Alain Fournier
1886 - 1914

Le Grand Meaulnes -(1)
TROISIÈME PARTIE

CHAPITRE X. La "Maison de Frantz".

Le Grand Meaulnes.

CHAPITRE VIII. L'appel de Frantz.

mouillées, toute une couvée de poussins transpercée par l'averse. Presque tous étaient morts sous les ailes
raidies et les plumes fripées de la mère.

A ce spectacle pitoyable, le jeune femme eut un cri étouffé. Elle se pencha et, sans souci de l'eau ni de la
boue, triant les poussins vivants d'entre les morts, elle les mit dans un pan de son monateau. Puis nous
entrâmes dans la maison dont elle avait la clef. Quatre portes ouvraient sur un étroit couloir où le vent
s'engouffra en sifflant. Yvonne de Galais ouvrit la première à notre droite et me fit pénétrer dans une
chambre sombre, ou je distinguai, après un moment d'hésitation, une grande glace et un petit lit
recouvert, à la mode campagnarde, d'un édredon de soie rouge. Quant à elle, après avoir cherché un
instant dans le reste de l'appartement, elle revint, portant la couvée malade dans une corbeille garnie de
duvet, qu'elle glissa précieusement sous l'édredon. Et, tandis qu'un rayon de soleil languissant, le premier
et le dernier de la journée, faisait plus pâles nos visages et plus obscure la tombée de la nuit, nous étions
là, debout, glacés et tourmentés, dans la maison étrange!

D'instant en instant, elle allait regarder dans le nid fiévreux, enlever un nouveau poussin mort pour
l'empêcher de faire mourir les autres. Et chaque fois il nous semblait que quelque chose comme un grand
vent par les carreaux cassés du grenier, comme un chagrin mystérieux d'enfants inconnus, se lamentait
silencieusement.

"C'était ici, me dit enfin ma compagne, la maison de Frantz quand il était petit. Il avait voulu une maison
pour lui tout seul, loin de tout le monde, dans laquelle il pût aller jouer, s'amuser et vivre quand cela lui
plairait. Mon père avait trouvé cette fantaisie si extraordinaire, si drôle, qu'il n'avait pas refusé. Et quand
cela lui plaisait, un jeudi, un dimanche, n'importe quand, Frantz partait habiter dans sa maison comme un
homme. Les enfants des fermes d'alentour venaient jouer avec lui, l'aider à faire son ménage, travailler
dans le jardin. C'était un jeu merveilleux! Et le soir venu, il n'avait pas peur de coucher tout seul. Quant à
nous, nous l'admirions tellement que nous ne pensions pas même à être inquiets.

"Maintenant et depuis longtemps, poursuivit-elle avec un soupir, la maison est vide. Monsieur de Galais,
frappé par l'âge et le chagrin, n'a jamais rien fait pour retrouver ni rappeler mon frère. Et que pourrait-il
tenter?

"Moi je passe ici bien souvent. Les petites paysans des environs viennent jouer dans la cour comme
autrefois. Et je me plais à imaginer que ce sont les anciens amis de Frantz; que lui-même est encore un
enfant et qu'il va revenir bientôt avec la fiancée qu'il s'était choisie.

"Ces enfants-là me connaissent bien. Je joue avec eux. Cette couvée de petits poulets était à nous..."

Tout ce grand chagrin dont elle n'avait jamais rien dit, ce grand regret d'avoir perdu son frère si fou, si
charmant et si admiré, il avait fallu cette averse et cette débâcle enfantine pour qu'elle me les confiât. Et
je l'écoutais sans rien répondre, le coeur tout gonflé de sanglots....

Les portes et la grille refermées, les poussins remis dans la cabane en planches qu'il y avait derrière la
maison, elle reprit tristement mon bras et je la reconduisis.

Des semaines, des mois passèrent. Epoque passée! Bonheur perdu! De celle qui avait été la fée, la
princesse et l'amour mystérieux de toute notre adolescence, c'est à moi qu'il était échu de prendre le bras
et de dire ce qu'il fallait pour adoucir son chagrin, tandis que mon compagnon avait fui. De cette époque,
de ces conversations, le soir, après la classe que je faisais sur la côte de Saint-Benoist-des-Champs, de
ces promenades où la seule chose dont il eût fallu parler était la seule sur laquelle nous étions décidés à

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