Emile Zola
La confession de Claude
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La confession de Claude Cinq titres précèdent le cycle des Rougon-Macquart : La Confession de Claude (1865), Le Voeu d'une morte (1866), Les Mystères de Marseille (1867), Thérèse Raquin (1867) et Madeleine Férat (1868). Émile Zola (1840-1902). Émile Zola est né à Paris. Sa mère, Émilie, appartient à une famille beauceronne ; son père, François, originaire de Venise, est ingénieur. Lenfance de Zola se passe à Aix-en-Provence, où son père dirige la construction dun barrage et dun canal dalimentation en eau qui portera son nom. En 1847, François Zola meurt, laissant une femme bien démunie, victime des malhonnêtetés de la société du canal Zola. La disparition du père est un élément fondateur du parcours de Zola : il aura toujours à coeur de se battre, de construire lui aussi de grandes oeuvres, dêtre, à sa manière, un bâtisseur. Le jeune Émile fréquente le collège dAix, où Paul Cézanne est son ami. Admirateur de Hugo, de Musset, comme les jeunes gens de sa génération, Zola sessaie à lécriture poétique. Cest aussi la période heureuse des parties de campagne entre amis, dont Les Contes à Ninon et LOEuvre conservent quelques échos. Cependant Zola rejoint sa mère récemment emménagée à Paris. Il y fréquente le lycée Saint-Louis, mais ladaptation nest pas aisée, et le déracinement génère beaucoup de souffrances. Il échoue finalement au baccalauréat. Il connaît alors quelques années de misère et une vie de bohème, au Quartier latin. Il occupe divers emplois, de 1860 à 1862. Cest aussi lépoque où il lit Michelet, George Sand, Shakespeare, Montaigne, où il découvre la marginalité et rencontre le monde du Paris populaire et miséreux ; lécriture poétique lui évite un anéantissement progressif. Fort heureusement, il trouve un emploi à la maison dédition Hachette, où il devient très vite responsable du service de la publicité, cest-à-dire attaché de presse. Zola apprend beaucoup durant les quatre années passées dans ce haut lieu dopposition républicaine à Napoléon III. En contact avec le monde de la presse, il en découvre les rouages, et les personnalités. Chez Hachette, foyer de la pensée positiviste et libérale, le jeune Zola fait des rencontres déterminantes pour ses conceptions futures de la littérature et du travail de lécrivain. Il y côtoie Paul Féval, Jules Verne, mais aussi Littré, dont le Dictionnaire est une des gloires de la maison. Ce fervent positiviste, premier vulgarisateur de la philosophie dAuguste Comte, impressionne par sa force de travail ; il y a là, à nen pas douter, un modèle dacharnement à la tâche pour le jeune Zola nulla dies sine linea sera sa devise. Il rencontre aussi Taine, dont il admire les recherches et leur apport à la critique littéraire. Il incarne à ses yeux lesprit moderne fait de science, danalyse, de méthode. Cest aussi le moment où il découvre véritablement Stendhal et Flaubert. Lheure nest plus à la poésie romantique. Il change de cap et écrit les Contes à Ninon (1864) puis un roman, La Confession de Claude (1865), encore teintée de romantisme. En contact avec la presse, Zola commence aussi une carrière parallèle de journaliste. Il collabore notamment au Salut public de Lyon, dans lequel il publie une étude élogieuse de Germinie Lacerteux des Goncourt, dont il méditera lenseignement pour Thérèse Raquin. Fin janvier 1866, il quitte la maison Hachette pour vivre (parfois difficilement) de sa plume. Dans LÉvénement, dirigé par Villemessant, le fondateur du Figaro, Zola assure une chronique régulière, « Les livres daujourdhui et de demain », et donne un compte rendu du Salon de peinture. Il prend la défense de Manet, de Courbet, pour une nouvelle conception de la peinture, éloignée de lidéalisme et des bienséances de lacadémisme. Parfum de scandale, déjà : les lecteurs commencent à se désabonner... Zola ne désarme pas ; il publie en recueil ses articles de critique dart, Mon Salon, et ses articles de critique littéraire, Mes Haines. Son second roman, Le Voeu dune morte, ne connaît aucun succès. Mais il vit mieux, rencontre Alexandrine Meley, qui devient sa compagne et quil épousera en 1870. Ses amis sont essentiellement des peintres, Cézanne, Pissaro, Manet, quil rencontre au café Guerbois. Sa véritable entrée dans lécriture romanesque se fait avec Thérèse Raquin, en 1867, roman noir, drame, étude physiologique dune névrose. À la manière des Goncourt, Zola étudie un cas médical, transposant dans le domaine littéraire lobservation et lanalyse des réactions du corps humain et du déterminisme qui les régit. On ne pouvait rêver entrée plus fracassante dans « la République des Lettres ». La réception de Thérèse Raquin et de cette « littérature putride », selon lexpression dUlbach dans Le Figaro, oblige Zola à sexpliquer dans une préface à la seconde édition du roman, en 1868. Il publie également un roman feuilleton, Les Mystères de Marseille, dont le titre même dit sa parenté avec Eugène Sue, et enfin Madeleine Férat qui clôt en quelque sorte le premier cycle de romans, consacré à la femme et au couple. Zola songe déjà à une grande fresque, dans la veine de La Comédie humaine. Il accumule les notes, les lectures scientifiques, et pense à élaborer « lhistoire naturelle et sociale dune famille sous le Second Empire », celle des Rougon-Macquart. Après létude des tempéraments dans Thérèse Raquin, celle du sang ouvre les portes dune autre forme de déterminisme, lhérédité, que Zola conjugue à celle du milieu. À trente ans, après avoir déployé une grande énergie pour se faire connaître, Zola devient un homme de lettres avec qui il faut compter. Romancier, critique dart, critique littéraire, il a développé une stratégie offensive pour signifier les aspirations et les attentes dune jeunesse étouffée par un ordre impérial désuet. Républicain depuis son passage chez Hachette, il combat toute forme dimposition, dinjustice, et manifeste un attachement particulier à lidée de liberté, quil sagisse de celle de lartiste ou de tout individu. La Fortune des Rougon, premier roman du cycle projeté, paraît en 1870, et témoigne de lopposition de Zola au Second Empire. Durant la guerre franco-prussienne, Zola, accompagné de sa femme et de sa mère, séjourne à lEstaque, puis se rend à Bordeaux, envisageant alors une carrière politique. Après une expérience passagère de secrétaire dun des membres du Gouvernement, il saperçoit vite que sa voie nest pas là et reprend sa plume de journaliste, notamment pour La Cloche. Il rend compte des travaux de lAssemblée nationale, (élue le 9 février 1871 et qui siège à Versailles dès le mois de mars). Durant la Commune, Zola est à Paris, mais sera absent au moment de la semaine sanglante, sétant alors réfugié dans les environs, à Bennecourt. Si intellectuellement il peut comprendre cette révolte, il ny est pas vraiment favorable, la jugeant pleine dillusions. Mais il sera tout aussi opposé à la répression qui y met fin. Il publie cette même année La Curée. La fréquentation des milieux politiques, les événements que le pays a connus lui laissent une amertume durable à légard du personnel politique et de ses usages. Décidément, sa voie est de vivre de sa plume, non comme journaliste parlementaire (il a écrit environ 900 articles jusquen mai 1872) mais pour se consacrer au monde des lettres et des arts. Et il signe avec léditeur Charpentier un contrat qui lui permet désormais de ne plus connaître linsécurité matérielle. Ce boulimique de la production se consacre essentiellement à sa grande fresque romanesque. En 1873, il publie Le Ventre de Paris, et adapte pour le théâtre Thérèse Raquin ; puis ce seront, en 1874, La Conquête de Plassans et les Nouveaux Contes à Ninon, La Faute de labbé Mouret (1875) et Son Excellence Eugène Rougon (1876). À partir de 1875, il collabore mensuellement à une revue russe, Le Messager de lEurope, gérant ainsi sa carrière au-delà des frontières. Ces premiers romans du cycle sont audacieux, ils fustigent le clergé, ses compromissions avec le pouvoir, mais aussi la bourgeoisie. Il y révèle sa maîtrise de la composition, son inventivité dans la peinture de lêtre humain, de ses désirs, de ses pulsions, de ses fêlures, un art particulier de la dramatisation et du traitement de lespace. En 1877, cest LAssommoir, roman du peuple, de ses plaisirs, de ses désirs, de ses outrances, de ses malheurs, de ses habitus, qui assure, encore dans un parfum de scandale, le succès et la notoriété de Zola, devenu lauteur quon lit le plus et dont on parle le plus à Paris. Il peut alors, grâce à ses gains, acheter la maison de Médan, non loin de Paris, sur les bords de la Seine, où il séjournera régulièrement et qui deviendra son refuge. Cest aussi le temps de lécriture darticles théoriques dans Le Bien Public, puis dans Le Voltaire et au Figaro, où il traite à la fois du champ littéraire de lépoque (« les romanciers contemporains ») et de sa conception du roman et de lécrivain. Ces écrits polémiques, Le Roman expérimental, Les Romanciers naturalistes, Le Naturalisme au théâtre, Une campagne, etc. paraîtront en recueil en 1880. Il se bat pour un roman et un théâtre aux prises avec lobservation et lanalyse, et apparaît comme le théoricien et le chef incontesté dun mouvement, le naturalisme. Un recueil collectif de nouvelles sur la guerre de 1870, regroupant les textes des habitués du Jeudi de Zola (Céard, Alexis, Hennique, Huysmans et Maupassant), naît de cet éphémère mouvement, Les Soirées de Médan. Cest une période heureuse, dans lamitié de Flaubert, de Goncourt, de Mirbeau. Affecté par la mort de Flaubert, puis par celle de sa mère, Zola senferme à Médan, écrit Nana, un gros succès (1880), mais voit le « groupe de Médan » se désagréger, et se distendre les liens avec Daudet ou Goncourt. Le travail le sauvera des tentations du pessimisme profond qui gagne ses contemporains, adeptes de Schopenhauer. Avec Pot-Bouille (1882), il continue à dénoncer lhypocrisie bourgeoise. Au Bonheur des dames (1883) marque une pause dans le pessimisme, et Zola écrit avec délectation, « le poème de lactivité moderne » ; La Joie de vivre (1884) traite et met à distance la mort et le deuil. Zola mène une vie réglée entre le travail, dans un intérieur bourgeois, et la fréquentation damis fidèles. Il poursuit son cycle romanesque avec Germinal, récit de la révolte des mineurs, où il annonce les désordres à venir. On est loin de la stricte observation et de lanalyse : le lyrisme dans la peinture des foules, le mythe du monstre et des ténèbres, lantagonisme de la vie et de la mort font de cette oeuvre une création phare du roman français au XIXe siècle. En 1866 paraît LOEuvre, qui évoque le monde des peintres et la lutte des impressionnistes, tel Cézanne à qui le héros, Claude, emprunte quelques traits qui fâcheront le peintre. Puis Zola se consacre à un roman des paysans, La Terre, écriture dun paroxysme de violence pulsionnelle. En dépit de la réputation sulfureuse qui laccompagne encore, Zola simpose au-delà des frontières : le naturalisme triomphe en Europe à partir de 1884. En 1888, la vie de Zola va se transformer durablement : Jeanne Rozerot, jeune lingère employée à Médan, devient sa maîtresse. Il en aura deux enfants. Zola partage désormais sa vie entre ses deux foyers. Cette même année 1888, il publie Le Rêve, roman mystique aux apparences convenables, qui vient à point nommé après latteinte aux bonnes moeurs que constituait La Terre. La Bête humaine (1890), roman du chemin de fer, renoue avec les pulsions charnelles et meurtrières de lêtre humain, tandis que LArgent (1891), roman de la Bourse, La Débâcle (1892), roman de la défaite de Sedan et de la Commune, et Le Docteur Pascal (1893), viennent clore un cycle que Zola vit alors comme un carcan, celui du Second Empire. Il lachève sur une écriture messianique qui annonce les deux cycles futurs consacrés à une écriture du présent et des temps à venir. Le Docteur Pascal affirme la foi en lavenir, en la science, précisément quand Brunetière et dautres se déchaînent contre le positivisme. Le dernier roman du cycle avoue, dans une confession voilée, le sentiment du bonheur retrouvé dans lamour et la paternité. Un banquet littéraire célèbre la fin des Rougon-Macquart. Comblé, Zola, à qui lAcadémie française se refuse, reçoit cependant la Légion dhonneur (quil perdra au moment de lAffaire Dreyfus). Il est président de la Société des Gens de Lettres depuis 1891. Infatigablement, il poursuit sa tâche décriture. Un nouveau cycle, celui des Trois Villes (Lourdes, Rome, Paris) paraît entre 1894 et 1897. Un jeune prêtre, Pierre Froment, y perd la foi et se convertit peu à peu aux valeurs de la Science et de la Vie, nouveau crédo dune religiosité destinée à supplanter le christianisme. Ce cycle à peine achevé, Zola découvre grâce à Scheurer Kestner liniquité dont est victime le capitaine Dreyfus, dorigine juive, accusé injustement de complicité avec lennemi allemand. Convaincu de linnocence du capitaine, Zola se jette dans la bataille, écrit une série darticles, dont, le 13 janvier 1898, dans LAurore, « Jaccuse ». Condamné à un an de prison pour diffamation, Zola sexile en Angleterre sur les conseils de son avocat Labori et de Clemenceau, alors directeur de LAurore. Cependant sa plume, redevenue arme de combat, a su retourner lopinion, et modifier le cours des choses, affirmant le prestige de lHomme de Lettres et assurant la sauvegarde de lindividu face à lappareil dÉtat. Cest durant lexil anglais que Zola commence à élaborer Fécondité (1899), roman de la Famille, premier du cycle Les Quatre Évangiles ; viendront ensuite Travail, roman de la Cité heureuse et de lutopie, puis Vérité, roman de la lutte scolaire anticléricale. Justice restera à létat de notes. Dans ces deux cycles, Zola, dont la matière romanesque sest quelque peu modifiée, fait preuve dun grand lyrisme et dun art consommé de la régie des grandes unités. Zola meurt à son domicile parisien le 29 septembre 1902, victime dune asphyxie durant son sommeil. Zola nassista pas à la réhabilitation de Dreyfus (1906). En 1908, ses cendres furent transférées au Panthéon, à côté de celles de celui, suprême ironie, qui fut un modèle et un repoussoir, Victor Hugo. Patrimoine littéraire européen 12, Mondialisation de lEurope 1885-1922, Anthologie en langue française sous la direction de Jean-Claude Polet, De Boeck Université. La confession de Claude Édition de référence : Paris, C. Marpon et E. Flammarion, 1880. À mes amis P. Cézanne et J.-B. Baille. Vous avez connu, mes amis, le misérable enfant dont je publie aujourdhui les lettres. Cet enfant nest plus. Il a voulu grandir dans la mort et loubli de sa jeunesse. Jai hésité longtemps avant de donner au public les pages qui suivent. Je doutais du droit que je pouvais avoir de montrer un corps et un coeur dans leur nudité ; je minterrogeais, me demandant sil métait permis de divulguer le secret dune confession. Puis, lorsque je relisais ces lettres haletantes et fiévreuses, vides de faits, se liant à peine les unes aux autres, je me décourageais, je me disais que les lecteurs accueilleraient sans doute fort mal une pareille publication, toute diffuse, toute folle et emportée. La douleur na quun cri ; loeuvre est une plainte sans cesse répétée. Jhésitais comme homme et comme écrivain. Un jour, jai songé enfin que notre âge a besoin de leçons et que javais peut-être entre les mains la guérison de quelques coeurs endoloris. On veut que nous moralisions, nous les poètes et les romanciers. Je ne sais point monter en chaire, mais je possédais loeuvre de sang et de larmes dune pauvre âme, je pouvais à mon tour instruire et consoler. Les aveux de Claude avaient le suprême enseignement des sanglots, la morale haute et pure de la chute et de la rédemption. Et jai vu alors que ces lettres étaient telles quelles devaient être. Jignore encore aujourdhui comment le public les acceptera, mais jai foi dans leur franchise, même dans leur emportement. Elles sont humaines. Je me suis donc décidé, mes amis, à éditer ce livre. Je my suis décidé au nom de la vérité et du bien de tous. Puis, en dehors de la foule, je songeais à vous, il me plaisait de vous conter de nouveau la terrible histoire qui vous a déjà fait pleurer. Cette histoire est nue et vraie jusquà la crudité. Les délicats se révolteront. Je nai pas pensé devoir retrancher une ligne, certain que ces pages sont lexpression complète dun coeur dans lequel il y a plus de lumière que dombre. Elles ont été écrites par un enfant nerveux et aimant qui sest donné entier, avec les frissons de sa chair et les élans de son âme. Elles sont la manifestation maladive dun tempérament particulier qui a lâpre besoin du réel et les espérances menteuses et douces du rêve. Tout le livre est là, dans la lutte entre le songe et la réalité. Si les amours honteuses de Claude le font juger sévèrement, quon lui pardonne au dénouement, lorsquil se relève plus jeune et plus fort, voyant jusquà Dieu. Il y a du prêtre dans cet enfant. Il sagenouillera peut-être un jour. Il cherche avec un désespoir immense une vérité qui le soutienne. Aujourdhui, il nous conte sa jeunesse désolée, il nous montre ses plaies, il crie ce quil a souffert, afin déviter à ses frères de pareilles souffrances. Les temps sont mauvais pour les coeurs qui ressemblent au sien. Je puis dun mot caractériser son oeuvre, lui accorder le plus grand éloge que je désire comme artiste, et répondre en même temps à toutes les objections qui seront faites : Claude a vécu tout haut. ÉMILE ZOLA. 15 octobre 1865. I Voici lhiver : lair, au matin, devient plus frais, et Paris met son manteau de brouillard. Voici la saison des soirées intimes. Les lèvres frileuses cherchent les baisers ; les amants, chassés des campagnes, se réfugient dans les mansardes, et, se pressant devant le foyer, jouissent, au bruit de la pluie, de leur printemps éternel. Moi, frères, je vis tristement : jai lhiver sans printemps, sans amoureuse. Mon grenier, tout au haut dun escalier humide, est grand et irrégulier ; les angles se perdent dans lombre, les murs, nus et obliques, font de la chambre une sorte de corridor qui sallonge en forme de bière. De pauvres meubles, minces planches mal ajustées et peintes dune horrible couleur rouge, craquent funèbrement dès quon les touche. Des lambeaux de damas déteint pendent au-dessus du lit, et la fenêtre, privée de rideaux, souvre sur une grande muraille noire, éternellement debout et sévère. Le soir, quand le vent ébranle la porte et que les murs vacillent avec la flamme de ma lampe, je sens peser sur moi un ennui morne et glacé. Je marrête au foyer mourant, aux laides rosaces brunes du papier peint, aux vases de faïence où se sont fanées les dernières fleurs, et je crois entendre chaque chose se plaindre de solitude et de pauvreté. Cette plainte est navrante. La mansarde entière me réclame les rires, les richesses de ses soeurs. Le foyer demande de grands feux joyeux ; les vases, oubliant la neige, veulent des roses fraîches ; la couche soupire, me parlant de cheveux blonds et de blanches épaules. Jécoute, je ne puis que me désoler. Je nai pas de lustre à suspendre au plafond, pas de tapis pour cacher les dalles inégales et brisées. Et, lorsque ma chambre ne veut pour sourire que de belle toile blanche, des meubles simples et luisants, je me désole encore davantage de ne pouvoir la contenter. Alors elle me paraît plus déserte et plus misérable : le vent y pénètre plus froid, lombre y flotte plus épaisse ; la poussière samasse sur les planches, la tapisserie se déchire montrant le plâtre. Tout se tait : jentends, dans le silence, les sanglots de mon coeur. Frères, vous souvenez-vous des jours où la vie était en songe pour nous ? Nous avions lamitié, nous rêvions lamour et la gloire. Vous souvenez-vous de ces tièdes soirées de Provence, lorsque, au lever des étoiles, nous allions nous asseoir dans le sillon fumant encore des ardeurs du soleil ? Le grillon chantait ; le souffle harmonieux des nuits dété berçait notre causerie. Tous trois nous laissions nos lèvres dire ce que pensaient nos coeurs, et, naïvement, nous aimions des reines, nous nous couronnions de lauriers. Vous me contiez vos songes, je vous contais les miens. Puis, nous daignions redescendre sur terre. Je vous confiais ma règle de vie, toute consacrée au travail et à la lutte ; je vous disais mon grand courage. Me sentant la richesse de lâme, je me plaisais à lidée de pauvreté. Vous montiez, comme moi, lescalier des mansardes, vous espériez vous nourrir de grandes pensées ; grâce à votre ignorance du réel, vous sembliez croire que lartiste, dans linsomnie de sa veille, gagne le pain du lendemain. Dautres fois, quand les fleurs étaient plus douces, les étoiles plus radieuses, nous caressions damoureuses visions. Chacun de nous avait sa bien-aimée. Les vôtres, vous souvenez-vous ? brunes et rieuses filles, étaient reines des moissons et des vendanges ; elles se jouaient, parées dépis et de grappes, et couraient par les sentiers, emportées dans le vol de leur turbulente jeunesse. La mienne, pâle et blonde, avait la royauté des lacs et des nuées ; elle marchait languissamment, couronnée de verveines, semblant à chaque pas prête à quitter la terre. Vous souvenez-vous, frères ? Le mois dernier, nous allions ainsi rêver au milieu des campagnes, et puiser le courage de lhomme dans le saint espoir de lenfant. Je me suis fatigué du songe, jai cru me sentir la force de la réalité. Voici cinq semaines que jai quitté nos larges horizons que féconde le souffle embrasé de midi. Jai serré vos mains, jai dit adieu à notre champ préféré, et, le premier, jai voulu chercher la couronne et lamante que Dieu garde à nos vingt ans. Claude, mavez-vous dit au départ, te voici dans la lutte. Demain, nous ne serons plus là comme hier, te donnant espérance et courage. Tu vas te trouver seul et pauvre nayant que des souvenirs pour peupler et dorer ta solitude. La tâche est rude, dit-on. Pars cependant, puisque tu as soif de la vie. Souviens-toi de tes projets : sois ferme et loyal dans laction, comme tu létais dans le rêve ; vis dans les greniers, mange ton pain dur, souris à la misère. Que lhomme ne raille pas en toi lignorance de lenfant, quil accepte lâpre labeur du bien et du beau. La souffrance grandit lhomme, les pleurs sont séchés un jour, lorsquon a beaucoup aimé. Bon courage, et attends-nous. Nous