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Vincent Debaene
L'oeil innocent ne voit rien
Vincent Debaene L'oeil innocent
ne voit rien
Et pourtant non. Le projet de Michel Murat et son ouvrage sont à lopposé de cet aplatissement, à lopposé de cet amortissement qui, en renvoyant Rimbaud à la rime et au mètre comme un ébéniste à ses outils ferait de lui un poète, somme toute, " comme les autres " ; il y a là au contraire une position forte : non, Rimbaud nest pas un poète comme les autres, mais il est dabord poète, et le rejeter " hors de toute littérature ", selon le mot de Fénéon, non seulement reconduit un mythe qui nen finit pas de suser, mais aussi appauvrit singulièrement la lecture en ôtant au poème sa charge existentielle et en niant que la poésie est dabord une " entreprise de lesprit " (p. 8). Le livre peut dailleurs être lu, plus généralement, comme une mise en garde contre la décontextualisation de Rimbaud et en cela rejoindre dautres entreprises de la critique rimbaldienne comme celle de Steve Murphy : prétendre par exemple que la révolte de Rimbaud est essentiellement métaphysique (et que la politique nen est quune expression secondaire, et vite abandonnée), lire lévolution de son uvre comme une série de subversions successives depuis la poésie " correcte " jusquà la prose (avant labandon de " toute littérature "), tout cela relève non seulement de la reconstruction a posteriori mais surtout de la mythologie et de lidéologie. Plus précisément, puisque la perspective adoptée est celle dune histoire des formes, Michel Murat note que les lectures les plus récentes " tendent à inscrire la poésie de Rimbaud dans une perspective densemble anachronique, qui est celle de la "crise de vers" dont Mallarmé fera lanalyse une vingtaine dannées plus tard. Jointe au modèle mythique dune trajectoire de Rimbaud qui aboutirait au "silence", cette anachronie oriente linterprétation des faits. Elle forme la trame dun méta-récit avant-gardiste, diversement assumé [ ] " (p. 14). Il revient en conclusion sur cette lecture (il le précise quelle a dabord été la sienne) qui fait du travail du poète " une entreprise de libération conduisant du vers à la prose, de la "vieillerie poétique" à une forme sans histoire et sans loi ". Et il est certes tentant de qualifier de " dégagement " (selon le terme de Génie, poème qui traditionnellement clôt les Illuminations) le mouvement de la poésie de Rimbaud, mais " transposé à lécriture, le mot devient une métaphore qui soriente delle-même, et qui correspond à la lecture historique que les avant-gardes ont faite de Rimbaud [ ]. Elle a la cohérence artificielle dun méta-récit, qui se donne raison après coup ; elle se sert de lhistoire comme argument dans un débat contemporain " (p. 463). Louvrage se présente ainsi comme une entreprise systématique à la fois de description et dinscription de luvre poétique de Rimbaud dans lhistoire des formes les termes " uvre poétique " étant entendus ici au sens strict, ce qui exclut Une saison en enfer. Deux parties donc, la première consacrée aux poèmes en vers, la seconde aux Illuminations, et au sein de chacune delle, un découpage analytique et progressif : le vers, la rime, le sonnet, pour les poème en vers ; et pour les Illuminations : le recueil, la disposition du poème, un intéressant chapitre intitulé " Grammaire de la poésie " sur quelques procédés caractéristiques du poème en prose avant une section " Vers et prose " qui sachève sur une brillante mise au point concernant les cas problématiques des poèmes Marine et Mouvement. Cette organisation systématique présente le double avantage dune orientation aisée (les chapitres connaissant à leur tour des subdivisions) et surtout de la synthèse, ce qui nest pas la moindre vertu du livre pour qui ne connaît pas les arcanes de la bibliographie rimbaldienne, puisque si le rôle joué par Rimbaud dans la mutation des formes poétiques a fait lobjet de nombreuses études, celles-ci sont de qualité inégale et surtout (à quelques exceptions près comme la Poétique du fragment dAndré Guyaux, 1985), très dispersées, souvent insérées dans le cadre dun commentaire de texte. Qui plus est, certaines questions classiques comme celle de la rime, objet ici dun chapitre complet, sont " presque absentes de la bibliographie rimbaldienne " (p. 8). Outre la richesse des analyses, même si certaines sont parfois dune technicité un peu rébarbative pour le non-spécialiste, je voudrais insister sur quelques points qui me paraissent remarquables : 1. Lhypothèse forte qui soutient ce travail et lui permet aussi déviter lécueil dune typologie purement descriptive est celle dun investissement à la fois esthétique et idéologique des formes. " Cet investissement est toujours virtuellement ambivalent : destructeur et créateur, invention de "formes nouvelles" et critique de la "forme vieille" " (p. 17). Cela suppose donc une réinscription des poèmes dans les dialogues intertextuels (souvent complexes, mêlant lhommage et lironie) avec Hugo, Baudelaire, Banville, Verlaine et dans un état