Le Grand Meaulnes.
CHAPITRE
X. La "Maison de Frantz". .
mais elle disait
chaque phrase avec une animation extraordinaire, comme si elle eût
volu se persuader à
elle-même que le bonheur n'était pas évanoui encore...
Je n'ai pas gardé le souvenir de ce que nous avons
dit. Je me rappelle seulement que j'en vins à demander avec
hésitation quand Meaulnes serait de retour.
"Je ne sais pas
quand il reviendra", répondit-elle vivement.
Il y avait une supplication
dans ses yeux, et je me gardai d'en demander davantage.
Souvent, je revins
la voir. Sauvent je causai avec elle auprès du feu, dans ce
salon bas où la nuit venait
plus vite que partout ailleurs. Jamais elle ne parlait d'elle-même
ni de sa peine cachée. Mais elle ne se
lassait pas de me faire conter par le détail notre existence
d'écoliers de Sainte-Agathe.
Elle écoutait
gravement, tendrement, avec un intérêt quasi maternel,
le récit de nos misères de grands
enfants. Elle ne paraissait jamais surprise, pas même de nos
enfantillages les plus audacieux, les plus
dangereux. Cette tendresse attentive qu'elle tenait de M. de Galais,
les aventures déplorables de son frère
ne l'avaient point lassée. Le seul regret que lui inspirât
le passé, c'était, je pense, de n'avoir point encore
été pour son frère une confidente assez intime,
puisque, au moment de sa grande débâcle, il n'avait rien
osé lui dire non plus qu'à personne et s'était
jugé perdu sans recours. Et c'était là, quand
j'y songe, une
lourde tâche qu'avait assumée la jeune femme - tâche
périlleuse, de seconder un esprit follement
chimérique comme son frère; tâche écrasante,
quand il s'agissait de lier partie avec ce coeur aventureux
qu'était mon ami le grand Meaulnes.
De cette foi qu'elle
gardait dans les rêves enfantins de son frèrer, de ce
soin qu'elle apportait à lui
conserver au moins des bribes de ce rêve dans lequel il avait
vécu jusqu'à vingt ans, elle me donna un
jour la preuve la plus touchante et je dirai presque la plus mystérieuse.
Ce fut par une soirée
d'avril désolée comme une fin d'automne. Depuis près
d'un mois nous vivions dans
un doux printemps prématuré, et le jeune femme avait
repris en compagnie de M. de Galais les longues
promenades qu'elle aimait. Mais ce jour-là, se vieillard se
trouvant fatigué et moi-même libre, elle me
demanda de l'accompagner malgré le temps manaçant. A
plus d'une demi-lieue des Sablonnières, en
longeant l'étang, l'orage, la pluie, la grêle nous surprirent.
Sous le hangar où nous nous étions abrités
contre l'averse interminable, le vent nous glaçait, debout
l'un près de l'autre, pensifs, devant le paysage
noirci. Je la revois, dans sa douce robe sévère, toute
pâlie, toute tourmentée.
"Il faut rentrer,
disait-elle. Nous sommes partis depuis si longtemps.
Qu'a-t-il pu se passer?"
Mais, à mon
étonnement, lorsqu'il nous fut possible enfir de quitter notre
abri, la jeune femme, au lieu de
revenir vers les Sablonnières, continua son chemin et me demanda
de la suivre. Nous arrivâmes, après
avoir longtemps marché, devant une maison que je ne connaissais
pas, isolée, au bord d'un chemin
défoncé qui devait aller vers Préveranges. C'était
une petite maison bourgeoise, couverte en ardoise, et
que rien ne distinguait du type usuel dans ce pays, sinon son éloignement
et son isolement.
A voir Yvonne de Galais,
on eût dit que cette maison nous appartenait et que nous l'avions
abandonnée
durant un long voyage. Elle ourvrit, en se penchant, une petite grille,
et se hâta d'inspecter avec
inquiétude le lieu solitaire. Une grande cour herbeuse, où
des enfants avaient dû venir jourer pendant les
longues et lentes soirées de la fin de l'hiver, était
ravinée par l'orage. Un cerceau trempait dans une flaque
d'eau. Dans les jardinets où les enfants avaient semé
des fleurs et des pois, la grande pluie n'avait laissé
que des traînées de gravier blanc. Et enfin nous découvrîmes,
blottie contre le seuil d'une des portes
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Alain-Fournier
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