te consolerons, nous te gronderons de loin. Nous ne pouvons te suivre aujourdhui, car nous ne nous sentons pas ta force ; notre rêve est encore trop séduisant pour que nous léchangions contre la réalité. Grondez-moi, frères, consolez-moi. Je ne fais que commencer à vivre, et je suis déjà bien triste. Ah ! que la mansarde de nos songes était blanche ! comme la fenêtre ségayait au soleil, comme la pauvreté et la solitude y rendaient la vie studieuse et paisible ! La misère avait pour nous le luxe de la lumière et du sourire. Mais savez-vous combien est laide une vraie mansarde ? Savez-vous comme on a froid lorsquon est seul, sans fleurs, sans blancs rideaux où reposer les yeux ? Le jour et la gaieté passent sans entrer, nosant saventurer dans cette ombre et dans ce silence. Où sont mes prairies et mes ruisseaux ? où mes soleils couchants qui doraient les cimes des peupliers et changeaient les rochers de lhorizon en palais étincelants ? Me suis-je trompé, frères ? Ne suis-je quun enfant qui veut être homme avant lâge ? Ai-je eu trop de confiance en ma force, ma place serait-elle de rêver encore à vos côtés ? Voici le jour qui naît. Jai passé la nuit devant mon foyer éteint, regardant mes pauvres murs, vous contant mes premières souffrances. Une lueur blafarde éclaire les toits, quelques flocons de neige tombent lentement du ciel pâle et triste. Le réveil des grandes villes est inquiet. Jentends monter jusquà moi ces murmures des rues qui ressemblent à des sanglots. Non, cette fenêtre me refuse le soleil, ce plancher est humide, cette mansarde est déserte. Je ne puis aimer, je ne puis travailler ici. II Vous vous irritez de mon peu de courage, vous maccusez denvier le velours et le bronze, de ne pas accepter la sainte pauvreté du poète. Hélas ! jaime les grands rideaux, les candélabres, les marbres que le ciseau a puissamment caressés. Jaime tout ce qui brille, tout ce qui a beauté, grâce et richesse. Il me faut les demeures princières. Ou plutôt encore, les champs avec leurs tapis de mousse, frais et parfumés, leurs draperies de feuilles, leurs larges horizons de lumière. Je préfère le luxe de Dieu au luxe des hommes. Pardonnez, frères, la soie est si douce, la dentelle si légère ; le soleil rit si gaiement dans lor et dans le cristal ! Laissez-moi rêver, ne craignez pas pour ma fierté. Je veux écouter vos fortes et belles paroles, embellir ma mansarde de gaieté, léclairer de grandes pensées. Si je me sens trop seul, je me créerai une compagne qui, fidèle à ma voix, viendra me baiser au front, après la tâche accomplie. Si les dalles sont froides, si le pain manque, joublierai lhiver et la faim en me sentant le coeur chaud. À vingt ans, il est aisé dêtre artisan de sa joie. Lautre nuit, la voix des vents était mélancolique, ma lampe se mourait, mon feu sétait éteint ; linsomnie avait troublé ma raison, de pâles fantômes erraient dans mon ombre. Jai eu peur, frères, je me suis senti faible, je vous ai dit mes larmes. Le premier rayon a chassé le cauchemar de ma veille. Aujourdhui lobstacle nest plus en moi. Jaccepte la lutte. Je veux vivre au désert, nécoutant que mon coeur, ne voyant que mon rêve. Je veux oublier les hommes, minterroger et me répondre. Pareil à la jeune épouse dont le sein a frémi du tressaillement des mères, le poète, quand il croit sentir tressaillir la pensée en lui, doit avoir une heure dextase et de recueillement. Il court senfermer avec son cher fardeau, nose croire à son bonheur, interroge son flanc, espère et doute encore. Puis, lorsquune douleur plus vive lui dit bien que Dieu la fécondé, alors pendant de longs mois il fuit la foule, tout à lamour de lêtre que le ciel lui confie. Quon le laisse se cacher et jouir en avare des angoisses de lenfantement ; demain, dans son orgueil, il viendra demander des caresses pour le fruit de ses entrailles. Je suis pauvre, je dois vivre seul. Ma fierté souffrirait de banales consolations, ma main ne veut presser que les mains ses égales. Jignore le monde, mais je sens que la misère est si froide quelle doit glacer les coeurs autour delle, et quétant soeur du vice, elle est timide et honteuse, lorsquelle est noble. Jai le front haut, jentends ne point le baisser. Pauvreté, solitude, soyez donc mes hôtesses. Soyez mes anges gardiens, mes muses, mes compagnes à la voix rude et encourageante. Faites-moi fort, donnez-moi la science de la vie, dites-moi combien coûte le pain de chaque jour. Que vos mâles caresses, si âpres quelles semblent des blessures, mendurcissent dans le bien et le juste. Jallumerai ma lampe, pendant ces nuits dhiver, et je vous sentirai toutes deux à mes côtés, glacées et silencieuses, vous courbant sur ma table, me dictant laustère vérité. Lorsque, las dombre et de silence, je poserai la plume et que je vous maudirai, votre sourire mélancolique me fera peut-être douter de mes rêves. Alors votre paix sereine et triste vous rendra si belles que je vous prendrai pour amantes. Nos amours seront sévères et profondes comme vous ; les amoureux de seize ans envieront lâcre volupté de nos baisers féconds. Et cependant, frères, il me serait doux de me sentir la pourpre aux épaules, non pour men draper devant la foule, mais pour vivre plus largement sous le riche et superbe tissu. Il me serait doux dêtre roi dAsie, de rêver nuit et jour sur un lit de roses, dans une de cesféeriques demeures, harems de fleurs et de sultanes. Les bains de marbre aux fontaines parfumées, les galeries de chèvrefeuilles soutenus sur des treillages dargent, les immenses salles aux plafonds semés détoiles, nest-ce pas là le palais que les anges devraient bâtir pour chaque homme de vingt ans ? La jeunesse veut à son festin tout ce qui chante, tout ce qui rayonne. Lors du premier baiser, il faut que lamante soit toute de dentelle et de bijoux, que la couche, portée par quatre fées dor et de marbre, ait un ciel de pierreries et des toiles de satin. Frères, frères, ne me grondez pas, je vais être sage. Je vais aimer mon grenier et ne plus songer à mes palais. Oh ! que la vie y serait jeune et passionnée ! III Je travaille, jespère. Je passe les journées devant ma petite table, quittant la plume pendant de longues heures pour caresser quelque blonde tête que lencre souillerait. Puis, je reprends loeuvre commencée, parant mes héroïnes des rayons de mes rêves. Joublie la neige et larmoire vide. Je vis je ne sais où, peut-être dans un nuage, peut-être dans le duvet dun nid abandonné. Quand jécris une phrase leste et coquettement drapée, je crois voir des anges et des aubépines en fleur. Jai la sainte gaieté du travail. Ah ! que jétais fou dêtre triste et que je me trompais en me croyant pauvre et seul ! Je ne sais plus ce qui me désolait. Hier, je crois, ma chambre était laide ; elle me sourit aujourdhui. Je sens autour de moi des amis que je ne vois pas, mais qui sont en grand nombre et qui tous me tendent la main. Leur foule me cache les murs de mon réduit. Va, pauvre petite table, lorsque la désespérance me touchera de son aile, je viendrai toujours masseoir devant toi et maccouder sur la feuille blanche où mon rêve ne se fixe quaprès mavoir rendu le sourire. Hélas ! il me faut cependant une ombre de réalité. Je me surprends parfois inquiet, souhaitant une joie dont je nai pas conscience. Alors, jentends comme une vague plainte de mon coeur : il me dit quil a toujours froid, toujours faim, et quune folle rêverie ne peut le réchauffer ni le rassasier. Je veux le contenter. Je sortirai demain, non plus misolant en moi-même, mais regardant aux fenêtres, lui disant de choisir parmi les belles dames. Puis, de temps en temps, je le ramènerai sous le balcon préféré. Il en emportera un regard comme pâture, et, huit jours durant, ne sentira plus lhiver. Lorsquil criera famine, un nouveau sourire lapaisera. Frères, navez-vous jamais rêvé quun soir dautomne vous rencontriez dans les blés une brune fille de seize ans ? Elle vous souriait au passage, puis se perdait au milieu des épis. La nuit, vous la revoyiez en rêve, et, le lendemain, vous preniez à la même heure le sentier de la veille. La chère vision passait, souriait encore, vous laissant un nouveau songe pour votre prochain sommeil. Les mois, les années sécoulaient. Chaque jour, votre coeur affamé venait se rassasier dun sourire, et jamais il ne désirait davantage. La vie entière ne suffisait pas à vous faire épuiser le regard de la jeune moissonneuse. IV Hier, javais grande flamme au foyer. Jétais riche de deux bougies, je les avais allumées toutes deux, sans songer au lendemain. Je me surprenais à chanter, tout en me préparant pour une nuit de travail. La mansarde riait dêtre chaude et lumineuse. Comme je masseyais, jai entendu dans lescalier un bruit de voix et de pas précipités. Des portes souvraient et se fermaient. Puis, dans le silence, des cris étouffés montaient jusquà moi. Je métais dressé, vaguement inquiet et prêtant loreille. Les bruits cessaient par instants ; jallais reprendre ma chaise, lorsque quelquun a monté et ma crié quune femme, ma voisine, subissait une crise de nerfs. On me demandait secours. La porte ouverte, je nai vu que lescalier noir et silencieux. Je me suis couvert dun vêtement plus chaud et je suis descendu, oubliant même de prendre une de mes bougies. À létage inférieur, je me suis arrêté, ne sachant où entrer. Je nentendais plus aucune plainte, jétais entouré dépaisses ténèbres. Enfin, jai aperçu par la fente dune porte entrebâillée un mince filet de lumière. Jai poussé cette porte. La chambre était soeur de la mienne : grande, irrégulière, délabrée. Seulement, comme je quittais ma mansarde dans un jour de flamme et de clarté, lombre et le froid de celle-ci mont serré le coeur de pitié et de tristesse. Un air humide ma frappé au visage ; une maigre chandelle, brûlant sur un des coins de la cheminée, sest effarée au vent de lescalier, sans me permettre dabord de voir les objets. Je métais arrêté sur le seuil. Enfin, jai distingué le lit : les draps rejetés et tordus avaient glissé à terre, des vêtements épars traînaient sur la couverture. Au milieu de ces lambeaux sallongeait une forme blanche, indécise. Jaurais cru avoir un cadavre devant moi, si la chandelle ne mavait montré par moments une main pendant hors de la couche et agitée par de rapides convulsions. Au chevet, se dressait une vieille femme. Ses cheveux gris dénoués retombaient en mèches raides sur son front, sa robe mise à la hâte montrait ses bras jaunes et décharnés. Elle me tournait le dos, soutenant la tête et me cachant le visage de la femme couchée. Ce corps frissonnant veillé par cette horrible vieille ma causé une rapide impression de dégoût et deffroi. Limmobilité des figures leur donnait une grandeur fantastique, leur silence faisait presque douter de leur vie. Jai cru un instant assister à une de ces scènes effrayantes du sabbat, lorsque les sorcières sucent le sang des jeunes filles, et, les jetant blêmes et ridées dans les bras de la mort, leur volent leur jeunesse et leur fraîcheur. Au bruit de la porte, la vieille a tourné la tête. Elle a laissé retomber lourdement le corps quelle soutenait, puis sest avancée vers moi. Ah ! monsieur, ma-t-elle dit, je vous remercie dêtre venu. Les vieilles gens craignent les nuits dhiver ; cette chambre est si froide que je nen serais peut-être pas sortie demain. Je veille tard, voyez-vous, et, quand on mange peu, on a besoin dun plus long sommeil. Dailleurs, la crise est terminée. Vous naurez quà attendre le réveil de cette dame. Bonne nuit, monsieur. La vieille sest retirée, je suis demeuré seul. Jai fermé la porte, et, prenant la chandelle, je me suis approché du lit. La femme qui sy trouvait étendue pouvait avoir environ vingt-quatre ans. Elle était plongée dans cet accablement profond qui succède aux convulsions des attaques de nerfs. Ses pieds se trouvaient repliés sous elle, ses bras, raides encore et grands ouverts, étaient rejetés aux bords de la couche. Je nai pu dabord juger de sa beauté : sa tête, penchée en arrière, se perdait dans le flot de ses cheveux. Je lai prise dans mes bras, jai détendu ses membres, je lai couchée sur le dos. Puis jai écarté les boucles de son front. Elle était laide : ses yeux fermés manquaient de cils, ses tempes étaient basses et fuyantes, sa bouche grande et affaissée. Je ne sais quelle vieillesse précoce avait effacé les contours de ses traits et mis sur sa face entière une empreinte de lassitude et davidité. Elle dormait. Jai entassé sur ses pieds tous les chiffons qui me sont tombés sous la main, jai haussé sa tête sous un autre paquet de vêtements. Ma science se bornant à ces soins, je me suis décidé à attendre son réveil. Je craignais quelle ne subît une seconde crise et quelle ne se blessât en tombant. Je me suis mis à visiter le grenier. Javais, en entrant, senti sen échapper un violent parfum de musc, qui, se mêlant à lodeur âcre de lhumidité, saisissait étrangement lodorat. Sur la cheminée se rangeait une file de bouteilles et de petits pots gras encore dhuiles aromatiques. Au-dessus pendait une glace étoilée dont le tain manquait par larges plaques. Dailleurs, les murs étaient nus ; tout traînait à terre : souliers de satin éculés, linges sales, rubans fanés, lambeaux de dentelle. Comme jallais, rejetant du pied les guenilles pour me faire passage, jai rencontré une belle robe neuve, toute de soie bleue, et ornée de noeuds en velours. Elle était jetée dans un coin, parmi les autres chiffons, roulée en paquet, fripée, tachée encore de la boue de la veille. Je lai relevée et lai pendue à un clou. Las, ne trouvant pas de siège, je suis venu masseoir au pied du lit. Je commençais à comprendre où je me trouvais. La fille dormait toujours ; elle était maintenant en pleine lumière. Jai cru mêtre trompé en la déclarant laide, et je me suis pris à la contempler. Un sommeil plus doux avait mis à ses lèvres un vague sourire ; ses traits sétaient détendus, la souffrance passée donnait à sa laideur une sorte de beauté douce et amère. Elle reposait, triste et résignée. Son âme semblait profiter du repos de son corps pour monter à sa face. Cétait donc là cette misère immonde, étrange assemblage de soie bleue et de fange. Ce grenier était le bouge infâme de la luxure affamée marchandant sa satiété ; cette fille était une de ces vieilles de vingt ans, nayant plus de la femme que la marque fatale du sexe, trafiquant de ce corps que le ciel leur laisse en leur retirant lâme. Quoi ! tant de limon en un seul être, tant de souillures en un seul coeur ! Dieu frappe rudement sa créature lorsquil lui laisse déchirer sa robe dinnocence et mettre la ceinture lâche et flottante qui se dénoue sous la main de chaque passant. Dans nos rêves damour, nous ne rêvions jamais quun soir nous trouverions un grabat dans lombre dun grenier, et, sur ce grabat, une fille du ruisseau endormie et demi-nue. La malheureuse inclinait la tête sous laile caressante dun songe ; un souffle doux et régulier séchappait de ses lèvres ; sur ses paupières languissamment fermées, courait par instants un faible frisson. Je métais accoudé au bois du lit, mon regard ne pouvait se détacher de ce front pâle et beau dune étrange beauté. Je ne sais quelle fascination avaient sur moi ce sommeil paisible du vice, ces traits flétris empreints dans leur repos dune douceur angélique. Je me disais que cette fille dormait, visitée par sa seizième année, et que javais ainsi une vierge devant moi. Cette pensée emplissait mon esprit ; si quelque autre sy mêlait, je nen avais pas conscience. Je ne sentais plus le froid, et je tremblais. Mes veines battaient dune fièvre inconnue. Ma rêverie ségarait, plus inquiète et plus triste. La fille eut un soupir, se retourna sur la couche. Elle rejeta la couverture, découvrant sa poitrine. Mes songes mavaient seuls montré jusque-là de chastes nudités, toujours voilées de rayons. Je navais jamais entrevu que les bras des lavandières battant gaiement le linge. Parfois peut-être encore mon regard sétait-il égaré sur le cou blanc et délicat dune danseuse, lorsque, lemportant sur mon coeur, je sentais ma pensée se troubler au vent de ses tresses blondes. Cette poitrine brutalement découverte ma fait rougir et ma mis au coeur une telle angoisse que jai cru en pleurer. Jai eu honte pour la jeune femme, jai senti ma virginité sen aller dans mon regard. Cependant, je ne pouvais détourner les yeux ; je suivais les douces ondulations du sein, je méblouissais de sa blancheur. Les sens se taisaient encore, mon esprit seul était ivre. Mes impressions avaient un charme si étrange que je ne puis aujourdhui les comparer quà la sainte horreur qui ma secoué le jour où jai vu un cadavre pour la première fois. Mon imagination mavait aussi représenté la mort. Mais lorsque jai vu cette face bleuie, cette bouche noire et ouverte, lorsque le néant sest montré dans son énergique grandeur, je nai pu détacher mes regards du cadavre, frémissant dune volupté douloureuse, attiré par je ne sais quel rayonnement de la réalité. Ainsi, la première gorge nue me retenait palpitant dune émotion que je ne saurais définir. Et cétait une poitrine meurtrie des caresses de tous où se posaient mes yeux ! Ah ! lorsque aujourdhui je songe à cette nuit fatale, à cette extase effrayée qui retenait mon souffle, lorsque je me revois penché sur cette infâme couche, inquiet et rougissant, je me demande avec angoisse qui me rendra ce premier regard pour aller rougir et me pencher sur la couche dune vierge ! Je me demande qui me rendra linstant où le voile tombe des épaules de lamante, où lamant comprend dun regard et sincline, ébloui de connaître ! Jai bu livresse dans une coupe souillée ; je ne saurai jamais quelle splendeur a le sein dune vierge pour des yeux ignorants encore. La fille sest éveillée et ma souri sans paraître étonnée de me trouver auprès delle. Ce sourire était vague, comme adressé à toute une foule, comme las dêtre sur ses lèvres. Elle na pas parlé, et ma tendu les bras. Ce matin, lorsque je suis rentré chez moi, jai trouvé mes bougies entièrement brûlées, mon foyer mort depuis longtemps. La chambre était froide et sombre : je navais plus ni flamme ni clarté. V Frères, où était donc lamante, reine des lacs et des nuées ? où la brune moissonneuse dont le regard est si profond quil suffit à une vie damour ? Ainsi, cen est donc fait : jai menti à ma jeunesse, je suis le fiancé du vice. Le souvenir de ma première heure damour est étroitement lié à celui dun bouge infâme, dune couche chaude encore des baisers de chacun. Lorsque, dans les nuits de mai, jévoquerai la fiancée, je verrai se lever une fille nue et cynique, séveillant et me tendant les bras. Ce spectre pâle et flétri sera de tous mes amours. Il se dressera entre ma bouche et celle de la vierge, réclamant pour ses lèvres mes lèvres souillées. Il se glissera dans mon lit, profitant de mon sommeil pour métreindre en un songe horrible. Quand lamante balbutiera à mon oreille une parole frissonnante de volupté, il sera là pour me dire que le premier il ma parlé ce langage. Quand jappuierai ma tête à lépaule de lépouse, il me présentera la sienne où jai dormi ma nuit de noces. Ainsi, jamais mon coeur ne pourra battre sans quil ne vienne le glacer par le souvenir maudit de nos fiançailles. Oui, cette nuit a suffi pour me priver de la paix suprême. Mon premier baiser na pas éveillé une âme. Je nai point senti la sainte ignorance des étreintes, mes lèvres timides nont point trouvé des lèvres timides comme elles. Je ne connaîtrai jamais ce naïf tâtonnement des caresses, cette innocence du couple qui ne sait comment déchirer le voile. Ils frémissent, se pressent étroitement et pleurent de ne pouvoir se confondre. Et comme ils sont là, hésitant, cherchant une issue pour leur âme, voilà que leurs lèvres se rencontrent et quà tous deux ils ne font plus quun seul être. Puis, lorsque la science est venue, lorsque lamante et lamant ont ensemble, dans un baiser, pénétré la loi de Dieu, quelle doit être leur félicité de se devoir les mêmes clartés, le même infini ! Ils nont fait quéchanger leur virginité : ils se sont pris lun à lautre leur robe blanche, et, maintenant, tous deux ont encore le vêtement des chérubins. Mêlant leur souffle, souriant du même sourire, ils se reposent dans leur union. Heure sainte où les coeurs battent plus librement, trouvant un ciel où monter ! Heure unique où lamour ignorant mesure tout à coup sa puissance, se croit maître de létendue et senivre de son premier coup dailes ! Frères, que Dieu vous garde cette heure dont le souvenir parfume toute une vie. Elle ne sera jamais pour moi. Telle est la fatalité. Il est rare que deux coeurs vierges se rencontrent ; toujours lun deux na plus à donner son extase en sa fleur. Aujourdhui, chacun de nous, jeunes gens de vingt ans qui sommes avides daimer, ne pouvant briser les grilles des maisons honnêtes, trouve plus simple de sadresser à la porte grande ouverte des boudoirs de bas étage. Lorsque nous demandons à quelle épaule appuyer nos fronts, les pères cachent leurs filles et nous poussent dans lombre des ruelles. Ils nous crient de respecter leurs enfants, qui doivent un jour être nos femmes, ils préfèrent pour elles à nos caresses premières les caresses apprises dans les mauvais lieux. Aussi combien peu se gardent pour lépouse, combien peu, dans le désert de leur jeunesse, refusent les seules et impures compagnes que leur laisse la singulière prévoyance des hommes ! Les uns, sots et méchants garçons, se font une gloire de leur souillure ; ils se parent des filles perdues. Les autres, dans le réveil de lâme, au premier appel de lamante, ont grande tristesse dinterroger en vain lhorizon et de ne savoir où se trouve celle que réclame leur coeur. Ils vont devant eux, regardant aux balcons, se penchant vers chaque jeune visage : les balcons sont déserts, les jeunes visages restent voilés. Un soir, un bras se glisse sous le leur, une voix les fait tressaillir. Déjà las et désespérés, ne pouvant rencontrer lange de lamour, ils en suivent le spectre. Frères, je ne veux point excuser une nuit dégarement, mais laissez-moi dire quil est étrange de cloîtrer la chasteté et de permettre à la débauche de vivre au soleil, le front haut. Laissez-moi déplorer cette méfiance de lamour qui crée une solitude autour de lamant, et cette sauvegarde de la vertu par le vice, qui fait rencontrer dix femmes perdues sur la route avant darriver à la