Commentaire
-- 1873 --
A Alphonse Lemerre
Dans mon travail me voilà
comme entré.
Moi le rhythmeur, le dompteur de Chimère,
Je prends la plume & je commenterai,
Fût-ce, au besoin, devant monsieur le maire.
Vous le voulez, c'est bien, mon cher Lemerre.
J'ai tel désir de casser congruement
Ces durs cailloux, que j'y songe en dormant;
Et, si je sors vainqueur de cette lutte,
On pourra mettre au bas du monument:
Cailloux cassés par un joueur de flûte.
Septembre 1873.
COMMENTAIRE
-- 1873 --
J'ai écrit ce mot redoutable. Le dernier
comme le premier
éditeur des Odes funambulesques, mes amis A.-P. Malassis et
Alphonse Lemerre, ligués contre moi, veulent éviter de trop
cruelles tortures aux Saumaises futurs, ce qui ne serait encore
rien; mais il est à craindre en outre que ces Saumaises ne
parviennent pas, en effet, à deviner les allusions, si claires
autrefois et devenues déjà un peu obscures, que contient
mon petit
livre. Je m'exécute donc, quoiqu'il soit bien dur pour un vieillard
de se faire le commentateur d'un enfant; car, en vérité,
qu'y a-t-
il de commun entre le moi que je suis maintenant et ce jeune fou
qui, abandonnant au vent sa blonde chevelure, brandissait contre
les moulins sa lance romantique?
Pour l'intelligence générale du livre, je dois dire que,
bien
que né le 14 mars 1823 et ayant publié les cinq mille vers
de mon
premier recueil Les Cariatides en 1842, j'ai tout à fait appartenu
par mes sympathies et par mes idolâtries à la race de 1830.
J'ai
été et je suis encore de ceux pour qui l'Art est une religion
intolérante et jalouse; je pense encore que, la France étant
surtout et avant tout une nation de chevaliers, de poëtes et
d'artistes, celui-là est chez nous le plus patriote qui exalte
le
plus ardemment la poésie élevée et les sentiments
héroïques. Je
partage avec les hommes de 1830 la haine invétérée
et
irréconciliable de ce que l'on appela alors les bourgeois, mot
qu'il ne faut pas prendre dans sa signification politique et
historique, et comme signifiant le tiers-état; car, en langage
romantique, bourgeois signifiait l'homme qui n'a d'autre culte que
celui de la pièce de cent sous, d'autre idéal que la conservation
de sa peau, et qui en poésie aime la romance sentimentale, et dans
les arts plastiques la lithographie coloriée. Aussi ne devra-t-on
pas s'étonner de voir que j'ai traité comme des scélérats
des
hommes fort honnêtes d'ailleurs, qui n'avaient que le tort (et il
suffit!) d'exécrer le génie et d'appartenir à ce
que Henri Monnier
a justement nommé: la religion des imbéciles!
Pour faire avec ordre le petit travail qui va suivre,
j'adopterai naturellement les divisions mêmes du livre, et je dirai
au fur et à mesure quelles furent les victimes (à peine
égratignées
heureusement) de mes boutades juvéniles. Toutefois, cette clef,
puisque clef il y a, ne saurait être complète dès
aujourd'hui; car
il y a encore parmi les modèles de mes figures comiques des
personnages vivants qu'il m'est impossible de nommer ici. Ces
dernières omissions seront complétées après
moi par quelque jeune
poëte, qui sera dans le secret de Polichinelle, si cependant les
Odes funambulesques et leur Commentaire n'ont pas disparu dans
l'abîme redoutable... où est la très sage Héloïs!
Gaietés.
La Corde roide, page 17. -- Cette ode n'est que la mise en scène
lyrique du titre même du livre : Odes funambulesques. A propos de
ce titre qui a eu une si heureuse fortune, je dois raconter qu'il
m'a été donné d'une manière tout à
fait surnaturelle. J'avais écrit
la plupart des odes comiques dont se compose le livre, uniquement
dans le désir de chercher un genre nouveau, et sans songer du tout
à les réunir. Ce fut P. Malassis qui audacieusement entreprit
d'en
faire un livre, et comme il arrangeait déjà sa charmante
édition
imprimée en rouge et en noir, un camarade quelconque, un
indifférent que je rencontrai me demanda à brûle-pourpoint
: « Eh
bien! quand paraissent vos... Odes funambulesques? » Je
tressaillis et réprimai l'expression de ma joie, car à l'instant
même j'avais compris que le vrai titre définitif de mon livre
était
trouvé.
La Ville enchantée, page 20. -- Personne
n'est aussi romantique
qu'il se flatte de l'être. Dans ce petit guide de l'étranger
dans
Paris, n'y a-t-il pas un peu trop de périphrases à la Delille?
La
cinquième strophe de la page 22, Salut, jardin antique, etc., et
les cinq strophes suivantes font allusion aux jardins de
Versailles, comme la cinquième strophe de la page 23, Ailleurs,
c'est le palais où Diane se dresse, aux musées du Louvre,
et comme
la sixième strophe de la même page, Et maintenant voici la
coupole
féerique, à la coupole de la bibliothèque du Luxembourg,
peinte par
Delacroix et représentant l'apothéose des poëtes.
La belle Véronique, page 25. -- Ainsi
qu'on le voit, l'héroïne
de cette ode était une personne essentiellement pratique; aussi
a-
t-elle été épousée par un pair d'Angleterre!
René Lordereau avait
inventé cet axiome, qu'il faut être très indulgent
pour tout ce qui
relève de la galanterie. A ce compte, j'avais connu la belle
Véronique dans une situation qui réclamait la suprême
indulgence;
je la retrouvai à Londres grande dame, faisant partie d'une famille
illustre, et elle ne me punit en aucune façon des fautes du hasard;
mais c'était une femme de génie!
Mascarades, page 28. -- Le maillot des Keller,
dont il est parlé
à la page 28, est le maillot de Madame Keller, femme admirablement
belle, qui avait importé ici les tableaux vivants, et naturellement
le maillot des femmes de sa troupe. Très pudiquement et avec un
grand sentiment de l'art, Madame Keller reproduisait les plus beaux
groupes antiques. Dans les salons, lorsqu'on l'y appelait, elle
laissait, en effet, le maillot voler en l'air; elle montrait ses
tableaux vivants réellement nus. L'Art y gagnait, et la pudeur
n'y
perdait rien, au contraire; mais le théâtre n'a pas le droit
d'être
si artiste que cela, et, comme on se le rappelle, Talma, après
un
premier essai, dut renoncer à jouer Achille avec les jambes
réellement nues. -- Brididi, page 30, strophe 4, [vers 56] avait
succédé à Chicard comme roi de la Danse excessive
et vertigineuse,
et il fut dans cet art fantasque un véritable créateur.
Il
excellait à improviser séance tenante un quadrille dont
toutes les
figures formaient dans leur ensemble une épopée symbolique.
Je me
rappelle qu'une fois, au bal masqué du premier Théâtre
Lyrique,
ayant déjà pris au vestiaire son paletot qui était
gris, et l'ayant
endossé, il trouva une fillette qui lui plut, et se décida
à danser
le dernier quadrille. Alors il entra son pantalon dans ses bottes,
chiffonna son chapeau de façon à lui donner l'aspect du
petit
chapeau historique, et, par une grimace subite, se donna
étonnamment le visage de Napoléon Premier; puis le quadrille
qu'il
dansa représenta, de Toulon à Sainte-Hélène,
toute la légende
impériale, et le galop final était l'apothéose! En
ce temps-là le
dévergondage même était artiste; les générations
nouvelles ont
retourné cela comme un gant.
Pilodo, page 30, strophe 6, [vers 64] chef d'orchestre des bals
du Vauxhall, très habile à susciter la bacchanale furieuse,
avait,
avec ses lunettes bleues (comme Hugo le dit de Mirabeau), une tête
horrible de laideur et de génie. -- Labeaume, page 31, strophe
3,
[vers 73] fut alors un célèbre entrepreneur de bals masqués.
--
Mogador, ibidem, [vers 76] plus tard comtesse de Chabrillan, a
porté en effet le costume de guerrière victorieuse que j'indique.
Elle a aussi, vêtue à la grecque, fait à l'Hippodrome
la course des
chars avec Louise Mesgny et une Joséphine qui semblait un bloc
de
granit taillé par un Hercule statuaire. -- Madame Panache, Ange,
Frisette, Rose Pompon et Blanche, que nomment les strophes
suivantes, ne méritent pas de biographie particulière; elles
ont
été jolies et elles ont eu lieu. Il leur a manqué
des visées
supérieures et un trône en Égypte pour atteindre à
la renommée de
Cléopâtre.
Premier Soleil, page 37. -- Mlle Ozy, page
37, strophe 4 [vers
14], dont le prénom était Alice, a été l'amie
de tous les hommes
d'esprit de son temps. Retirée à Enghien, dans une charmante
villa,
elle y devint dévote, allait à la messe avec un gros livre
et
offrait à l'église de grands tableaux de sainteté.
Aux heures de sa
folle jeunesse, Roger de Beauvoir, dans un amusant croquis, l'avait
représentée vêtue de la nébride, tenant d'une
main un thyrse de
bacchante, et de l'autre une coupe pleine, avec cette épigraphe
:
Ozy noçant les mains pleines. Victor Hugo avait daigné lui
adresser
quelques vers. Et moi-même, si parva licet, &c... prétendant,
à
tort peut-être, que sa vie abandonnée au caprice n'était
pas d'un
bon exemple pour les demoiselles à marier, j'avais écrit,
à propos
d'elle, ce quatrain qui fit fortune:
Les demoiselles chez Ozy
Menées,
Ne doivent plus songer aux hy-
Ménées!
Page 38, strophe 4 [vers 32]. -- Tout le monde sait que Musette
est la joyeuse infidèle de La Vie de Bohème, Nichette la
grisette
vertueuse de La Dame aux Camélias, et Mimi Pinson l'héroïne
d'une
immortelle chanson d'Alfred de Musset. Mais je suis ici pour mettre
sur tous les I tous les points, même inutiles.
La Voyageuse, page 40. -- Mademoiselle Caroline
Letessier, à qui
est adressée cette ode, charme les premières représentations
par
son élégance et par ses longs yeux expressifs. Comme toutes
les
jolies Parisiennes, elle a un peu joué la comédie. Elle
est la
nièce de cette adorable Marthe, qui créa le rôle de
Laïs dans le
Diogène de Félix Pyat, à l'Odéon, et dont
la mort sanglante a été
un des drames les plus épouvantables de l'Empire. Mêlée
à une
histoire dangereuse, elle s'était réfugiée à
Londres. Elle revint
à Paris pour chercher des papiers, et on la trouva morte dans son
ancien logement. On n'a jamais su si sa mort avait été le
résultat
d'un assassinat ou d'un suicide.
Évohé,
némésis
intérimaire.
A propos des six satires réunies sous ce titre, les deux
premières éditions des Odes funambulesques contenaient la
note que
voici:
Rien de plus difficile que de faire comprendre après dix ans une
plaisanterie parisienne. Autant vouloir transvaser cette essence de
roses que Smyrne enfermait dans des flacons bariolés d'or. Ici
ce
sont les vivants qui vont le plus vite! On ne l'a point oublié,
en
1846, l'illustre collaborateur de notre Méry donnait au public
une
nouvelle Némésis, accueillie par Le Siècle, qui publiait
régulièrement chaque dimanche une de ces belles satires.
Après
avoir accompli pendant longtemps son travail surhumain, M.
Barthélemy, fatigué et souffrant, obtint un congé
de quelques
semaines. C'est alors qu'un petit journal de ce temps-là, La
Silhouette (il est allé où va la feuille de laurier,) inventa
cette
ironique et frivole Évohé, pour remplir, prétendait-il,
l'intérim
de Némésis. Mais tout cela semble aujourd'hui s'être
passé avant la
guerre de Troie. O neiges d'antan!
J'écrivais cette note en 1857; que dirai-je aujourd'hui, en
1873? Cependant, je vais essayer d'expliquer de mon mieux mes
petites satires, car on ne manquerait jamais de bonnes raisons pour
ne pas remplir la tâche qu'on s'est donnée. Elles ont ce
caractère
très essentiel que, tout le long de ces poëmes, l'élan
et
l'enthousiasme lyrique sont rendus à la Satire. On l'avait fait
marcher à pieds, et de nouveau je l'ai assise sur le divin cheval
ailé, et j'ai éparpillé au vent sa chevelure. Tout
ce qui est
poésie est chant, tel est l'axiome que j'ai voulu faire triompher,
là comme dans tout ce que j'ai écrit. Et dire qu'il y a
eu un long
moment où proférer une telle naïveté a pu passer
pour un coup
d'audace!