historique du " champ ", ce qui invite épisodiquement, car le cas de Rimbaud est, à cet égard, tout à fait singulier à prendre en compte les stratégies éditoriales mais surtout le lectorat potentiel : il importe de comprendre lhorizon du lisible au moment où Rimbaud écrit. Il faut noter dailleurs lappel très fréquent au lecteur contemporain qui permet de prendre la mesure des innovations en même temps que de saisir leur fécondité historique : si, par exemple, lalexandrin rageusement déconstruit de " Quest-ce pour nous, mon cur " ne pouvait, pour un contemporain, " quêtre illisible - anti-métrique ou amétrique " (p. 59), il importe de voir que celui de Mémoire " devait paraître au moins aussi étrange et subversif " (p. 61) et que si ce dernier semble aujourdhui plus immédiatement accessible, cest parce que notre lecture est filtrée par ce qui en constitue en fait un héritage, Apollinaire ou Supervielle. À cet égard, la conclusion de louvrage laisse percer une mélancolie quon ne peut que partager : " Tout au plus pouvons-nous constater quà cette date [1875], [Rimbaud] avait épuisé les lecteurs possibles pour ce qui est de la poésie : à qui pouvait-il destiner et comment pouvait-il publier ces vers amétriques, ces proses illisibles ? Et que, peut-être, il avait asséché son propre fonds : le "pauvre songe" dont se nourrit le lyrisme, le théâtre intime exposé dans la Saison, et la "métropole crue moderne" " (p. 466). 2. Une des autres grandes vertus de louvrage est la réflexivité dont saccompagne le travail critique (et qui fait défaut à tant de travaux littéraires). Celle-ci est marquée, à léchelle du livre, par une section inaugurale qui explicite très clairement les hypothèses de départ et se retrouve, à léchelle des chapitres, dans de brèves introductions qui inscrivent la réflexion dans des cadres plus larges, quil sagisse de létat de la critique ou des implications idéologiques de certains choix de méthode. En outre, cette réflexivité permet de départager très nettement ce qui relève de la description et ce qui relève de linterprétation : la remise en cause du mètre dans Bonne Pensée du matin est certes " le point culminant dun travail de déconstruction de la "vieillerie poétique" ", mais elle " présente des traits formels qui joueront un rôle décisif dans la poésie du XXe siècle : cest un texte fondateur autant que destructeur " (p. 103) ; il y a indéniablement une forme dautoréférentialité dans certains poèmes des Illuminations, mais cette autoréférentialité nest jamais lunique visée du texte, elle cohabite toujours avec des énoncés dordre politique ou moral, et privilégier lautoréférentialité au nom dun récit moderniste téléologique qui ferait du travail sur le médium le terme du parcours appauvrit singulièrement la lecture. Certains choix formels objectivement descriptibles sont ainsi virtuellement passibles de plusieurs interprétations, qui ne dépendent pas tant du postulat critique initial que dune postérité qui rétrospectivement leur donne sens et en actualise certaines virtualités (voir par exemple lanalyse de Phrases, p. 298) ou, plus souvent encore, de linscription dans un contexte celui du poème et de ses attendus métriques (le " je " en 6ème position de Au Cabaret-vert nest pas le même que celui de Ma Bohême (p. 40-41)) ou celui de lhorizon générique à un moment donné (voir par exemple les pages très éclairantes sur la double généalogie du poème en prose (p. 232-241)). 3. Ce travail de contextualisation est particulièrement fin au sens où il croise différents " niveaux " de contexte. Outre lhorizon générique et celui de la réception déjà évoqués, louvrage fait appel à la fois à un contexte large, restitué par le biais de statistiques massives (richesse comparée de la rime chez Hugo, Banville, Baudelaire, Verlaine à partir dindices chiffrés ; fréquence relative du sonnet libertin dans les recueils du Parnasse contemporain, etc.), une diachronie événementielle très précise (qui repère, par exemple, la première occurrence de tel ou tel proclitique à la césure) et un contexte littéraire à la fois plus diffus et plus prégnant, celui par exemple que constitue " léchelle dacceptabilité de la rime " au moment où Rimbaud écrit (p. 120) ou le fait quen 1870, " "le" décasyllabe nexiste pas " (la tradition distingue deux vers de 10 syllabes, le 4-6 et le 5-5 dont les usages diffèrent) (p. 67-68). Enfin, dernier élément de cette contextualisation, le travail poétique de Rimbaud est réinscrit dans un dialogue intertextuel dont il faut distinguer deux aspects : dabord, avec le cercle étroit des " amis " (ainsi la rime " androgyne " qui couple un mot (conventionnellement) masculin et un mot féminin apparaît comme " lindice dun dialogue, sentimental et esthétique, avec Verlaine " (p. 192)) ; ensuite, avec les " célébrités [ ] de la poésie moderne " ( Hugo, Baudelaire, Banville, Bertrand (, et les multiples analyses de ces relations complexes sont parmi les meilleurs passages du livre (voir par exemple les pages sur les épithètes à la césure où seule la comparaison avec