porte dune vierge. Celui qui soublie à leurs ignobles caresses, peut dire, en arrivant aux pieds de lépouse : « Je ne suis plus digne de toi, mais que nes-tu venue à ma rencontre ? Que ne mattendais-tu là-bas, dans les blés fleuris, avant tous ces carrefours où chaque borne a sa prêtresse ? Que nas-tu voulu être la première à mon regard, et tépargner en mépargnant moi-même ? » En rentrant ce soir, jai trouvé dans lescalier la vieille femme de lautre nuit. Elle montait péniblement devant moi, saidant de la corde et posant les deux pieds sur chaque marche. Elle sest retournée. Eh bien ! monsieur, ma-t-elle demandé, votre malade se porte-t-elle mieux ? Le frisson la quittée, je pense, et vous-même ne paraissez pas avoir souffert du froid. Allez, je savais bien que pour une belle fille, un beau garçon est meilleur médecin quune vieille femme. Elle riait, montrant sa bouche vide. Cette complaisance de la vieillesse aux amours honteuses ma fait rougir. Ne rougissez pas ! a-t-elle ajouté, jen ai vu de tout aussi fiers que vous entrer sans honte et sortir en chantant. La jeunesse aime à rire, les filles qui jouent la sagesse sont des sottes. Ah ! si javais encore quinze ans ! Jétais arrivé devant ma porte. Elle ma retenu par le bras, comme jallais rentrer, et a continué : Javais de blonds cheveux alors, mes joues étaient si pures que mes amants me surnommaient Pâquerette. Si vous maviez vue, vous seriez entré. Jhabitais, au rez-de-chaussée, un nid de soie et dor. Chaque cinq ans, jai monté dun étage. Aujourdhui, je loge sous les toits. Je nai plus quà descendre pour aller au cimetière. Ah ! que votre amie Laurence est heureuse : elle ne loge encore quau troisième. Ainsi, cette fille se nomme Laurence. Jignorais son nom. VI Je me suis remis au travail, mais avec répugnance et las dès la première heure. Maintenant que jai soulevé un coin du voile, je nai ni le courage de le laisser retomber, ni celui de lécarter tout à fait. Lorsque je massieds devant ma table, je maccoude tristement, laissant glisser la plume de mes doigts, me disant : « À quoi bon ? » Mon intelligence me semble épuisée, je nose relire les quelques phrases que jécris, je ne me sens plus cette joie du poète, quune rime heureuse fait rire sans raison comme un enfant. Grondez-moi, frères, les vers faux ne me donnent plus linsomnie. Mes faibles ressources sépuisent. Je puis calculer, à un jour près, le soir où je manquerai de tout. Jachève mon pain, ayant presque hâte de le finir, pour ne plus le voir diminuer à chaque repas. Je me livre lâchement à la misère ; la lutte meffraie. Ah ! combien ils mentent, ceux qui prétendent que la pauvreté est mère du talent ! Quils comptent ceux que le désespoir a faits illustres et ceux quil a lentement avilis. Quand les larmes naissent dune blessure reçue au coeur, les rides quelles creusent sont belles et nobles ; mais quand cest la faim du corps qui les fait couler, lorsque chaque soir une bassesse ou un labeur de brute les essuient, elles sillonnent la face affreusement sans lui donner la douloureuse sérénité de la vieillesse. Non, puisque je suis si pauvre quil me faudra peut-être mourir demain, je ne puis travailler. Lorsque larmoire était pleine, javais grand courage, je me sentais la force de gagner mon pain. Aujourdhui, elle est vide, et tout mest lassitude. Il me sera plus facile de souffrir la faim que de faire le moindre effort. Allez, je sais bien que je suis lâche et parjure à nos serments, je sais que je nai pas le droit de me réfugier déjà dans la défaite. Jai vingt ans : je ne puis être las dun monde que jignore. Hier, je le rêvais doux et bon. Est-ce un nouveau rêve que de le juger mauvais aujourdhui ? Que voulez-vous, frères, mon premier pas a été malheureux : je nose avancer. Je vais épuiser ma souffrance, verser toutes mes larmes, et le sourire me reviendra. Je travaillerai plus gaiement demain. VII Hier soir, je me suis couché à cinq heures, en plein jour, oubliant la clef sur la porte. Vers minuit, comme je voyais en rêve une enfant blonde me tendre les bras, un bruit que jai entendu dans mon sommeil ma fait soudain ouvrir les yeux. Ma lampe était allumée. Une femme, debout au pied du lit, me regardait dormir. Elle tournait le dos à la lumière, et jai cru, dans le vague du réveil, que Dieu prenait pitié de moi en réalisant un de mes songes. La femme sest approchée. Jai reconnu Laurence, Laurence tête nue, ayant sa belle robe de soie bleue. Cette robe de bal montrait ses épaules nues et violettes de froid. Laurence est venue membrasser. Mon ami, ma-t-elle dit, je dois quarante francs au propriétaire. Il vient de me refuser la clef de ma porte, disant que je naurais pas de peine à trouver un lit. Il était trop tard pour chercher ailleurs. Jai songé à toi. Elle sest assise pour délacer ses bottines. Je ne comprenais pas, je ne voulais pas comprendre. Il me semblait que cette fille sétait introduite chez moi dans une mauvaise intention. Cette lampe allumée je ne savais comment, cette femme presque nue au milieu de cette chambre glacée, meffrayaient. Jétais tenté de crier au secours. Nous vivrons comme tu voudras, a continué Laurence. Va, je ne suis pas embarrassante. Je me suis dressé pour méveiller complètement. Je commençais à comprendre, et ce que je comprenais était horrible. Jai retenu une parole grossière qui me montait aux lèvres : linjure me répugne, et je souffre la honte de ceux que jinsulte. Madame, ai-je dit simplement, je suis pauvre. Laurence a éclaté de rire. Tu mappelles madame, a-t-elle repris. Es-tu fâché ? que tai-je fait ? Pauvre : je lavais deviné, tu me respectais trop pour être riche. Eh bien ! nous serons pauvres. Je ne pourrai vous donner ni chiffons ni fins repas. Crois-tu quon men ait souvent donné ? Les hommes ne sont pas si bons pour les pauvres filles ! Nous ne roulons en équipage que dans les romans. Pour une qui trouve une robe, dix meurent de faim. Je faisais deux petits repas, nous ne pourrons plus en faire quun : du pain séché pour en manger moins, et de leau claire. Tu veux meffrayer. Nas-tu pas quelque père, ici ou ailleurs, qui tenvoie des livres et des vêtements que tu vends ensuite ? Nous mangerons ton pain dur et nous irons au bal boire du champagne. Non, je suis seul, je travaille pour vivre. Je ne saurais vous associer à ma misère. Laurence, les jambes croisées, ne délaçait plus ses bottines. Elle songeait. Écoute, a-t-elle ajouté brusquement, je suis sans pain et sans asile. Tu es jeune, tu ne peux comprendre quelle est notre éternelle détresse, même dans le luxe et la gaieté. La rue est notre seul domicile ; ailleurs, nous ne sommes pas chez nous. On nous montre la porte, et nous sortons. Veux-tu que je sorte ? tu as le droit de me chasser, et moi la ressource daller coucher sous les ponts. Je ne veux pas vous chasser. Je vous dis seulement que vous avez mal choisi votre gîte. Vous ne pourrez vous accommoder de ma tristesse ni de mon désert. Choisir ! ah ! tu crois quil nous est permis de choisir ! Tiens, fâche-toi, mais je suis entrée ici parce que je ne savais où aller. Jétais montée furtivement pour passer la nuit sur une marche. Je me suis appuyée à ta porte, et cest alors que jai songé à toi. Tu nas pasde pain ; moi, je nai pas mangé depuis hier, et mon sourire est si pâle quil ne me fera pas manger demain. Tu vois que je puis rester. Jaime autant mourir ici que dans la rue : il y fait moins froid. Non, cherchez encore, vous trouverez plus riche et plus gai que moi. Plus tard vous me remercierez de ne vous avoir pas reçue. Laurence sest levée. Son visage avait pris une indicible expression damertume et dironie. Son regard ne suppliait pas : il était insolent et cynique. Elle a croisé les bras, ma regardé en face. Allons, ma-t-elle dit, sois franc : tu ne veux pas de moi. Je suis trop laide, trop misérable, que sais-je ? je te déplais et tu me chasses. Tu ne peux payer la beauté et tu veux que ta maîtresse soit belle. Jétais sotte de ne pas songer à cela. Jaurais dû me dire que je ne valais pas même la misère, et quil me fallait descendre un échelon. Jai soif, les ruisseaux sont faits pour boire ; jai faim, le vol peut me nourrir. Tiens, je te remercie de tes conseils. Elle a renoué sa robe et sest avancée vers la porte. Sais-tu bien, a-t-elle continué, que nous, les infâmes, nous valons encore mieux que vous, les gens honnêtes ? Et elle a parlé longtemps dune voix âpre. Je ne puis rendre la force brutale de son langage. Elle disait quelle se prêtait à nos caprices, quelle riait, lorsque nous lui disions de rire, et que nous tournions la tête, plus tard, lorsque nous la rencontrions. Qui nous forçait à ses baisers, qui nous poussait le soir dans ses bras, pour que nous lui rendions tant de mépris au grand jour ? Moi, qui avais bien voulu delle, pourquoi nen voulais-je plus maintenant ? Je navais donc pas songé quil est un monde où la femme qui soublie aux bras dun homme devient épouse ? Parce quelle était souillée, javais pu la souiller encore impunément. Je navais pas même craint quelle vînt un soir me rappeler notre union. Elle nexistait plus pour moi, et peut-être lavais-je rendue mère. Ainsi, nous avions pu nous lier sans garder rien de commun. Elle est restée un instant silencieuse. Puis elle a repris avec plus dénergie : Eh bien ! moi, je dis que tu mens, je dis que nous sommes époux et que jai tous les droits de lépouse. Tu ne peux faire que ce qui est ne soit pas. Tu as voulu cette union, et tu es un lâche de ne plus la vouloir. Tu es mien, je suis tienne. Laurence avait ouvert la porte. Elle minsultait, debout sur le seuil, pâle et sans colère dans la voix. Jai sauté du lit, et je suis allé lui prendre le bras. Allons, reste, je le veux, lui ai-je dit. Tu es glacée : couche-toi. Vous le dirai-je, frères, je pleurais. Ce nétait pas pitié. Les larmes coulaient delles-mêmes sur mes joues, sans que je sentisse autre chose quune immense et vague tristesse. Les paroles de cette fille venaient de me frapper vivement. Son raisonnement, dont la force lui échappait sans doute, me paraissait juste et vrai. Je comprenais si profondément quelle avait droit à ma couche, que je ne len aurais pas chassée sans croire blesser toute justice. Elle était femme encore, quoique souillée, et je ne pouvais en user comme dun objet sans vie que le mépris et labandon natteignaient pas. En dehors de tout, je devais être pour elle ce que jaurais été pour lamante de mon rêve. La vierge et la fille perdue peuvent également venir un soir dhiver nous dire quelles ont froid, quelles ont faim, quelles ont besoin de nous. Nous accueillons lune, nous chassons lautre. Cest que nous avons la lâcheté de nos vices. Cest que nous serions effrayés davoir près de nous le souvenir et le remords vivants de notre souillure. Il nous plaît de vivre honorés, et, lorsque nous rougissons à lappel dune maîtresse avilie, nous la renions pour expliquer notre rougeur par son impudence. Et nous faisons cela sans nous penser coupables, sans nous demander quelle justice demande cette fille. Lhabitude a fait delle notre jouet, nous nous étonnons que ce jouet parle et quil se dise femme. Moi, jai frémi devant la vérité. Jai compris et jai pleuré. La question ma paru simple, claire, évidente. Les paroles de Laurence meffrayaient sans me révolter. Je navais jamais songé quelle pouvait venir ; mais elle venait, et je la recevais. Je ne saurais, frères, vous expliquer quels étaient mes sentiments. Mon esprit de vingt ans acceptait dans leur sens absolu ces mots qui nadmettaient aucune hésitation : « Tu es mien, je suis tienne. » Ce matin, lorsque je me suis éveillé et que jai trouvé Laurence à mon côté, jai senti mon coeur se serrer dangoisse. La scène de la nuit sétait effacée. Je nentendais plus ces vraies et rudes paroles qui mavaient fait recevoir cette fille. Le fait brutal seul demeurait. Je lai regardée dormir. Je la voyais pour la première fois au jour, sans que son visage eût létrange beauté de la souffrance ou du désespoir. Quand elle mest apparue ainsi, laide et vieillie, affaissée dans un lourd sommeil de brute, jai frémi devant cette face commune et fanée que je ne connaissais pas. Je nai pu comprendre comment il se faisait que je méveillais ayant une telle compagne. Je sortais comme dun rêve, et la réalité se montrait si horrible que joubliais ce qui me lavait fait accepter. Quimporte, dailleurs ? Que ce soit pitié, justice ou débauche, cette fille est ma maîtresse. Ah ! frères, aurais-je assez de larmes, et vous, aurez-vous assez de courage pour les sécher ! VIII Oui, je pense comme vous, je veux encore espérer, je veux faire de cette union fatale une source de nobles aspirations. Autrefois, lorsque notre pensée sarrêtait sur ces malheureuses filles, ce nétait quavec miséricorde et pitié. Nous rêvions la sainte tâche de la rédemption. Nous demandions à Dieu de nous envoyer une âme morte pour la lui rendre jeune et blanche de notre amour. La foi de nos seize ans devait faire croire et sincliner les pécheresses. Alors nous étions Didier pardonnant à la Marion et lavouant pour épouse au pied de léchafaud. Nous grandissions la courtisane de la hauteur de nos tendresses. Eh bien ! aujourdhui, je puis être Didier. Marion est là, tout aussi impure que le jour où il lui pardonna ; sa robe dénouée de nouveau demande une main qui la referme ; son front pâli réclame un souffle pur qui lui rende la rougeur de sa jeunesse. Ce que nous souhaitions dans notre sainte folie, je lai trouvé sans le chercher. Puisque Laurence est venue à moi, je veux, au lieu de me souiller à la flétrissure de son coeur, lui donner la virginité du mien. Je serai prêtre, je relèverai la femme tombée et je pardonnerai. Qui sait, frères, cest peut-être une suprême épreuve que Dieu menvoie. Peut-être veut-il, en me chargeant dune âme, connaître toute la puissance de la mienne. Il me réserve la tâche des forts et ne craint pas de munir au vice. Je vais être digne de son choix. IX Je désire faire oublier à Laurence ce quelle est, la tromper sur elle-même par lamitié sérieuse que je lui témoigne. Je ne lui parle quavec douceur, mes paroles sont toujours graves et décentes. Lorsque quelques gros mots lui échappent, je feins de ne pas les entendre. Si son fichu sécarte, je nen vois rien, et la traite plutôt en soeur quen amante. Joppose à sa vie bruyante dhier une vie calme et réfléchie. Je semble ignorer que cette existence nest pas la sienne, je mets tant de naturel à la lui imposer quelle finira par douter du passé. Hier, dans la rue, un homme la insultée. Elle allait répondre quelque injure. Je ne lui en ai pas laissé le temps. Je me suis approché de lhomme qui était ivre, et je lai pris au poignet, lui commandant de respecter ma femme. Votre femme, ma-t-il dit en raillant, on les connaît, ces femmes-là ! Alors, je lai secoué violemment, répétant mon ordre avec plus de hauteur. Il a balbutié et sen est allé demandant excuse. Laurence a repris mon bras, silencieuse et comme confuse du titre dépouse que je réclamais pour elle. Je sens bien que trop daustérité nuirait. Je nai pas lespoir dun brusque retour au bien, je voudrais ménager une habile gradation qui empêchât ces pauvres yeux malades dêtre blessés par la lumière. Là est toute la difficulté de la tâche. Jai remarqué que ces filles, femmes avant lâge, gardent longtemps linsouciance et la puérilité de lenfant. Elles sont blasées, et joueraient volontiers encore à la poupée. Un rien les amuse, les fait rire aux éclats ; elles retrouvent, sans y songer, létonnement et le caressant babil des petites filles de cinq ans. Je me sers de cette observation. Je donne des chiffons à Laurence, ce qui nous rend grands amis pendant une heure. Vous ne sauriez croire lémotion profonde que fait naître en moi cette éducation. Lorsque je crois avoir fait battre ce coeur mort, je suis tenté de magenouiller et de remercier Dieu. Sans doute, je mexagère la sainteté de ma mission. Je me dis que lamour dune vierge me sanctifierait moins que lamour dont cette fille maimera peut-être un jour. Ce jour est loin encore. Ma compagne est embarrassée de mon respect. Elle que linsulte trouve sans honte, rougit lorsque je lui adresse une bonne parole. Parfois je la vois hésiter à me répondre, cherchant si cest bien à elle que je parle. Elle sétonne de nêtre pas injuriée, et semble mal à laise de mes délicates attentions. Ce masque dhonnête fille que je la force à prendre la gêne : elle ne sait comment porter lestime. Souvent je surprends un sourire sur ses lèvres ; elle doit croire que je me moque delle, et me demande, par ce sourire, de vouloir bien cesser cette plaisanterie. Le soir, au coucher, elle éteint la bougie avant de se délacer ; elle attire à elle les coins des couvertures, et profite de mon sommeil pour sauter du lit le matin. Lorsquelle cause, elle cherche les mots ; à mon exemple, elle évite parfois de me tutoyer. Je ne sais pourquoi ces précautions minquiètent : je vois là plus de contrainte que de vraie chasteté. Je sens quelle agit ainsi par crainte de me déplaire, mais que pour elle il lui serait indifférent de se mettre nue et de parler la langue des halles. Elle ne peut avoir eu aussi vite conscience de la pudeur. Vous le dirai-je, frères ? Laurence a peur de moi : tel est le résultat dune semaine de respect. À peine levée, elle fait grande toilette ; elle court au miroir et sy oublie pendant une heure. Elle a hâte de réparer le désordre de la nuit. Ses cheveux, plus rares, retombent, montrant des places nues ; ses joues, dont le fard sest effacé, sont pâles et flétries. Elle sent quelle na plus sa jeunesse demprunt, et sinquiète de mes regards. La pauvre fille, qui a vécu de sa fraîcheur, craint que je ne la chasse le jour où je verrai quelle ne la plus. Elle se peigne laborieusement, gonflant ses boucles et dissimulant avec habileté celles qui manquent ; elle se noircit les cils, blanchit ses épaules, rougit ses lèvres. Moi, pendant ce temps, je tourne le dos, feignant de ne rien voir. Puis, lorsquelle sest peint la face et quelle se juge jeune et belle, elle vient à moi, souriante. Elle est plus calme ; la pensée quelle gagne justement son pain lui rend sa liberté dallures. Elle soffre complaisamment ; elle oublie que je ne puis mabuser sur ces belles couleurs, et paraît croire quil doit me suffire de les lui voir pendant une matinée. Je lui ai fait entendre que je préférais de leau claire aux pommades et aux cosmétiques. Jai même ajouté que jaimais mieux ses rides précoces que ce visage gras et luisant dont elle se masque chaque jour. Elle na pas compris. Elle a rougi, croyant que je lui reprochais sa laideur, et depuis lors elle sefforce davantage de nêtre pas elle. Ainsi peignée et fardée, serrée dans sa robe de soie bleue, elle se traîne de siège en siège, nonchalante et ennuyée. Nosant remuer, par crainte de déranger un pli de sa jupe, elle demeure assise le restant du jour. Elle croise les mains et sendort les yeux ouverts, dans une sorte de somnolence. Parfois, elle se lève, sapproche de la fenêtre ; là, elle appuie le front aux vitres glacées, et se reprend à sommeiller. Je lai vue active avant quelle ne fût ma compagne ; la vie agitée quelle menait alors lui donnait une ardeur fébrile ; sa paresse était bruyante et acceptait avec joie la rude tâche du vice. Aujourdhui, vivant de mon existence calme et studieuse, elle a toute loisiveté de la paix sans en avoir le travail doux et régulier. Je devrais, avant tout, la guérir de sa nonchalance et de son ennui. Je vois bien quelle regrette les émotions poignantes de la borne, mais elle est dune nature si peu énergique quelle nose les regretter tout haut. Je vous lai dit, frères, elle a peur de moi, non pas peur de ma colère, mais peur de lêtre inconnu quelle ne peut comprendre. Elle saisit vaguement mes désirs, et sy plie, ignorante de leur véritable sens. Cest ainsi quelle se couvre sans être chaste, quelle demeure sérieuse et tranquille sans cesser dêtre oisive et paresseuse. Cest ainsi encore quelle pense ne pouvoir refuser mon estime, sétonnant parfois, mais ne cherchant jamais à en être digne. X Je souffrais de voir Laurence affaissée et languissante. Jai pensé que le travail était le grand rédempteur, et que la joie calme de la tâche accomplie lui ferait oublier le passé. Tandis que laiguille court lestement, le coeur séveille, lactivité des doigts donne à la rêverie une vivacité plus gaie et plus pure. La femme, penchée sur un métier, a je ne sais quel parfum de pudeur. Elle est là, tranquille et se hâtant. Hier, peut-être fille perdue dans une heure de paresse, louvrière daujourdhui a retrouvé lactive sérénité de la vierge. Parlez à son coeur, il vous répondra. Laurence ma dit être lingère. Jai désiré quelle restât auprès de moi, loin des ateliers ; il ma semblé que ces heures paisibles passées ensemble, moi me contant quelque histoire, elle mêlant son rêve au fil de la broderie, nous uniraient dune amitié plus douce et plus profonde. Elle a accepté cette idée de travail, comme elle accepte chacun de mes désirs, avec une obéissance passive, singulier mélange dindifférence et de résignation. Après quelques recherches, jai découvert une vieille dame qui a bien voulu lui confier un peu douvrage pour juger de son habileté. Elle a veillé jusquà minuit, car je devais reporter cet ouvrage le lendemain matin. Je me suis couché avant elle, et je lai regardée. Elle paraissait dormir ; son morne accablement ne lavait pas quittée. Laiguille, courant froide et régulière, me disait que le corps seul travaillait. La vieille dame a trouvé la mousseline mal brodée ; elle ma déclaré que cétait là le travail dune mauvaise ouvrière, et que je ne trouverais personne qui se contentât de ces grands points et de ce peu de grâce. Javais craint ce qui arrivait : la pauvre fille, ayant eu des bijoux à quinze ans, ne pouvait en savoir long. Heureusement, quant à moi, je cherchais dans son travail la lente guérison de son coeur, et non lhabileté de ses doigts, ni le gain de ses veilles. Pour ne pas la rendre à loisiveté en lui imposant moi-même une tâche, jai résolu de lui cacher le refus décourageant de la vieille dame. Jai acheté une bande de broderie, et je suis rentré, lui disant que son ouvrage était accepté et quon lui en confiait dautre. Puis je lui ai remis les quelques sous qui me restaient, comme salaire de sa première veille. Je savais que le lendemain peut-être je ne pourrais agir