Éveil, page 47. -- La création
fantastique d'Évohé, cette
confusion entre la muse et la femme, qui commence à cette première
satire pour ne finir qu'à la dernière, n'est pas si arbitraire
qu'elle semble l'être, car elle peint l'âme et l'esprit de
toute
une époque. En 1830 (c'est toujours à cette date qu'il faut
remonter,) les poëtes voulurent, comme Byron, amalgamer leur vie
idéale et leur vie réelle, être vraiment dans la vie
ce qu'ils
étaient dans le livre, et, dans la double extase de leur
inspiration et de leurs amours, la femme pour eux devint muse, et
la muse femme. On voit dans mes satires (1845-1846) le dernier
reflet de cette tradition, morte déjà.
Comme un clairon de Sax, page 48, vers 27.
-- Sax, à qui un
peuple hellène eût élevé des statues s'il ne
l'eût divinisé, a
inventé des familles d'instruments à vent en cuivre, tout
un
orchestre que la voix des ouragans ne peut faire taire, et il a
fait des réalités de toutes les métaphores inventées
par les
épopées et par les apocalypses à propos des trompettes
d'airain. --
Feuchères, page 48, vers 30, a été un de ces Benvenuto
de 1830 qui
exprimaient à la fois leur pensée et leur caprice par la
statuaire,
par la peinture, par la ciselure, par la gravure; encore une race
morte! Plus tard, non seulement les peintres ne furent plus que
peintres, mais il y en eut même qui, pendant toute leur vie, ne
peignaient qu'un seul pot, toujours le même, ou que des fromages
blancs.
Page 48, vers 32:
Tu n'as pas, il est vrai, célébré
S.......
On voit assez, par la rime précédente,
de quel mot il s'agit.
S....... est un poëme de Barthélemy, moitié didactique,
moitié
humoristique, auquel le docteur Giraudeau de Saint-Gervais avait
cousu son poëme en prose. Passons vite. -- Ni comme l'Amphion, &c.,
page 48, vers 37. Cet Amphion fut M. de Rambuteau. Mais ceci est
encore un sujet mauvais à commenter, même pour un Commentaire.
Page 49, vers 39:
Mais enfin, c'est par toi qu'un jour le Triolet,
&c.
On trouvera plus loin, quand nous en serons
aux Triolets, tout
ce qui se rapporte à ce vers, au morceau qui le suit, à
Néraut,
Tassin et Grédelu, et à l'Archiloque âgé de
huit ans, qui était
Paulin Limayrac.-- A propos de lui, comme à propos de plusieurs
écrivains nommés dans la note suivante, je dois rappeler,
comme je
l'ai dit en commençant, que mes haines (si ce n'est pas un trop
gros mot) ont été exclusivement littéraires. La personne
réelle de
mes adversaires n'a jamais été en jeu, et toutes mes innocentes
escarmouches ont eu lieu dans le pays de la fantaisie et de la
fiction.
Voyez les Auvergnats, les pairs..., &c.,
page 51, vers 117 et
suivants. -- Ce rapprochement entre les Auvergnats et les pairs de
France n'est pas arbitraire: il fait allusion à la fameuse
historiette sur les pairs de France et les marchands de peaux de
lapin, écrite en quiproquo par Henry Monnier, dans La Famille
improvisée. -- De ce vers jusqu'au vers 128 de la page suivante,
c'est une véritable avalanche de noms propres. Si j'ai mis dans
la
même nasse le nain Tom Pouce, qu'on exhibait vêtu en empereur,
le
lézard qui jouait du violon et le hanneton qui faisait du verre
filé, au dire des réclames, le café de maïs,
qui n'était ni du café
ni du maïs, l'annonce Duveyrier, par laquelle les écrivains
devinrent les esclaves de l'annoncier, M. Aymé de Nevers, dentiste,
un chef d'orchestre qui tirait des coups de pistolet, le guano, M.
Constant Hilbey, qui écrivait des brochures contre Jules Janin,
au
milieu de tout cela l'ami des animaux, le spirituel et charmant
Toussenel, et le marchand de crayons Mangin, qui parcourait les
rues sur un char, vêtu d'une dalmatique et coiffé d'un casque
d'or,
et M. Clairville, et l'avocat Chicoisneau, qui n'était pas plus
bavard qu'un autre avocat, et M. Hippolyte Lucas (que je désignais
sous le nom de Guttiere, héros d'une de ses pièces espagnoles,)
et
M. Buloz, et M. Rolle, qui n'avait à mes yeux que le tort d'être
un
faux classique et de préconiser l'imitation de l'imitation, c'est
que tous, hommes et choses, ils me semblaient, soit par les
théories qu'ils prêchaient, soit par le bruit qu'ils faisaient
indûment, opprimer la Muse et jeter des bâtons ou d'autres
embarras
dans les roues de son char. -- Mais il faut donner une mention
spéciale à Carolina, nommée au premier vers de cette
page 52.
Carolina, Laponne, comme disaient les affiches, était une
actrice de deux pieds de haut, mais avec une terrible gorge à la
Rubens, qui voyageait à travers les petits théâtres,
de Saqui et
des Délassements aux Funambules, où elle créa le
rôle de la reine
des Carottes dans une pantomime de Champfleury, qui, bien longtemps
avant M. Sardou, avait pensé à mettre à la scène
le conte
d'Hoffmann, et qui, lui, s'était acquitté de cette besogne
en
artiste. Elle y joua aussi d'une manière très étonnante
le rôle
d'un grognard de l'Empire, avec des cheveux blancs! Pareille à
beaucoup d'autres femmes, Carolina, Laponne, n'estimait absolument
chez les hommes que la haute taille, et elle n'aurait pas donné
un
fétu d'un César qui n'aurait pas eu au moins six pieds.
Elle était
l'amie d'un comédien nommé Ameline, qui, après avoir
été réellement
tambour-major, jouait les tambours-majors dans les mélodrames du
Cirque, et qui créa aussi le rôle du Cosaque colossal, que
Paulin
Ménier tuait dans Les Cosaques, de MM. Arnault et Judicis, à
la
Gaieté. Ameline obéissait à Carolina, Laponne, avec
une docilité
enfantine. Lorsqu'ils avaient quelque querelle, Carolina lui
disait: « Mets-moi sur la table pour que je te donne une gifle.
»
Ameline la prenait dans ses bras, la posait sur la table,
s'approchait, recevait la gifle qu'elle lui donnait à tour de bras,
puis remettait Carolina à terre avec une terreur respectueuse.
Cette vulgaire parodie de l'histoire de la reine Omphale aurait pu
être rangée sous la rubrique inventée par Courbet:
Allégorie
réelle!
Les Théatres d'enfants, page 53. --
Ces théâtres étaient: le
Théâtre des jeunes élèves de M. Comte, au passage
Choiseul,
remplacé aujourd'hui par les Bouffes-Parisiens, et le Théâtre
Joly
ou Gymnase enfantin, au passage de l'Opéra. M. Comte, physicien
du
roi, prestidigitateur, avait voulu, par une pensée philanthropique,
donner de l'instruction et une bonne éducation à des enfants
qu'il
élevait en même temps pour être comédiens. Ils
allaient à la classe
le matin, jouaient le soir pour le public, et répétaient
dans
l'intervalle. Cela était admirable comme théorie; mais M.
Comte,
tout sorcier qu'il était, n'avait pas prévu ce qu'on obtiendrait
nécessairement en enfermant ensemble, dans un endroit aussi isolé
qu'un navire en pleine mer, des enfants, garçons et filles, qui
déjà avaient croqué dans les loges de portier, où
avait commencé
leur enfance parisienne, toutes les pommes vertes de l'arbre de la
Science. A ce régime, les petites filles résistèrent,
et même
devinrent des femmes grandes et robustes, comme Hippolyte, reine
des Amazones; mais les petits garçons furent la proie du
rachitisme, de la phthisie, et les plus heureux d'entre eux furent
ceux qui restèrent nains ou devinrent bossus. Tout le monde a vu
Alfred, le Bouffé du Théâtre Comte, qui n'avait jamais
pu grandir,
et qui, après avoir pris sa retraite, fut nommé inspecteur
du
balayage; on le rencontrait avec un manteau de caoutchouc grand
comme un mouchoir de poche de fillette! Et Poulet qui, après avoir
été un enfant beau comme le jour, est mort l'an dernier,
vieux
souffleur de l'Odéon, n'étant plus qu'une longue barbe blanche
et
une bosse.
Il y a eu aussi ce spirituel et charmant Colbrun, si délicat, si
frêle, à qui la barbe n'était jamais venue, qui, de
son séjour au
Théâtre Comte, avait gardé la taille et le visage
d'un enfant, et
qui, à quarante ans, jouait encore les rôles de gamin dans
les
grands drames d'Alexandre Dumas. Parmi les acteurs de cette
génération, un seul a persisté: c'est M. Rubel, qu'on
retrouve
dans les petits théâtres. Plus heureux que ses confrères,
la barbe
lui a poussé, et il n'a jamais été bossu; mais il
ressemble un peu
à un casse-noisette!
La fantasmagorie, page 56, vers 100. -- Pour
ce spectacle, que
Robin et Robert-Houdin ont renouvelé depuis M. Comte, on éteignait
en effet le lustre, la rampe et tout, dans un théâtre peuplé
de
bonnes d'enfants! Aussi les soirées de fantasmagorie ont-elles
fait parmi ces villageoises crédules et à demi civilisées
des
ravages dont l'histoire demanderait un Paul de Kock!
L'Opéra turc, page 58. -- Ici, malgré
les années écoulées, je
marche sur des charbons ardents. Des quatre personnages mis en
scène dans cette historiette, le seul que je puisse nommer est
le
ténor, qui était en réalité le baryton Massol.
Académie royale de Musique, page 63.
-- Je n'ai pas besoin
d'indiquer au lecteur tout ce qu'il y a d'exagération, de parti
pris et d'injustice dans cette satire contre l'Opéra. Jeune homme,
je croyais avec tous les romantiques de mon temps que le genre
dramatique appelé Opéra a tué et tuera encore chez
nous la
tragédie, le drame historique et tout ce qui a été
le grand art et
la poésie au théâtre. Je le crois encore aujourd'hui;
mais, fût-ce
pour l'amour de Corneille et de Shakspere, je ne veux plus affliger
personne, et je me suis appris la résignation. Il est très
vrai
qu'à l'époque où j'ai écrit cette satire,
les décorations, les
choeurs et même la troupe de l'Opéra étaient dans
un état assez
piteux. Néanmoins j'en parlais avec passion, comme un poëte
admirateur de Quinault et de Gluck, jusqu'au point de ne pas
pouvoir tolérer la poésie lyrique de M. Scribe.
C'est en cela surtout que j'avais tort; car, livrés aux
exigences des musiciens modernes, tous les poëtes font les vers
aussi mal les uns que les autres, et entre un savetier et Pindare,
une fois qu'ils sont pris dans cette tenaille, il n'y a aucune
différence.
Elssler, page 75, vers 121. -- Lucile et Carlotta,
page 75, vers
122. -- Ce sont Fanny Elssler, Lucile Grahn et la grande danseuse
qui créa le rôle de Giselle, Carlotta Grisi.
Page 75, vers 140:
Il est devenu gai comme Louis Monrose.
Il est tout à fait vrai qu'à
partir d'un certain moment M. Louis
Monrose est devenu un acteur extrêmement peu gai; mais cette
transfiguration n'a eu lieu qu'à la Comédie-Française.
A l'Odéon,
il avait joué Le Capitaine Paroles, Falstaff et le prologue que
Théophile Gautier écrivit pour cette comédie, La
Ciguë, d'Emile
Augier, Les Ressources de Quinola, de Balzac, et trente autres
pièces, avec une verve et une flamme qui faisaient songer au grand
Monrose père. -- Il n'est pas le premier homme qui soit devenu
effroyablement sérieux dans la maison si solennelle, hélas!
de
Molière, où les garçons de bureau eux-mêmes
et les employés à tête
d'ibis ressemblent à des dieux égyptiens.
