Alain Fournier
1886 - 1914

Le Grand Meaulnes -(1)
TROISIÈME PARTIE

CHAPITRE XII. Le fardeau.

Le Grand Meaulnes.

CHAPITRE XII. Le fardeau.


La classe devait commencer le lundi. Le samedi soir, vers cinq heures, une femme du Domaine entra
dans la cour de l'école où j'étais occupé à scier du bois pour l'hiver. Elle venait m'annoncer qu'une petite
fille était née aux Sablonnières. L'accouchement avait été difficile. A neuf heures du soir il avait fallu
demander la sage-femme de Préveranges. A minuit, on avait attelé de nouveau pour aller chercher le
médecin de Vierzon. Il avait dû appliquer les fers. La petite fille avait la tête blessée et criait beaucoup
mais elle paraissait bien en vie. Yvonne de Galais était maintenant très affaissée , mais elle avait souffert
et résisté avec une vaillance extraordinaire.

Je laissai là mon travail, courus revêtir un autre paletot, et content, en somme, de ces nouvelles, je suivis
la bonne femme jusqu'aux Sablonnières. Avec précaution, de crainte que l'une des deux blessées ne fût
endormie, je montai par l'étroit escalier de bois qui menait au premier étage. Et là, M. de Galais, le visage
fatigué mais heureux me fit entrer dans la chambre où l'on avait provisoirement installé le berceau
entouré de rideaux.

Je n'étais jamais entré dans une maison où fût né le jour même un petit enfant. Que cela me paraissait
bizarre et mystérieux et bon! Il faisait un soir si beau - un véritable soir d'été - que M. de Galais n'avait
pas craint d'ouvrir la fenêtre qui donnait sur la cour. Accoudé près de moi sur l'appui de la croisée, il me
racontait, avec épuisement et bonheur, le drame de la nuit; et moi qui l'écoutais, je sentais obscurément
que quelqu'un d'étranger était maintenant avec nous dans la chambre...

Sous les rideaux, cela se mit à crier, un petit cri aigre et prolongé... Alors M. de Galais me dit à
demi-voix:

"C'est cette blessure à la tête qui la fait crier".

Machinalement - on sentait qu'il faisait cela depuis le matin et que déjà il en avait pris l'habitude - il se
mit à bercer le petit paquet de rideaux.

"Elle a ri déjà, dit-il, et elle prend le doigt. Mais vous ne l'avez pas vue?"

Il ouvrit les rideaux et je vis une rouge petite figure bouffie, un petit crâne allongé et déformé par les
fers:

"Ce n'est rien, dit M. de Galais, le médecin a dit que tout cela s'arrangerait de soi-même... Donnez-lui
votre doigt, elle va le serrer".

Je découvrais là comme un monde ignoré. Je me sentais le coeur gonflé d'une joie étrange que je ne
connaissais pas auparavant...

M. de Galais entr'ouvrit avec précaution la porte de la chambre de la jeune femme. Elle ne dormait pas.

"Vous pouvez entrer", dit-il.

Elle était étendue, le visage enfiévré, au milieu de ses cheveux blonds épars. Elle me tendit la main en
souriant d'un air las. Je lui fis compliment de sa fille. D'une voix un peu rauque, et avec une rudesse
inaccoutumée - la rudesse de quelqu'un qui revient du combat:

"Oui, mais on me l'a abîmée", dit-elle en souriant.

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