ainsi, et je le regrettais. Jaurais désiré lui faire aimer la saveur du pain gagné honnêtement. Laurence a pris largent, sans sinquiéter du repas du soir. Elle a couru faire emplette dune rangée de boutons en velours pour sa robe bleue, qui se déchire et se tache déjà. Jamais je ne lavais vue aussi active ; un quart dheure lui a suffi pour coudre ces boutons. Elle a fait grande toilette, puis sest admirée. La nuit est venue, et elle allait et venait encore par la chambre, regardant sa nouvelle parure. Comme jallumais la lampe, je lui ai dit doucement de se mettre au travail. Elle a semblé ne pas mentendre. Je lui ai répété mes paroles, et alors elle sest assise brusquement, saisissant la broderie avec colère. Mon coeur sest brisé. Laurence, lui ai-je dit, je ne veux pas que tu travailles par contrainte. Laisse là laiguille, sil te plaît de ne rien faire. Je ne me sens pas le droit de timposer une tâche : tu es libre dêtre bonne ou mauvaise. Non, non, ma-t-elle répondu, tu désires que je travaille beaucoup. Je comprends quil me faut te payer ma nourriture et ma part de loyer. Je pourrai même payer pour toi, en veillant plus tard. Laurence ! ai-je crié douloureusement. Va, pauvre fille, sois heureuse : tu ne toucheras plus une aiguille. Donne-moi cette broderie. Et jai jeté la mousseline au feu. Je lai regardée brûler, regrettant ma vivacité. Je navais pas été maître de mon angoisse, et je me désolais de sentir Laurence méchapper de nouveau. Je venais de la rendre à la paresse. Je frémissais à cette pensée outrageante de gain, je comprenais quil ne métait plus possible de lui conseiller le travail. Ainsi, cen était fait : une parole avait suffi pour que je lui défendisse moi-même la rédemption. Laurence na pas semblé surprise de mon brusque mouvement. Je vous lai dit, elle accepte plus aisément la colère que laffection. Elle a même souri de vaincre ce quelle appelle mon ennui. Puis elle a croisé les mains, heureuse de son oisiveté. Triste, remuant les cendres chaudes, jai songé par quelle parole, par quel sentiment éveiller cette âme. Je me suis effrayé de navoir pu lui rendre encore la fraîcheur de sa jeunesse. Je laurais voulue ignorante, avide de connaître. Je désespérais de cette indifférence morne, de cette nuit contente de son ombre, et si épaisse quelle se refusait au jour. Vainement je frappais au coeur de Laurence : rien ne répondait. Cétait à croire que la mort avait passé là et quelle avait desséché chaque fibre. Un seul frémissement, je laurais crue sauvée. Mais que faire de ce néant, de cette créature désolée, marbre insensible que laffection ne pouvait animer. Les statues mépouvantent : elles me regardent sans me voir, mécoutent sans mentendre. Puis, je me suis dit que la faute était peut-être à moi, si je ne pouvais me faire comprendre. Didier aimait la Marion ; il ne cherchait point à sauver une âme, il aimait simplement, et il fit ce miracle que ma raison et ma bonté cherchaient en vain à accomplir. Un coeur ne séveille quà la voix dun coeur. Lamour est le saint baptême qui, de lui-même, sans la foi, sans la science du bien, remet tous les péchés. Moi, je naime pas Laurence. Cette fille, froide et ennuyée, ne me cause que dégoût. Sa voix, son geste, me semblent des insultes ; sa personne entière me blesse. Privée de toute délicatesse desprit, elle rend odieuse la meilleure parole et met un outrage dans chacun de ses sourires. En elle tout devient mauvais. Jai voulu feindre la tendresse, et je me suis approché. Elle est restée immobile, penchée vers le foyer, mabandonnant ses mains froides et inertes. Alors, je lai attirée près de moi. Elle a levé la tête, me questionnant du regard. Sous ce regard, jai reculé, en la repoussant. Que veux-tu donc ? ma-t-elle dit. Ce que je voulais ! Mes lèvres se sont ouvertes pour lui crier : Je veux que tu laisses là ce corsage de soie qui souvre au premier désir qui leffleure. Je veux que tu aimes, que tu sentes dans le baiser dun amant la caresse dun frère. Je veux que notre union ne soit pas un marché, que tu ne me vendes pas ton corps pour acheter labri de mon toit. Comprends-moi, par pitié, ne minsulte pas ! Frères, jai gardé le silence. Si je lavais aimée, jaurais sans doute parlé, peut-être maurait-elle compris. XI Jai cru manquer dhabileté et de prudence. Je me suis hâté, jai passé outre, sans demander à Laurence si elle me comprenait. Moi, qui ignore la vie, comment puis-je en enseigner la science ? Que saurais-je mettre en oeuvre, si ce nest des systèmes, des règles de conduite rêvées à seize ans, belles en théorie, absurdes en pratique ? Me suffit-il daimer le bien, de tendre vers un idéal de vertu, vagues aspirations dont le but lui-même est indéterminé ? Lorsque la réalité est là, je sais combien ces désirs se formulent peu, combien je suis impuissant dans la lutte quelle moffre. Je ne saurai létreindre ni la vaincre, ignorant de quelle façon la saisir et ne pouvant même mavouer quelle victoire je demande. Une voix crie en moi que je ne veux pas de la vérité ; je ne désire point la changer, la rendre bonne de mauvaise quelle me paraît. Que le monde qui existe, demeure ; jose vouloir créer une nouvelle terre sans me servir des débris de lancienne. Alors, nayant plus de base, léchafaudage de mes songes croule au moindre heurt. Je ne suis plus quun inutile penseur, amant platonique du bien que bercent de vaines rêveries et , dont la puissance sévanouit dès quil touche la terre. Frères, il me serait plus facile de donner des ailes à Laurence que de lui donner un coeur de femme. Nous sommes de grands enfants. Nous ne savons que faire de cette sublime réalité qui nous vient de Dieu et que nous gâtons à plaisir par nos rêves. Nous sommes si maladroits à vivre que la vie en devient mauvaise. Sachons vivre, le mal disparaîtra. Si je possédais le grand art du réel, si javais conscience dun paradis humain, si je pouvais distinguer la chimère du possible, je parlerais, Laurence mentendrait. Je saurais que reprendre en elle et que lui proposer en exemple. Science délicate qui me ferait pénétrer les causes de sa chute et trouver un remède à chaque plaie de son coeur. Mais que faire, lorsque mon ignorance dresse une barrière entre elle et moi ? Je suis le rêve, elle est la réalité. Nous marcherons côte à côte sans jamais nous rencontrer, et, notre course finie, elle ne maura pas entendu, je ne laurai pas comprise. Jai pensé devoir revenir sur mes pas pour prendre Laurence telle quelle est et lui faire parcourir la route que ses pieds humains lui permettent. Jai voulu étudier la vie avec elle, descendre pour tâcher de remonter ensemble. Puisquil me fallait tâtonner dans ce rude labeur, cest du dernier degré que jai désiré partir. Ne serait-ce pas une assez grande récompense si je lamenais à me donner tout lamour dont elle est capable ? Frères, je crains bien que nos rêves ne soient pas seulement des mensonges ; je les sens petits et puérils en face dune réalité dont jai vaguement conscience. Il est des jours où plus loin que les rayons et les parfums, plus loin que ces visions indécises que je ne puis posséder, jentrevois les contours hardis de ce qui est. Et je comprends que là est la vie, laction, la vérité, tandis que, dans le milieu que je me crée, sagite un peuple étranger à lhomme, ombres vaines dont les yeux ne me voient pas, dont les lèvres ne sauraient me parler. Lenfant peut se plaire à ces amis froids et muets ; ayant peur de la vie, il se réfugie dans ce qui ne vit pas. Mais nous, hommes, nous ne devons point nous contenter de cet éternel néant. Nos bras sont faits pour étreindre. Hier, comme jétais sorti avec Laurence, nous avons rencontré une troupe de gens masqués, entassés dans une voiture et se rendant au bal, ivres, échevelés, à grand tapage. Voici janvier, le mois terrible. La pauvre fille sest émue aux cris de ses frères. Elle leur a souri et sest tournée pour les voir plus longtemps. Cétait sa gaieté de la veille qui passait, ses insouciances, sa vie folle et si âcre quon ne peut en oublier les cuisantes joies. Elle est rentrée plus triste et sest couchée, malade de silence et de solitude. Ce matin, jai vendu quelques hardes, je suis allé louer un costume pour Laurence, je lui ai annoncé que nous irions au bal le soir même. Elle ma sauté au cou, puis elle sest emparée du costume et ma oublié. Elle a contemplé chaque ruban, chaque paillette ; impatiente de se parer, elle a jeté sur ses épaules ces lambeaux de satin, senivrant du frémissement de létoffe. Parfois elle se tournait, me remerciant dun sourire. Jai compris quelle ne mavait jamais tant aimé, et jai failli lui arracher des mains ces chiffons qui me valaient lestime que toute ma bonté navait pu mattirer. Enfin, je me faisais entendre. Je cessais dêtre pour elle un être inconnu, effrayant daustérité et dennui. Jallais au bal comme les autres amants ; comme eux, je louais des costumes, jégayais mes maîtresses. Jétais un charmant garçon, aimant ainsi que tout le monde les épaules nues, les cris et les jurons. Ah ! quelle joie ! ma sagesse mentait. Laurence sest sentie en pays de connaissance ; elle na plus eu peur, elle a repris sa liberté dallures, éclaté de rire à pleine bouche. Ses paroles grossières, ses gestes libres la pénétraient de bien-être. Elle était à laise dans sa nudité. Je lavais voulu, mais javais espéré quun mois de tranquillité, sans faire delle une honnête fille, laurait amenée à oublier un peu la fille dhier. Javais cru que, lorsque tomberait le masque, la face qui se montrerait alors aurait moins daffaissement dans les lèvres et plus de rougeur au front. Non, javais devant moi les mêmes traits flétris, le même rire épais et bruyant. Telle cette femme était entrée dans ma mansarde, vendant son corps pour un abri, telle je la retrouvais, après avoir pendant un mois protesté chaque jour contre linfamie de ce marché. Elle navait rien appris, rien oublié ; et, si ses regards brillaient dune expression nouvelle, cétait de la misérable joie de voir que je semblais enfin accepter son corps en paiement. Devant cet étrange résultat, je me suis demandé si ce nétait pas raillerie que de tenter de nouveau. Javais voulu une Laurence réelle, et cette Laurence, où courait un souffle de vie, meffrayait davantage peut-être que la morne créature de la veille. Mais la lutte promettait dêtre si âpre que jentendais, tout au fond de moi, mon audace de vingt ans se révolter de ma répugnance et de mon effroi. Comme sonnaient six heures, bien que le bal ne souvrît quà minuit, Laurence sest mise à sa toilette. La chambre na bientôt plus été que désordre ; leau, rejaillissant de la cuvette et ségouttant des linges mouillés, inondait le carreau ; la mousse du savon, tombée des mains, sélargissait sur le sol en plaques blanchâtres ; le peigne était à terre, près de la brosse, et les vêtements, oubliés sur les chaises, sur la cheminée, dans les coins, trempaient au milieu des flaques. Laurence, pour être plus à laise, sétait accroupie. Elle sest lavée énergiquement, se jetant à pleines mains leau à la face et aux épaules. Le savon, souillé de poussière, lui laissait, malgré ce déluge, de larges taches sur la peau. Alors elle sest désespérée et ma appelé à son secours. Son dos était tout noir, disait-elle ; elle ne pouvait y atteindre. Puis, elle sest levée, grelottante, les épaules rouges, et ma donné la serviette. La clef était restée sur la porte. Comme je posais le linge glacé sur la nuque de Laurence, Pâquerette est entrée. Cette vieille femme vient ainsi parfois, en quête de quelques tisons, et la pitié mempêche de la chasser de dégoût. Ah ! ma bonne, lui a crié ma compagne, viens donc maider un peu. Claude a peur de me faire mal. Pâquerette a pris le linge, et sest mise à frotter de toute la force de ses bras maigres. Elle ne paraissait pas étonnée de ce désordre ni de cette femme nue. Elle promenait complaisamment ses mains roidies sur ces épaules fraîches encore, enviant leur blancheur, songeant aux plaisirs dautrefois. Laurence, la tête tournée à demi, lui souriait et frémissait par secousses, haletante, au contact subit dune eau plus froide. Où vas-tu donc, ma fille ? a demandé lhorrible petite vieille. Claude me conduit au bal. Ah ! cest bien, cela, monsieur, a repris Pâquerette, sarrêtant et se retournant vers moi. Puis, prenant un linge sec, elle a continué, tout en essuyant Laurence avec amour : Je songeais ce matin que vous deviez mourir de tristesse à rester ainsi toujours enfermés dans cette chambre. Cest une bonne enfant que vous avez là, monsieur. Jen sais plus dune qui vous aurait quitté vingt fois. Là, ma fille, te voilà belle ; tu auras bien des galants, cette nuit. Êtes-vous jaloux ? Je nai pu répondre. Je souriais machinalement, suivant du regard cette scène étrange. Une même pensée qui revenait sans cesse à mon esprit, mempêchait dentendre. Cétait celle dune vieille gravure que javais vue je ne savais où, représentant Vénus à sa toilette, baignée par des nymphes, caressée par de petits Amours. La déesse sabandonne aux bras de ses femmes, jeunes et belles comme elle : lécume des vagues voile seule leur voluptueuse nudité ; et, sur la rive, un vieux faune, devant tant de jeunesse et de fraîcheur, oublie ses désirs dans une muette admiration. Il est jaloux, il est jaloux, a répété Pâquerette avec un rire aigu, coupé de hoquets. Tant mieux pour toi, ma fille, il te fera plus de cadeaux, et tu le tromperas plus aisément. Jai eu jadis un amant qui vous ressemblait fort, monsieur : un peu plus petit, je crois, mais les mêmes yeux, la même bouche, jusquaux cheveux quil portait, ainsi que vous, rejetés en arrière. Il madorait, maccablait de caresses, me suivait partout, ce qui fit que je le quittai au bout de huit jours. Tandis quelle bavardait, Laurence sétait couverte. Elle sest peignée, debout devant la glace, sérieuse et recueillie. La vieille, droite auprès delle, a cessé de parler, contemplant avec dévotion les paquets de fard et les fioles dhuile aromatique, parfumerie grossière achetée à bas prix aux étalages en plein vent. Ces femmes moubliant, je me suis assis dans un coin. La glace me renvoyait leurs images ; ces deux faces, malgré les rides de lune et la fraîcheur relative de lautre, me semblaient soeurs, dans leur commune expression davilissement. Mêmes regards troublés par les nuits ardentes, mêmes lèvres déformées sous de brutales caresses. À peine lisait-on sur leurs joues flétries le nombre dannée qui séparaient leur âge. Toutes deux étaient également vieilles de débauche. Un instant, je me suis cru lamant de Pâquerette, et jai fermé les yeux. Elles moubliaient. Par moments, elles échangeaient une parole à demi-voix. Laurence jurait, frappant du pied, lorsque quelques cheveux rebelles refusaient de se boucler. Alors la petite vieille parlait de ses blondes tresses dautrefois ; elle décrivait la coiffure des filles de son temps, et, pour se mieux faire entendre, disposait à son tour ses cheveux gris devant le miroir. Puis, cétaient de longues louanges sur la jeunesse de ma compagne, des doléances sans fin sur les ennuis du vieil âge. Les rides étaient venues avant la lassitude du corps ; de là, le grand regret de navoir pas épuisé la vie à vingt ans. Aujourdhui, il fallait vivre sans se hâter, dans le silence et lombre, ayant au coeur une admiration jalouse pour celles qui pouvaient encore vieillir. Laurence écoutait, répondant par des questions, demandant si telle boucle lui seyait, quêtant de nouveaux éloges. Puis, lorsque les cheveux, longtemps travaillés, se sont trouvés épaissis à souhait, il sest agi de peindre la face. Alors Pâquerette a voulu mettre la main au chef-doeuvre Elle a pris du rouge et du bleu sur de petits tampons de ouate et les a légèrement promenés le long des joues, autour des yeux de la jeune femme. Elle a agrandi les paupières, purifié le front, donné la santé aux lèvres. Et, comme nous, pauvres rêveurs qui plâtrons la réalité de couleurs discordantes et qui crions ensuite à la création, elle sest émerveillée de son ouvrage, sans voir que, par instants, sa main tremblante brouillait les traits, exagérait la pourpre de la bouche et la grandeur des paupières. Sous ses doigts, ce visage a changé horriblement pour moi. Il a pris, par endroits, des teintes mates et terreuses, tandis que dautres parties luisaient, frottées donguent mis pour fixer le fard. La peau tendue et irritée grimaçait ; la face entière, à la fois vermeille et flétrie, avait le sourire niais des poupées de carton. Les tons en étaient si criards et si faux quils blessaient la vue. Laurence, droite et immobile, le regard demi-tourné vers le miroir, sest laissé complaisamment rajeunir. Elle effaçait de longle les traits trop accusés. Sérieuse, se penchant, elle étudiait quelques secondes chacune des beautés que Pâquerette lui donnait. Loeuvre terminée, celle-ci sest reculée de quelques pas pour mieux juger. Puis, satisfaite, elle sest écriée : Ah ! ma fille, tu nas plus que quinze ans. Laurence lui a souri. Toutes deux étaient de bonne foi ; elles admiraient franchement, ne doutant point du miracle opéré. Alors elles se sont souvenues de moi. La jeune femme, fière de ses quinze ans, est venue membrasser, voulant me donner la virginité de sa jeunesse dune nuit. Ses épaules découvertes avaient cette odeur fraîche et fade dune personne qui sort du bain. Au contact de ses lèvres, froides, humides de fard, jai frissonné de dégoût. Songe à moi, ma fille, a dit Pâquerette en se retirant. Les vieilles femmes aiment les sucreries. Restés seuls, nous avons dû attendre deux grandes heures. Je nai pas souvenance dun ennui aussi profond. Cette attente dun plaisir qui me répugnait avait je ne sais quoi de douloureux, et les impatiences de Laurence retardaient encore pour moi la marche lente des minutes. Elle sétait assise sur le lit, dans son costume de satin rose pailleté dor ; ce clinquant jurait le plus étrangement du monde, se détachant sur le papier enfumé de la chambre. La lampe se mourait, le silence nétait interrompu que par le bruit de la pluie frappant les vitres. Frères, jignore si jai tout au fond de moi quelque sentiment honteux. Je veux le dire à vous qui devez connaître mon être entier : en face de cette femme, abandonné de mes chères pensées de chaque jour, je me suis pris à souhaiter Laurence jeune et belle ; jai désiré pouvoir changer cette mansarde en mystérieuse retraite, disposée pour ce que la volupté a de plus âpre. Et alors, jaurais contenté les rêves de mes mauvaises heures. Ce qui me répugnait, ce nétait plus le vice, mais la laideur et la misère. Enfin, je suis allé chercher une voiture et nous sommes partis. Malgré lheure avancée, les rues étaient encore pleines de bruits et de lumières. Il y avait des éclats de rire au coin de chaque borne, des groupes divrognes et de filles dans chaque cabaret. Rien nétait plus odieux à voir que ce peuple courant dans la boue, se coudoyant aux refrains de chansons obscènes. Laurence, penchée à la portière, riait en bonne fille de cette joie grossière ; elle interpellait les passants, cherchant linjure, heureuse de pouvoir engager cette guerre de gros mots que se font les masques entre eux. Comme je restais muet : Eh bien ! que fais-tu là ? ma-t-elle dit. Est-ce pour dormir que tu me conduis au bal ? Je me suis penché à mon tour, jai cherché quelquun à insulter. Jaurais volontiers levé le poing sur une de ces brutes quamusait un pareil spectacle. En face de moi, sur le trottoir, se tenait un grand jeune homme débraillé ; un cercle de rieurs lentourait, applaudissant à chacun de ses jurons. Jétais exaspéré. Je lai menacé du geste, je lui ai jeté au passage ce que jai pu trouver de plus offensant. Et ta femme ! a-t-il crié, mets-la donc un peu par terre, quon puisse y toucher ! La tranquille grossièreté de cet homme a changé ma colère en une inexprimable tristesse. Jai haussé la glace et jai appuyé mon front contre cette vitre humide, laissant Laurence à son triste plaisir. Jétais comme bercé par les cris de la foule et par le roulement sourd de la voiture ; je voyais, de cette vue indécise du rêve, les passants fuir derrière moi, ombres bizarres qui grandissaient et sévanouissaient sans présenter aucun sens à mon esprit. Et, dans ce bruit, dans cette brusque succession dombres et de clartés, je me souviens davoir tout oublié, un instant, à regarder, entre les pavés, les flaques deau et de boue, où les lampes des boutiques jetaient de rapides reflets. Cest ainsi que nous sommes arrivés à la salle de bal. À demain, frères. Je ne puis tout dire en un jour. XII Ô mes souvenirs, compagnons fidèles, je ne puis faire un pas en ce monde sans que vous vous dressiez devant moi ! Lorsque, Laurence au bras, du haut dune galerie, jai jeté un regard rapide autour de la salle pleine de bruits et de lumière, jai revu, dans une vision soudaine et douloureuse, laire pavée de cailloux où les filles de Provence dansent, le soir, au son du fifre et du tambourin. Comme nous nous moquions alors ! Les paysannes, non pas celles de nos songes, celles qui avaient des visages et des coeurs de reines, mais les pauvres créatures que la terre ardente flétrit avant le temps, nous paraissaient sauter avec lourdeur, nous jetant un rire niais au passage. Nos yeux se fermaient à toute réalité. Nous apercevions, au-delà des horizons, dimmenses palais, des salles au pavé de marbre, aux voûtes hautes et dorées, emplies de tout un peuple de jeunes femmes qui sagitaient avec une large harmonie, dans un nuage de dentelle étoilé de diamants. Vraiment, nous étions de grands enfants. Aujourdhui, frères, les paysannes sont vengées de nos dédains. Je voyais, de la galerie où je me trouvais, une sorte de salle oblongue, assez vaste, ornée de peintures et de dorures déteintes. Une fine poussière, que soulevaient les pieds des danseurs, montait lentement du plancher, comme un brouillard, et emplissait la voûte. Les flammes claires du gaz rougissaient dans cette nuée ; toutes choses prenaient une apparence vague, une étrange couleur de vieux cuivre. Puis, au fond, galopait une ronde effrayante de créatures quon ne pouvait distinguer ; la furie de leurs gestes semblait se communiquer à lair épais et nauséabond ; dans cet oscillement, je croyais voir les murailles sagiter, tourner avec la foule. Une clameur perçante accompagnée dune sorte de roulement continu, dominait lorchestre. Je ne saurais vous dire mon impression première