Smarh (1) Cette oeuvre, inédite
jusqu'à ce jour, n'a pas obtenu le prix Montyon. La mère en permettra
la lecture à sa fille. (L'auteur.)
L'archange Michel avait vaincu
Satan lors de la venue du Christ.
La Voix. Ton pied me terrassa jadis, et
je sentis ton talon me broyer la poitrine, car alors le Christ avait
affermi cette terre où tu me foulais, elle était jeune
et pure ; maintenant elle est vieille, usée, ton pied y entrerait
dans les cendres. Le soir, en Orient, dans l'Asie Mineure, un vallon avec une cabane d'ermite ; non loin, une petite chapelle. Un Ermite. Allez, mes chers enfants, rentrez
chez vous avec la paix du Seigneur ; l'homme de Dieu vient de vous bénir
et de vous purifier, puisse sa bénédiction être
éternelle et sa purification ne jamais s'effacer ! Allez, ne
m'oubliez pas dans vos prières, je penserai à vous dans
les miennes. Satan, en costume de docteur. Pardon, maître, de vous interrompre dans vos pieuses pensées. Smarh. L'homme de Dieu se doit à tous. Satan. Maître, je suis un docteur grec, qui ai traversé les déserts pour venir recueillir les paroles de votre bouche et converser avec vous sur nos hautes destinées. Un homme comme vous en sait long ; nous sommes savants, nous autres, n'est-ce pas ? Smarh. Quelle est cette science ? Satan. Plus grande que vous ne croyez. Cependant, frère, à force d'avoir réfléchi et creusé en nous-mêmes, nous sommes arrivés à résoudre d'étranges problèmes ; pour moi, rien n'est obscur. (A part.) Tout est noir. Une femme mariée entre pour parler à Smarh. Yuk. Que voulez-vous, douce mie ? La Femme. Consulter notre père en religion.
Il est maintenant occupé à réfléchir, à causer, à disserter, à savantiser avec ce saint homme que vous voyez là, en habit de docteur, et on ne peut l'approcher. La Femme. Un docteur ! Est-ce un nonce du pape ? Ou quelque théologien de Grèce ? Yuk. C'est l'un et l'autre ; il est fort lié avec la papauté et les moines, auxquels il a conseillé d'excellents tours pour se divertir. Pour la théologie, il la connaît. Vous connaissez votre ménage, et, comme vous, il y jette de l'eau trouble et y fait pousser des cornes. La Femme. Que voulez-vous dire là ? Yuk. Que vous êtes bien gentille, ravissante, avec une gorgette à faire pâmer toute une classe d'écoliers. La Femme. Fi ! Les propos déshonnêtes ! Laissez-moi, je veux parler à l'ermite. Yuk. Ne craignez rien, vous dis-je, je suis un vieux sans vigueur dans les reins. Autrefois j'étais bon et j'aurais peuplé tout un désert, maintenant je me suis consacré au service de la religion et je suis en tout lieu mon saint maître, qui me laisse faire le gros de la besogne, comme d'allumer les cierges, d'apprêter le dîner, de confesser, de préparer les hosties, de nettoyer, de gratter, d'écurer ; je suis, en un mot, son serviteur indigne, vous voyez qu'il ne faut pas avoir peur de moi, je suis bien diable et gai en mes discours, mais sage comme une pierre en mes actions. Et vous, qui êtes-vous, la mère ? Vous m'avez l'air d'une bonne femme. Vous êtes mariée, j'en suis sûr, je vois ça à certaines choses, mariée à un brave homme. Oh ! Un bon, excellent homme, mais un peu benêt, entre nous soit dit ; je le connais, et la nuit de vos noces vous fûtes même obligée de lui apprendre certaines choses que les femmes ordinairement savent trop bien, mais qu'elles font semblant d'ignorer ; j'en ai connu qui se pâmaient ainsi de pudeur, et qui, tout en disant : " que faites-vous là ? " , connaissaient le métier depuis l'âge de neuf ans. Mais vous, tout en étant mariée, vous êtes