La Famille Bouthor, page 76, vers 150. -- Quiconque
a habité ou
parcouru la province connaît la famille Bouthor. Elle forme à
elle
seule, toujours augmentée ou renouvelée par des alliances,
car
c'est toute une tribu nomade, la troupe équestre d'un cirque
ambulant où on montre, comme à celui des Champs-Élysées,
les mêmes
pas des écharpes, les mêmes clowneries et les mêmes
sauts à travers
les ronds de papier; ce qui n'empêche pas nos écuyers parisiens
de
traiter la famille Bouthor comme les grands comédiens de l'hôtel
de
Bourgogne traitaient la troupe de Molière. J'ai eu tort de railler
leurs musiciens, et spécialement celui qui joue du cor; ils valent
ceux que nous entendons tous les jours, si ce n'est qu'ils sont
vêtus en lanciers polonais avec des uniformes bleu de ciel, comme
Poniatowski; mais peut-on dire que cela constitue une infériorité?
Seul, ô Duprez!...&c., page 77, vers
189. -- Sur les démêlés du
grand ténor avec l'administration de l'Opéra et sur les
circonstances auxquelles font allusion les vers suivants, on
trouvera dans plus d'un livre les détails que je ne puis donner
ici. -- Taglioni, page 78, vers 226. -- C'est la grande Marie
Taglioni, la créatrice de la Sylphide, celle qui fut chez nous
la
plus parfaite incarnation de la danse correcte, chaste et poétique.
La Grande-Chartreuse, page 80, vers 255. --
C'est le premier nom
que porta le bal public fondé par M. Bullier, près de la
sortie du
jardin du Luxembourg qui regarde l'Observatoire. Il s'est appelé
ensuite la Closerie des Lilas (nom trouvé et donné à
M. Bullier par
Privat d'Anglemont,) et en dernier lieu, lorsqu'on démolit l'ancien
Prado situé en face du Palais de Justice, il hérita de ce
nom
légendaire parmi les étudiants, qu'il conserve encore aujourd'hui.
Béranger s'est montré une fois à la Closerie des
Lilas, et il y a
été porté en triomphe, car il était dit qu'il
ne lui manquerait de
son vivant aucune apothéose!
L'amour a Paris, page 81. -- Palmyre, vers
4, a été une modiste
dont la renommée emplissait les deux mondes; aujourd'hui, je crois
qu'on ne retrouverait même plus les ruines... de Palmyre! -- Les
corsets à la minute, vers 5 et 6, c'est-à-dire les corsets
qu'on
détache en tirant une baleine, passaient, en 1846, pour des engins
pernicieux, réservés seulement aux belles et honnestes dames
qui ne
sont jamais sans amours, comme le samedi n'est jamais sans soleil.
Aujourd'hui, il n'y a plus d'autres corsets que ceux-là; aussi
faut-il une explication historique au joli dessin de Gavarni, dans
lequel un mari délaçant sa femme murmure avec inquiétude:
« C'est
drôle, ce matin j'ai fait un noeud à ce lacet-là,
et ce soir il y
a une rosette! »
Ces mots déjà caducs, &c.,
page 81, vers 15. -- Le rat est la
danseuse de l'Opéra enfant, type très curieux, et qui ne
ressemble
à aucun autre; car, accaparées en naissant par la Danse,
qui exige
un formidable travail quotidien de beaucoup d'heures, et par
l'amour des riches vieillards parisiens, elles savent débattre
leurs intérêts, causer affaires et finances avec l'habileté
d'un
notaire, et d'autre part, n'ayant rien vu, elles se proposent
pendant des années d'aller visiter par partie de plaisir l'église
Notre-Dame et le jardin des Tuileries, quand elles auront le temps.
-- La grisette est aussi difficile à reconstituer que la femme
phénicienne ou carthaginoise; avec beaucoup de patience et
d'intuition, on la retrouvera passim dans les oeuvres de Balzac, de
Gavarni, de Henry Monnier et de Paul de Kock. -- La lorette (mot
inventé par Roqueplan pour signifier la femme qui habite les rues
avoisinant l'église Notre-Dame-de-Lorette) a absorbé, détrôné
et
anéanti ce qui fut la femme entretenue; car, par un sentiment
anticipé du socialisme futur, elle remplaça l'entreteneur
par une
compagnie anonyme dont les actions font prime ou se vendent au
rabais, suivant les fluctuations de la politique européenne et
quelques autres circonstances.
Page 83. -- Aglaé, Ida et Corinne, vers
63 et suivants. --
Aglaé, Ida et Corinne se passeront de biographies qui
n'intéresseraient plus personne, car tous ceux qui les ont aimées
sont aujourd'hui morts ou académiciens. Mais Pomaré, page
83, vers
71, a droit à une mention spéciale. C'est elle que célébrait
la
fameuse chanson:
Pomaré, Maria,
Mogador et Clara,
où le culte de la rime eût exigé
impérieusement que Nadaud écrivît
Mogador et... Claria. --
Pomaré, qui se nommait en réalité Élise Sergent,
fut une des
figures les plus étranges du temps où nous étions
jeunes. A tous
les bals masqués de l'Opéra, on la voyait invariablement
vêtue en
homme, avec un costume très correct de gentleman, habit, pantalon
et gilet noirs, cravate blanche et paletot blanc qu'au moment de la
sortie elle reprenait au vestiaire, avec une badine qu'elle tenait
avec le sans-façon le plus gracieux dans sa main gantée
de blanc.
A ces bals elle passait toute la nuit à causer avec des écrivains
ou des artistes, ne les quittant pas, ayant autant d'esprit qu'eux,
allant souper avec eux lorsque l'heure était venue, et ne jouant
en
aucune façon le personnage de femme. Elle et ses amis allaient
habituellement chez Vachette (remplacé aujourd'hui par Brébant,)
non dans les cabinets particuliers dont elle avait horreur, mais
dans la salle commune. Elle s'y tenait comme un homme du meilleur
monde, mais pourvu qu'il n'y eût pas là de bourgeoise, car
Pomaré
nourrissait contre les bourgeoises une haine instinctive et
frivole. Si le malheur voulait qu'en entrant dans la salle de
Vachette elle aperçût une notairesse en bonne fortune avec
son
mari, rien alors ne pouvait l'empêcher d'entonner d'une formidable
voix de contralto sa chanson favorite: Un général de l'armée
d'Italie! -- Cette chanson, je me la rappelle encore jusqu'à la
dernière syllabe; mais trop de dames aujourd'hui savent le latin
pour que, même transcrite en latin, je puisse la donner ici.
D'ailleurs, aimable, bonne enfant, spirituelle, comme je l'ai dit,
très grande et svelte sans maigreur, avec la poitrine plate comme
celle d'un homme, elle était exactement, selon la curieuse
expression de Baudelaire, un ami avec des hanches. -- A propos de
Baudelaire, Pomaré en grande toilette, cherchant des appartements,
entre un jour, guidée par la portière, dans le joli logement
que le
poëte occupait à l'hôtel Pimodan, quai d'Anjou, et qu'il
devait
alors quitter. Charmée par une installation d'artiste qui ne
ressemblait à rien de ce qu'elle avait vu, Pomaré admira
longuement
le papier à grands ramages rouges et noirs, la tête peinte
par
Delacroix, la grande table de noyer façonnée si artistement
avec
d'insensibles contours que, lorsqu'on s'asseyait pour lire, le
corps trouvait partout à s'y insérer commodément,
les livres
magnifiquement ornés de reliures pleines, les larges fauteuils
de
chanoine ou de douairière, et dans l'armoire les flacons de vin
du
Rhin entourés de verres couleur d'émeraude. Bref, elle ne
voulut
pas s'en aller, adopta un petit divan turc sur lequel elle dormait
la nuit, et le jour lisait les ouvrages classiques; et je crois
qu'elle y serait encore, si l'architecte du propriétaire n'était
venu un beau matin diriger des réparations devant lesquelles il
n'y
avait pas de bravoure possible, car elles commencèrent par la
démolition d'un gros mur! -- Peu de temps après, rentrée
dans le
tourbillon de sa vie, Pomaré s'habillait pour aller au bal Mabille
quand son amant, un jeune homme beau comme le jour et jaloux comme
un tigre, lui défendit de sortir. Comme elle s'obstinait, il posa
son cigare allumé et rouge sur le petit pied nu de la belle
danseuse et le brûla cruellement. Au lieu de crier, elle se jeta
au
cou de son amant et, tout en boitant, le couvrit de baisers; on
voit qu'elle était singulière. -- Elle est morte jeune,
repentie,
et dans une excessive misère, et Fiorentino écrivit dans
Le
Corsaire un article très ému sur la pauvre Élise
Sergent qui, aux
dernières heures de sa vie, avait courageusement expié ses
turbulentes étourderies de pécheresse. -- Gustave Bourdin,
le
gendre de Vilmessant, mort aujourd'hui, avait consacré à
Pomaré
tout un petit livre, qui parut orné d'un excellent portrait et
qui
est devenu rarissime.
Page 86, vers 142. -- A ce vers correspond,
dans la première et
dans la seconde édition des Odes funambulesques, une note dont
voici le texte:
« Évohé n'a pas écrit la terrible satire qu'elle
annonçait ici:
c'était déjà trop de la rêver. Elle n'a pas
tenu cette promesse-là,
ni aucune de ses promesses; c'est ce qui fait sa force. La
pauvrette n'a jamais touché que par jeu à la lyre d'airain.
Où
aurait-elle trouvé assez de fureur et assez de haine pour mener
à
bout sans faiblir la farouche Parodie humaine? »
A plus forte raison, l'auteur n'a tenu aucun des engagements
qu'il avait pris dans la dernière de ses satires intitulée
Une
vieille Lune, page 87. -- Une plaisanterie ne peut survivre à la
circonstance qui lui a servi de prétexte, et cette dernière
satire
elle-même n'eût jamais été faite si Barthélemy
n'avait attaqué
Lamartine dans les premiers vers qu'il publia au Siècle lors de
sa
rentrée. Attaque si peu sérieuse, qu'elle nous sembla mériter
et
appeler naturellement une réponse... funambulesque; mais, passé
cela, ces caprices n'avaient plus leur raison d'être. Aussi Évohé
s'empressa-t-elle de jeter là sa défroque de Muse, et de
reprendre
ses petites pantoufles de soie et son peignoir de jeune demoiselle.
Les Folies-Nouvelles.
Deux chanteurs de chansonnettes, les frères Mayer, je crois,
avaient obtenu l'autorisation de construire au boulevard du Temple,
dans un grand terrain qui se trouve derrière la maison portant
le
numéro 41, une salle assez semblable à un hangar et d'y
donner des
concerts. L'entreprise ne réussit ni dans leurs mains, ni dans
celles d'un chanteur comique nommé Clément, qui vainement
changea
les Folies Mayer en Folies Concertantes.
Les Folies Concertantes furent alors transformées en une sorte
de théâtre, dans lequel Hervé, qui devint plus tard
le maestro de
L'Oeil crevé, de Chilpéric, du Petit Faust et de La Veuve
du
Malabar, vint exploiter un privilège qu'il venait d'obtenir. Rien
n'était en ce temps-là plus difficile; mais Hervé,
chef d'orchestre
au théâtre du Palais-Royal et maître de chapelle à
l'église Saint-
Eustache, avait donné quelques leçons de musique à
l'impératrice.
Il sollicita directement sa protection, et elle obtint pour lui,
avec beaucoup de peine, le privilège d'un petit théâtre,
sur lequel
il pourrait donner des pantomimes et des saynètes (le mot fut
renouvelé à cette occasion) à deux personnages seulement.
Auteur,
compositeur et comédien, Hervé imagina et joua des scènes
d'opéra
fou, débordantes d'inouïsme, comme Le Compositeur toqué,
où,
représentant un Listz éperdu qui, après une crise
de piano,
s'éveille échevelé sur le clavier, il s'écriait,
à l'imitation des
grands virtuoses: « Où suis-je? Des femmes! des fleurs! de
l'encens
dans les colidors! »
Mais il n'avait pas assez d'argent et il n'était pas assez
administrateur pour fonder un théâtre véritable, et
il céda son
privilège. MM. Altaroche et Louis Huart, qui venaient de quitter
la
direction de l'Odéon, se substituèrent à lui, tout
en s'assurant
son concours sous toutes les formes bizarres et infiniment diverses
que pouvait revêtir ce talent protée. Pour la pantomime,
ils
engagèrent Paul Legrand, qui du grand Deburau avait hérité
la
finesse du jeu et la pensée, comme Deburau fils avait hérité
l'agilité et la grâce, si bien que chacun d'eux est la moitié
excellente d'un Pierrot!
