses prunelles changeantes et nous pûmes y lire ce résumé de son examen : « Décidément cest un poulet vert. » Ce résultat acquis, la chatte sauta à bas de la table où elle avait établi son observatoire et alla se raser dans un coin de la chambre, le ventre à terre, les coudes sortis, la tête basse, le ressort de léchine tendu, comme la panthère noire du tableau de Gérome, guettant les gazelles qui vont se désaltérer au lac. Le perroquet suivait les mouvements de la chatte avec une inquiétude fébrile?; il hérissait ses plumes, faisait bruire sa chaîne, levait une de ses pattes en agitant les doigts, et repassait son bec sur le bord de sa mangeoire. Son instinct lui révélait un ennemi méditant quelque mauvais coup. Quant aux yeux de la chatte, fixés sur loiseau avec une intensité fascinatrice, ils disaient dans un langage que le perroquet entendait fort bien et qui navait rien dambigu : « Quoique vert, ce poulet doit être bon à manger. » Nous suivions cette scène avec intérêt, prêt à intervenir quand besoin serait. Madame-Théophile sétait insensiblement rapprochée : son nez rose frémissait, elle fermait à demi les yeux, sortait et rentrait ses griffes contractiles. De petits frissons lui couraient sur léchine, comme à un gourmet qui va se mettre à table devant une poularde truffée?; elle se délectait à lidée du repas succulent et rare quelle allait faire. Ce mets exotique chatouillait sa sensualité. Tout à coup son dos sarrondit comme un arc quon tend, et un bond dune vigueur élastique la fit tomber juste sur le perchoir. Le perroquet voyant le péril, dune voix de basse, grave et profonde comme celle de M. Joseph Prudhomme, cria soudain : « As-tu déjeuné, Jacquot?? » Cette phrase causa une indicible épouvante à la chatte, qui fit un saut en arrière. Une fanfare de trompette, une pile de vaisselle se brisant à terre, un coup de pistolet tiré à ses oreilles, neussent pas causé à lanimal félin une plus vertigineuse terreur. Toutes ses idées ornithologiques étaient renversées. « Et de quoi?? De rôti du roi », continua le perroquet. La physionomie de la chatte exprima clairement : « Ce nest pas un oiseau, cest un monsieur, il parle?! » Quand jai bu du vin clairet, chanta loiseau avec des éclats de voix assourdissants, car il avait compris que leffroi causé par sa parole était son meilleur moyen de défense. La chatte nous jeta un coup dil plein dinterrogation, et, notre réponse ne la satisfaisant pas, elle alla se blottir sous le lit, doù il fut impossible de la faire sortir de la journée. Les gens qui nont pas lhabitude de vivre avec les bêtes, et qui ne voient en elles, comme Descartes, que de pures machines, croiront sans doute que nous prêtons des intentions au volatile et au quadrupède. Nous navons fait que traduire fidèlement leurs idées en langage humain. Le lendemain, Madame-Théophile, un peu rassurée, essaya une nouvelle tentative repoussée de même. Elle se le tint pour dit, acceptant loiseau pour un homme. Cette délicate et charmante bête adorait les parfums. Le patchouli, le vetiver des cachemires, la jetaient en des extases. Elle avait aussi le goût de la musique. Grimpée sur une pile de partitions, elle écoutait fort attentivement et avec des signes visibles de plaisir les cantatrices qui venaient sessayer au piano du critique. Mais les notes aiguës la rendaient nerveuse, et au la den haut elle ne manquait jamais de fermer avec sa patte la bouche de la chanteuse. Cest une expérience quon samusait à faire, et qui ne manquait jamais. Il était impossible de tromper sur la note cette chatte dilettante. |