Le Grand Meaulnes
trotter; l'homme ne
dut pas comprendre ce qu'on lui demandait; il cria quelque chose en
faisant un geste
vague, et, à tout hasard, Meaulnes poursuivit sa route.
De nouveau se fut
la vaste campagne gelée, sans accident ni distraction aucune;
parfois seulement une
pie s'envolait, effrayée par la voiture, pour aller se percher
plus loin sur un orme sans tête. Le voyageur
avait enroulé autour de ses épaules, comme une cape,
sa grande couverture. Les jambes allongées,
accoudé sur un côté de la carriole, il dut somnoler
un assez long moment...
... Lorsque, grâce
au froid, qui traversait maintenant la couverture, Meaulnes eut repris
ses esprits, il
s'aperçut que le paysage avait changé. Ce n'étaient
plus ces horizons lointains, ce grand ciel blanc où se
perdait le regard, mais de petits prés encore verts avec de
hautes clôtures. A droite et à gauche, l'eau des
fossés coulait sous la glace. Tout faisait pressentir l'approche
d'une rivière. Et, entre les hautes haies, la
route n'était plus qu'un étroit chemin défoncé.
La jument, depuis
un instant, avait cessé de trotter. D'un coup de fouet, Meaulnes
voulut lui faire
reprendre sa vive allure, mais elle continua à marcher au pas
avec une extrême lenteur, et le grand
écolier, regardant de côté, les mains appuyées
sur le devant de la voiture, s'aperçut qu'elle boitait d'une
jambe de derrière. Aussitôt il sauta à terre,
t rès inquiet.
"Jamais nous
n'arriverons à Vierzon pour le train", dit-il à
mi-voix.
Et il n'osait pas
s'avouer sa pensée la plus inquiétante, à savoir
que peut-être il s'était trompé de chemin et
qu'il n'était plus là sur la route de Vierzon.
Il examina longuement
le pied de la bête et n'y découvrit aucune trace de blessure.
Très craintive, la
jument levait la patte dès que Meaulnes voulait la toucher
et grattait le sol de son sabot lourd et
maladroit. Il comprit enfin qu'elle avait tout simplement un caillou
dans le sabot. En gars expert au
maniement du bétail, il s'accroupit, tenta de lui saisir le
pied droit avec sa main gauche et de le placer
entre ses genoux, mais il fut gêné par la voiture. A
deux reprises, la jument se déroba et avança de
quelques mètres. Le marchepied vint le frapper à la
tête et la roue le blessa au genou. Il s'obstina et finit
par triompher de la bête peureuse; mais le caillou se trouvait
si bien enfoncé que Meaulnes dut sortir son
couteau de paysan pour en venir à bout.
Lorsqu'il eut terminé
sa besogne, et qu'il releva enfin la tête, à demi étourdit
et les yeux troubles, il
s'aperçut avec stupeur que la nuit tombait...
Tout autre que Meaulnes
eût immédiatement rebroussé chemin. C'était
le seul moyen de ne pas s'égarer
davantage. Mais il réfléchit qu'il devait être
maintenant fort loin de la Motte. En outre la jument pouvait
avoir pris un chemin transversal pendant qu'il dormait. Enfin, ce
chemin-là devait bien à la longue mener
vers quelque village... Ajoutezà toutes ces raisons que le
grand gars, en remontant sur le marche-pied,
tandis que la bête impatiente tirait déjà sur
les guides, sentait grandir en lui le désir exaspéré
d'aboutir à
quelque chose et d'arriver quelque part, en dépit de tous les
obstacles!
Il fouetta la jument
qui fit un écart et se remit au grand trot. L'obscurité
croissait. Dans le sentier raviné,
il y avait maintenant tout juste passage pour la voiture. Parfois
une branche morte de la haie se prenait
dans la roue et se cassait avec un bruit sec... Lorsqu'il fit tout
à fait noir, Meaulnes songea soudain, avec
un serrement de coeur, à la salle à manger de Sainte-Agathe,
où nous devions, à cette heure, être tous
réunis. Puis la colère le prit; puis l'orgueil et la
joie profonde de s'être ainsi évadé, sans avoir
voulu...
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Alain-Fournier
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