Hugo, Baudelaire et Verlaine permet de saisir la singularité de lalexandrin rimbaldien (p. 51-56) ; voir aussi la description du " rapport démulation profonde " entre lauteur des Petits Poëmes en prose et celui des Illuminations où il apparaît que Rimbaud est à Baudelaire ce que Baudelaire est à Hugo, dans une attitude qui " na rien à voir avec la parodie : cest plutôt une lutte avec lange " (p. 259)). Dans le même ordre didées, il faut également mentionner la distinction très éclairante, au sein du corpus général du poème en prose, de deux orientations : lune (celle de Bertrand, puis de Rimbaud) " va du poème en vers au poème non versifié " ; lautre (celle de Baudelaire) " va de la prose à la prose : d'une prose neutre, courante au sens sociologique plus encore qu'esthétique de ce mot à un poème en prose, ce qui implique un changement de statut et un déplacement dans le champ générique : autrement dit, la confection d'un objet littéraire ". Doù limportance à la fois de la structure de recueil et de la disposition du poème dans les Illuminations, puisque cette poésie non versifiée entretient une relation structurante avec le vers alors que le poème en prose au sens strict, baudelairien du terme " est issu d'un processus de littérarisation de structures discursives et textuelles déjà répandues sous forme de prose : objets paralittéraires dans certains cas, infralittéraires dans d'autres, ou formes littéraires devenues disponibles par leur désuétude. [ ] Baudelaire met au premier plan non la disposition, mais la substance même de son texte, à savoir la "prose poétique", ajustée aux variations d'humeur du sujet moderne " (p. 235). 4. Cette contextualisation complexe révèle ainsi une pluralité de chronologies, qui interdit encore une fois que lon rabatte luvre de Rimbaud sur une progression linéaire ; la chronologie de lévolution du vers nest pas la même que celle la rime, et elles ne se superposent pas : " Les éléments constitutifs de la poésie versifiée : mètre, rime, strophe, formatage graphique, évoluent dans le cadre dun système à lintérieur duquel ils jouissent dune certaine autonomie. Il ny a par conséquent pas de corrélation stricte entre lévolution de ces différentes composantes du système [ ] : selon les poètes ou selon les phases de leur uvre, cest tantôt le vers, tantôt la rime ou la variation strophique qui viennent au premier plan, et font lobjet dinnovations." (p. 22-23). Mais lhypothèse la plus intéressante est lidée quà partir des " derniers vers ", ceux de 1872, se développe, chez Rimbaud, " une conscience analytique du système, qui lui permet de travailler les éléments indépendamment les uns des autres. Un poème comme Bannières de mai, en octosyllabes réguliers mais presque dérimé, est caractéristique à cet égard : dans un même texte, le vers et la rime semblent appartenir à deux époques différentes de la poésie ou à deux sphères distinctes, poésie populaire et poésie savante ; et dune strophe à lautre ce rapport varie sensiblement " (p. 23). Lhypothèse est fructueuse à deux titres, dabord pour son efficacité (voir par exemple la description lumineuse du double mouvement de décomposition et de recomposition qui préside au travail de la rime dans Larme ou Bannières de mai (p. 190-195)), ensuite parce que létude critique, elle-même analytique, épouse ici en quelque sorte son objet, et se situe au plus près de lécriture, non pas dans une forme de concurrence mimétique où le discours second sessaierait à retrouver, par dautres biais, les effets du discours premier tentative toujours plus ou moins vouée à léchec mais à travers une conscience particulièrement aiguisée des interrogations, des moyens et de lhorizon du poète. On voit alors que linscription historique, létude technique des formes ne sont pas desséchantes, bien au contraire ; en faisant saillir certains traits inaperçus (la finesse du travail à la césure, la complexité des jeux intertextuels et du rapport aux " maîtres ", la poétique de la syntaxe, etc.), elles donnent corps à la lecture et à la façon dont un mélomane peut, pour une oreille non avertie mettre le doigt sur une quinte augmentée ou la subtilité dun changement harmonique , elles enrichissent la sensibilité. LArt de Rimbaud montre linanité dune coupure entre, dune part, un travail critique qui serait du côté de lérudition et de lanalyse et, dautre part, une lecture " pure ", débarrassée de toute intellection et plus sensible aux beautés du poème parce que plus " immédiate ". Erwin Panofsky écrivait : " Lil innocent ne voit rien ", façon de dire bien sûr que le critique aperçoit des éléments que l" innocent " est incapable de saisir, mais surtout daffirmer que le savoir enrichit et approfondit lexpérience esthétique elle-même. Louvrage de Michel Murat aide bien sûr à lire Rimbaud et après tout, cest ce quon est en droit dattendre dun travail critique mais sa vertu essentielle est moins là finalement que dans ce supplément de sensibilité dont, au terme du livre, le lecteur a été doté. Vincent
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