en ce lieu, où chaque chose vivait pour moi dune vie particulière et inconnue. Les bruits qui glapissaient, rires sonores éclatant en sanglots, les lumières aux lueurs rouges, les mouvements effrayants de folie, les senteurs âcres et étouffantes, tout marrivait en une sensation aiguë qui emplissait mon être dun vague effroi, auquel se mêlait une volupté douloureuse. Je ne pouvais rire, car je sentais ma gorge se serrer, et cependant je ne pouvais détourner la tête, jouissant dune joie cuisante dans ma souffrance. Je comprends aujourdhui lattrait de ces soirées brûlantes. Au premier jour, on frémit, on se refuse à la terrible gaieté ; puis livresse vient, et, la tête perdue, on sabandonne au gouffre. Les âmes communes sont vite acquises. Celles qui ont la force de leurs rêves oserai-je, frères, me compter parmi ces dernières ? se révoltent, et, dans leur franchise, regrettent les aires de Provence où les lourdes paysannes dansent au milieu de la nuit fraîche et transparente. De la galerie où nous étions, nous ne pouvions voir que lensemble de la scène. Nous sommes descendus, gagnant le bas par des escaliers et des couloirs étroits et obscurs. Arrivés dans la salle, nous avons dû suivre un mince sentier ménagé entre les murs et les quadrilles. Tout désir sen est allé, je nai plus eu que du dégoût. Les femmes étaient vêtues de loques, de soie en lambeaux, pailletée de cuivre noirci, leurs épaules nues ruisselaient ; le fard, par larges mares, par longues traînées, rougissait, bleuissait leur peau. Une delles, le visage enflammé, la voix enrouée, sest tournée vers moi, gesticulant et criant. Létrange, la laide figure ! Je la reverrai dans mes mauvais songes. Je ne me souviens point davoir aperçu les hommes. Ils étaient, ce me semble, droits et immobiles pour la plupart, regardant avec un grand calme les sauts désordonnés des femmes. Je ne saurais dire quelles gens ce pouvait être, ni sils paraissaient comprendre toute leur sottise. Las déjà, sentant ma tête se fendre, jai gagné une table, traînant toujours Laurence à ma suite. Nous nous sommes assis, et jai bu ce quon nous a servi, étudiant ma compagne. Laurence, à son entrée, avait souri, frémissant daise, aspirant largement cet air vicié, si doux à ses lèvres. Le sourire sétait bientôt évanoui, elle avait repris son visage morne. Parfois, elle allongeait le bras et touchait la main à une femme, à un homme qui passaient. Alors, le sourire se montrait quelques secondes, puis il disparaissait de nouveau. Renversée à demi sur sa chaise, les pieds appuyés sur un petit banc, elle se balançait avec lenteur, regardant dans la salle dun air attentif et ennuyé à la fois. Elle promenait ses regards de groupe en groupe, silencieuse, tournant la tête à chaque nouveau bruit, semblant vouloir ne rien laisser échapper. Mais il y avait tant de fatigue dans son attention, que je me demandais, à voir sa face pâle et désolée, quel singulier plaisir elle pouvait ressentir pour en témoigner si peu. À deux reprises, croyant que ma présence la gênait, je lui ai dit de me quitter, si bon lui semblait, daller voir ses amies, de danser en toute liberté. Eh ! pourquoi me lèverais-je ? ma-t-elle répondu tranquillement. Je suis bien, je suis contente. Es-tu las de mavoir près de toi ? Cest ainsi que nous avons passé cinq heures face à face, dans un coin de la salle, moi dessinant sans le savoir des bonshommes sur le marbre de la table avec les quelques gouttes de liqueur tombées dun carafon, elle gardant une gravité et un silence désespérants, les mains croisées sur sa jupe que tendaient ses genoux écartés. Javais fini par ne plus avoir conscience de ce qui se passait autour de moi. Le bal tirant vers sa fin, jétouffais davantage. Cest la seule et dernière sensation dont je me souvienne. Lorsque le galop final ma tiré de cette sorte de stupeur profonde, jai vu Laurence se lever ; elle a juré et a donné un coup de pied au petit banc qui sétait embarrassé dans ses jupons ; puis, elle a pris mon bras, nous avons fait un dernier tour dans la salle avant de sortir. Sur le seuil, Laurence sest tournée en bâillant, jetant un dernier regard à la ronde échevelée des danseurs qui vociféraient au milieu dun vacarme épouvantable. En mettant le pied dans la rue, un vent glacial, qui ma frappé au visage, ma causé une sensation délicieuse. Je me suis senti renaître au bien, à la vie libre et énergique ; livresse sest dissipée, et, sous la pluie fine de décembre, jai eu un instant dineffable volupté, jetant là tous les dégoûts de cette nuit brûlante. Jai eu conscience de ces misères que je quittais, jaurais voulu men aller par les rues, laissant leau glacée me pénétrer et renouveler mon être. Laurence tremblait à mon côté. Elle avait noué son mouchoir sur ses épaules nues ; nosant saventurer, elle regardait dune façon désespérée le ciel sombre et les ruisseaux qui inondaient les trottoirs. La pauvre fille navait à attendre de ce ciel dhiver que quelque fluxion de poitrine. Il me restait deux francs. Jai couru arrêter un fiacre, jy ai fait monter Laurence. Elle sest blottie dans un des coins, et là, sest tenue silencieuse, sans cesser de trembler. Je la distinguais, à ma gauche, comme une blancheur effacée. Parfois, une goutte de pluie, restée sur ses vêtements, roulait jusquà ma main. Au bout dun instant, une sorte daccablement ma pris, le sommeil a fermé mes yeux. Dans cette somnolence, il me semblait entendre la clameur du bal ; les cahots de la voiture menlevaient comme dans une danse furieuse, et les essieux, aux cris aigres, jouaient ces airs qui, toute la nuit, mavaient empli les oreilles. Lorsque, fiévreux et obsédé, jouvrais les paupières, je regardais stupidement les murs de cette étroite caisse qui me paraissait pleine de fanfares et de tumulte. Puis je sentais un grand froid ; je me souvenais, retrouvant sous ma main la main glacée de Laurence. Au-dehors la pluie tombait, les lumières vacillantes fuyaient rapidement. La fatigue lemportait, et de nouveau jétais entraîné au milieu de rondes gigantesques, sans cesse renaissantes. Il me semble aujourdhui me souvenir vaguement davoir ainsi dansé pendant de longues heures. Je me trouvais cloué sur une banquette, au côté dune femme qui frissonnait, et, je ne sais comment, je tournais dans une sorte de boîte qui roulait avec fracas au fond dun gouffre glacial. Remonté dans ma chambre, tandis que Laurence ôtait son costume, jai jeté dans la cheminée tout le bois qui me restait. Puis je me suis hâté de me mettre au lit, heureux comme un enfant de me retrouver dans ma misère, regardant avec amour les grandes clartés et les grandes ombres que les flammes du foyer faisaient monter le long de mes pauvres murs. Le calme sétait fait en moi, dès le seuil de cette chambre retirée ; la tête sur loreiller, paisible, presque souriant, je regardais ma compagne qui, pensive devant le feu, quittait un à un ses vêtements. Elle est bientôt venue sasseoir à mes pieds, sur le bord du lit. Rompant enfin le silence quelle avait gardé jusque-là, elle sest mise à parler avec volubilité. Enveloppée dans sa chemise, les pieds repliés sous elle et les mains jointes ramenant les genoux, elle riait aux éclats, penchant la tête en arrière. Elle semblait avoir hâte de rendre toutes les paroles, toutes les gaietés amassées. Pendant près dune heure, elle ma entretenu des mille incidents du bal. Elle avait tout vu, tout entendu. Cétaient des exclamations sans fin, des joies soudaines, des souvenirs pressés et tumultueux. Un monsieur avait glissé de telle façon, une dame avait juré de telle autre ; Jeanne portait un costume de laitière qui lui seyait à merveille ; Louise était laide en Écossaise ; quant à Édouard, il avait certainement engagé sa montre le matin même. Et elle ne tarissait pas, trouvant toujours quelque nouveau détail, répétant dix fois le même fait plutôt que de se taire. Puis, comme le froid la prenait, elle sest enfin couchée. Elle ma affirmé ne sêtre jamais tant amusée au bal et ma fait jurer de ly conduire de nouveau dès que je le pourrai. Elle sest endormie ainsi, me parlant encore, riant dans son sommeil. Ce brusque réveil, cette fièvre de paroles mont étrangement étonné. Je nai pu et je ne puis mexpliquer encore la froideur, lindolence de cette fille, au milieu du tumulte de la nuit, et ses éclats de gaieté, ses bavardages du matin, dans notre chambre triste et muette. Pourquoi marracher la promesse de la mener le plus souvent possible à ces bals où elle riait, où elle dansait si peu ? Puis, si elle était de bonne foi, quelle était donc cette joie singulière qui se manifestait par le silence et la méchante humeur, qui éclatait plus tard en rires épais et voluptueux. Monde inconnu de la chair et des passions infâmes où je trouve des étonnements à chaque pas ! Je nose encore fouiller toutes ces misères, cette poitrine de femme, froide dans ses désirs, affaissée et endormie dans ses joies. Je lai crue sauvée, elle me revient plus terrible, plus impénétrable que jamais. XIII Vous vous plaignez de mon silence, vous vous inquiétez et me demandez quelles nouvelles tristesses me font tomber la plume des doigts. Frères, ce sont nos ridicules imaginations denfant qui se dissipent une à une. Cet adieu des espoirs du jeune âge a, dans sa rudesse salutaire, de profondes amertumes. Je me sens devenir homme, je pleure mes faiblesses qui sen vont, tout en tirant un grand orgueil des forces qui me viennent. Que la jeunesse serait sotte, si elle navait sa belle naïveté ! La bêtise sur les lèvres de lenfant est une adorable ignorance dont les hommes sont doucement réjouis. Voici un mois à peine, jétais encore un sot, je vous parlais naïvement de la rédemption des filles. Certes, à mentendre, un vieillard eût à la fois souri de son meilleur sourire et secoué ironiquement la tête : il aurait donné le sourire à la jeune âme qui avait foi en toute perfection, et adressé le sourire à labsurde petit garçon qui tentait hardiment le miracle que Jésus seul a pu faire. Assez de mensonges ! La vérité brutale a détranges douceurs pour ceux que tourmente le problème de la vie ; ils sont las de ces espérances que les mères lèguent aux enfants, et qui, lentes à se dissiper, les abandonnent une à une, allongeant leur martyre. Moi, je préfère, dussé-je souffrir tous mes déchirements en un jour, voir clair en ce monde de débauches où je suis descendu. Sans doute, il sest rencontré de grandes repenties. Des femmes, aux vastes amours, ont parfois donné à un seul être ce coeur quelles partageaient entre tous, et alors elles ont été pardonnées. Mais ce sont là les miracles ; les lois communes veulent que les coeurs partagés se dispersent en chemin et que les morceaux ne puissent en être réunis à lheure suprême. Écoutez, frères, lorsque la Madeleine se traînera à vos pieds, maudissant ses erreurs passées, vous promettant une nouvelle jeunesse damour, ne la croyez pas. Le Ciel est avare de prodiges. La Providence entrave rarement nos fatalités. Dites-vous que le mal est puissant, et quen ce monde le mensonge ne se fait pas vérité pour lunique soulagement dune pauvre âme qui souffre. Repoussez la Madeleine, niez ses larmes et son coeur, raillez toute rédemption. Voilà la sagesse. Allez, je sens lexpérience me venir. Laurence est une âme souillée à jamais, une intelligence perdue, une créature endormie à ce point quaucune brûlure ne pourrait la réveiller du sommeil quelle dort dans la boue. Je meurtrirais sa chair, je briserais ses os sous le bâton, je madresserais à son coeur, je soulèverais sous des baisers ses paupières affaissées, elle resterait toujours là, à mes pieds, accroupie, sans un frisson, sans un cri de douleur ou de joie. Jai par instants des désirs de lui crier : Lève-toi, et battons-nous ; réveille-toi, et crie, jure, montre-moi que tu vis encore en me faisant souffrir. Elle me regarde avec ses yeux éteints ; je recule effrayé, nosant parler. Laurence est morte, morte de coeur et de pensée. Je nai rien à tenter sur ce cadavre. Frères, je nai plus la moindre espérance, je ne veux plus moccuper de cette fille. Elle a refusé ma vie de travail, je nai pu accepter sa vie de débauche ; le rêve était trop haut, la réalité ma paru un gouffre. Je marrête et jattends. Quoi ? Je lignore. Je nai que faire de me justifier devant vous. Je sais que vous voyez clair en mon âme, que vous expliquez mes actes par des pensées de justice et de devoir. Vous avez plus de confiance en moi que je nose en avoir moi-même Par moments, je minterroge, je me juge comme me jugent sans doute les passants que je coudoie en cette vie ; je meffraie de ce vice qui mentoure sans me vicier, de cette femme qui dort à mon côté, sans être ma compagne. Alors, désespéré, jai des envies de faire ce que feraient les autres, de prendre Laurence par les épaules et de la pousser dans la rue où je lai trouvée. Elle y tomberait aussi nue, aussi désolée, ayant au front la même misère et la même infamie. Et moi, je fermerais ma porte tranquillement, ne lui ayant rien volé, ne lui devant rien. La conscience est large ; il y a des gens qui ont la science de rester honnêtes en devenant lâches et cruels. Laurence simpose à moi de toute la force de son abandon. Elle reste là, tranquille et passive. Je ne puis pourtant pas la chasser. Ma misère mempêche de la payer pour quelle sen aille. Nous sommes liés fatalement lun à lautre par le malheur. Tant quelle demeurera près de moi, je croirai devoir accepter sa présence. Jattends donc et, je le répète, jignore ce que jattends. Comme Laurence, je maffaisse, je vis dans une sorte de somnolence douce et triste, sans trop souffrir, néprouvant au coeur quune grande fatigue. Après tout, je ne suis pas irrité contre cette fille ; je sens en moi plus de pitié que de colère, plus de tristesse que de haine. Je ne lutte plus, je mabandonne, je trouve dans la certitude du mal un repos étrange, un apaisement de tout mon être. XIV Vous souvenez-vous du grand Jacques, ce long garçon pâle et tranquille ? Je le vois encore, se promenant à lombre des platanes, dans le préau du collège ; il marchait dun pas lent et ferme, poussant du pied les cailloux ; il riait paisiblement, raisonnant ses sourires, et vivait dans une suprême indifférence. Je me rappelle quen un jour dépanchement il me confia le secret de sa force. Je ne compris rien à ses confidences, si ce nest quil se proposait de vivre heureux en murant son coeur et sa pensée. À quinze ans, je ne rêvais que du grand Jacques. Jenviais ses longs cheveux blonds, sa superbe indolence. Il était, parmi nous, un type délégance et daristocratique dédain. Javais été surpris par cette nature égoïste qui navait rien de jeune ni de généreux ; je métais mis à admirer cet enfant terne et froid qui passait au milieu de nous avec la gravité indulgente et supérieure dun homme. Jai revu le grand Jacques. Il est mon voisin, il habite la même maison que moi, deux étages plus bas. Hier, je montais lescalier, lorsque jai rencontré uu jeune homme et une jeune femme qui descendaient. Le jeune homme, sans hésitation et tout naturellement, ma tendu la main. Comment vas-tu, Claude ? ma-t-il demandé. Il paraissait mavoir quitté la veille. Il avait à peine interrogé mon visage, et moi, jinterrogeais le sien dans la demi-obscurité du palier, sans pouvoir me rappeler ses traits. Sa main était froide. Je ne sais à quelle sensation étrange jai reconnu cette chair calme et indifférente. Est-ce toi, Jacques ? me suis-je écrié. Bon Dieu ! tu as encore grandi ! Oui, oui, cest moi, ma-t-il répondu avec un sourire. Je loge là, au fond du couloir, au numéro 17. Viens me voir ce soir, entre sept et huit heures. Et il est descendu sans tourner la tête, précédé de la jeune femme qui me regardait avec de grands yeux denfant. Je suis resté un instant, penché sur la rampe, suivant des yeux ce garçon qui sen allait dun pas calme, tandis que mon coeur sautait violemment dans ma poitrine. Le soir, je suis descendu au numéro 17. La chambre est meublée avec le luxe faux et écoeurant des hôtels garnis de Paris. Vous ne pouvez vous imaginer, frères, quel air misérable et honteux ont ces draperies rouges, éraillées et grises de poussière, ces meubles noirs et graisseux, ces faïences fêlées, ces objets sans nom, loques et débris qui sétalent le long de murs humides. Ma mansarde est plus nue, mais elle nest pas plus laide. Deux fenêtres, hautes et larges, garnies de minces rideaux de mousseline, versent une lumière crue sur tout ce délabrement. Il y a là un lit enveloppé de rideaux déteints, une armoire à glace ternie et éclatée au flanc, un canapé et des fauteuils déplorables, jaunis par lusage ; puis une toilette, un bureau, une table, des chaises, meubles dépareillés, meubles de salle à manger, de chambre à coucher, de salon, de cabinet. Lensemble a je ne sais quoi de prétentieux et de sale qui répugne. Au premier regard, on peut croire que lon entre dans une chambre honnête ; au second, on voit la crasse sur lacajou et sur le damas, on éprouve comme une impression de vice et de malpropreté. Je me suis senti attristé par laspect malsain de cette chambre, jai respiré avec dégoût cet air épais et nauséabond, puant la poussière, le vieux vernis et les étoffes fanées, odeur âcre et étouffante qui est la même dans tous les hôtels. Jacques, assis devant le bureau, travaillait paisiblement, un Code ouvert devant lui. La jeune fille était couchée sur le canapé, les yeux au plafond, silencieuse et grave. Jacques a tourné son siège à demi ; sa face mest apparue en pleine lumière. Cest bien toujours le même visage, un visage superbe et indifférent ; on y lit une volonté forte faite dégoïsme et de froideur. Lhomme est devenu ce que promettait lenfant. Notre ancien camarade doit être dans la vie ce que lon appelle un garçon pratique et sérieux ; il tend à un but, il veut être avocat, avoué ou notaire, et il marche avec toute la puissance de sa tranquillité. Le coeur fermé, la chair calme, il accepte ce monde, sans remerciement ni révolte. Jacques est une honnête nature, un esprit juste qui vivra honorablement, selon le devoir et les moeurs ; il ne faiblira pas, parce quil naura pas à faiblir ; il passera droit et ferme, nayant rien à haïr ni à aimer. Dans ses yeux clairs et vides, je nai pas trouvé lâme ; sur ses lèvres pâles, je nai pas vu le sang du coeur. Devant ce jeune homme, paisible et souriant, accoudé sur ses livres de travail et me tendant sa main fraîche, jai songé à moi, frères, à mon pauvre être que secoue sans cesse la fièvre des désirs et des regrets. Je navance quen chancelant ; je nai pas pour me protéger cette belle tranquillité, ce silence du coeur et de lâme. Je suis tout chair, tout amour, je me sens vibrer profondément à la moindre sensation. Les événements me mènent, je ne puis les conduire ni les surmonter. Demain, dans ma vie libre, sil marrive de blesser le monde, le monde se détournera de moi, parce que jaurai obéi à ma fierté et à mes tendresses. Jacques sera salué, ayant suivi la route commune. Je nose dire tout haut que la vertu est une question de tempérament ; mais, frères, je pense tout bas que les Jacques sur cette terre sont lâchement vertueux, tandis que les Claudes ont cet effroyable malheur davoir en eux une éternelle tempête, un désir immense du bien qui les agite et les conduit hors des jugements de la foule. La jeune fille avait penché la tête et me regardait, la bouche entrouverte, les yeux agrandis. Son visage a la blancheur transparente de la cire, avec des rougeurs mates aux joues ; ses lèvres pâles, ses paupières molles et bistrées donnent à sa face un air denfant malade et résigné. Elle a quinze ans, et, par instants, lorsquelle sourit, on lui en donnerait à peine douze. Tandis que Jacques me parlait de sa voix lente, je ne pouvais détacher mes regards de ce visage poignant, si jeune et si éteint. Il y avait sur ce front candide une lassitude, une langueur profondes ; le sang ne coulait plus sous la peau ; les frissons de la vie ne faisaient plus frémir cette chair endormie. Navez-vous jamais vu, dans son berceau, une petite fille que la fièvre a rendue plus blanche, plus innocente encore ? elle dort, les yeux grands ouverts, elle a un visage dange, doux et reposé, elle souffre, et elle paraît sourire. Létrange petite fille que javais devant moi, cette femme qui était restée enfant, ressemblait à ses soeurs au berceau. Seulement, ici, cétait pitié plus grande à voir sur un front de quinze ans tant de pureté et tant de pâleur, toutes les grâces naïves de la jeune fille et toutes les fatigues honteuses de la femme. Elle avait replié les bras et soutenait sa tête languissante. Jignorais son histoire, je ne savais qui elle était, ni ce quelle faisait là. Mais, à tout son être, je voyais linnocence de son coeur et la honte de son corps, je reconnaissais la jeunesse de ses regards et la vieillesse prématurée de son sang, je me disais quelle allait mourir de décrépitude à quinze ans, vierge dâme. Émaciée et affaiblie, elle sétendait comme une courtisane et souriait comme une sainte. Je suis resté deux grandes heures entre Jacques et Marie regardant ces deux êtres, étudiant ces deux visages. Je ne pouvais deviner ce qui avait rapproché un tel homme dune telle femme. Puis, jai songé à Laurence, et jai compris quil y a des unions fatales. Jacques ma paru satisfait de lexistence quil mène. Il travaille, il règle ses plaisirs et ses études, il vit la vie détudiant, sans impatience, même avec une certaine complaisance tranquille. Jai remarqué quil mettait quelque orgueil à me recevoir dans une si belle chambre ; il ne voit pas toute lignoble laideur de ce luxe de mauvais lieu. Dailleurs, ce nest ni un vaniteux ni un fat ; il est bien trop pratique pour avoir de pareils défauts. Il ne ma parlé que de ses espérances, de sa position future ; il a hâte de nêtre plus jeune et de vivre en homme grave. En attendant, pour faire comme tout le monde, il consent à habiter une chambre de cinquante francs par mois, il veut bien fumer, boire un peu, même avoir une maîtresse. Mais il considère tout cela comme une mode quil ne peut refuser ; il entend, dès le dernier examen, se débarrasser de son cigare, de Marie et de son verre, comme de meubles désormais inutiles. Il calcule, à une minute près, lheure à laquelle il aura droit au respect des gens de bien. Marie écoutait les théories de Jacques avec un calme parfait. Elle paraissait ne pas comprendre