Les nouveaux directeurs dénichèrent en outre un confiseur
de
génie, qui inventa pour eux une nouveauté à sensation,
le sucre
d'orge à l'absinthe, avec lequel, pendant plus de deux années,
les
cocottes en renom devaient régulièrement salir leurs gants
clairs
à tous les entr'actes; puis ils firent reconstruire la salle, qui
fut décorée par Cambon, et pour afficher clairement leurs
intentions poétiques, ils me demandèrent le prologue joué
le 21
octobre 1854, sous ce titre: Les Folies-Nouvelles, qui donna son
nom au nouveau théâtre.
La représentation se composait de ce prologue, d'une pantomime
curieuse et amusante d'Emile Durandeau, intitulée L'Hôtellerie
de
Gautier-Garguille, et d'une saynète d'Hervé, pour la musique
et
pour les paroles, La Fine Fleur de l'Andalousie, dans laquelle on
remarquait les vers suivants:
Séville
Est la belle ville! (bis)
Les trottoirs sont grands
Et l'on pass' dessous!
Les légum's n'y coût' pas grand'chose; (bis)
Et quant à la volaille,
On l'a presque pour rien!
C'est de cet oeuf que devait sortir l'Opérette,
dont
l'abominable race a pullulé, envahi le monde; si bien que je me
trouve, ô remords! avoir été en quelque sorte complice
de la
naissance de ce monstre, auquel mes vers ont souhaité la bienvenue.
Ce que c'est que de nous! -- Voici comment le petit prologue était
distribué. Personnages parlants et chantants: Le Lutin des Folies-
Nouvelles, Mlle Louisa Melvil; un Bourgeois, M. Delaquis;
L'Ancienne Salle des Folies Concertantes et Le Comédien Bouffon,
M.
Joseph Kelm. -- Mimes: Pierrot, M. Paul Legrand; Arlequin, M.
Charltonn; Cassandre, M. Cossart; Léandre, M. Laurent;
Polichinelle, M. Émile; Colombine, Mlle Suzanne Senn; Isabelle,
Mlle Mélina; deux danseuses, Mlle Lebreton et Mlle Berthe.
Cossart et Laurent avaient eu quelque célébrité aux
Funambules,
où ils avaient tous les deux joué les Arlequins. Joseph
Kelm,
vieillard chauve, israélite, à la face de satyre, qui semblait
taillée à coups de sabre, datait de la première Renaissance
d'Anténor Joly. Acteur d'opéra, chanteur de chansonnettes,
argentier et joaillier par occasion, marchand d'huile de Provence
et modiste sous le nom de sa femme, cet homme prodigieux eût
réalisé des bénéfices dans les déserts
de la Libye et gagné de
l'argent sur le radeau de la Méduse. Il avait reçu le don,
qu'Hervé
exploita souvent, de produire avec sa langue un bruit analogue à
ceux de la crécelle et des castagnettes. C'est ce que j'appelle,
page 106, refrain dont l'acteur Kelm a le secret.
Hervé trouvait en lui un admirable compère, et il se plaisait,
comme repoussoir, à le costumer grotesquement en femme; tandis
que
lui, Hervé, qui a toujours aimé à être joli
sur la scène, il se
montrait, par exemple, dans un ajustement dont toutes les parties,
y compris les souliers et le chapeau, étaient faites de satin rose.
Une légende (empirique, je n'ai pas besoin de le dire,) prétendait
même qu'une grande dame s'était éprise d'Hervé,
comme la marquise
de George Sand du comédien Lélio, et l'avait fait venir
chez elle
dans ce costume de marionnette couleur de rose. Heureusement
personne n'a pris au sérieux ce conte à dormir debout, car
c'eût
été là un commencement bizarre pour le compositeur
inépuisable qui
peut et doit devenir un jour membre de l'Institut!
Quant à Louisa Melvil, c'était une de ces jeunes filles
d'une
beauté délicate, suave, idéalement parfaite, que
le Théâtre nous
montre quelquefois comme dans un rêve. Elle avait pour la parole
comme pour le chant une voix adorable, des lèvres rouges comme
une
fleur, des cheveux réellement blonds, comme ceux d'Amédine
Luther,
aussi clairs mais plus fins, et d'une nuance un peu plus chaude,
avec des sourcils bruns. C'était la gaieté ingénue,
un sourire de
rose et de lumière, une grâce de femme, des formes sveltes
et
accomplies, avec une jeunesse enfantine. Elle est morte à dix-neuf
ans, d'une mort tragique. Ces divines figures de Juliettes, que
nous entrevoyons, ne sont pas faites pour subir les outrages de la
vieillesse, et elles ne peuvent que passer parmi nous, comme des
apparitions mystérieuses.
Hervé fut emporté par la fatalité de sa gloire, et
son théâtre
devint le Théâtre Déjazet, où l'actrice illustre
passa en revue son
répertoire de bambins, ses Voltaire, ses Figaro, ses Napoléon
et
ses Richelieu. Mais sa diction fine et mordante, son chant, dont
Auber admirait la justesse, ne pouvaient plus rien sur une foule
qui désormais préfère le poivre rouge au sel attique,
et à qui il
faut des cascades plus échevelées que la chute du Niagara.
Après
elle, il y eut à son théâtre des directions fantasques
et
éphémères; on y vit M. Manasse et M. Daiglemont.
Le pauvre Guichard
du Théâtre-Français, aujourd'hui atteint de paralysie,
y fit
représenter une comédie moderne en vers, dans le genre de
Ponsard;
et on nous y a même montré l'Andromaque de Racine, jouée
par Mlle
Duguéret. Toutes les actualités à propos desquelles
nous écrivons
s'en vont tour à tour dans le pays des vieilles lunes, et c'est
pourquoi les lecteurs des Odes funambulesques ne devront pas plus
aller chercher les Folies-Nouvelles au boulevard du Temple, que les
lecteurs de La Comédie humaine ne trouveraient sur la place du
Carrousel cette fameuse impasse du Doyenné, où commencèrent
les
amours de Mme Marneffe!
Autres Guitares.
Les odes réunies sous ce titre, que j'ai emprunté par jeu
à
Victor Hugo (Autre Guitare, les Rayons et les Ombres, xxiii,) sont
celles qui, à proprement parler, constituent le genre connu
aujourd'hui sous le nom d'odes funambulesques; en un mot, ce sont
des poëmes rigoureusement écrits en forme d'odes, dans lesquels
l'élément bouffon est étroitement uni à l'élément
lyrique, et où,
comme dans le genre lyrique pur, l'impression comique ou autre que
l'ouvrier a voulu produire est toujours obtenue par des
combinaisons de rime, par des effets harmoniques et par des
sonorités particulières.
En créant (ou renouvelant) ce genre, j'ai commencé par parodier
des odes de Victor Hugo, pour partir d'un thème connu et pour
montrer clairement et nettement ce que je voulais faire. Ce
résultat une fois atteint, j'ai peu à peu écrit les
odes
funambulesques sur des sujets originaux inventés de toutes pièces,
et, dans le volume des Occidentales, qui fait suite à celui-ci,
on
ne trouvera plus une seule parodie de Victor Hugo.
En effet, dès l'origine de ces essais, je rêvais quelque
chose
d'infiniment plus compliqué et plus délicat que de tourner
au
bouffon une ode sérieuse, et j'imaginais déjà des
poëmes comiques
et lyriques, où l'ironie et l'allusion parodique seraient partout
éparses, prendraient mille formes. Mais, je le répète,
il fallait
faire comprendre par des exemples les conditions du genre que je
voulais acclimater chez nous, et montrer qu'un emploi différent
d'un même procédé peut exciter la joie comme l'émotion,
dans les
mêmes conditions d'enthousiasme et de beauté.
Pour établir ma démonstration, j'ai parodié des odes
de Hugo, ce
que l'on avait fait avant moi. Pourquoi l'ai-je fait? Précisément
parce qu'on l'avait fait avant moi, mais parce qu'on l'avait fait
en cherchant à traduire le comique, non par des harmonies, par
la
virtualité des mots, par la magie toute-puissante de la Rime, mais
par l'idée seulement, c'est-à-dire en employant un procédé
diamétralement opposé à celui que Victor Hugo avait
employé pour
exprimer le lyrisme. Moi j'ai voulu montrer que l'art de ce grand
rhythmeur, tel qu'il l'a agrandi et perfectionné, peut produire
tout ce qu'il a voulu lui faire produire, et plus encore; que,
comme elle éveille tout ce qu'elle veut dans notre âme, la
musique
du vers peut, par sa qualité propre, éveiller aussi tout
ce qu'elle
veut dans notre esprit, et créer même cette chose surnaturelle
et
divine, le rire! -- Ceci dit, avec le regret d'avoir infiniment
trop parlé de moi, (mais dans le cas dont il s'agit cela était
inévitable,) je vais passer rapidement en revue les odes
funambulesques réunies sous ce titre: Autres Guitares, en indiquant
les allusions qu'elles contiennent et les morceaux célèbres
qui y
sont parodiés.
L'Ombre d'Éric, page 118. -- L'Ombre
d'Éric, c'est le titre d'un
roman de Paulin Limayrac, tout à fait oublié aujourd'hui,
et qui
d'ailleurs fut toujours oublié, et cela dès le moment où
il parut.
Je trouvai amusant de donner ce titre à un poëme composé
sur Paulin
Limayrac lui-même.
Littérairement, ces six couplets sont une parodie de la romance
en général, de ce genre faux et absurde où des êtres
parfaitement
classés comme mammifères font toujours semblant de croire
qu'ils
sont oiseaux ou fleurs, ou qu'ils pourraient, dans certaines
occurrences, le devenir.
Au point de vue polémique, c'est autre chose. Paulin Limayrac
attaquait violemment, dans la Revue, les grands écrivains de la
génération qui nous a précédés. Je
pensai qu'en donnant de bonnes
raisons je n'aurais pas raison de lui, qu'il fallait détourner
les
chiens, et j'inventai cette folle hypothèse de Limayrac changé
en
fleur. Ma chanson eut mille fois plus de succès que je ne
l'espérais et que je ne l'aurais voulu; en quelques jours tout
Paris la sut par coeur.
La chose même tourna au tragique. Une nuit, au bal masqué
de
l'Opéra, Limayrac parut sur l'escalier de l'amphithéâtre;
aussitôt
le grand galop de Musard, qu'un dieu n'eût pas arrêté!
s'arrêta un
instant; dix mille paires d'yeux se fixèrent sur l'auteur de
L'Ombre d'Éric, et chicards, pierrots, caciques, masques aux
guenilles furieuses, débardeurs aux culottes de soie, taillés
à la
Rubens, dix mille voix lui hurlèrent dans un terrifiant unisson:
Si
Limayrac devenait fleur! Ceci prouve que quelquefois la meilleure
manière de répondre est de ne pas répondre, et que,
dans certaines
occasions, on peut couper avec succès non seulement la queue de
son
chien, mais les queues des chiens des autres. Et c'est ainsi que
fut trompé, mais pour cette fois seulement! l'espoir que j'avais
toujours nourri de ne jamais voir un de mes ouvrages obtenir de
popularité.
Ducuing, page 118, vers 10. -- M. François
Ducuing, le député,
le publiciste et le financier qu'on connaît, élevait à
la gloire de
Ponsard, dans les journaux et dans les Revues, un tas de petits
autels, sur lesquels il égorgeait quotidiennement... Shakspere!
La
plupart des hommes politiques, en art et en poésie, sont de cette
force; voilà pourquoi la France est toujours si mal gouvernée.
Buloz, page 118, vers 15. -- Tout a été
dit sur cet homme
historique. Ce n'est pas une poutre qu'il a dans l'oeil, mais une
catapulte, car il se figure sincèrement qu'il a fait la gloire
d'Alfred de Musset, de Henri Heine et de George Sand.
La houlette d'Arsène Houssaye, page
119, vers 19. -- C'est de la
plaisanterie enfantine et par trop initiale. On s'amusait à faire
d'Arsène Houssaye un berger, parce qu'il s'était occupé
amoureusement du xviiie siècle; mais il a bien prouvé, depuis
lors,
que son xviiie siècle, à lui, est celui de Beaumarchais
et de
Diderot. -- Jules Labitte, page 119, vers 23. -- C'était un
libraire du quai Voltaire, très proche parent, à ce que
je crois,
du Labitte qui écrivait dans la Revue. Il a eu le mérite
de croire,
avant tout le monde, au génie poétique de Victor de Laprade
et à
celui de Pierre Dupont.