demeurée sage comme la vierge ; vous avez des enfants... charmants, qui ressemblent à leur mère. La Femme. Vous êtes donc du pays pour savoir cela ? Oui, je les aime bien, ces pauvres enfants ! Yuk. Et vous êtes heureuse ainsi ? La Femme. Bien heureuse, mon seigneur, que me faut-il de plus ? Smarh, répond au docteur. A vous dire vrai, je n'ai jamais cherché le bonheur dans la science, je n'ai point travaillé, lu, compulsé. Satan. Ni moi non plus, il y a là dedans plus de vanité que d'autre chose ; mais ce n'est point la science des livres dont je parle, maître, c'est celle du coeur et de la nature. Smarh. Sans doute ! Alors j'ai mûrement réfléchi, et bien des ans de ma vie. Satan. J'avais donc raison de dire que vous étiez savant. Ce mot-là doit-il s'appliquer à un homme qui possède beaucoup de livres, comme à une bibliothèque, plutôt qu'à un autre qui est saint, qui possède Dieu, car la vraie science, c'est Dieu. Smarh. Oui, Dieu est l'unique objet de mon étude. Satan. Vous êtes donc plus que savant, vous êtes un saint. Heureuse vie ! Etre ainsi au milieu de cette belle nature, prier Dieu tout le jour, être entouré du respect de la contrée, car à toute heure on vient vous consulter sur toute matière, sur la religion et sur la vie, sur la mort et l'éternité ; hommes, femmes, enfants, tout le monde accourt à vous ; vous êtes comme le bon ange du pays, pas une larme que vous n'essuyiez, pas une peine, pas un chagrin qui ne soit soulagé ; vous raccommodez les familles, vous mettez la paix dans les ménages, saint homme ! Smarh, humilié. Oh ! Vous me flattez, frère ! Satan. Non, non, je me complais dans ce ravissant tableau. Vous dites aux femmes libertines : « allez, rentrez dans vos ménages, aimez Dieu et vos enfants » ; aux enfants, de pratiquer la religion ; aux valets : « aimez, servez vos maîtres » ; aux voleurs : « soyez honnêtes gens » ; quand un pauvre vient vous demander l'aumône, vous dites pour lui des prières. Smarh, étonné. Qu'ai-je donc ? Satan. Et jamais, car vous êtes trop saint pour cela, en confessant dans votre cellule des jeunes femmes, quand vous êtes là seuls, enfermés tous les deux, et qu'on ne pourrait pas vous voir, jamais il ne vous est venu à l'idée de soulever un peu le voile qui cache des contours indécis et de retrousser doucement avec la main ce jupon qui cache un bas de jambe sur lequel la pensée monte toujours ? ... et quand vous dites à ces femmes d'aimer leurs maris, ne pensez-vous point qu'elles en aiment d'autres et que leurs maris vont forniquer avec les filles du démon ? Quand vous dites à ces hommes d'aimer leurs enfants, il ne vous vient pas à la pensée que ces enfants ne sont pas à eux, et que, lorsqu'ils voudront se coucher dans leur lit, la place sera prise et le trou bouché ? Smarh. Non, jamais ! Mais qui même vous a appris de telles choses ? Il me semble que ce n'est point ainsi que je pensais ; vous m'ouvrez un monde nouveau. Satan. Vous ne pensez pas encore (car
à quoi pensez-vous ? ) que le voleur à qui vous conseillez
l'honnêteté, perdrait son état en devenant honnête
homme ; que les femmes perdues se sécheraient sur pied avec la
vertu ; qu'un valet qui ne haïrait point son maître ne serait
plus un valet, et que le maître qui ne battrait plus un valet