quelle était un des meubles quabandonnerait le jeune homme pour cause de déménagement. La pauvre fille se souciait sans doute peu dappartenir à celui-ci ou à celui-là, pourvu quelle eût un canapé où elle pût reposer ses membres endoloris. Dailleurs, Jacques et Marie se parlaient avec une douceur qui ma surpris. Ils semblent saccepter, se ménager lun lautre. Ce nest ni amour, ni même amitié ; cest un langage poli qui évite toute querelle et maintient le coeur dans une complète indifférence. Jacques doit être linventeur de ce langage. Au bout dune heure, il a déclaré quil ne pouvait perdre son temps davantage ; il sest remis au travail, en me priant de rester, affirmant que ma présence ne le gênait en aucune façon. Jai approché ma chaise du canapé, et me suis entretenu à voix basse avec Marie. Cette femme mattirait ; je me sentais pour elle des tendresses, des pitiés de père. Elle cause en enfant, tantôt par monosyllabes, tantôt avec volubilité, passionnément et sans sarrêter. Je lavais bien jugée ; lintelligence et le coeur sont restés chez elle en bas âge, tandis que le corps grandissait et se souillait. Elle a une naïveté exquise, horrible parfois, lorsque, avec un doux sourire et de grands yeux étonnés, elle laisse échapper de grossières paroles de ses lèvres délicates. Elle ne rougit pas, ignorant la rougeur ; elle ne paraît point avoir conscience delle-même et se meurt doucement, ne sachant ni ce quelle est, ni ce que sont les autres jeunes filles qui se détournent lorsquelle passe. Peu à peu, elle ma conté sa vie. Jai pu, phrase à phrase, reconstruire cette histoire lamentable. Un récit maurait déplu, car jaurais hésité à croire ; je préfère quelle se soit confessée, sans le savoir elle-même, par aveux partiels, au hasard de la conversation. Marie pense avoir quinze ans. Elle ignore où elle est née, et se rappelle vaguement une femme qui la battait, sa mère sans doute. Ses premiers souvenirs datent du ruisseau ; elle se souvient quelle y jouait et quelle sy reposait. Sa vie a été une longue promenade dans les rues, il lui serait très difficile de savoir ce quelle a fait jusquà lâge de huit ans ; lorsquon linterroge sur ses premières années, elle répond quelle ne sait plus, ayant eu trop faim et trop froid. À huit ans, comme toutes les petites misérables, elle vendait des fleurs. Elle couchait alors à la barrière Fontainebleau dans un vaste grenier sombre, avec toute une troupe denfants de son âge, garçons et filles, qui dormaient pêle-mêle. De huit à quatorze ans, elle est venue à ce chenil, choisissant son coin chaque soir, embrassée par les uns, battue par les autres, grandissant dans le vice et la misère, sans que rien lavertît ni révoltât son coeur. Elle était déjà infâme, et elle ignorait encore quelle possédât un corps et des sens. Elle avait fait le mal avant de savoir que le mal existait aujourdhui, en pleine débauche, elle gardait son visage denfant, nayant jamais cessé dêtre vierge et innocente. La souillure sétait mise en elle trop tôt pour quelle pût être souillée. Javais maintenant le sens de ce visage étrange, fait dimpudeur et de naïveté, dune beauté jeune et fanée. Je mexpliquais cette petite fille cynique, cette femme usée qui se mourait avec le calme et la blancheur dune martyre. Elle était fille de la grande ville, et la grande ville en avait fait cette créature monstrueuse qui nétait ni un enfant ni une femme. Dans cet être, où personne navait évoqué lâme, lâme dormait encore. Le corps lui-même ne sétait jamais éveillé sans doute. Marie se trouvait être une simple desprit et de chair, qui se livrait par abandon, restait pure dans la fange, ne sachant rien et acceptant tout. Je la vois, là, devant moi, flétrie déjà, avec son bon sourire, me parlant de sa voix un peu rauque, comme nos soeurs nous parleraient de leurs poupées, et je me sens au coeur un grand serrement. À quatorze ans, une vieille femme, qui navait aucun droit sur elle, la vendit. Elle se laissa acheter, elle soffrit presque delle-même, comme elle offrait ses bouquets de violettes. Elle avait encore les joues roses, et ses rires résonnaient gaiement. Elle eut des robes de soie, des bijoux ; elle accepta la soie et lor comme des jouets, déchirant, jetant tout par la fenêtre. Dailleurs, Marie vivait ainsi parce quelle ne savait pas que lon peut vivre autrement ; elle navait point le sens du luxe, elle aurait accepté indifféremment un bouge ou un hôtel. Il lui plaisait de vivre oisive, à regarder les murs ; la souffrance qui la courbait déjà, lui faisait aimer le repos, une sorte de rêverie vague, au sortir de laquelle elle paraissait inquiète et agitée. Lorsquon linterrogeait lui demandant ce quelle avait vu, elle répondait, dun ton effaré : « Je ne sais pas ! » Elle avait vécu ainsi près dun an, courant les hôtels garnis, couchant ici et là, sans rien perdre de sa sérénité. Comme je lui montrais quelque surprise, et que je ne pouvais vaincre tout le dégoût que minspirait une pareille existence, elle est demeurée étonnée, ne me comprenant pas. Un soir, la misère était revenue. Marie allait regagner le grenier de la barrière Fontainebleau, lorsquelle avait rencontré Jacques. Elle ma conté cette rencontre dune voix que je noublierai jamais, avec des regards immobiles dans les yeux et des rires bruyants sur les lèvres. Cest elle qui a abordé Jacques, lui demandant son bras parce quil faisait noir et que le pavé était glissant. Elle navait sans doute pas la moindre mauvaise pensée. Jacques la questionna ; au lieu de la conduire route dOrléans, il la mena chez lui. Elle le laissa faire, toujours calme. Elle naurait peut-être pas quêté un lit, elle songeait à la paille du grenier, mais elle acceptait les draps blancs qui lui venaient, sans joie ni répugnance. Depuis ce jour, elle a vécu le plus possible sur le canapé. Jai cru comprendre que, dans sa pensée, Jacques avait fait une bonne acquisition en prenant Marie. Puisquil lui fallait une maîtresse, cétait là celle qui lui convenait : une nature affaiblie et calme qui ne le troublait pas dans son indifférence, une fille insouciante dont il se débarrasserait aisément, une femme charmante dans sa pâleur, qui avait toute la grâce de la jeunesse sans en avoir les caprices ni les inconséquences. Dailleurs, Marie, souffrante parfois, a ses jours de vie et de gaieté ; elle nest point encore clouée sur un matelas, et, lorsquelle rit au soleil, parmi ses boucles blondes, elle resplendit belle à faire rêver Jacques lui-même. Je me suis plu, frères, à vous parler de Jacques et de Marie. Je suis resté deux ou trois heures auprès deux, oubliant mes souffrances, et jai voulu oublier encore en vous contant ma visite. Cest là un monde que vous ignorez ; ce monde est poignant, létude en est âpre, pleine de vertige. Je voudrais pénétrer dans les coeurs et dans les âmes ; je suis attiré par ces femmes et ces hommes qui vivent autour de moi ; peut-être, au fond, ne trouverais-je que de la fange, mais jaimerais à fouiller le fond. Ils vivent une vie si étrange, que je crois toujours être sur le point de découvrir en eux des vérités nouvelles. XV Nous mangeons au jour le jour, vendant de vieux livres ou quelques haillons. Ma misère est telle que je nen ai plus conscience, et que je mendors le soir presque satisfait, lorsquil me reste une vingtaine de sous pour les deux repas du lendemain. Je suis allé dans plusieurs administrations solliciter une place. On ma reçu fort brusquement ; jai cru comprendre que javais le tort dêtre pauvrement mis. Jécris mal, dit-on ; je ne suis bon à rien. Je les crois sur parole, et je me retire, honteux davoir eu un instant la pensée de voler largent de ces honnêtes gens, en mettant à leur service mon intelligence et ma volonté. Je ne suis bon à rien, telle est la vérité que jai retirée de mes démarches. Je ne suis bon à rien, si ce nest à souffrir, à sangloter, à pleurer ma jeunesse et mon coeur. Ainsi, me voilà seul au monde, repoussé et misérable, nosant mendier et me sentant plus affamé que le pauvre qui tend la main. Je suis venu, bercé en un songe de gloire et de fortune ; je méveille en pleine boue, en pleine détresse. Heureusement, le Ciel est doux et bon. Il y a dans la misère une sorte divresse lourde, une somnolence voluptueuse qui endort la conscience, la chair et lesprit. Je ne sens pas nettement mon degré dindigence et dinfamie ; je souffre peu, je sommeille dans ma faim, je me vautre dans mon oisiveté. Voici quelle est ma vie. Le matin, je me lève tard. Les matinées sont brumeuses, froides, blafardes ; le jour entre, gris et triste, par la fenêtre sans rideaux ; il se traîne mélancoliquement sur les carreaux et sur les murs. Jai une sensation de bien-être à sentir la chaleur tiède des vêtements que jentasse sur le lit. Laurence dort à mon côté dun sommeil de plomb, la face renversée et muette. Moi, les yeux ouverts, le drap au menton, je regarde le plafond noir que traverse une longue crevasse. Je tombe en extase devant cette crevasse ; je létudie, jen suis amoureusement, du regard, les lignes brisées ; je la contemple des heures entières, sans songer à rien. Cest là le meilleur instant de la journée. Jai chaud et je dors à moitié. La chair est contente, lesprit court mollement dans ce beau pays du demi-sommeil, où la vie a toutes les voluptés de la mort. Puis parfois, lorsque je suis complètement éveillé, je mabandonne au bras de quelque songe. Frères, que mon pauvre coeur doit être enfant, pour que je puisse encore lui mentir ! Eh ! oui, je rêve toujours, jai toujours cette puissance étrange déchapper à la réalité, de créer, de toutes pièces, un monde et des êtres meilleurs. Là, entre deux draps sales, au côté dune femme laide et honteuse dans son écrasement, au milieu dune chambre obscure, je vois souvent de mes yeux un palais, tout marbre et tout argent, une amante blanche, lumineuse, qui me tend les bras, mappelle à sa droite sur la couche de soie où elle repose. Onze heures sonnent, je saute du lit. Le froid humide des carreaux, qui me glace brusquement la plante des pieds, me tire de mon rêve. Je me sens grelotter, je me couvre à la hâte. Puis je marche dans la chambre, allant de la fenêtre à la porte, jetant un coup doeil sur la muraille qui est tout mon horizon, et revenant regarder Laurence sans la voir. Je fume, je bâille, jessaie de lire. Jai froid et je mennuie. Laurence séveille. Alors, commencent les souffrances. Il faut manger. Nous tenons conseil. Nous cherchons par la chambre quelque objet à vendre. Souvent nous renonçons à déjeuner, quand le problème est trop difficile à résoudre, et tout est dit. Lorsque nous avons trouvé un vieux chiffon, du papier, nimporte quoi, Laurence shabille et va offrir la déplorable marchandise à un revendeur qui lui donne huit ou dix sous. Elle rapporte du pain et un peu de charcuterie que nous mangeons debout, sans nous parler. Les journées sont longues pour les misérables. Quand il fait trop froid et que nous navons pas de feu, nous nous recouchons. Lorsque le temps est plus doux, jessaie de travailler, me donnant la fièvre à vouloir faire une besogne qui ne veut plus de moi. Laurence se renverse sur le lit ou se promène à pas lents. Elle traîne sa robe de soie bleue qui semble pleurer en se froissant aux meubles. Cette guenille est toute jaune de graisse, toute déchirée, craquée aux coutures, usée aux plis. Laurence la laisse se pourrir et tomber en loques, sans la nettoyer ni la raccommoder. Elle la met dès le matin, nayant quelle, et elle se promène ainsi le jour entier dans cette chambre misérable, les cheveux dénoués, portant une robe de bal largement décolletée, qui montre son dos et sa gorge. Et cette robe, cette soie douce dun bleu pâle, qui brille encore par endroits, est un haillon infâme, tordu, fané, lamentable. Il y a je ne sais quelle angoisse poignante à voir ces lambeaux dun riche tissu, ce luxe traîné dans la misère, ces épaules nues rougies par le froid. Toujours je me rappellerai Laurence marchant ainsi vêtue dans le bouge de mes vingt ans. Le soir, la question du pain revient terrible et pressante. Nous mangeons ou nous ne mangeons pas. Puis nous nous couchons, las et endormis. Le lendemain, la vie recommence, pareille, plus cuisante et plus âpre chaque jour. Je ne sors plus depuis une semaine. Un soir nous navions pas mangé la veille jai ôté mon paletot sur la place du Panthéon, et Laurence a été le vendre. Il gelait. Je suis rentré en courant, suant à grosses gouttes de peur et de souffrance. Deux jours après, mon pantalon a suivi le paletot. Me voici nu. Je menveloppe dans une couverture, je me couvre comme je puis, et je prends ainsi le plus dexercice possible, pour ne pas laisser se roidir mes jointures. Lorsquon vient me voir, je me couche, je prétends être un peu indisposé. Laurence paraît souffrir moins que moi. Elle na pas de révolte, elle ne tente pas de se soustraire à lexistence que nous menons. Je ne puis mexpliquer cette femme. Elle accepte tranquillement ma misère. Est-ce dévouement, est-ce nécessité ? Moi, frères, je vous lai dit, je suis bien, je mendors. Je sens mon être se fondre, je me laisse aller à cette prostration douce des mourants, qui demandent pitié dune voix faible et caressante. Je nai aucun désir, si ce nest de manger plus souvent. Je voudrais aussi être plaint, être caressé, être aimé. Jai besoin dun coeur. XVI Oh ! frères, je souffre, je souffre. Je nose parler, je sens la honte me serrer à la gorge, et je ne puis que pleurer sans ôter de mon coeur le poids qui létouffe. La misère est douce, linfamie est légère. Et voilà que le ciel me punit, quil me courbe sous un vent terrible, sous une implacable blessure. Maintenant, frères, vous pouvez désespérer : je nai plus de degrés à descendre, je viens de mabandonner au gouffre, je suis perdu à jamais. Ne minterrogez pas. Je laisse mes cris aller jusquà vous, car la douleur est trop aiguë pour que je parvienne à étouffer mes cris. Mais je retiens les paroles sur mes lèvres, je ne veux ni vous effrayer ni vous désoler en vous contant leffroyable histoire de mon coeur. Dites-vous que Claude est mort, que vous ne le verrez plus, que tout est bien fini. Je préfère souffrir seul, quitte à en mourir, que de troubler votre sainte tranquillité en me déchirant devant vous, en vous découvrant ma plaie saignante. XVII Non, vous souffrirez, mais il mest impossible de garder le silence. Je trouverai quelque consolation à me montrer à nu ; je mapaiserai lorsque je saurai que vous sanglotez avec moi. Frères, jaime Laurence. XVIII Laissez-moi regretter, laissez-moi me souvenir, laissez-moi revoir toute ma jeunesse dans un regard. Nous avions douze ans alors. Je vous rencontrai un soir doctobre dans le préau du collège, sous les platanes, près de la petite fontaine. Vous étiez chétifs et timides. Je ne sais ce qui nous unit, notre faiblesse peut-être. Depuis ce soir, nous avons marché ensemble, nous séparant pour quelques heures, mais nous tendant la main avec plus damitié après chaque séparation. Je sais que nous navons ni le même corps, ni le même coeur. Vous vivez et vous pensez autrement que moi, mais vous aimez comme moi. Là est notre fraternité. Vous avez mes tendresses et mes pitiés ; vous vous agenouillez dans la vie, vous cherchez à qui donner votre âme. Nous communions en tendresse et en affection. Vous rappelez-vous nos premières années ? Nous lisions ensemble des contes à dormir debout, de grands romans daventures qui nous tenaient six mois sous le charme. Nous faisions des vers et de la chimie, de la peinture et de la musique. Il y avait, chez lun de vous, au troisième étage, une grande chambre, notre laboratoire et notre atelier. Là, dans la solitude, nous commettions nos crimes denfant : nous mangions le raisin accroché au plafond, nous risquions nos yeux au-dessus de cornues chauffées à blanc, nous rimions des comédies en trois actes que je lis encore aujourdhui lorsque je veux sourire. Je la vois, cette grande chambre, avec sa large fenêtre, inondée de lumière blanche et pleine de vieux journaux, de gravures foulées aux pieds, de chaises dépaillées, de chevalets boiteux. Elle mapparaît douce et riante, lorsque je regarde ma chambre daujourdhui et que japerçois, au milieu, se dresser Laurence qui meffraie et mattire. Plus tard, le grand air nous enivra. Nous eûmes la saine débauche des champs et des longues courses. Ce fut une folie, un emportement. On brisa les cornues, on oublia le raisin, on ferma la porte du laboratoire. Le matin, nous partions avant le jour. Je venais sous vos fenêtres vous appeler en pleine nuit, et nous nous hâtions de sortir de la ville, carnier au dos, fusil au bras. Je ne sais à quel gibier nous chassions ; nous allions, flânant dans la rosée, courant au milieu des hautes herbes qui se courbaient avec des bruits secs et pressés, nous vautrant dans la campagne comme de jeunes chevaux échappés. Le carnier était vide au retour, mais la pensée était pleine et le coeur aussi. Quelle contrée puissante, âpre et douce pour ceux qui se sont pénétrés de ses ardeurs et de ses tendresses ! Je me souviens de ces aubes blanches et humides, presque fraîches, qui mettaient dans mon être et dans les horizons une paix de suprême innocence ; je me souviens de ces soleils accablants, de cet air embrasé, lourd, éclatant, qui écrasait la terre, de ces rayons larges qui coulaient des hauteurs, comme de lor en fusion, heure virile et forte, donnant au sang une maturité précoce et à la terre des entrailles fécondes. Nous marchions en braves enfants au milieu de ces aubes et de ces soleils, jeunes et légers le matin, plus graves, plus recueillis le soir ; nous causions en frères, partageant le même pain, éprouvant les mêmes émotions. Les terrains étaient jaunes ou rouges, déserts et désolés, semés darbres maigres ; çà et là des bouquets de feuillage, dun vert sombre, tachant la grande étendue grise de la plaine ; puis, tout au fond, tout autour de lhorizon, rangées en cercle immense, des collines basses, dentelées, dun bleu tendre ou dun violet pâle, se découpant avec une netteté délicate sur lazur dur et profond du ciel. Jai encore sous les yeux ces paysages pénétrants de ma jeunesse ; je sens bien que je leur appartiens, que le peu damour et de vérité qui est en moi me vient de leur tranquille passion. Dautres fois, vers le soir, lorsque le soleil déclinait, nous prenions la grande route blanche qui conduit à la rivière. Pauvre rivière, maigre comme un ruisseau, là resserrée, trouble et profonde, ici agrandie et coulant en nappe dargent sur un lit de cailloux. Nous choisissions un des trous, au bord dune berge élevée que les eaux avaient creusée, et nous nous baignions sous les arbres qui étendaient leurs rameaux. Les derniers rayons glissaient entre les feuilles, semant les ombrages sombres de trouées lumineuses, et venaient se poser sur la rivière en larges plaques dor. Nous napercevions queau et verdure, que de petits coins de ciel, le sommet dune montagne lointaine, les vignes du champ voisin. Et nous vivions ainsi dans le silence et la fraîcheur. Assis sur la rive, dans lherbe fine, les jambes pendantes, les pieds nus effleurant leau, nous jouissions de notre jeunesse et de notre amitié. Que de beaux rêves nous avons faits sur ces berges dont le flot chaque jour emporte quelques graviers ! Nos rêves sen vont ainsi, emportés par la vie. Aujourdhui les souvenirs sont durs et implacables pour moi. À certaines heures, dans mon oisiveté, brusquement, un souvenir de cet âge marrive, aigu et douloureux, avec la violence dun coup de bâton. Je sens une brûlure me traverser la poitrine. Cest ma jeunesse qui séveille en moi, désolée et mourante. Je me prends la tête entre les mains retenant mes sanglots ; je menfonce avec une volupté amère dans lhistoire des jours passés, et jai plaisir à agrandir la plaie en me répétant que tout cela nest plus et ne sera jamais plus. Puis, le souvenir senvole ; léclair a passé en moi ; je demeure brisé, ne me rappelant rien. Plus tard encore, à lâge où lhomme séveille dans lenfant, notre vie changea. Je préfère les heures premières à ces heures de passion et de virilité naissantes ; les souvenirs de nos chasses, de notre existence vagabonde, me sont plus doux que la lointaine vision des jeunes filles dont les visages restent empreints dans mon coeur. Je les vois, pâles et effacées, dans leur froideur, dans leur indifférence de vierges ; elles ont passé, ne me connaissant point, et, aujourdhui, lorsque je songe encore à elles, je me dis quelles ne peuvent songer à moi. Je ne sais, cette pensée fait quelles me sont étrangères ; il ny a pas échange de souvenirs, je les regarde comme de pures pensées, comme des rêves que jai caressés et qui sen sont allés. Laissez-moi me rappeler aussi le monde qui nous entourait, ces professeurs, braves gens qui auraient pu être meilleurs, sils avaient eu plus de jeunesse et plus damour, ces camarades, les méchants et les bons, qui étaient sans pitié, sans âme, comme tous les enfants. Je dois être une créature étrange, bonne seulement à aimer et à pleurer, car je me suis attendri, jai souffert dès mes premiers pas. Mes années de collège ont été des années de larmes. Javais en moi les fiertés des natures aimantes. On ne maimait point, car on mignorait, et je refusais de me faire connaître. Aujourdhui, je nai plus de haine, je vois clairement que je suis né pour me déchirer moi-même. Jai pardonné à mes anciens camarades qui mont froissé, blessé dans mon orgueil et dans ma tendresse ; les premiers, ils mont donné les rudes leçons du monde, et je les remercie presque de leur dureté. Il y avait parmi eux de tristes garçons, des sots et des envieux, qui doivent être aujourdhui des imbéciles parfaits et de méchants hommes. Jai oublié jusquà leurs noms. Oh ! laissez-moi, laissez-moi me rappeler. Ma vie passée, en cette heure dangoisse, marrive dans une sensation unique de pitié et de regret, de douleur et de joie. Je sens mes entrailles profondément remuées, lorsque je compare tout ce qui est à tout ce qui nest plus. Tout ce qui nest plus, cest la Provence, la campagne largement ouverte, inondée de soleil, cest vous, ce sont mes pleurs et mes rires dautrefois ; tout ce qui nest plus, ce sont mes espérances et mes rêves, mes innocences et mes fiertés. Hélas ! tout ce qui est, cest Paris avec sa boue, ma chambre avec sa misère ; tout ce qui est, cest Laurence, cest linfamie, ce sont mes