Le Mirecourt, page 120. -- Cette ode est la
parodie du poëme de
Victor Hugo intitulé Le Derviche (Orientales, xiii.) Le trait
final de mon ode funambulesque est tiré de la nature même
des
choses, car le biographe oublié, que j'ai pris à partie,
s'appelle
en effet Eugène Jacquot, et il porte le nom de Mirecourt, parce
qu'il est né à Mirecourt (Vosges.) Il a donné, à
propos
d'Alexandre Dumas, une édition modernisée de la célèbre
fable de La
Fontaine Le Serpent et la Lime; peine perdue, personne ne se
souvient de ses attaques féroces contre l'auteur d'Antony. --
Pitre, page 120, vers 12, est le romancier breton Pitre-Chevalier,
dont je voulais non pas railler, mais constater la fécondité
prodigieuse. -- La Démocratie, page 121, vers 22, est le journal
intitulé La Démocratie pacifique; c'était un organe
fouriériste,
qui a disparu comme tant de choses.
Page 121, vers 23 et 24.
Dans les entrefilets du Globe et dans L'Artiste,
Feuille qui paraît quelquefois!
Loin de ne paraître que quelquefois,
le journal d'Arsène
Houssaye paraît au contraire très régulièrement
tous les quinze
jours, depuis plus de trente ans; mais, comme tous les écrivains
contemporains ont passé par L'Artiste, comme cette maison d'un
ami
a toujours été une de leurs maisons, ils s'amusaient souvent
à la
railler eux-mêmes, comme ils font de tout ce qui leur appartient.
Sachant que les bourgeois diront toujours d'eux pis que pendre, les
poëtes, par une ironie très raffinée et très
délicate, leur jouent
souvent le mauvais tour de prendre les devants, et d'user par
avance les plaisanteries que les bourgeois feront plus tard.
L'Artiste, très aimé et très apprécié
des écrivains, a toujours été
pour ce motif le prétexte d'une innombrable quantité de
fantaisies
satiriques, de charges et de scies d'atelier. La plus célèbre
de
toutes a été imaginée par Alphonse Daudet. C'est
la Prosopopée du
fils du Bourreau, devenu rédacteur de L'Artiste, dont voici le
texte:
Fils de bourreau, bourreau moi-même,
Je me suis vu réduit, hélas!
A quitter un état que j'aime,
Car les affaires n'allaient pas.
Et, chose terriblement triste!
(Plaignez mon sort infortuné!)
Je fais des articl' à L'Artiste,
Moi qu'en ai tant guillotiné!
Tant d'artistes, bien entendu.
Porcher te dira: Baste! page 121, vers 25.
-- L'histoire de M.
Porcher a été mille fois racontée. Il commença
à fonder, rien
qu'avec les billets d'Alexandre Dumas père, la vente des billets
d'auteur, puis il devint le général en chef de la claque
des
théâtres parisiens, ne commandant que dans les très
grandes
occasions, aux premières représentations des hommes de génie;
et en
même temps, aidé par sa femme, dont l'intelligence et les
belles
mains sont célèbres, il fit prospérer une maison
de commerce pour
la vente des billets, où on vendait et où on achetait même
des
sujets de pièces, et où les auteurs obtenaient des avances
sur
leurs droits futurs. Porcher, c'était le crédit sur les
productions
de l'esprit; on comprend combien c'était grave pour un écrivain
dramatique quand Porcher venait à lui dire Baste! Inutile
d'expliquer, on le devine, qu'il n'a jamais dit Baste! à Alexandre
Dumas, si ce n'est dans la chimérique prophétie que je prête
à
Mirecourt. -- Yacoub, page 121, vers 31. -- Le biographe donne ici
au grand inventeur le nom d'un des personnages fictifs qu'il a
créés: Yacoub est le héros de la tragédie
intitulée Charles VII
chez ses grands vassaux.
V... le baigneur, page 122. -- Parodie très
résumée, comme le
bon goût le demandait impérieusement, du poëme de Victor
Hugo
intitulé: Sara la baigneuse (Orientales, xix.) Il serait inutile
de nier qu'il s'agit du docteur Véron: c'était un homme
d'esprit,
et un aimable homme, malgré ses ridicules; mais n'appartenait-il
pas de droit à la caricature, lui qui, plus informe que le
Minotaure, avait dévoré les plus belles filles d'Athènes?
Et
combien ne souffrira pas l'Histoire, forcée d'accoupler à
son
médaillon faunesque celui d'une Muse adorable, au pur profil de
médaille syracusaine! -- Héloïse Florentin, page 123,
vers 30. --
Elle était née avec du génie, car une légende
parisienne raconte
que, petite fille âgée de dix ans, en compagnie de sa soeur
ou
d'une petite amie, elle se laissait aborder par les passants
cossus, dans la rue Royale ou sur la place Vendôme, et leur
montrait, pour dix sous, un sourire particulier qu'elle avait
inventé.
Page 124, vers 52 et 53:
J'obtiendrai des croix valaques
Et des plaques.
Il en obtint. -- Le docteur Véron était
un homme d'ordre, et
très pratique. On le vit un jour avec les divers cordons de
commandeur de tous les ordres; il les avait reçus tous en une fois,
simultanément, et sans retard il avait obtenu de la Chancellerie
le
droit de les porter. Il aimait les choses bien faites, et vite
faites.
La Tristesse d'Oscar, page 126. -- Cette ode
ne parodie rien,
quoiqu'elle ait vaguement le mouvement du poëme de Hugo, La Douleur
du Pacha (Orientales, vii,) si souvent parodié. Le publiciste d'un
très grand talent, déguisé ici sous le nom du bel
Oscar, est Xavier
Durrieu, qui débutait alors avec beaucoup d'éclat à
la Revue des
Deux Mondes, et en effet, ce remarquable écrivain avait
l'enfantillage singulier de craindre que sa fabuleuse ressemblance
avec l'acteur Bocage ne nuisît à sa carrière politique.
Lorsque
cette ode parut pour la première fois, dans un journal intitulé
Le
Pamphlet, qu'avait fondé Polydore Millaud, le nom de Durrieu y
était en toutes lettres. Mais, avant la publication des Odes
funambulesques, Durrieu, fidèle à ses opinions, avait subi
les
rigueurs de l'Empire; je dus effacer son nom, car ma plaisanterie,
innocente quand je l'avais écrite, eût été
alors dirigée contre un
vaincu.
Page 126, vers 10:
Aucun collet, pas même un collet... né
Révoil.
J'avoue que cette phrase est d'une audacieuse
extravagance; elle
a cependant son excuse. En ce temps-là, les oeuvres poétiques,
d'ailleurs fort belles, de Mme Louise Colet, paraissaient
énormément, et dans tous les formats, et toujours son nom
était
écrit ainsi: Mme Louise Colet, née Révoil. A force
de lire sans
cesse cette phrase sur les couvertures des livres, dans les
journaux, sur les affiches des cabinets de lecture, tous les
Parisiens en avaient subi l'obsession, si bien qu'il était
impossible d'entendre le mot collet, écrit avec n'importe quelle
orthographe, sans songer immédiatement à née Révoil.
Cela en vint
à ce point que voici comment Grassot chantait le couplet si connu
de Béranger:
Momus a pris pour adjoints
Des rimeurs d'école:
Des chansons en quatre points
Le froid nous désole.
Mirliton s'en est allé.
Ah! la Muse de Collé,
Parlé: né Révoil,
C'est la gaudriole
O gué,
C'est la gaudriole.
Aussi, comme nous plaisantions souvent Durrieu
sur des
négligences de costume que presque tous les grands travailleurs
ont
à se reprocher, lorsque par une furieuse hyperbole je prétendis
que
son habit n'avait pas de collet, la phrase fatale s'écrivit d'elle-
même et pour ainsi dire sans ma participation: pas même un
collet... né Révoil! -- Pour résister à cette
suggestion
impérieuse, il aurait fallu la vertu d'un chrétien des premiers
âges.
Le gilet fabuleux de Fontbonne, page 126, vers
16. -- Fontbonne
était un consciencieux et obscur comédien, dont on a vu
le nom
pendant trente années sur les affiches de la Gaîté
et de la Porte-
Saint-Martin. Il avait un gilet qui n'était pas fort beau et un
frac pareil, parce que le Drame, qui a ses héros, a aussi ses
martyrs, et les acteurs qui jouent les utilités manquent des objets
les plus utiles. Monselet, dans un de ses jolis pamphlets, prétend
que j'avais la vénération du tréteau, et que sur
le boulevard je
suivais avec recueillement l'acteur Machanette. Cela n'est pas tout
à fait exact; mais je n'ai jamais su me défendre d'une sorte
de
pitié attendrie pour ces pauvres comédiens des derniers
plans qui
n'ont jamais que l'envers de l'argent et l'envers de la gloire, que
personne n'a jamais vus, et dont cependant on sait les noms, pour
les avoir lus imprimés tous les jours pendant un demi-siècle.
Page 127, vers 41 et 42. -- Les Délass-Com
et le Petit-Laze
désignent, par une contraction de l'argot parisien connue de tout
le monde, les théâtres, tous les deux détruits, des
Délassements-
Comiques et du Petit-Lazari. Voir, dans la collection publiée par
Lorédan Larchey: Documents pour servir à l'histoire de nos
moeurs,
la très curieuse brochure intitulée Les Grands jours du
Petit-
Lazari, par un de ses artistes, avec une préface inédite.
-- A la
librairie Frédéric Henry, galerie d'Orléans, 12.
Octobre 1871.
Le Flan dans l'Odéon, page 130. -- Parodie
du poëme de Victor
Hugo intitulé les Bleuets (Orientales, xxxii.) -- Chaumier Siméon,
page 130, vers 5. Siméon Chaumier était un vieux poëte,
vêtu à peu
près en Saint-Simonien, avec des chapeaux pointus et des gilets
à
la Robespierre, qui, après avoir été pauvre, était
devenu riche, et
qui en profitait pour faire imprimer des recueils où abondaient
les
vers de deux syllabes, et des romans d'un moyen âge macabre et
truculent. J'ai quelquefois causé avec lui dans le Luxembourg,
il
tenait des discours palingénésiques qui n'étaient
dépourvus ni de
portée ni de grandeur; mais il avait trop d'idées pour être
un
ouvrier en n'importe quoi, fût-ce en poésie. -- Asphodèle
Carabas,
page 131, vers 34, n'est qu'un être de raison ou de déraison,
une
caricature du bas-bleu, mais je ne me serais permis contre aucune
femme la plus innocente plaisanterie, car sur ce point-là je pense
comme don César de Bazan.
Page 132, vers 45 et 46:
Était-il le Timoléon
Des Saint-Almes et des Virmaîtres?
M. Lepoitevin Saint-Alme et M. Virmaître
étaient les deux
rédacteurs en chef de l'ancien Corsaire où écrivaient,
de 1845 à
1848, Champfleury, Mürger, Fauchery, Plouvier, La Rounat, Marc
Fournier. On sait que, vers l'an 343 avant Jésus-Christ, Timoléon
était le général que Corinthe employait à
toute chose difficile, à
délivrer les Syracusains, à battre les Carthaginois, et
même à tuer
son frère Timophane. Le Timoléon des Saint-Almes et des
Virmaîtres
veut dire: le premier sujet, le grand ténor, le général
à tout
faire de M. Saint-Alme et de M. Virmaître. Certes le trope est
violent; mais on n'est pas trop sévère pour les poëmes
à refrains,
comme celui dans lequel Hugo a écrit, sans consulter Buffon:
On voit des biches qui remplacent
Leurs beaux cerfs par des sangliers. --
Enfants, voici des boeufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers.
L'Odéon, page 134. -- Parodie du poëme
de Victor Hugo intitulé
L'Enfant (Orientales, xviii.) Il serait horrible de railler une
infirmité réelle, un nez camard par exemple; mais le grand
nez est
héroïque, impérieux, et affirme toutes les bravoures.
Cyrano de
Bergerac était fier de son grand nez, et tuait même à
coups d'épée,
avec une certaine justice, les gens qui avaient l'impertinence de
se montrer avec un nez trop petit. -- Certes, il n'a jamais été
bien original et bien nouveau de rire de l'Odéon désert
et du nez
de M. Hippolyte Lucas; mais le poëte doit accepter, coûte que
coûte, tous les sujets traditionnels, et il faut qu'il n'hésite
pas
à affronter les plus redoutables de tous les monstres, c'est-à-dire
la Banalité et la Platitude. Il doit ressembler au « matin,
ce
doreur », qui dore tout ce qu'il trouve sur son chemin, y compris
les écorces de melon et les vieilles savates.
