Alain Fournier
1886 - 1914

Le Grand Meaulnes -(1)
TROISIÈME PARTIE

CHAPITRE XI. Conversation sous la pluie..

Le Grand Meaulnes.

CHAPITRE XI. Conversation sous la pluie.

J'arrivai avant la nuit dans la cour déjà tapissée de feuilles jaunies.
Le voiturier parti, je déballai tristement dans la salle à manger, sonore et "renfermée" le paquet de
provisions que m'avait fait maman...
Après un léger repas du bout des dents, impatient, anxieux, je mis ma pèlerine et partis pour une
fiévreuse promenade qui me mena tout droit aux abords des Sablonnières.

Je ne voulus pas m'y introduire en intrus dès le premier soir de mon arrivée. Cependant, plus hardi qu'en
février, après avoir tourné tout autour du Domaine où brillait seule la fenêtre de la jeune femme, je
franchis, derrière la maison, la clôture du jardin et m'assis sur un banc, contre la haie, dans l'ombre
commençante, heureux simplement d'être là, tout près de ce qui me passionnait et m'inquiétait le plus au
monde.

La nuit venait. Une pluie fine commençait à tomber. La tête basse, je regardais, sansy songer, mes
souliers se mouiller peu à peu et luire d'eau. L'ombre m'entourait lentement et la fraîcheur me gagnait
sans troubler ma rêverie. Tendrement, tristement, je rêvais aux chemins boueux de Sainte-Agathe, par ce
même soir de septembre; j'imaginais la place pleine de brume, le garçon boucher qui siffle en allant à la
pompe, le café illuminé, la joyeuse voiturée avec sa carapace de parapluies ouverts qui arrivait avant la
fin des vacances, chez l'oncle Florentin... Et je me disais tristement: "Qu'importe tout ce bonheur,
puisque Meaulnes, mon compagnon, ne peut pas y être, ni sa jeune femme..."

C'est alors que, levant la tête, je la vis à deux pas de moi. Ses souliers, dans le sable, faisaient un bruit
léger que j'avais confondu avec celui des gouttes d'eau de la haie. Elle avait sur la tête et les épaules un
grand fichu de laine noire, et la pluie fine poudrait sur son front ses cheveux. Sans doute, de sa chambre,
m'avait-elle aperçu par la fenêtre qui donnait sur le jardin. Et elle venait vers moi. Ainsi ma mère,
autrefois, s'inquiétait et me cherchait pour me dire: "Il faut rentrer", mais ayant pris goût à cette
promenade sous la pluie et dans la nuit, elle disait seulement avec douceur: "Tu vas prendre froid!" et
restait en ma compagnie à causer longuement...

Yvonne de Galais me tendit une main brûlante, et, renonçant à me faire entrer aux Sablonnières, elle
s'assit sur le banc moussu et vert-de-grisé, du côté le moins mouillé, tandis que debout, appuyé du genou
à ce même banc, je me penchais vers elle pour l'entendre.

Elle me gronda d'abord amicalement pour avoir ainsi écourté mes vacances:

"Il fallait bien, répondis-je, que je vinsse au plus tôt pour vout tenir compagnie.

- Il est vrai, dit-elle presque tout bas avec un soupir, je suis seule encore. Augustin n'est pas revenu..."

Prenant ce soupir pour un regret, un reproche étouffé, je commençais à dire lentement:

"Tant de folies dans une si noble tête! Peut-être le goût des aventures plus fort que tout..."

Mais le jeune femme m'interrompit. Et ce fut en ce lieu, ce soir-là, que pour la première et la dernière
fois, elle me parla de Meaulnes.

"Ne parlez pas ainsi, dit-elle doucement, François Seurel, mon ami. Il n'y a que nous - il n'y a que moi de
coupable. Songez à ce que nous avons fait...

"Nous lui avons dit: "Voici le bonheur, voice ce que tu as cherché pendant toute ta jeunesse, voici le
jeune fille qui était à la fin de tous tes rêves!"

< page précédente | 101 | page suivante >
Alain-Fournier - Le Grand Meaulnes