tendresses pour cette femme. Écoutez, cétait, je crois, en juin. Nous étions au bord de la rivière, dans lherbe, la face tournée vers le ciel. Moi, je vous parlais. Je viens de me rappeler mes paroles, ce souvenir ma brûlé. Je vous confiais que mon coeur avait besoin de pureté et de virginité, et que jaimais la neige, parce quelle était blanche, que je préférais leau des sources au vin, parce quelle était limpide. Je vous montrais le ciel, je vous disais quil était bleu et immense comme la mer, clair et profond, et que jaimais la mer et le ciel. Puis je vous parlais de la femme ; jaurais voulu quelle naquît pareille aux fleurs sauvages, en plein vent, en pleine rosée, quelle fût plante des eaux, quun éternel courant lavât son coeur et sa chair. Je vous jurais de naimer quune vierge, une vierge enfant, plus blanche que la neige, plus limpide que leau de source, plus profonde et plus immense en pureté que le ciel et la mer. Pendant longtemps, je mépanchai ainsi en vous, frissonnant dun saint désir, avide dinnocence, de blancheur immaculée, ne pouvant arrêter mon rêve qui montait dans la lumière. Je la possède, ma vierge enfant. Elle est là, et je laime. Oh ! si vous pouviez la voir ! Elle a un visage sombre et fermé, comme un ciel couvert ; les eaux étaient basses, et elle sest baignée dans la fange. Ma vierge enfant est souillée à ce point que jadis je naurais osé la toucher du doigt, crainte den mourir. Je laime. Tenez, je ris, je goûte un charme étrange à me railler. Je rêvais le luxe, et je nai plus même un morceau de toile pour me couvrir ; je rêvais la virginité, et jaime une femme impure. Dans ma misère, lorsque mon coeur a saigné et que jai compris qui il aimait, ma gorge sest serrée, lépouvante ma pris. Cest alors que les souvenirs se sont dressés. Je nai pu les chasser ; ils sont restés là, implacables, en foule, tumultueux, entrant tous à la fois dans ma poitrine quils brûlaient. Je ne les ai pas appelés, ils sont venus, et je les ai subis. Toutes les fois que je pleure, ma jeunesse revient me consoler, mais ses consolations redoublent mes larmes, car je songe à cette jeunesse qui est morte à jamais. XIX Je ne puis me taire, je ne puis me mentir à moi-même. Javais résolu de me cacher mon mal, de paraître ignorer ma blessure, espérant oublier. On tue quelquefois la mort en son germe, lorsquon croit à la vie. Je souffre et je pleure. Sans doute, en fouillant en moi, je vais trouver quelque lamentable certitude, mais je préfère tout savoir que de vivre ainsi, affectant une insouciance qui me coûte tant defforts. Je veux connaître à quel point de désespoir je suis descendu, je veux ouvrir mon coeur et y lire la vérité, je veux pénétrer jusque dans les dernières profondeurs de mon être pour linterroger et lui demander compte de lui-même. Cest bien le moins que je sache comment il se fait que je suis infâme ; jai le droit de sonder ma plaie, au risque de me torturer et dapprendre que jen dois mourir. Si, dans cette rude besogne, il marrive de me blesser plus que je ne le suis, si mon amour grandit en saffirmant, jaccepte avec joie cette douleur plus grande, car la vérité brutale est nécessaire à ceux qui marchent librement dans la vie, nobéissant quà leurs instincts. Jaime Laurence et jexige de mon coeur lexplication de cet amour. Je ne lai pas aimée tout dun coup, comme on aime dans les histoires. Je me suis senti attiré peu à peu, dissous, pour ainsi dire, rongé et couvert en quelques jours par lhorrible plaie. Aujourdhui, je suis pris tout entier ; je nai pas une fibre de ma chair qui nappartienne à Laurence. Il y a un mois, jétais libre, je gardais Laurence comme on conserve un objet que lon ne peut jeter à la rue. Maintenant, elle ma lié à elle, je veille sur elle, je la regarde dormir, je ne veux pas quelle me quitte. Ceci était fatal, et je crois comprendre comment lamour est entré en moi. Dans la souffrance et labandon, on ne vit pas impunément aux côtés dune femme qui souffre comme vous, qui est abandonnée comme vous. Les larmes ont leur sympathie, la faim est fraternelle ; ceux qui meurent ensemble, le ventre vide, se serrent étroitement la main. Je suis resté cinq semaines dans la chambre froide et triste, en face de Laurence. Je ne voyais quelle au monde, elle était pour moi lunivers, la vie, laffection. Du matin au soir, javais devant les yeux ce visage où je croyais surprendre par instants un rapide sentiment damitié. Et moi, jétais nu et faible ; je vivais dans ma couverture, en dehors de la société, ne pouvant même aller chercher ma part de soleil. Je nespérais plus en rien ; javais borné ma vie à ces quatre murs noirs, à ce coin du ciel que je voyais entre les cheminées ; je métais enfermé dans mon cachot, jy avais enfermé mes pensées, mes désirs. Je ne sais si vous entendez bien cela : un jour, nayez pas de chemise, et vous comprendrez que lhomme puisse faire un monde, vaste et plein, du lit sur lequel il est couché. Cest alors que jai rencontré une femme, en allant de la fenêtre à la porte. Laurence, étendue sur le lit, me regardait marcher pendant des heures entières. À chaque allée et venue, je passais devant elle, je trouvais ses yeux qui me suivaient tranquillement. Je sentais ce regard attaché sur moi, jétais comme soulagé dans mon ennui ; je ne saurais dire quelle intime et étrange consolation je prenais à me savoir regardé par un être vivant, par une femme. Cest de ces regards que doit dater mon amour. Je mapercevais pour la première fois que je nétais pas seul, je goûtais une profonde satisfaction à découvrir une créature à mon côté. Cette créature ne fut sans doute dabord quune amie. Il marriva de masseoir au bord de la couche, de causer, de pleurer sans cacher mes pleurs. Laurence, que mon dénuement devait apitoyer, me répondit, essuya mes larmes. Elle sennuyait à mourir, elle aussi ; le silence, la froideur, à certains moments, finissaient par lui peser. Sa parole me parut plus douce, ses gestes me semblèrent plus caressants ; elle redevint presque femme. À ce point, frères, je fus envahi tout dun coup. Ma vie allait se rétrécissant chaque jour. La terre fuyait ; Paris, la France, vous-mêmes, mes pensées et mes connaissances, rien nétait plus. Laurence résumait pour moi Dieu et lêtre, lhumanité et la divinité ; la chambre où elle se trouvait, avait un horizon démesuré. Je me sentais hors du monde, presque dans la mort ; je ne songeais plus que je pusse un jour descendre dans la rue dont le bruit montait jusquà moi, et javais si peu conscience de la vie, quil métait venu la pensée de vivre sans manger. Il me semblait que Laurence et moi, nous étions autre part, perdus, séparés des vivants, transportés dans un coin inconnu au-delà des temps et des espaces. Nous naurions pas été plus seuls au fond de linfini. Un soir, comme le crépuscule venait, emplissant la chambre dune ombre transparente, je marchais avec lenteur, allant toujours de la porte à la fenêtre. Dans lobscurité croissante, je voyais la tête pâle de Laurence, posée sur ses cheveux noirs dénoués ; ses yeux sombres avaient de vagues reflets, et elle me regardait ainsi, fortement, belle de souffrance. Je me suis arrêté, je lai contemplée. Je ne sais ce qui sest passé en moi ; ma chair a été secouée, mon coeur sest ouvert, un grand tremblement ma pris, je suis allé en frissonnant serrer Laurence dans mes bras. Je laimais. Jaimais Laurence de toute la force de mon abandon et de ma misère. Souffrir la faim et le froid, être vêtu dun lambeau de laine, se sentir délaissé de tous, et avoir là une femme à presser contre sa poitrine, à aimer dun amour désespéré ! Tout au fond de linfamie javais trouvé une amante qui mattendait. Maintenant, dans le gouffre, loin de la lumière, nous étions seuls à nous embrasser, à nous serrer lun contre lautre, ainsi que des enfants qui ont peur et qui se rassurent en se cachant mutuellement la tête dans le sein. Quel silence autour de nous, et quelle nuit ! Comme il fait bon aimer dans la solitude, dans ces déserts du désespoir où ne pénètre plus aucun bruit de la vie ! Je me suis abîmé au fond de cette félicité suprême, jai aimé Laurence avec la passion caressante que le moribond doit mettre à aimer lexistence qui lui échappe. Jai passé huit jours dans une sorte dextase douloureuse. Jétais tenté de boucher la fenêtre, de vivre dans les ténèbres ; jaurais voulu que la chambre ne fût pas plus grande que la dalle où nous posions les pieds. Je ne me trouvais point assez misérable, je souhaitais quelque effroyable malheur qui me jetât à Laurence plus nu et plus sanglant. Mes journées sécoulaient à menfoncer dans mon amour et dans ma misère. Et voilà que jai aimé le froid et la faim, la chambre sale, la crasse des murs et des meubles. Jai aimé la robe de soie bleue, cette loque lamentable. Mon coeur se fendait de pitié, lorsque Laurence était devant moi, ce haillon au dos ; je me demandais avec anxiété par quel baiser, par quelle caresse surhumaine, je pourrais bien lui montrer que je laimais dans sa pauvreté. Moi, jétais heureux de nêtre pas couvert : javais plus froid, je souffrais davantage. Je me souviens de ces premières journées comme dun songe ; je vois la mansarde plus en désordre, plus noire que de coutume, je sens cet air épais et étouffant que la fenêtre ne renouvelait pas ; je nous aperçois, pareils à des ombres, allant dans nos haillons, nous embrassant, vivant en nous. Oui, je laime, je laime avec emportement. Je minterroge, et mon être entier me conte lhorrible histoire, me disant comment cela sest fait. Jai agrandi la blessure ; maintenant que jai fouillé en moi, maintenant que je connais la raison et la profondeur de mon amour, je sens que jai plus de fièvre, une passion plus âpre et plus folle. Tout à lheure je me révoltais à la pensée daimer Laurence. Mes fiertés sont mortes, car cette idée ne me vient plus. Je suis descendu jusquà Laurence, je la comprends maintenant, je ne veux pas quelle soit autre. Il y a une joie malsaine à se dire quon est dans la fange, quon y est bien et quon y reste. Jembrasse cette femme avec dautant plus demportement quelle est plus vile et plus souillée. Il y a, je le sens, du désespoir, une sorte de raillerie amère dans mon amour ; jai livresse du mal, la démence de labandon et de la faim ; je me vautre largement en pleine ordure, pour insulter à la lumière dont mon âme est affolée et dans laquelle je ne puis monter. Nai-je pas parlé de rédemption ? Je voulais que Laurence redevînt vierge. La sotte histoire ! Il était bien plus simple que je devinsse indigne. Aujourdhui nous nous aimons. La misère nous a fiancés, et nous nous sommes mariés dans lagonie. Jaime Laurence laide et impure, jaime Laurence dans ses lambeaux de soie, dans son affaissement de brute. Je ne veux pas dune autre Laurence, je ne veux pas dune innocence, âme blanche et visage rose. Je ne sais ce que pense ma compagne, si mes baisers la réjouissent ou la fatiguent. Elle est plus pâle, plus grave. Les lèvres serrées, les yeux agrandis, la face muette, elle me rend mes caresses avec une sorte de force contenue. Par instants, elle paraît lasse, comme si elle était découragée de chercher quelque chose quelle ne trouve point ; mais bientôt elle semble se remettre à la besogne et chercher de nouveau, me regardant en face, ses mains à mes épaules. Dailleurs, elle a toujours le même corps brisé, la même âme obscure ; elle dort toujours les yeux ouverts, et séveille en sursaut, lorsque je pose mes lèvres sur les siennes. Au premier embrassement, elle a paru étonnée ; puis, pendant deux semaines, elle a vécu une vie plus jeune, plus active ; depuis quelques jours, elle est retombée dans son éternel sommeil. Que mimporte ? Je ne me sens pas encore le besoin que Laurence maime. Jen suis à cet égoïsme suprême qui, en amour, se contente de ses propres tendresses. Jaime, je ne désire rien de plus ; je moublie sur le sein de cette femme, je me repose dans cette dernière consolation. XX Hier, il y a eu soirée chez Jacques. Pâquerette est venue dans laprès-midi nous dire que nos voisins nous attendaient à onze heures pour souper. Cloué au lit, je nai cependant pas voulu refuser, désireux de procurer à Laurence quelque distraction. Restés seuls, nous avons débattu la grande question du pantalon. Il a été décidé que Laurence me taillerait une sorte de culotte courte dans un morceau de serge verte qui est las de traîner sur le carreau. Elle sest mise à loeuvre, et, deux heures après, jétais costumé en débardeur, chemise dun blanc douteux et lambeau de damas à la ceinture. Laurence a ensuite nettoyé sa robe bleue, autant que possible, avec un chiffon mouillé. Elle la repassée en tendant létoffe et en la frottant sur un de ses genoux ; elle a même poussé les réparations jusquà coudre, autour des manches et du corsage, une petite dentelle blanche, jaunie et fripée. Notre entrée a été triomphale. Jacques et Marie ont feint de croire à une plaisanterie ; ils nous ontapplaudis, comme des acteurs qui atteignent leffet quils veulent produire. Javais quelque honte ; je ne me suis senti à laise que lorsquon ne sest plus occupé de ma culotte courte en serge verte. Nous avons trouvé là Pâquerette installée dans un fauteuil. Je ne sais comment cette petite vieille a fait pour pénétrer chez Jacques, qui est un garçon froid et peu causeur. Elle a une souplesse de serpent, une voix mielleuse et chevrotante qui forcent les portes les mieux fermées. Dailleurs, elle paraissait chez elle ; elle sétalait avec dévotion, ramenant ses mains sèches sur ses jupes, et renversait la tête à demi, ouvrant et fermant ses yeux gris perdus dans les rides de son visage. Elle paraissait savourer à lavance les friandises posées à son côté, sur un guéridon. Marie, qui sétait dressée à notre arrivée, sest assise de nouveau dans un angle du canapé ; les rougeurs de ses joues luisaient plus vives, et elle riait, montrant ses dents blanches. Jacques, debout devant la cheminée, lécoutait avec complaisance, grave toujours, mais affectueux, presque souriant. On nous avait avancé des chaises. La chambre était vivement éclairée par deux candélabres de cinq bougies chacun, posés sur le guéridon. Ce guéridon, encombré de bouteilles et dassiettes, avait été poussé contre le mur, pour faire place, en attendant quon lui fît occuper le milieu de la pièce. Les rideaux du lit étaient tirés ; le parquet, les étoffes, les meubles semblaient avoir été brossés et lavés avec soin. Nous étions en plein luxe, en plein festin. Jallais assister, pour la première fois, à un de ces soupers dont il mest arrivé jadis de rêver en provincial. Je me trouvais calme, reposé ; Laurence souriait, jétais heureux de sa joie. Il y a dans léclat des bougies, dans la vue de bouteilles rougissantes, dassiettes pleines de gâteaux et de viandes froides, dans la sensation dune chambre close, lumineuse, tiède de parfums indéfinissables, une sorte de bien-être physique qui endort la pensée. Ma compagne, les lèvres ouvertes, retrouvait sans doute là des senteurs connues. Moi-même, je sentais le sang couler plus chaud et plus rapide dans ma chair ; jéprouvais un besoin de rire et de boire, sollicité par mon corps que jentendais vivre. Dailleurs, la chambre était tranquille, les éclats de gaieté adoucis, lorgie honnête et décente. Nous avons bu un verre de madère, causant avec le plus grand calme. Cette paix mimpatientait, jétais tenté de crier. Les deux jeunes femmes avaient pris place aux côtés de Pâquerette, parlant à voix basse. Jentendais la voix cassée de la vieille comme un murmure, tandis que Jacques mexpliquait la raison du gala. Il venait de passer heureusement un examen et célébrait cet événement. Il ma paru plus expansif, moins homme pratique ; il sabandonnait davantage, oubliant de mettre en avant sa position future, allant même jusquà parler de sa jeunesse. Jacques, pour dire le vrai, était gris de joie ; il consentait à faire le fou, parce quil venait de monter un échelon de plus vers la sagesse. On sest enfin mis à table. Jattendais cet instant. Jai empli mon verre et jai bu. Javais grand-faim, vivant de croûtes ; mais je dédaignais les gâteaux et les viandes froides, je madressais au vin, blanc ou rouge. Je ne buvais pas par besoin divresse, je buvais pour boire, parce quil me semblait que jétais là pour vider mon verre. Je me suis acquitté de cette besogne avec conscience, et jai éprouvé de la joie à sentir mes membres salanguir peu à peu et ma pensée se troubler. Au bout dune demi-heure, les flammes des bougies ont pâli et se sont étalées, la chambre est devenue toute rouge, dun rouge effacé et vacillant. Ma raison qui chancelait sest raffermie dune façon étrange, elle a eu une effrayante lucidité. Jétais ivre, je devais avoir sur la face le masque hébété, le sourire idiot des ivrognes ; mais, en moi, tout au fond de mon intelligence, je me sentais calme et sensé, je raisonnais en toute liberté. Cétait là une ivresse terrible ; je souffrais de laffaissement de mon corps, qui se mourait daccablement, et de la vigueur de mon âme, qui voyait et jugeait. Au bruit des verres et des fourchettes, tandis que les femmes et Jacques riaient, causant entre eux, moi, un coude sur la table, je les regardais. Leurs visages, leurs paroles marrivaient dans une sensation nette et claire, douloureuse dacuité et de pénétration. Mon amour était toujours en moi, troublant et changeant mon être ; mais le vieil homme, le philosophe raisonneur, venait de se réveiller. Je me plaisais dans mon ivresse et dans Laurence, tout en ayant conscience de ces deux fanges. Jacques était assis à ma gauche ; je ne sais sil avait réussi à se griser ; toutefois il feignait la déraison. En face, javais les trois femmes, Marie à ma droite, puis Pâquerette, puis Laurence qui se trouvait à la gauche de Jacques. Mes regards restaient attachés sur ces trois femmes qui mapparaissaient avec des visages et des sons de voix nouveaux. Je navais plus revu Marie depuis le jour où je lavais trouvée sur le canapé, blanche et languissante. Alors, on pouvait la prendre pour une jeune fille se mourant de virginité. Maintenant, ses cheveux blonds dénoués, la tête en feu, dun violet pâle aux joues, elle agitait ses bras nus avec la fièvre dune enfant ignorante qui marche à sa première volupté. Je me perdais dans le flamboiement de ce jeune front. Je ne sais quoi de poignant séchappait de cette créature qui séveillait de son agonie pour rire et boire, pour essayer de goûter les angoisses voluptueuses de cette vie quelle avait vécue sans le savoir, dans son innocence de petite fille. À la voir, échevelée et frémissante, les yeux brûlants, les lèvres humides, il me semblait, dans leffarement de mon ivresse, apercevoir une moribonde qui, sur son lit de mort, entend tout à coup la voix de ses sens et de son coeur, et qui, hésitante, ne sachant que faire en ce moment suprême, ne veut cependant pas mourir avant davoir contenté ses vagues aspirations. Laurence sétait animée, elle aussi. Elle était presque belle dimpudeur. Sa face avait pris une franchise de vice qui donnait à chacun de ses traits une suprême insolence ; le visage entier sétait allongé ; de grands plans carrés, traversés de lignes profondes, coupaient nerveusement les joues et la gorge en masses fortes et dédaigneuses. Elle était pâle, et quelques gouttes de sueur perlaient sur son front à la racine de ses cheveux qui se dressaient droits sur son crâne bas et écrasé. Vautrée dans son fauteuil, la face morte et convulsée, les yeux noirs et vivants, elle mapparaissait comme une image terrible de la femme qui a pesé dans sa main toutes les voluptés et qui les refuse maintenant, les trouvant trop légères. Par moments, je croyais quelle me regardait en haussant les épaules ; elle souriait de pitié, je lentendais me dire : « Tu maimes, eh ! que veux-tu de moi ? mon corps est défunt, je nai jamais eu de coeur. » Quant à Pâquerette, elle était plus maigre, plus ridée. Sa figure, semblable à une pomme séchée, semblait sêtre fripée encore et avait pris une teinte pâle de rouge brique. Les yeux nétaient plus que deux points brillants. Elle hochait la tête dune façon douce et aimable, bavardant comme une serinette aigre. Elle jouissait dailleurs dun calme parfait, bien quelle eût mangé et bu à elle seule autant que nous trois ensemble. Je les regardais toutes trois. Le trouble de mon cerveau qui les grandissait, les faisait osciller étrangement devant moi. Je me disais que toute la débauche était là : la débauche mûre dans sa franchise, la débauche qui a vieilli et qui vit en cheveux blancs de son infamie passée. Pour la première fois, je voyais ces femmes ensemble, côte à côte. À elles seules, elles étaient tout un monde. Pâquerette dominait de toute sa vieillesse ; elle présidait, elle appelait « mes filles » les deux malheureuses qui la caressaient. Il y avait toutefois cordialité, fraternité entre elles ; elles parlaient en soeurs sans songer à leur différence dâge. Mes regards voilés confondaient les trois têtes, je ne savais plus sur quel front étaient les cheveux blancs. Et nous étions là, en face, Jacques et moi. Nous étions jeunes, nous célébrions un succès de lintelligence. Jai été sur le point de sortir, frères, et de courir jusquà vous. Puis jai éclaté de rire, tout haut sans doute, car les femmes mont regardé, étonnées. Je me suis dit que tel était désormais le monde où je devais vivre. Jai fermé les yeux et jai vu des anges, vêtus de longues robes bleues, qui montaient dans une lumière pâle, pleine détincelles. Le souper avait été fort gai. On chantait et on causait. Il me semblait que la chambre était pleine dune fumée épaisse qui me serrait à la gorge et me piquait les yeux. Puis, tout a tourné, jai cru que jallais mendormir, lorsque jai entendu une voix lointaine qui criait, avec le son dune cloche fêlée : Il faut nous embrasser ! il faut nous embrasser ! Jai ouvert les yeux à demi, et jai vu que la cloche fêlée était Pâquerette qui venait de monter sur son fauteuil. Elle agitait les bras et ricanait. Jacques, Jacques, criait-elle, embrassez Laurence. Cest une bonne fille que je vous donne à désennuyer. Eh ! toi, Claude, pauvre enfant endormi, embrasse Marie qui taime et te tend ses lèvres. Allons, embrassons-nous, embrassons-nous. Vous allez voir. Et la petite vieille a sauté à terre. Jacques sest penché et a donné un baiser à Laurence qui le lui a rendu. Je me suis tourné alors vers Marie qui, les bras