Page 135, vers 27 et suivants:
Ou ce chapeau de roi de Garbe,
Le chapeau de Thoré, cet homme si barbu
Qu'un barbier ne pourrait, sans devenir fourbu,
En quatre ans lui faire la barbe!
Boccace dit, en sa Deuxième Journée,
Septième Nouvelle, où il
raconte l'histoire d'Alaciel: « Le roy de Garbe feit grand'feste
de
ces nouvelles, et l'ayant honorablement envoyée quérir,
la receut
avec grand'joie, et elle qui avoit couché par adventure dix mille
fois avec huit hommes, se coucha avec luy pour pucelle, et luy feit
accroire qu'il estoit ainsi. » Pour ne pas s'apercevoir, en voyant
Alaciel, qu'elle avait croqué autant de pommes qu'en peut fournir
dans la saison un bon clos normand, il fallait que le roi de Garbe,
à ce que j'ai pensé, eût un chapeau à bien
larges bords et qui lui
gênait singulièrement la vision. -- Théophile Thoré,
l'éminent
critique d'art, avait un chapeau comme celui-là, qui ne l'empêchait
pas de bien voir la peinture; mais il se trompait parfois à
l'expression des physionomies. -- A ce que disent les historiettes,
il devint amoureux d'une dame, et jura que jusqu'à ce qu'elle eût
pris son martyre en pitié, il ne se ferait pas couper la barbe.
La
dame fut d'abord étonnée; mais, le dos tourné, elle
ne pensa pas
plus à cela qu'à ses vieilles pantoufles, et Thoré
en fut quitte
pour porter une barbe qui lui tombait jusqu'aux genoux.
Bonjour, Monsieur Courbet, page 136. -- Cette
ode n'est que la
répétition du tableau connu qui porte le même titre.
-- Si je l'ai
transporté dans la poésie, c'est parce que la peinture à
l'huile ne
dure que quatre cents ans, du moins à ce que le baron Gros
affirmait à Napoléon, qui, après avoir posé
pour La Bataille
d'Eylau, s'écria alors d'un ton dédaigneux: « C'était
bien la
peine! »
Nadar, page 139. -- Parodie du poëme de
Victor Hugo intitulé
Canaris (Orientales, ii.) Personne n'a eu les cheveux plus rouges
que Nadar; mais, petit à petit, il est devenu blond comme Ophélia,
car on ne peut compter sur rien! Tous les personnages nommés dans
cette ode sont surabondamment connus; j'indique cependant à la
volée: Lherminier. -- C'est lui que Balzac a pris pour modèle
de
son La Palférine. Il avait fondé Le Portefeuille, revue
diplomatique. Il a été le seul homme qui ait su jouer, après
don
Juan, la scène avec M. Dimanche, et quoique Balzac les ait
écrémées, les belles histoires parisiennes dont il
a été le héros
rempliraient encore un volume. -- Sasonoff, page 140, vers 17,
était un Russe de bonne noblesse, aimable homme et charmant
écrivain qui, pendant les dernières années de sa
vie, qu'il passa
ici à Paris, fut l'ami de tous les hommes d'esprit, et leur faisait
manger des salades russes qu'on n'a pas réussi à imiter.
-- Louis
Boyer, page 140, vers 21. -- Cet ancien directeur du Vaudeville
était né presque chauve, et en même temps il était
affligé d'une
barbe qui poussait à vue d'oeil. -- René Lordereau, page
141, vers
47. -- Le roi de l'esprit parlé, à ce qu'a dit Roqueplan,
qui s'y
connaissait. Pour payer cinquante mille francs de dettes qu'il
avait, René Lordereau a fait en Amérique, pendant la guerre,
un
métier de héros et de fou; il est mort à la peine,
sans qu'un de
ses créanciers ait dit: « Pauvre garçon! »
Page 142, vers 77 et suivants:
Ils sont d'or pâle; ceux du poëte
nouveau
Qui, dans des vers bizarres,
A nommé le public: « Bête à tête de veau,
»
Sont jaunes, fins et rares.
C'est le poëte Fernand Desnoyers, qui
est mort jeune. Il y a de
très belles choses dans ses poëmes intitulés Le Vin,
la Campagne,
Vers fantasques. Il ne faut pas le juger d'après les coups de
pistolet qu'il tirait parfois pour étonner les sots, mais qui
faisaient trop de bruit, car c'est un jeu dangereux. Tout le monde
connaît sa fameuse Proclamation:
Habitants du Havre, Havrais!
J'arrive de Paris exprès
Pour mettre en pièces la statue
De Delavigne (Casimir.)
Il est des morts qu'il faut qu'on tue... &c.
Le La Madelène qui est rose, page 142,
vers 81, c'est Henri de
La Madelène, et le Marchal qui est vermeil d'une façon hardie,
ibidem, c'est Charles Marchal, le peintre des tableaux alsaciens,
et de Pénélope et Phryné. -- Il est un assez grand
peintre pour
savoir que la poésie a le droit de se servir de ces tons nets et
crus qui ne représentent pas la couleur d'un objet, mais la font
voir, et l'évoquent dans l'esprit du lecteur.
Reprise de la Dame, page 143. -- Parodie du
poëme de Victor
Hugo, intitulé la Captive (Orientales, ix.) Au théâtre,
par une
abréviation qui est passée dans le langage usuel, la Dame
signifie
la Dame aux Camélias. Ce drame heureux a eu tant de succès
sur tous
les théâtres du monde, et les directeurs, régisseurs
et acteurs ont
si souvent à en prononcer le nom, qu'ils l'ont abrégé,
par
économie.
Marchands de crayons, page 147. -- Cette ode
offre une
singularité assez curieuse: c'est que, commencée sur un
sujet qui
lui appartient en propre, elle parodie ensuite en chemin le poëme
de Victor Hugo intitulé La Fiancée du Timbalier (Odes et
Ballades,
ballade sixième.) Mais du dénouement de la ballade, elle
ne fait
qu'une péripétie préparant un autre dénouement,
assez imprévu, à ce
que je crois. -- Le maître de Marseille, page 149, vers 56. --
C'est Mirès, qui avait fait dans la vieille ville une ville neuve.
Page 152, vers 118 à 120:
Fauchery, venu d'Australie
Avec cette douce folie
Que de Bohème il emporta.
Antoine Fauchery, un beau garçon, spirituel
et charmant, que
Mürger a essayé de peindre dans son Marcel de La Vie de Bohème,
était le plus gai parmi les amis de notre jeunesse. Il avait quitté
le métier de graveur sur bois pour écrire avec nous au Corsaire;
mais la fortune ne venait pas assez vite à son gré, car
il s'était
marié par amour. Ses Lettres d'un Mineur en Australie (Paris,
Poulet-Malassis et de Broise, 1857) racontent les extraordinaires
métiers qu'il dut faire au pays de l'or, pour y gagner un peu
d'argent.
Après avoir touché barres, à Paris, il repartit pour
la Chine et
pour le Japon, avec une mission du gouvernement. Il faisait, pour
le ministère, des dessins et des photographies d'après les
monuments et les paysages, et en même temps il envoyait au Moniteur
des articles dans lesquels la nature et la civilisation orientales,
vues par un peintre, étaient racontées par un Parisien humoriste
sachant écrire. Il nous adressa aussi, lors de la guerre de Chine,
des lettres étonnamment vivantes et pleines de révélations
curieuses, qui n'ont pas été publiées. Le succès
venait, tout
venait, quand les terribles fièvres du Japon emportèrent
Antoine
Fauchery, après sa chère femme. Je ne me rappelle personne
qui ait
eu, à un plus haut degré que lui, l'abord élégant
et sympathique,
la compréhension rapide et la grâce souveraine de la chevelure.
Page 154, vers 172 et 173:
Quand mon Arthur sonnait du cor
Près de Mangin en galons jaunes,
Mangin, homme qui a bien connu ses Athéniens,
a fait sa fortune
par le procédé le plus simple, en vendant d'assez bons crayons
de
mine de plomb, enveloppés d'une feuille d'or. Mais, pour les
vendre, il montait sur une calèche découverte, endossait
une
dalmatique férocement galonnée d'or, et se couvrait le chef
d'un
casque à plumet rouge, flamboyant comme celui d'Hector: sans cela,
pourquoi eût-on acheté ses crayons plutôt que d'autres?
Il
improvisait des discours d'une amusante insolence, et avec un de
ses crayons, faisait, comme Mélingue, un portrait ressemblant,
sous
l'oeil du public. Derrière lui, un être silencieux et triste,
vêtu
comme lui, si ce n'est que sa dalmatique était misérable
et que son
casque était bosselé, jouait tantôt de l'orgue de
Barbarie et
tantôt du cornet à piston, et rien ne prouve que ce confident
modeste ne s'appelait pas Arthur. Mangin a été volontairement
le
symbole vivant de la Réclame moderne, ayant transporté dans
la
réalité visible ce que ses confrères exécutent
d'une manière
abstraite et figurée. Les soirs, Mangin, trop rigoureusement ganté
de blanc, car le saltimbanque se trahit toujours de quelque
manière, assistait aux premières représentations,
avec les allures
et la froideur britannique d'un parfait gentleman.
Nommons Couture! page 155. -- Parodie du poëme
de Victor Hugo
(Les Voix intérieures, xi,) qui commence par cette strophe:
Puisqu'ici-bas toute âme
Donne à quelqu'un
Sa musique, sa flamme
Ou son parfum;
Le sujet de cette ode est clairement expliqué
par le fragment de
lettre qui lui sert d'épigraphe. M. Thomas Couture, dont j'admire
infiniment le talent magistral et même l'orgueil, a à peu
près
désavoué ce morceau fameux, et il va sans dire que, s'il
retire sa
lettre, je retire mon ode.
Le Critique en mal d'enfant, page 160. -- De
même que Figaro dit
qu'on est toujours fils de quelqu'un, tous les critiques sont faits
en quelque chose de plus solide que la baudruche. Mon ode ne vise
personne; mon personnage bouffon n'a pas eu de modèle dans la vie
réelle, et doit être considéré comme une création
de la pure
fantaisie. Cependant, si quelqu'un désire avoir la clef de ce
morceau, qu'il se rappelle un procédé très familier
à l'auteur de
La Comédie Humaine, et que par exemple il voie passim, à
propos de
Camille Maupin, le roman de Balzac intitulé Béatrix. (Comédie
Humaine, édition Michel Lévy, tome III, Scènes de
la Vie privée.)
Page 163, vers 88 et suivants:
Le prenant pour un mont, Préault disait:
« Oh! ça,
C'est Pélion, ou bien son camarade Ossa:
Allez-vous-en, que je le taille! »
Auguste Préault est le seul statuaire
romantique de l'époque
moderne. Son médaillon de La Douleur, son Marceau, son Paria, son
Ophélia, ses deux Christs ont, chose étrange! autant contribué
à le
rendre célèbre que les stupides refus des jurys de 1830,
qu'il
subissait en même temps que Delacroix et Rousseau. Il savait que
les sonnets de Michel-Ange étaient d'une beauté égale
à celle de
ses colosses; mais, en ce temps sceptique, ceci demandait à être
transposé. Le dernier des Prométhées a pris le modeste
parti d'être
tout bonnement spirituel comme Champfort, et de manifester sa
faculté poétique par des mots qui, pareils à des
fers rouges, font
grésiller la chair vive. Toutes les Nouvelles à la main
que les
journaux ont publiées depuis trente ans sont de Préault;
peut-être
pourrait-il réclamer, comme étant au fond sa propriété,
l'hôtel que
le Figaro vient de se faire construire, et qu'il a payé sur ses
bénéfices?
Rondeaux.
A partir de ce moment, les poëmes à forme fixe, Rondeaux,
Triolets, Villanelles, Ballades, Virelai, Chant Royal, Pantoum,
vont se succéder dans le livre. -- J'ai voulu, autant qu'il était
en moi, ressusciter et remettre en lumière ces formes de poëmes,
parce que j'accepte dans son intégrité la succession de
mes aïeux;
mais ce n'est pas ici le lieu d'en décrire la contexture et d'en
indiquer les règles. Ceux qu'intéressent ces détails
techniques les
trouveront partout, et même dans mon livre intitulé Petit
Traité de
Poésie française (IX, les Poëmes traditionnels à
forme fixe.) Sur
le rondeau spécialement, il n'y a qu'un mot à dire: c'est
que
l'excellent poëte Voiture l'a poussé à sa dernière
perfection. Il
suffit de lire Voiture pour connaître le fort et le faible du
Rondeau, et pour savoir de quelles ressources infinies dispose ce
charmant poëme qui a succédé (comme le roi Louis succède
à
Pharamond) au Rondel de Charles d'Orléans.
