Paul Verlaine

1844 / 1896

La chanson des ingenues

Une grande dame

Monsieur Prudhomme

La chanson des ingénues

Nous sommes les Ingénues
Aux bandeaux plats, à l'oeil bleu,
Qui vivons, presque inconnues,
Dans les romans qu'on lit peu.

Nous allons entrelacées,
Et le jour n'est pas plus pur
Que le fond de nos pensées,
Et nos rêves sont d'azur ;

Et nous courons par les prés
Et rions et babillons
Des aubes jusqu'aux vesprées,
Et chassons aux papillons ;

Et des chapeaux de bergères
Défendent notre fraîcheur
Et nos robes - si légères -
Sont d'une extrême blancheur ;

Les Richelieux, les Caussades
Et les chevaliers Faublas
Nous prodiguent les oeillades,
Les saluts et les "hélas !"

Mais en vain, et leurs mimiques
Se viennent casser le nez
Devant les plis ironiques
De nos jupons détournés ;

Et notre candeur se raille
Des imaginations
De ces raseurs de muraille,
Bien que parfois nous sentions

Battre nos coeurs sous nos mantes
À des pensers clandestins,
En nous sachant les amantes
Futures des libertins.

Une grande dame

Belle "à damner les saints", à troubler sous l'aumusse
Un vieux juge! Elle marche impérialement,
Elle parle - et ses dents font un miroitement -
Italien, avec un léger accent russe.

Ses yeux frois où l'émail sertit le bleu de Prusse
Ont l'éclat insolent et dur du diamant.
Pour la splendeur du sein, pour le rayonnement
De la peau, nulle reine ou courtisane, fût-ce

Cléopâtre la lynce ou la chatte Ninon,
N'égale sa beauté praticienne, non!
Vois, ô bon Buridan : "C'est une grande dame!"

Il faut - pas de milieu! - l'adorer à ses genoux,
Plat, n'ayant d'astre au cieux que ses lourds cheveux roux,
Ou bien lui cravacher la face, à cette femme!

Monsieur Prudhomme

Il est grave : il est maire et père de famille.
Son faux col engloutit son oreille. Ses yeux
Dans un rêve sans fin flottent, insoucieux,
Et le printemps en fleur sur ses pantoufles brille.

Que lui fait l'astre d'or, que lui fait la charmille
Où l'oiseau chante à l'ombre, et que lui font les cieux,
Et les prés verts et les gazons silencieux?
Monsieur Prudhomme songe à marier sa fille

Avec monsieur Machin, un jeune homme cossu.
Il est juste milieu, botaniste et pansu.
Quant aux faiseurs de vers, ces vauriens, ces maroufles,

Ces fainéants barbus, mal peignés, il les a
Plus en horreur que son éternel coryza,
Et le printemps en fleur brille sur ses pantoufles.