Alain Fournier
1886 - 1914

Le Grand Meaulnes -(1)
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE V. La voiture qui revient.

Le Grand Meaulnes
Alain-Fournier

PREMIÈRE PARTIE

cariole et entrerait comme si rien ne s'était passé... Ou peut-être irait-il d'abord reconduire la jument à la
Belle-Etoile; et j'entendrais bientôt son pas sonner sur la route et la grille s'ouvrir...

Mais rien. Le grand-père regardait fixement devant lui et ses paupières en battant s'arrêtaient longuement
sur ses yeux comme à l'approche du sommeil. La grand'mère répétait avec embarras sa dernière phrase,
que personne n'écoutait.

"C'est de ce garçon que vous êtes en peine?" dit-elle enfin.

A La Gare, en effet, je l'avais questionnée vainement. Elle n'avait vu personne, à l'arrêt de Vierzon, qui
ressemblât au grand Meaulnes. Mon compagnon avait dû s'attarder en chemin. Sa tentative était
manquée. Pendant le retour, en voiture, j'avais ruminé ma déception, tandis que ma grand'mère causait
avec Moucheboeuf. Sur la route blanchie de givre, les petits oiseaux tourbillonnaient autour des pieds de
l'âne trottinant. De temps à autre, sur le grand calme de l'après-midi gelé, montait l'appel lointain d'une
bergère ou d'un gamin hélant son compagnon d'un bosquet de sapins à l'autre. Et chaque fois, ce long cri
sur les coteaux déserts me faisait tressaillir, comme si c'eût été la voix de Meaulnes me conviant à le
suivre au loin...

Tandis que je repassais tout cela dans mon esprit, l'heure arriva de se coucher. Déjà le grand-père était
entré dans la chambre rouge, la chambre-salon, tout humide et glacée d'être close depuis l'autre hiver.
On avait enlevé, pour qu'il s'y installât, les têtières en dentelle des fauteuils, relevé les tapis et mis de
côté les objets fragiles. Il avait posé son baton sur un chaise, ses gros souliers sous un fauteuil; il venait
de souffler sa bougie, et nous étions debout, nous disant bonsoir, prêts à nous séparer pour la nuit,
lorsqu'un bruit de voitures nous fit taire.

On eût dit deux équipages se suivant lentement au très petit trot. Cela ralentit le pas et finalement vint
s'arrêter sous la fenêtre de la salle à manger qui donnait sur la route, mais qui était condamnée.

Mon père avait pris la lampe et, sans attendre, il ouvrait la porte qu'on avait déjà fermée à clef. Puis,
poussant la grille, s'avançant sur le bord des marches, il leva la lumière au-dessus de sa tête pour voir ce
qui se passait.

C'étaient bien deux voitures arrêtées, le cheval de l'une attaché derrière l'autre. Un homme avait sauté à
terre et hésitait...

"C'est ici la mairie? dit-il en s'approchant? Pourriez-vous m'indiquer M. Fromentin, métayer à la
Belle-Etoile? J'ai trouvé sa voiture et sa jument qui s'en allaient sans conducteur, le long d'un chemin
près de la route de Saint-Loup-des-Bois. Avec mon falot, j'ai pu voir son nom et son adresse sur la
plaque. Comme c'était sur mon chemin, j'ai ramené son attelage par ici, afin d'éviter des accidents, mais
ça m'a rudement retardé quand même".

Nous étions là, stupéfaits. Mon père s'approcha. Il éclaira la carriole avec sa lampe.

"Il n'y a aucune trace de voyageur, poursuivit l'homme. Pas même une couverture. La bête est fatiguée;
elle boitille un peu".

Je m'étais approché jusqu'au premier rang et je regardais avec les autres cet attelage perdu qui nous
revenait, telle une épave qu'eût ramenée la haute mer - la première épave et la dernière, peut-être, de
l'aventure de Meaulnes.

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