Rolle n'est plus vertueux, page 165. -- Aime
mieux voir lever
Bocage -- Que l'Aurore, page 166, vers 14 et 15. -- On ne pourra
jamais empêcher le poëte de s'éprendre d'une phrase
rien que pour
sa sonorité; car, si les musiciens n'aimaient pas la musique des
sons, qui l'aimerait? Il y avait autrefois une célèbre romance
qui
commençait ainsi: Bocage, que l'Aurore... -- Quand l'acteur Bocage
débuta à la Porte-Saint-Martin, de mauvais plaisants du
paradis la
lui chantèrent, et moi, ce bout de phrase me semblait si amusant
et
m'a si souvent obsédé, qu'en ma folle jeunesse je n'ai pu
résister
au bonheur de le transcrire.
Mademoiselle Page, page 167. -- Sourire et
chanson de la Comédie
légère, elle a personnifié divinement la Musette
de La Vie de
Bohème.
Page 167, vers 10, 11 et 12:
Le bataillon de la Moselle
A sa démarche de gazelle
Eût tout entier payé rançon.
C'est un rappel du motif connu de la fameuse
chanson populaire:
Sicut Madam' de la Trémouille
Parent' des Andouillettes,
Qui a usé plus de patrouilles
Que l'armée d'Sambre-et-Meuse
De pair's de souliers!
Brohan, page 168. -- C'est Augustine Brohan,
dont la mère, Mme
Suzanne Brohan, a été, à l'ancien Vaudeville, une
actrice d'un
talent exquis et d'une rare distinction. -- Après elles deux, si
l'on voulait chanter la plus belle des trois Brohan, qui est
Madeleine, il faudrait regarder ce portrait, lithographié par
Lassalle, où le peintre l'a représentée le sein nu,
comme une
déesse.
A Désirée Rondeau, page 172.
-- Bonne et très jolie avec
beaucoup de finesse, Désirée Rondeau appartenait à
la race de ces
Lisettes dédaigneuses de l'argent, qui ont pu exister, quoi qu'on
en dise, quand il n'en coûtait pas encore un louis pour passer
devant chez Bignon: aussi a-t-elle été fêtée
par les rimeurs. --
D'ailleurs, son nom créait ici une nécessité absolue.
Si une des
contemporaines de celles que Voiture nommait Rambouillet et Bourbon
tout court se fût appelée Rondeau, il est incontestable qu'il
lui
eût adressé un rondeau, et comme Voiture n'était plus
là, il
fallait bien que ce fût moi.
Triolets.
Comme dit Nisus, Me, me, adsum qui feci! -- C'est moi qui ai
ressuscité le vieux Triolet, petit poëme bondissant et souriant,
qui est tantôt madrigal et tantôt épigramme, et mon
idée a eu tant
de succès que le genre est redevenu populaire, on a fait des
Triolets aussi nombreux que les étoiles du ciel. Mais pas toujours
comme il aurait fallu les faire, car le bon Triolet doit de toute
nécessité offrir une étrangeté, une surprise
d'assonnances
répétées, sans jamais rien perdre de sa légèreté
et de sa grâce. --
Mais, me direz-vous... -- Assurément; il est facile de donner de
bons conseils, après quoi
Chacun fait ici-bas la figure qu'il peut.
De tout temps les Triolets se sont chantés,
et La Clef du Caveau
donne l'ancien Air des Triolets (3e édition, Janet et Cotelle,
non
datée, page 153, no 732.) Mais voici pour les chanter un air
moderne de Charles Delioux, d'une fantaisie entraînante et qui
sonne triomphalement sa fanfare.
MUSIQUE DE CHARLES DELIOUX
pour les triolets.
Néraut, Tassin et Grédelu, pages
174, 175, 176, 177 et 178. --
C'étaient de fort honnêtes comédiens, qui jouaient
des rôles
secondaires à la Porte-Saint-Martin, du temps de la féerie
et des
frères Cogniard. -- Mais comme la liste des acteurs énumérés
sur
l'affiche se terminait tous les jours invariablement par leurs
trois noms, toujours placés dans cet ordre, cette phrase vraiment
musicale et naturellement si bien scandée: Néraut, Tassin
et
Grédelu, charma un beau jour les Parisiens; on la récita,
on la
déclama, on la chanta; par extension, elle finit par exprimer le
théâtre et les comédiens en général,
y compris Mélingue, Frédérick,
Talma, Roscius et le vendangeur Thespis! Et, comme le Triolet
venait de renaître, on improvisa et j'improvisai moi-même,
par jeu,
des Triolets dont Néraut, Tassin et Grédelu étaient
le texte et le
prétexte, et qui s'envolaient avec la fumée des cigarettes.
J'ai choisi ceux-là au hasard, comme j'en aurais choisi
d'autres; le seul objectif de leur innocente raillerie est
l'engouement français pour tout être qui porte un travestissement
de couleurs bariolées, que ce soit Gengis-Khan ou Polichinelle.
Leçon de chant, page 179. -- Ceci est
une légende écrite pour un
dessin original de Tony Johannot, et pas du tout, comme on pourrait
le craindre, un chapitre des mémoires de l'auteur, qui, même
en
1845, ne se fût pas permis ces allures de Chérubin!
Académie royale de Mus, page 180. --
Cette abréviation, alors en
usage pour désigner l'Académie royale de Musique, dans les
journaux
qui donnaient le programme des spectacles, devait, par un jeu de
mots qui s'imposait de lui-même, servir d'enseigne à la maison
du
fameux M. Guillaume; car les seuls académiciens de sa bizarre
Académie étaient en effet les plus petits Rats de l'Opéra.
Il les
prenait en sevrage, les préparant à leurs hautes destinées,
et,
tout en complétant leur éducation chorégraphique,
les renseignait
sur la vie, leur procurait des amitiés utiles, les nourrissait
de
bisque et d'ortolans, et leur achetait des bijoux en topaze brûlée
et des bas de fil d'Écosse.
Appelé chez M. Guillaume par quelque affaire, lors de son
arrivée à Paris, Pierre Dupont, en entrant dans le salon,
ne fut
pas peu étonné d'y voir deux Rats, qui, nus comme les discours
de
deux académiciens, prenaient deux bains, dans deux baignoires!
Du temps que le maréchal Bugeaud poursuivait
vainement Abd-el-
Kader, page 181. -- Il faut avoir vécu sous Louis-Philippe pour
se
rappeler à quel point, chaque jour, le maréchal Bugeaud
prenait peu
Abd-el-Kader! Cela avait fini par ressembler à une poursuite de
féerie.
Age de M. Paulin Limayrac, page 182. -- M.
Paulin Limayrac avait
beaucoup plus de huit ans, mais il semblait avoir huit ans à cause
de sa petite taille, pareille à celle de M. Louis Blanc, et de
son
visage rasé. Je me souviens de l'avoir vu attaché à
son cordon de
commandeur de l'ordre des Saints Maurice et Lazare, certainement
plus grand que lui.
Bilboquet, page 183. -- Élève
de Voltaire! page 184. -- Dans la
seule farce moderne, je veux dire dans Les Saltimbanques de
Dumersan et Varin, Bilboquet et le jeune Sosthènes échangent
le
dialogue suivant: « Quel talent as-tu?... -- Je joue un peu du
violon! -- Un peu, ce n'est guère. Es-tu de la force de Paganini?
-
- Je ne sais pas où il demeure. -- Ça suffit, je t'annoncerai
comme
son élève! » (Acte I, scène VII.)
Plus loin, au moment où les saltimbanques déménagent
à la hâte,
Gringalet, avisant une malle, demande à son maître: «
Cette malle
est-elle à nous? » Et Bilboquet, sans la regarder, répond:
« Elle
doit être à nous! » (Acte I, scène XI.)
Ces phrases immortelles me sont revenues en mémoire lors de
l'invasion des Normaliens dans la littérature. Ils avaient déménagé
si vite qu'ils avaient pris la malle de Voltaire pour la leur, d'où
les houppelandes bizarres dont ils se montrèrent affublés;
et plus
d'un s'annonça comme l'élève du patriarche de Ferney,
sans être
encore de la force de Paganini.
Monsieur Homais, page 185. -- C'est le Prudhomme
étonnant et
grandiose de Madame Bovary. Flaubert a amalgamé les créations
de
Monnier et de Daumier, et il en a fait un bonhomme à la Michel-
Ange. On pense bien que ce philosophe ne pouvait pas rester
complètement étranger à la littérature de
l'École normale.
Polichinelle Vampire, page 186. -- Ne les nommons
pas, ils
vivent encore, sa perruque et lui. -- Comme on jugeait à l'Académie
le dernier concours poétique, et comme M. Ernest Legouvé
recommandait un poëme, l'académicien que j'ai vu si fougueux
en
1846, s'éveilla comme Barberousse et murmura d'une voix qui
semblait sortir des ruines de Ninive: « Non!... Il y a un rejet!
»
Opinion sur Henry de la Madelène, page
187. -- Cette phrase
sonore et insensée qui voltige sur l'harmonica, cette fantasque
série de délirantes onomatopées, ne méritait
pas sans doute d'être
imprimée; mais fallait-il imprimer les Odes funambulesques?
Note rose, page 188. -- Il est trop vrai que
la première
apparition au bois d'une chevelure rose fut l'occasion d'un
premier-Paris indigné et apocalyptique. J'aurais encore compris
l'indignation d'un coloriste! mais où la vertu va-t-elle se nicher?
Monsieur Jaspin, page 189. -- L'Estaminet de
l'Europe était
situé au coin du carrefour de l'Odéon et de la rue de l'École-de-
Médecine, dans un local où il vient d'être remplacé
par les
magasins de bonneterie de M. Poirier jeune. Le propriétaire
faisait, dit-on, crédit aux fils de famille jusqu'à leur
mariage,
de sorte que lorsqu'ils étaient mariés, ils avaient à
payer
beaucoup de chopes. Monsieur Jaspin (dont le nom est ici fort peu
changé, de deux lettres seulement) était un de nos amis,
petit et
trapu, aux larges épaules, dont nous admirions la longue barbe
en
éventail et les discours révolutionnaires. Devenu sous-préfet
en
1848, je suppose qu'il doit être parvenu aujourd'hui aux plus
grands honneurs.
Le divan Le Peletier, page 190. -- Continuons
la topographie des
cafés. Celui-là, véritable cercle de la littérature
française,
était orné d'un joli petit jardin. Il était situé
en face de
l'Opéra, dans la maison qu'occupe l'hôtel Victoria, et c'est
là que
j'ai vu pour la première fois Alfred de Musset. On l'a démoli,
on
n'a pas semé de chanvre sur la place; mais, ce qui est plus
fructueux, on a remplacé le jardin par des boutiques de bronzes
et
de tableaux. Le divan Le Peletier ne ressemblait à rien autre chose
au monde; on y causait quelquefois très bien, mais il n'y a pas
d'endroit où l'on ait causé plus et bu moins de breuvages.
--
Guichardet, page 190, vers 9. -- Vieux et très pauvre, Guichardet,
qui avait été l'ami de Musset et des hommes illustres de
1830,
était resté distingué, bien élevé et
discret, en devenant bohème.
Il a appartenu à l'absinthe; mais elle n'était pas parvenue
à lui
ôter ses allures de parfait gentleman.
Stadler, page 191, vers 33, poëte raffiné
et délicat, est
l'auteur d'une comédie tout à fait exquise, intitulée
Le Bois de
Daphné. -- Emmanuel, page 191, vers 35, a fait en astronomie des
découvertes qui révolutionnent tout, et qui ont bien l'air
d'avoir
raison. Il a été question de le traiter comme Galilée
et de lui
faire faire amende honorable; mais les changements de gouvernement
qui, si rapidement, se sont succédé, n'ont pas permis d'en
trouver
le moment, et la chemise qui devait servir à la cérémonie
est
restée pour compte.
Variations lyriques.
A un ami pour lui réclamer le prix d'un travail littéraire,
page
196. -- Cabochard, page 197, vers 35. -- C'est, dans Les Saltim-
banques, l'ami et le rival de Bilboquet, dont on parle, mais qu'on
ne voit pas. A un certain moment, comme on annonce qu'il a fait
faillite, Atala demande: « De combien manque-t-il? » Et Bilboquet
lui répond ce mot d'une incroyable profondeur: « Il manque
de
tout! » (Acte II, scène III.)
