Le Dictionnaire des idées
reçues, publié à titre posthume en 1913, est un
texte peu connu dans lequel Flaubert samuse et nous amuse en raillant
la sottise des idées préconçues. Fruit de notes
accumulées pendant de nombreuses années, il offre un large
florilège de telles idées ou des automatismes de langage
: le flegme est toujours imperturbable, les félicitations sincères
ou cordiales, lincapacité notoire, le radeau de la Méduse,
et lesplanade des Invalides... Lhumour de certaines définitions
annonce Pierre Dac, ainsi de lexception : « dites quelle
confirme la règle, ne vous risquez pas à expliquer comment
», ou du déicide : « sindigner contre, bien
que le crime ne soit pas fréquent ».
« Il faudrait que,
dans tout le cours du livre,
il n'y eût pas un mot de mon cru, et qu'une fois qu'on l'aurait
lu on n'osât plus parler, de peur de dire naturellement une des
phrases qui s'y trouvent. ».
« J'ai quelquefois des prurits atroces d'engueuler les humains
et je le ferai à quelque jour, dans dix ans d'ici, dans quelque
long roman à cadre large ; en attendant , une vieille idée
m'est revenue, à savoir celle de mon Dictionnaire des idées
reçues (sais-tu ce que c'est ?). La préface surtout m'excite
fort, et de la manière dont je la conçois (ce serait tout
un livre), aucune loi ne pourrait me mordre quoique j'y attaquerais
tout. Ce serait la glorification historique de tout ce qu'on approuve?
J'y démontrerais que les majorités ont toujours eu raison,
les minorités toujours tort. J'immolerais les grands hommes à
tous les imbéciles, les martyrs à tous les bourreaux,
et cela dans un style poussé à outrance, à fusées.
Ainsi, pour la littérature, j'établirais, ce qui serait
facile, que le médiocre, étant à portée
de tous, est le seul légitime et qu'il faut donc honnir toute
espèce d'originalité comme dangereuse, sotte, etc. Cette
apologie de la canaillerie humaine sous toutes ses faces, ironique et
hurlante d'un bout à l'autre, pleine de citations, de preuves
(qui prouveraient le contraire) et de textes effrayants (ce serait facile),
est dans le but, dirais-je, d'en finir une fois pour toutes avec les
excentricités, quelles qu'elles soient. Je rentrerais par là
dans l'idée démocratique d'égalité, dans
le mot de Fourier que les grands hommes deviendront inutiles ; et c'est
dans ce but, dirais-je que ce livre est fait. On y trouverait donc,
par ordre alphabétique, sur tous les sujets possibles, tout ce
qu'il faut dire en société pour être un homme convenable
et aimable.
Ainsi on trouverait :
ARTISTES : sont tous désintéressés.
LANGOUSTE : femelle du homard.
FRANCE : veut un bras de fer pour être régie.
BOSSUET : est l'aigle de Meaux.
FENELON : est le cygne de Cambrai.
NEGRESSES : sont plus chaudes que les blanches.
ERECTION : ne se dit qu'en parlant des monuments, etc.
Je crois que l'ensemble serait formidable comme plomb. Il faudrait que,
dans tout le cours du livre, il n'y eût pas un seul mot de mon
cru, et qu'une fois qu'on l'aurait lu on n'osât plus parler, de
peur de dire naturellement une des phrases qui s'y trouvent. »
A Louise Colet. 16 décembre
1852.
« Dans quelle fange morale
! dans quel abîme de bêtise l'époque patauge ! Il
me semble que l'idiotisme de l'humanité arrive à son paroxysme.
Le genre humain, comme un tériaki saoûl d'opium, hoche
la tête en ricanant, et se frappe le ventre, les yeux fixés
par terre. - Ah ! je hurlerai à quelque jour une vérité
si vieille qu'elle scandalisera comme une monstruosité. Il y
a des jours où la main me démange d'écrire cette
préface des Idées reçues. »
A Louise Colet. 20 avril 1853.
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