Auguste Rodin

1840 ~ 1917

Monument a Balzac

Le Monument
à
Balzac Le Monument à Balzac
1898
bronze
270 x 120 x 128 cm
S.1296
Photo : J. Manoukian


Avec ce grand projet de la maturité de Rodin il n'est plus question de décrire ou de raconter, mais plutôt de faire pénétrer le spectateur au plus profond des personnages concernés. "J'ai compris, disait Rodin à Gsell, (qu'il fallait) autour du personnage représenté faire entrevoir le milieu où il vit et faire imaginer comme un halo d'idées qui expliquent ce personnage. L'art ainsi se prolonge en mystérieuses ondes" (Paul Gsell, "Le musée Rodin à Meudon, La Renaissance de l'Art français et des Industries de luxe, août 1923).
"Vous avez observé, lui déclara à son tour Gsell, que dans l'ère où nous entrons, rien n'a autant d'importance pour nous que nos propres sentiments, notre propre personne intime (...) Et cette disposition qui chez nous était presque inconsciente, vous nous l'avez révélée à nous même" (Rodin, L'Art. Entretiens avec Paul Gsell, 1911). C'est en effet sur la "personne intime" que se penche Rodin, et il cherche à en révéler la profondeur et la richesse plutôt que de rappeler les circonstances extérieures d'une existence. Pour le Monument à Balzac que lui commanda en 1891 la Société des gens de lettres sous l'impulsion d'Emile Zola, son président, il partit sagement de portraits contemporains du romancier ; il s'interrogea sur la stature de Balzac, sur sa physionomie, sur ses vêtements (la célèbre robe de chambre), mais il n'en garda que ce qui pouvait servir son but (la corpulence de Balzac, la robe de moine qu'il revêtait pour travailler), et il réalisa une figure qui est à la fois une allégorie de la puissance de création du romancier et un portrait plus encore moral que physique de celui-ci. "C'était la création elle-même qui se servait de la forme de Balzac pour apparaître ; l'orgueil de la création, sa fierté, son vertige et son ivresse" (R. M. Rilke, Auguste Rodin, 1928).

Anon.
Trois études de têtes de Balzac
papier albuminé
9,5 x 15,1cm
Ph. 1213

L'image hardie qui en résulta, "moins une statue qu'une sorte d'étrange monolithe, un menhir millénaire, un de ces rochers où le caprice des explosions volcaniques de la préhistoire figea par hasard un visage humain" (Georges Rodenbach, L'Elite, 1899), déchaîna l'opinion au Salon de 1898. "Jamais on n'a eu l'idée d'extraire ainsi la cervelle d'un homme et de la lui appliquer sur la figure", écrivait Rochefort dans L'Intransigeant (1er mai 1898). La lutte entre partisans et adversaires du Balzac fut d'autant plus violente que l'on était en pleine affaire Dreyfus et que Zola qui soutenait Rodin venait avec "J'accuse" (L'Aurore, 13 janvier 1898) de prendre la tête du parti dreyfusard. La Société des gens de lettres, effrayée, refusa donc la statue et fit exécuter par Alexandre Falguière une effigie sans grandeur dont la banalité suscita l'ironie du public : Falguière ayant "emprunté (à Rodin) le cou puissant, la carrure, la draperie, la chevelure, le menton, les prunelles de son Balzac (...) toute l'opération consista à asseoir le personnage ainsi amenuisé sur un banc de square" (Charles Chincholle, dans La Petite République, 15 novembre 1898).

Edward Steichen
The open sky, 11p.m.
1908
25,2 x 22 cm
Ph. 235

Quant au grand plâtre de Rodin, il fut transporté à Meudon, et c'est alors que Steichen en exécuta de sublimes photographies nocturnes. Inquiet du bruit qui avait été fait autour de son oeuvre, Rodin avait en effet refusé qu'une souscription fût ouverte pour la faire fondre en bronze, et il allait falloir attendre quarante ans pour que son Balzac prenne place, le 2 juillet 1939, au carrefour Raspail-Montparnasse. Cependant, le musée Rodin en avait fait réaliser un deuxième exemplaire que le conservateur, Georges Grappe, avait l'intention de placer à Meudon, sur l'éperon qui domine la vallée, devant le Musée. Mais la guerre empêcha la réalisation de ce projet, et c'est à Paris, que fut installé le bronze tandis qu'à Meudon est présenté l'admirable série des études pour le monument.
Après cet échec, et à l'exception de celui de Sarmiento (Buenos-Aires, 1894-1900), Rodin ne mena plus aucun monument à son terme, non pas faute de commandes (Monuments à Puvis de Chavannes et à Whistler commandés en 1899 et en 1905, laissés inachevés) ni par manque d'inspiration, mais parce que "je réfléchis plus, confia-t-il à Dujardin-Beaumetz à la fin de sa vie ; ma volonté est plus forte. C'est pour cela que je travaille plus lentement. Il n'est du reste pas dans ma nature de me presser" (Entretiens avec Rodin, 1913).