Écrit sur un exemplaire des Odelettes.
-- page 201, strophe I:
Quand j'ai fait ceci,
Moi que nul souci
Ne ronge,
La fièvre de l'or
Nous tenait encor:
J'y songe!
C'est le moment du grand remue-ménage
financier, où on fit des
fortunes si rapides, où l'on vit de si étranges transformations,
et
où de simples hommes de lettres (pas des poëtes, bien entendu!)
devinrent banquiers et millionnaires. Il y en eut qui se firent
bâtir des hôtels en jade, et d'autres qui eurent des livres
grecs
tirés sur papier de Hollande, avec grandes marges. On dit même
que
l'un d'entre eux voulut acquérir en toute propriété
une actrice
vierge encore, et l'acheta à sa mère, pardevant notaire.
Ce rapide
ballet des hommes de lettres enrichis n'a pas été un des
tableaux
les moins curieux de l'immense féerie parisienne.
Couplet sur l'air des Hirondelles, de Félicien
David. -- Sans
Geffroy, page 203, vers 5. -- Au contraire, il faut, toutes les
fois qu'on le peut, jouer Le Misanthrope, non pas sans, mais avec
Geffroy; ceci n'est qu'un jeu tout à fait frivole, et j'ai été
séduit par l'exactitude avec laquelle Sans Geffroy parodiait le
Sans effroi du couplet des Hirondelles:
Voltigez, hirondelles,
Voltigez près de moi,
Et reposez vos ailes
Au faîte des tourelles,
Sans effroi!
Villanelle des pauvres housseurs, page 204.
-- Dans sa Ballade
des povres housseurs (édition Jannet, 1867, page 119,) Villon
plaint de tout son coeur ces batteurs de tapis. On parle, dit-il,
De ceulx qui vont les bleds semer
Et de celluy qui l'asne maine,
Mais à trestout considérer,
Povres housseurs ont assez peine.
Les Normaliens m'ont fait penser à ces
pauvres housseurs. Ils
s'étaient presque aveuglés, à force de se faire voler
de la
poussière dans les yeux, et les tapis qu'ils secouaient n'étaient
pas beaucoup plus propres qu'auparavant.
Chanson sur l'air des Landriry, page 207. --
La rime par à peu
près y est de tradition; voyez Voiture (Autre à Madame la
Princesse, sur l'air des Landriry. -- Édition de 1677, tome II,
page 55.) Ici, le fin du fin et la suprême habileté, c'est
d'imiter la négligence et le sans-façon de la rime populaire,
de
faire rimer les mots terminés par un S avec ceux qui sont terminés
par un T, et d'éviter, au lieu de la rechercher, la conformité
de
la consonne d'appui. C'est ainsi que l'art lyrique a des lois d'une
diversité infinie, qui varient avec chaque genre, et presque avec
chaque poëme; le malheur, c'est que quand on commence à les
apprendre, la vie est finie.
Ballade des célébrités
du temps jadis, page 213. -- C'est la
parodie du poëme de Villon, intitulé Ballade des dames du
temps
jadis. (Édition Pierre Jannet, 1867, page 34.) J'ai conservé
tel
qu'il est le célèbre refrain de Villon: Mais où sont
les neiges
d'antan! et j'ai tâché de mettre mon art à amener
ce refrain par un
jeu de rimes tout différent de celui que le maître avait
employé.
Dufaï, page 213, vers 3. -- Alexandre
Dufaï, critique très laid
et très sévère, est mort dans une misère qui
aurait désarmé ses
ennemis, s'il en avait eu; mais c'est lui qui était l'ennemi des
autres.
Les plâtres de Dantan, page 213, vers
6. -- Dantan faisait en
plâtre des caricatures d'hommes célèbres et de comédiens,
dont il
écrivait les noms en rébus sur le socle de la statuette.
Exposée
chez Susse, aux Panoramas, cette galerie de grotesques était, de
1830 à 1840, la grande joie et la grande ressource des flâneurs
parisiens.
Le Globe et La Caricature, page 213, vers 7.
-- Littérairement,
Le Globe était une sorte de moniteur du romantisme, et c'est là
que
Granier de Cassagnac fit ses premières armes. -- La Caricature,
où
dessinaient Grandville, Daumier, Traviès, Decamps lui-même,
publiait de grandes planches lithographiées, dont la plus célèbre
est La Rue Transnonain, ce chef-d'oeuvre de Daumier.
Venet, page 213, vers 9. -- Avant d'écrire
à L'Univers et d'y
faire un feuilleton de théâtres pour dire qu'il ne faut pas
aller
au théâtre, M. Venet avait été le secrétaire
de la rédaction du
Paris, ce journal de M. de Villedeuil, rédigé par Alphonse
Karr,
Méry, Edmond et Jules de Goncourt, Murger, Xavier Aubryet, Gatayes,
Dumas fils, Gozlan, pour lequel Gavarni dessinait tous les jours
une lithographie, et où il publia toutes ses Oeuvres nouvelles.
C'est là aussi que M. Venet a rédigé les Mémoires
de Mme Saqui,
sous la direction de cette grande funambule.
Bataille, page 214, vers 18. -- C'est Charles
Bataille, l'ami et
le collaborateur d'Amédée Rolland et de Jean du Boÿs.
-- Ces trois
enfants, enfermés à Batignolles dans une maisonnette à
jardin,
avaient rêvé de mettre la poésie en coupe réglée
et de s'en faire
des rentes. Ils composaient et faisaient représenter des pièces
en
cinq actes, chacun d'eux écrivant son acte en vers le matin avant
déjeuner. Après avoir fait d'extraordinaires dépenses
de talent et
d'invention, tous les trois sont morts à la peine, car les poëtes
ne doivent pas gagner de l'argent.
Ballade des travers de ce temps. -- Le docteur,
page 218,
vers 5. -- C'est le docteur Louis Véron. -- Montjoye, page 218,
vers 6. -- Peintre et auteur dramatique d'un très grand talent,
Montjoye avait reçu tous les dons, sans en excepter l'esprit et
même la beauté. -- Mais il ignorait que l'artiste n'a pas
le temps
de vivre, et doit se cloîtrer comme un cénobite. Il se jeta
à coeur
perdu dans des amours romanesques et, quand vinrent les
désillusions, se consola avec l'absinthe: on devine le reste! --
Machin (du Tarn), page 219, vers 27. -- Je crois bien que c'était
M. Pagès (du Tarn.) On le trouvait excentrique, parce qu'il
refaisait à la moderne les tragédies de Racine et les costumait
en
habit noir; on ne devinait pas alors que plus tard nous devions
revoir cela couramment, avec M. Touroude. -- Champfleury, page 219,
vers 29. -- Nous avons été, Champfleury et moi, des adversaires
littéraires; mais, lui et moi, nous aimions l'art trop sincèrement
pour ne pas nous trouver d'accord lorsque les querelles d'école
se
sont effacées devant la préoccupation unique de sauver la
maison
qui brûle!
Monsieur Coquardeau, page 221. -- J'ai osé
m'emparer d'un type
créé par Gavarni, et le transporter dans la poésie;
mais, voulant
composer un Chant Royal, j'avais besoin d'un roi incontesté, et
le
choix n'était pas facile.
Page 223, vers 35.
Dans ton salon, qu'ornent des Mazeppas,
Il serait bien malaisé de se figurer
Coquardeau n'ayant pas dans
son salon des Mazeppas à la manière noire. S'il ne prenait
le soin
d'acheter ces gravures, de les faire encadrer et de les clouer sur
son mur, elles y écloraient d'elles-mêmes, comme les violettes
dans
les bois. -- Arpin, page 223, vers 47. -- C'est un lutteur de la
troupe de Rossignol-Rollin, qui, en d'autres âges, aurait combattu
les Dieux, ou, comme dit Racine, purgé la terre de ses monstres.
De
nos jours, il a dû se contenter de terrasser, à la salle
Montesquieu, des athlètes en caleçon. Avec un biceps terrible,
il
est infiniment doux, et sa voix est caressante comme un chant de
flûte.
Monselet d'automne, Pantoum, page 225. -- La
première révélation
du Pantoum nous fut donnée, en France, par les traductions de
pantoums malais que Victor Hugo a publiées dans les notes des
Orientales. D'après ces modèles, M. Charles Asselineau écrivit
un
pantoum qu'il publia dans une Revue belge, et celui-ci est le
second qui ait été écrit en français. Ces
deux chants divers, qui
sont tressés ensemble par le lien d'or de la rime, formeraient,
sous la main d'un grand artiste, un poëme original et d'une
nouveauté délicieuse.
Réalisme. -- Page 230, vers 61 et suivants:
Puisque je ne suis pas, moi charmé dans
vos fêtes,
De l'avis de Gozlan, sur ce que les poëtes
Durent un demi-siècle à peine...
C'est dans un article de Revue que Gozlan avait
écrit, à propos
des poëtes modernes, la funeste prédiction que je lui reproche
plusieurs fois dans le cours de ce livre. Peut-être était-ce
moi
qui avais tort, car c'est déjà bien joli de durer cinquante
ans;
« il y a cependant à Paris, comme dit Fortunio à la
fin de sa
lettre à Radin-Mantri, un poëte dont le nom finit en go, qui
m'a
paru faire des choses assez congruement troussées ».
Méditation poétique et littéraire,
page 231. -- C'est la parodie
du poëme de Victor Hugo (les Rayons et les Ombres, v) qui commence
par ce vers:
On croyait dans ces temps où le pâtre nocturne...
Fournier, page 232, vers 22. -- C'est Marc
Fournier, qui alors
dirigeait la Porte-Saint-Martin, et équipait le brick du Fils de
la
Nuit.
Page 232, vers 23:
Henri La Madelène a fait du carton-pâte:
Ce charmant écrivain s'était,
en effet, rendu acquéreur d'une
fabrique de carton-pâte ou pierre, comme on voudra, qu'il dirigea
lui-même pendant quelque temps. Comme Balzac, il a toujours été
féru de l'idée de réaliser une fortune rapide, en
trouvant des
trésors cachés, en fondant des casinos dans les déserts,
ou en
cultivant des ananas à la barrière Montparnasse; et, comme
Balzac
aussi, il n'a jamais gagné d'argent qu'en écrivant sur du
papier.
On part comme cela avec confiance pour le pays des Philistins; mais
les poëtes français n'y arrivent jamais, parce qu'ils ignorent
trop
consciencieusement la géographie.
La Sainte Bohème, page 235. -- En composant
cette chanson, je me
suis armé de tout mon courage pour écrire le mot: Bohème,
que
j'exècre; cependant j'ai voulu le délivrer des haillons
et des
viles guenilles dont on l'avait affublé, et le débarbouiller
avec
l'ambroisie à laquelle il a droit. -- Mais qu'il faut d'humilité
et
de résignation pour toucher à des sujets où les poncifs
abondent,
comme les grandes herbes dans les eaux de la Seine!
Le Saut du Tremplin, page 241. -- Dans ce poëme
final, j'ai
essayé d'exprimer ce que je sens le mieux: l'attrait du gouffre
d'en haut. Et puis une des superstitions que je chéris le plus
est
celle qui me pousse à terminer un livre, quand je le puis, par
le
mot qui termine La Divine Comédie du Dante, par le divin mot, écrit
ainsi au pluriel: Étoiles.
Paris, août 1873.
LE FRONTISPICE
de Voillemot
Par les gazons d'une heureuse Tempé,
Sur lesquels flotte un rideau de théâtre,
Heurtant le sol en cadence frappé,
Des Satyreaux, effroi du jeune pâtre,
5 Bondissent nus, comme un troupeau folâtre.
Et sur un tertre assis, dans ce vallon
Où si souvent la flûte d'Apollon
Nous attirait en nos folles jeunesses,
Gille attentif, avec son violon
10 Guide le choeur des petites Faunesses.
Septembre 1873.
ACHEVÉ D'IMPRIMER
1873
Pendant ce triste Octobre pluvieux,
Que le ciel mouille & que le vent balaie,
Mon livre, jeune en même temps que vieux,
Où notre siècle a vu saigner sa plaie,
Comme il convient, fut imprimé chez Claye.
Il ne contient ni fiel, ni lâchetés.
Dussent rugier les tigres tachetés,
Et les serpents mordre, & les ânes braire,
Il n'en a cure, &, si vous l'achetez,
Il se vendra chez Lemerre, libraire.
20 octobre 1873. -- J. Claye, imprimeur,
7, rue Saint-Benoît, Paris.
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