Alain Fournier
1886 - 1914

Le Grand Meaulnes -(1)
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE V. La voiture qui revient.

Le Grand Meaulnes
Alain-Fournier

PREMIÈRE PARTIE

"Monsieur! Le grand Meaulnes est parti!"

l'homme en blouse bleue est à la porte, qu'il ouvre soudain toute grande, et, levant son chapeau, il
demande sur le seuil:

"Excusez-moi, monsieur, c'est-il vous qui avez autorisé cet élève à demander la voiture pour aller à
Vierzon chercher vos parents? Il nous est venu des soupçons...

- Mais pas du tout!" répond M. Seurel.

Et aussitôt c'est dans la classe un désarroi effroyable. Les trois premiers, près de la sortie, ordinairement
chargés de pourchasser à coups de pierres les chèvres ou les porcs qui viennent brouter dans la cour les
corbeilles d'argent, se sont précipités à la porte. Au violent piétinement de leurs sabots ferrés sur
les dalles de l'école a succédé, dehors, le bruit étouffé de leurs pas précipités qui mâchent le sable de la
cour et dérapent au virage de la petite grille ouverte sur la route. Tout le reste de la classe s'entasse aux
fenêtres du jardin. Certains ont grimpé sur les tables pour mieux voir...

Mais il est trop tard. Le grand Meaulnes s'est évadé.

"Tu iras tout de même à La Gare avec Moucheboeuf, me dit M. Seurel. Meaulnes ne connait pas le
chemin de Vierzon. Il se perdra aux carrefours. Il ne sera pas au train pour trois heures".

Sur le seuil de la petite classe, Millie tend le cou pour demander:

"Mais qu'y a-t-il donc?"

Dans la rue du bourg, les gens commencent à s'attrouper. Le paysan est toujours là, immobile, entêté, son
chapeau à la main, comme quelqu'un qui demande justice.


CHAPITRE V. La voiture qui revient.


Lorsque j'eus ramené de La Gare les grands-parents, lorsqu'après le dîner, assis devant la haute
cheminée, ils commencèrent à raconter par le menu détail tout ce qui leur était arrivé depuis les dernières
vacances, je m'aperçus bientôt que je ne les écoutais pas.

La petite grille de la cour était tout près de la porte de la salle à manger. Elle grinçait en s'ouvrant.
D'ordinaire, au début de la nuit, pendant nos veillées de campagne, j'attendais secrètement ce grincement
de la grille. Il était suivi d'un bruit de sabots claquant ou s'essuyant sur le seuil, parfois d'un
chuchotement comme de personnes qui se concertent avant d'entrer. Et l'on frappait. C'était un voisin, les
institutrices, quelqu'un enfin qui venait nous distraire de la longue veillée.

Or, ce soir-là, je n'avais plus rien à espérer du dehors, puisque tous ceux que j'aimais étaient réunis dans
notre maison; et pourtant je ne cessais d'épier tous les bruits de la nuit et d'attendre qu'on ouvrît notre
porte.

Le vieux grand-père, avec son air broussailleux de grand berger gascon, ses deux pieds lourdement posés
devant lui, son bâton entre les jambes, inclinant l'épaule pour cogner sa pipe contre son soulier, était là. Il
approuvait de ses yeux mouillés et bons ce que disait la grand'mère, de son voyage et de ses poules et de
ses voisins et des paysans qui n'avaient pas encore payé leur fermage. Mais je n'étais plus avec eux.

J'imaginais le roulement de voiture qui s'arrêterait soudain devant la porte. Meaulnes sauterait de la

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