Alain Fournier
1886 - 1914

Le Grand Meaulnes -(1)
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE VIII. L'Aventure.

Le Grand Meaulnes

trotter; l'homme ne dut pas comprendre ce qu'on lui demandait; il cria quelque chose en faisant un geste
vague, et, à tout hasard, Meaulnes poursuivit sa route.

De nouveau se fut la vaste campagne gelée, sans accident ni distraction aucune; parfois seulement une
pie s'envolait, effrayée par la voiture, pour aller se percher plus loin sur un orme sans tête. Le voyageur
avait enroulé autour de ses épaules, comme une cape, sa grande couverture. Les jambes allongées,
accoudé sur un côté de la carriole, il dut somnoler un assez long moment...

... Lorsque, grâce au froid, qui traversait maintenant la couverture, Meaulnes eut repris ses esprits, il
s'aperçut que le paysage avait changé. Ce n'étaient plus ces horizons lointains, ce grand ciel blanc où se
perdait le regard, mais de petits prés encore verts avec de hautes clôtures. A droite et à gauche, l'eau des
fossés coulait sous la glace. Tout faisait pressentir l'approche d'une rivière. Et, entre les hautes haies, la
route n'était plus qu'un étroit chemin défoncé.

La jument, depuis un instant, avait cessé de trotter. D'un coup de fouet, Meaulnes voulut lui faire
reprendre sa vive allure, mais elle continua à marcher au pas avec une extrême lenteur, et le grand
écolier, regardant de côté, les mains appuyées sur le devant de la voiture, s'aperçut qu'elle boitait d'une
jambe de derrière. Aussitôt il sauta à terre, t rès inquiet.

"Jamais nous n'arriverons à Vierzon pour le train", dit-il à mi-voix.

Et il n'osait pas s'avouer sa pensée la plus inquiétante, à savoir que peut-être il s'était trompé de chemin et
qu'il n'était plus là sur la route de Vierzon.

Il examina longuement le pied de la bête et n'y découvrit aucune trace de blessure. Très craintive, la
jument levait la patte dès que Meaulnes voulait la toucher et grattait le sol de son sabot lourd et
maladroit. Il comprit enfin qu'elle avait tout simplement un caillou dans le sabot. En gars expert au
maniement du bétail, il s'accroupit, tenta de lui saisir le pied droit avec sa main gauche et de le placer
entre ses genoux, mais il fut gêné par la voiture. A deux reprises, la jument se déroba et avança de
quelques mètres. Le marchepied vint le frapper à la tête et la roue le blessa au genou. Il s'obstina et finit
par triompher de la bête peureuse; mais le caillou se trouvait si bien enfoncé que Meaulnes dut sortir son
couteau de paysan pour en venir à bout.

Lorsqu'il eut terminé sa besogne, et qu'il releva enfin la tête, à demi étourdit et les yeux troubles, il
s'aperçut avec stupeur que la nuit tombait...

Tout autre que Meaulnes eût immédiatement rebroussé chemin. C'était le seul moyen de ne pas s'égarer
davantage. Mais il réfléchit qu'il devait être maintenant fort loin de la Motte. En outre la jument pouvait
avoir pris un chemin transversal pendant qu'il dormait. Enfin, ce chemin-là devait bien à la longue mener
vers quelque village... Ajoutezà toutes ces raisons que le grand gars, en remontant sur le marche-pied,
tandis que la bête impatiente tirait déjà sur les guides, sentait grandir en lui le désir exaspéré d'aboutir à
quelque chose et d'arriver quelque part, en dépit de tous les obstacles!

Il fouetta la jument qui fit un écart et se remit au grand trot. L'obscurité croissait. Dans le sentier raviné,
il y avait maintenant tout juste passage pour la voiture. Parfois une branche morte de la haie se prenait
dans la roue et se cassait avec un bruit sec... Lorsqu'il fit tout à fait noir, Meaulnes songea soudain, avec
un serrement de coeur, à la salle à manger de Sainte-Agathe, où nous devions, à cette heure, être tous
réunis. Puis la colère le prit; puis l'orgueil et la joie profonde de s'être ainsi évadé, sans avoir voulu...

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