ne serait plus son maître. Smarh. Questions embarrassantes ! Je n'y avais jamais songé. Satan. Embarrassé pour si peu de chose ! Cela est clair comme le jour, car tu dépeins à tout le monde la nature de cette âme, ses besoins, ses douleurs, ses destinées, ses châtiments ; et tu te sens embarrassé pour si peu de choses ! Comment ? Mon ami, je te croyais plus d'intelligence pour un homme du Seigneur. Heureux homme ! Tu es donc sans conscience, puisque tu enseignes et démontres des choses que tu ne sais pas. Yuk, à la femme. Heureuse avec un pareil homme ? La Femme. Mon dieu, oui, il le faut bien. Yuk. Oui, il faut bien se résigner,
n'est-ce pas ? Mais pour cela le coeur est lourd, tout en faisant le
ménage on est triste, et de grosses larmes vous remplissent les
yeux : « si le sort avait voulu pourtant, je serais autre, mon
mari serait beau, grand, joli cavalier, aux sourcils noirs et aux dents
blanches, à la bouche fraîche ; pourquoi donc n'ai-je pas
eu ce bonheur ? », et l'on rêve longtemps, on s'ennuie,
le mari revient, il sent le vin, l'ivrogne ! Quel homme ! La Femme. Oh ! Le méchant homme ! Yuk. Longtemps vous vous êtes bornée aux rêveries, aux rêves, aux démangeaisons, mais l'aiguillon de la chair vous tient depuis longtemps, et chaque jour vous dites : « quand cela arrivera-t-il ? Est-ce bientôt ? » La Femme. Hélas ! Il faut bien vous le dire ; mais je résiste, je combats, et je venais consulter même... Yuk. Que vous êtes simple ! Avez-vous besoin d'un ermite pour vous enseigner ce que vous avez à faire ? Si la vertu existe, chaque créature doit pouvoir d'elle-même la discerner et la mettre en pratique. La Femme, à part. Je n'y avais point songé. (haut.) Oui, vous avez raison, je résisterai bien seule, d'ailleurs, je chasserai bien seule ces idées qui m'obsèdent. Yuk Vous obsèdent, dites-vous ? Au contraire, elles vous sont agréables. Qu'il est doux de penser à cela tout le jour, de se figurer ainsi quelque chose de beau qui vous accompagne et vous entoure de ses deux bras ! La Femme. Chaque jour je me reproche ces pensées comme un crime, j'embrasse mes enfants pour me ramener à quelque chose de plus saint, mais hélas ! Je vois toujours passer devant moi cette image tendre, confuse, voilée. Yuk. Et lorsque le soir vient, n'est-ce pas ? Et que les rayons du soleil meurent sur les dalles, que les fleurs d'oranger laissent passer leurs parfums, que les roses se referment, que tout s'endort, que la lune se lève dans ses nuages blancs, alors cette forme revient, elle entre, et cette bouche dit : « Aime-moi ! Aime-moi ! Viens ! Si tu savais toutes les délices d'une nuit d'amour ! Si tu savais comme l'âme s'y élargit, comme au grand jour heureux, nos deux corps nus sur un tapis, nous embrassant, si tu savais comme je prendrai tes hanches, comme j'embrasserai tes seins, comme je reposerai ma tête sur ton coeur et comme nous serons heureux, comme nous nous étendrons dans nos voluptés ! » n'est-ce pas ? C'est à cela qu'on pense, c'est cela qu'on souhaite, c'est pour cela qu'on brûle de désir ? La Femme. Assez ! Vous me rappelez tout ce que je sens en traits de feu, ces pensées-là me font rougir, j'en ai honte. Yuk. Pourquoi ? Ne sont-elles pas belles et douces et riantes comme les roses ? C'est une soif qu'on a, n'est-ce pas ? On a quelque chose au fond du coeur de vif et d'impétueux comme une force qui vous pousse ? La Femme. Je ne sais comment résister à cette force. Yuk. Souvent, n'est-ce pas ? Vous aimez à vous regarder nue, vous vous trouvez jolie ? « quelle jolie cuisse ! Quel beau corps ! Quelle gorge ronde ! Et quel dommage ! » dites-vous. La Femme. Oh ! Oui, souvent j'ai vu des yeux d'hommes s'arrêter longtemps sur les miens ; il y en a qui semblaient lancer des jets de flamme, d'autres laissaient découler une douceur amoureuse qui m'entrait jusqu'au coeur. |