tendus, la tête renversée, mattendait. Jallais la baiser au front, lorsquelle a plié encore le cou en arrière, et ma tendu sa bouche. La lumière des bougies tombait sur sa face. Mes yeux étant sur ses yeux, jai aperçu au fond de son regard une clarté dun bleu pur qui ma paru être son âme. Comme jétais courbé, regardant lâme de Marie, jai senti des lèvres froides se poser sur mon cou. Je me suis tourné, Pâquerette était là, riant, frappant ses mains sèches. Elle avait embrassé Jacques et venait de membrasser à mon tour. Je me suis essuyé le cou. Sept heures sonnaient, une clarté pâle annonçait le jour. Tout était dit, nous navions plus quà nous séparer. Comme jallais sortir, Jacques ma jeté sur lépaule un pantalon et un paletot que je nai pas même songé à refuser. Pâquerette a monté devant nous, allongeant son bras maigre qui tenait une chandelle. Lorsque nous avons été couchés, jai songé aux embrassements que nous avions échangés. Jai regardé Laurence ; jai cru voir ses lèvres rouges des lèvres de Jacques. Javais toujours devant moi, dans lombre, la lueur bleue qui brûlait au fond des yeux de Marie. Je ne sais quel frisson ma pris aux pensées vagues qui me sont venues, et je me suis endormi dun sommeil fiévreux. En dormant, je me sentais au cou la sensation froide et pénible de la bouche de Pâquerette ; je rêvais que je me passais la main sur la peau et que je ne pouvais enlever ces deux lèvres qui me glaçaient. XXI Dimanche, en ouvrant la fenêtre, jai vu que le printemps était de retour. Lair sattiédissait, frémissant encore ; on sentait dans les derniers frissons de lhiver, les premières ardeurs du soleil. Jai aspiré largement ce flot de vie se berçant dans le ciel, jai pris une grande joie à ces parfums chauds et un peu âcres qui montaient de la terre. À chaque printemps, mon coeur rajeunit, ma chair devient plus légère. Il y a purification de tout mon être. Devant ce ciel pâle et clair, dune blancheur éclatante au levant, ma jeunesse sest éveillée. Jai regardé la grande muraille ; elle était nette et propre, et des brins dherbe avaient poussé entre les pierres. Jai regardé dans la rue : les pavés et les trottoirs blanchissaient ; les maisons, lavées par les pluies, riaient au soleil. La jeune saison donnait sa gaieté à toutes choses. Jai croisé mes bras avec force ; puis, me retournant : Lève-toi, lève-toi, ai-je crié à Laurence, voici le printemps qui nous appelle ! Laurence sest levée, tandis que je suis allé emprunter une robe et un chapeau à Marie et vingt francs à Jacques. La robe était blanche, semée de bouquets lilas ; le chapeau avait de larges rubans rouges. Jai pressé Laurence, je lai coiffée moi-même, javais hâte dêtre au soleil. Dans la rue, jai marché rapidement, ne levant pas la tête, attendant les arbres ; jentendais avec une sorte démotion recueillie le bruit des voix et des pas. Au Jardin du Luxembourg, en face de grands massifs de marronniers, mes jambes ont fléchi, jai dû masseoir. Il y avait deux mois que je nétais sorti. Je suis resté là sur un banc, un grand quart dheure, à mabîmer dans la jeune verdure, dans le jeune ciel. Je venais dune telle nuit que le printemps méblouissait. Alors jai dit à Laurence que nous allions marcher longtemps, longtemps, devant nous, jusquà ce que nous ne puissions plus marcher. Nous irions ainsi dans lair tiède, humide encore, en pleine herbe, en plein soleil. Laurence, qui séveillait, elle aussi, sest levée et ma entraîné, à pas pressés, comme un enfant. Nous avons pris la rue dEnfer et la route dOrléans. Toutes les fenêtres étaient ouvertes, montrant les meubles. Il y avait sur les portes des hommes en blouses blanches qui causaient en fumant. On entendait sortir des boutiques des éclats de rire. Ce qui mentourait, rues, maisons, arbres, me paraissait avoir été nettoyé avec soin. Les horizons étaient propres, tout neufs, blancs de netteté et de lumière. Aux fortifications, nous avons rencontré les premières herbes, herbes courtes encore, en larges tapis. Nous sommes descendus dans le fossé, allant le long des hautes murailles grises, les suivant dans leurs angles. Dun côté le mur pâle, de lautre le talus verdoyant ; on avance comme dans une rue désertée et silencieuse, qui naurait pas de maisons. Il y a des coins où les rayons samassent, faisant pousser de grands chardons que peuple toute une nation dinsectes, scarabées, papillons, abeilles ; ces coins sont tout bourdonnement et chaleur. Mais le matin, le talus jette son ombre ; on marche sans bruit, sur un gazon fin et serré ayant devant soi une bande étroite de ciel sur laquelle se détachent les arbres maigres, en pleine lumière, qui dominent la muraille. Les fossés des fortifications sont de petits déserts où je me suis souvent oublié. Lhorizon étroit, lombre, le silence que rendent plus sensible le sourd murmure de la grande ville et les clairons des casernes voisines, en font un lieu cher aux gamins, aux petits et aux grands enfants. On est là, dans un trou, aux portes de la cité, la sentant haleter et tressaillir, mais ne lapercevant plus. Pendant une demi-heure Laurence et moi, nous nous sommes contentés de ce ravin qui nous faisait oublier les maisons et les sentiers frayés ; nous étions à mille lieues de Paris, loin de toute habitation, ne voyant que des pierres, de lherbe, du ciel. Puis, étouffant déjà, avides de la plaine, nous avons monté le talus en courant. La large campagne sest étendue devant nous. Nous nous trouvions dans les terrains vagues de Montrouge. Ces champs défoncés et boueux sont frappés déternelle désolation, de misère, de lugubre poésie. Çà et là, le sol noir bâille affreusement, montrant, comme des entrailles ouvertes, danciennes carrières abandonnées, blafardes et profondes. Pas un arbre ; sur lhorizon bas et morne se détachent seulement les grandes roues des treuils. Les terres ont je ne sais quel aspect sordide et sont couvertes de débris sans nom. Les chemins tournent, se creusent, sallongent avec mélancolie. Des masures neuves en ruines, des tas de plâtras soffrent à chaque détour des sentiers. Tout est cru à loeil, les terrains noirs, les pierres blanches, le ciel bleu. Le paysage entier, avec son aspect maladif, ses plans brusquement coupés, ses plaies béantes, a la tristesse indicible des contrées que la main de lhomme a déchirées. Laurence, qui était devenue rêveuse dans les fossés des fortifications, sest serrée contre moi en traversant la plaine désolée. Nous avons marché en silence nous retournant parfois pour voir Paris qui grondait à lhorizon. Puis nous ramenions nos regards à nos pieds, évitant les trous, regardant, lâme attristée, cette plaine dont le soleil montrait brutalement les blessures ouvertes. Là-bas étaient les églises, les panthéons et les palais royaux ; ici étaient les ruines dun sol bouleversé, que lon avait fouillé et volé pour bâtir des temples aux hommes, aux rois et à Dieu. La ville expliquait la plaine ; Paris avait à son seuil la désolation que fait toute grandeur. Je ne sais rien de plus morne ni de plus lamentable que ces terrains vagues qui entourent les grandes cités ; ils ne sont point encore ville, et ils ne sont plus campagne ; ils ont les poussières, les mutilations de lhomme, et nont plus la verdure ni la tranquille majesté de Dieu. Nous avions hâte de fuir. Laurence se blessait les pieds, elle avait peur de ce désordre, de cette mélancolie qui lui rappelaient notre chambre. Moi, je trouvais là mon amour, ma vie troublée et saignante. Nous pressions le pas. Nous avons descendu un coteau. La Bièvre coulait au fond du vallon, bleuâtre et épaisse. Des arbres, de loin en loin, bordaient le ruisseau ; de grandes maisons sombres, efflanquées, percées dimmenses fenêtres, se dressaient lugubrement. Le vallon est plus écoeurant que la plaine ; il est humide, gras, puant. Les tanneries y ont des senteurs âcres et étouffantes ; les eaux de la Bièvre, cette sorte dégout en plein ciel, exhalent une odeur fétide et forte qui prend à la gorge. Ce nest plus la désolation morne et grise de Montrouge ; cest le dégoûtant aspect dun ruisseau noir de boue et dordures, charriant des puanteurs. Quelques peupliers, dans ce fumier, ont poussé puissamment, et, là-haut, sur le ciel clair, se détachent les longues lignes blanches de lHôpital de Bicêtre, cette effrayante demeure de la folie et de la mort, qui domine dignement la vallée malsaine et ignoble. Le désespoir ma pris, je me suis demandé si je nallais pas marrêter là et passer ma journée au bord de légout. Je ne pouvais donc pas sortir de Paris, je ne pouvais échapper au ruisseau. Jusque dans les champs, la saleté et linfamie me suivaient ; les eaux étaient corrompues, les arbres avaient une santé malsaine, mes yeux ne rencontraient que plaies et que souffrances. Ce devait être là la campagne que Dieu me réservait maintenant. Chaque dimanche, je viendrais, Laurence au bras, me promener sur le bord de la Bièvre, le long des tanneries, et parler damour dans ce cloaque ; je viendrais, à lheure de midi, masseoir avec mon amante sur la terre grasse, mabîmant dans cette créature morte et dans ce vallon sordide. Je me suis arrêté effrayé, prêt à rentrer à Paris en courant, et jai regardé Laurence. Laurence avait son visage affaissé, son visage de misère et de vieillesse. Le sourire du départ sétait évanoui. Elle semblait lasse et ennuyée ; elle regardait autour delle, calme, sans dégoût. Jai cru la voir dans notre chambre, jai compris quil fallait à cette âme endormie plus de soleil, une nature plus douce pour lui rendre ses quinze ans. Alors, je lui ai pris fortement le bras ; sans lui permettre de tourner la tête, je lai entraînée, remontant le coteau, toujours tout droit, suivant les routes, traversant les prés, en quête du printemps jeune et vierge. Pendant deux heures, nous sommes allés ainsi, en silence, rapidement. Nous avons passé par deux ou trois villages, Arcueil, Bourg-la-Reine, je crois ; nous avons parcouru plus de vingt sentiers, entre des murs blancs et des haies vertes. Puis, comme nous venions de sauter un mince ruisseau, dans une vallée pleine de feuillages, Laurence a poussé un cri denfant, un éclat de rire, et elle sest échappée de mon bras, courant dans lherbe, toute gaie, toute naïve. Nous étions dans un grand carré de gazon, planté darbres, de hauts peupliers, qui montaient dun jet, majestueusement, et se balançaient avec langueur dans lair bleu. Le gazon était dru et épais, noir à lombre, doré au soleil ; on eût dit, lorsque le vent agitait les peupliers, un large tapis de soie à reflets changeants. Tout autour sétendaient des terres labourées, couvertes darbustes et de plantes ; lhorizon nétait que feuilles. Une maison blanche, basse et longue, qui sabritait au seuil dun bouquet darbres voisin, se détachait gaiement sur tout ce vert. Plus loin, plus haut, au bord du ciel, à travers des ombrages, se montraient les premiers toits de Fontenay-aux-Roses. La verdure était née de la veille, elle avait des fraîcheurs, des innocences de vierge ; les jeunes feuilles, pâles et tendres, en masses claires, semblaient une dentelle légère et délicate posée sur le grand voile bleu du ciel. Les troncs eux-mêmes, les vieux troncs rugueux, semblaient comme peints à neuf ; ils avaient caché leurs blessures sous des mousses nouvelles. Cétait une chanson universelle, une gaieté fraîche, caressante. Les pierres et les terrains, le ciel et les eaux, tout paraissait propre et vigoureux, sain et innocent. La campagne enfant, verte et dorée, sous le large horizon dazur, riait dans la lumière, ivre de sève, de jeunesse, de virginité. Et au milieu de cette jeunesse, de cette virginité, courait Laurence en pleine lumière, en pleine sève. Elle sétait plongée dans lherbe, abîmée dans lair pur, elle avait retrouvé ses quinze ans au sein de cette campagne qui navait pas quinze jours. La jeune verdure rafraîchissait son sang, les jeunes rayons échauffaient son coeur, rougissaient ses joues. Tout son être séveillait dans cet éveil de la terre ; comme la terre, elle redevenait vierge, la saison étant douce. Laurence courait follement, souple et forte, emportée par la vie nouvelle qui chantait en son être. Elle se couchait, se levait avec vivacité, éclatait de rire, se baissait pour cueillir une fleur, puis fuyait entre les arbres, puis revenait, ardente, toute rose. Sa face entière sétait animée, les traits détendus, assouplis, avaient une bonne expression de joie. Le rire était franc, la voix sonore, le geste caressant. Assis contre un arbre, je la suivais des yeux, blanche dans lherbe, le chapeau tombé sur les épaules ; je prenais plaisir à cette belle robe propre, légère, quelle portait chastement et qui lui donnait un air de pensionnaire turbulente. Elle accourait à moi, me jetait, gerbe par gerbe, les fleurs quelle cueillait, marguerites et boutons dor, églantines et muguets ; puis elle partait de nouveau, éclatante au soleil, pâle et transparente à lombre, comme bourdonnant dans la lumière, ne pouvant sarrêter. Elle emplissait ces herbes et ces feuilles de bruit et de mouvement ; elle peuplait ce coin perdu ; le printemps avait plus de clarté, plus de vie, depuis que cette enfant blanche riait dans la verdure. Fraîche, rougissante, toute vibrante, Laurence est venue sasseoir à mon côté. Elle était humide de rosée, ses seins se soulevaient, rapides, pleins dun souffle jeune et frais. Il sexhalait delle une bonne odeur dherbe et de santé. Javais enfin près de moi une femme, vivant largement, purement, regardant la lumière en face. Je me suis penché, jai baisé Laurence au front. Elle prenait les fleurs, une à une, les disposant en bouquet. Le soleil montait, les ombres étaient plus noires ; autour de nous régnait un grand silence. Couché sur le dos, je regardais le ciel, je regardais les feuilles, je regardais Laurence. Le ciel était dun bleu mat ; les feuilles, déjà languissantes, sendormaient au soleil ; Laurence, la tête penchée, calmée et souriante, se hâtait avec des mouvements vifs et souples. Je ne pouvais détacher mes regards de cette femme couchée à demi, perdue au milieu de ses jupes, le front dans une ombre dorée, qui mapparaissait innocente et active, pleine de ses quinze ans. Jéprouvais une telle paix, une si profonde joie, que je nosais ni remuer ni parler ; je vivais de cette pensée que le printemps se trouvait en moi, autour de moi, et que Laurence était vierge ; je me perdais dans ce songe de la pureté de mon amante et de la hauteur de mon amour. Enfin jaimais une femme ; cette femme riait, cette femme existait, elle avait les bonnes couleurs, la gaieté franche de la jeunesse. Les jours passés nétaient plus, lavenir mapparaissait dans une lueur, calme et splendide. Mes rêves de virginité, mon amour de la lumière allaient être contentés ; dès cette heure, commençait une vie dextase et de tendresse. Je ne songeais plus à la Bièvre, à cet égout noirâtre au bord duquel javais eu leffrayante tentation de masseoir et dembrasser Laurence. Je voulais maintenant habiter la maison blanche, là-bas, au seuil du bouquet darbres, y vivre à jamais avec mon amie, avec ma femme, dans la rosée, dans le soleil, dans lair pur. Laurence venait dattacher son bouquet à laide dun brin dherbe. Il était onze heures, nous navions encore rien mangé. Il nous a fallu quitter ces arbres sous lesquels mon âme avait aimé pour la première fois, et nous mettre en quête dun cabaret. Jai marché devant, à travers la campagne, par des sentiers étroits, bordés de champs de fraisiers. Laurence me suivait, ramenant ses jupons, soubliant à chaque haie. Brusquement, au détour dun chemin, nous avons trouvé ce que nous cherchions. Le Coup-du-Milieu, le cabaret où nous sommes entrés, est situé dans un pli de terrain entre Fontenay et Sceaux, tout près de létang du Plessis-Piquet. Du dehors, on ne voit quun massif, un jet de verdure, une vingtaine darbres qui ont poussé fièrement ; le dimanche, il sort de ce nid immense un bruit de fourchettes et de couteaux, de rires et de chansons. Au- dedans, lorsquon a franchi la porte surmontée dune large enseigne placée de biais, et quon a descendu une pente douce, on se trouve dans une allée, assombrie par les feuillages, bordée de bosquets à droite et à gauche ; chacun de ces bosquets est garni dune longue table et de deux bancs, scellés dans la terre, rougis et noircis par la pluie. Tout au bout, lallée sélargit, il y a une clairière, une balançoire pend entre deux arbres. Les bosquets étaient silencieux et déserts. Des hommes en blouses bleues, des paysans, se balançaient ; un gros chien se tenait gravement assis sur son derrière, au milieu de lallée. Laurence et moi, nous nous sommes attablés sous un berceau, à une grande table de vingt couverts. Il faisait presque nuit sous les feuilles, la fraîcheur était pénétrante. Au loin, nous apercevions, entre les branches, la campagne éclatante de soleil, endormie sous les premiers rayons. Les acacias du massif avaient fleuri la veille ; les senteurs douces et suaves de leurs grappes emplissaient lair calme et caressant. On nous a mis une serviette sur le bout de la table, en guise de nappe, puis on nous a servi ce que nous avions demandé, des côtelettes, des oeufs, je ne sais trop quoi. Le vin, contenu dans un petit broc de grès bleuâtre, égratignait le gosier ; un peu rude et âpre, il ouvrait merveilleusement lappétit. Laurence dévorait ; je ne lui connaissais pas ces belles dents blanches, affamées, mordant au pain avec des éclats de rire. Jamais je nai mangé si volontiers. Je me sentais léger dâme et de corps, je me surprenais à me croire encore écolier, aux jours où nous allions nous baigner dans la petite rivière et dîner sur les herbes de la rive. Jaimais ce linge blanc sur la table noire, ces ténèbres des feuillages, ces fourchettes de fer, ces grossières faïences ; je regardais Laurence ; je vivais largement, dans la plénitude de mes sensations, jouissant avec volupté de tout ce qui mentourait. Au dessert, le chef de cuisine est venu recevoir nos félicitations. Cest un grand vieillard, un peu voûté, tout de blanc vêtu. Il se coiffe dun bonnet de coton et porte, ramenées sur les tempes, deux touffes de cheveux grisonnants et frisés, parmi lesquels soublient quelques papillotes. Laurence a ri pendant une heure de cette excellente figure rusée et naïve. Jignore ce que nous avons fait jusquau soir. La journée a été une journée de soleil, déblouissement. Je ne sais quels sentiers nous avons pris, quelles ombres nous avons choisies. Il y a, lorsque je songe à ces heures dextase, une splendeur devant mes yeux. Le souvenir des détails est rebelle, mon être entier a la sensation dune grande félicité, dune grande lumière. Il me semble vaguement que nous nous sommes oubliés, Laurence et moi, au fond dun trou, dans la mousse, ne voyant quun vaste morceau de ciel ; nous sommes restés, la main serrant la main, parlant peu, ivres ; nos yeux, tournés en haut, se sont emplis de clarté jusquà laveuglement, nous navons plus rien vu que nos coeurs et nos pensées. Mais tout ceci est peut-être un rêve ; la mémoire méchappe, je nai conscience que davoir été aveugle, davoir entrevu des milliers dastres dans mes ténèbres. Le soir, sans savoir comment, nous nous sommes retrouvés au Coup-du-Milieu. Il y avait foule. Des jeunes femmes et des jeunes hommes emplissaient les bosquets, faisant tapage ; les robes blanches, les rubans rouges et bleus tachaient le vert tendre des feuilles ; les éclats de rire traînaient doucement dans le crépuscule. Des bougies avaient été allumées sur les tables, piquant de points lumineux lombre naissante. Des Tyroliens chantaient au milieu de lallée. Nous avons mangé sur un bout de table, comme le matin, nous mêlant aux rires, faisant effort pour sortir de nous-mêmes. La jeunesse bruyante qui nous entourait meffrayait un peu ; je croyais retrouver là beaucoup de Jacques, beaucoup de Maries. Entre les branches, japercevais un coin du ciel, pâle et mélancolique, sans étoiles encore ; javais peine à quitter des yeux ces calmes espaces pour le monde de folie qui criait autour de moi. Je me rappelle aujourdhui que Laurence paraissait fiévreuse, troublée. Puis le silence sest fait, tous sont partis, et nous sommes restés. Javais résolu de coucher au Coup-du-Milieu Pour jouir, le lendemain, de la rosée, des clartés blanches de laube. En attendant que lon mit des draps à notre lit, je suis allé avec Laurence masseoir sur un banc, au fond du jardin. La nuit était douce, étoilée, transparente ; des bruits vagues montaient de la terre ; un cor, sur la hauteur, se plaignait dune voix éteinte et caressante. La plaine, avec ses grandes masses de feuillages, noires, immobiles, étendait ses horizons mystérieux ; elle semblait dormir, frissonnante, agitée par un rêve damour. Notre chambre ma paru humide. Elle était au rez-de-chaussée, basse, neuve, déjà toute dégradée. Les meubles manquaient. Au plafond, des amants avaient tracé leurs noms, en promenant sur le plâtre la flamme dune chandelle ; les lettres, noueuses et tremblées, sétalaient larges, noires. Jai pris un couteau, et, comme un enfant, jai gravé une simple date, au-dessous dune lucarne en forme de coeur qui souvrait sur la campagne, sans grille ni volet. Le lit était bon, si la chambre nétait pas belle. Le matin, en méveillant, dans le demi-sommeil, jai aperçu sur le mur qui me faisait face, un spectacle que je nai pu comprendre et qui ma épouvanté. La chambre était obscure, encore ; au milieu de lombre, sur la muraille, saignait un coeur énorme. Jai cru sentir ma poitrine vide, je me suis mis à chercher mon amour avec désespoir. Jai senti mon amour me mordre aux entrailles, et jai compris que le soleil se levait et quil entrait librement par la lucarne. Laurence sest levée, nous avons ouvert porte et fenêtre. Un flot de fraîcheur est entré, apportant dans la chambre toutes les senteurs de la campagne. Les acacias, plantés presque sur le seuil, avaient une odeur plus adoucie, plus suave. Une aube blanche était au ciel et sur la terre. Laurence a bu une tasse de lait, et, avant de rentrer à Paris, jai voulu monter au bois de Verrières, pour rapporter dans mon coeur tout lair pur du matin. Là-haut, dans le bois, nous avons marché à petits pas, le long des allées. La forêt était comme une belle épousée au lendemain des noces ; elle avait des pleurs de volupté, une jeune langueur, une fraîcheur humide, des parfums tièdes et pénétrants. Le soleil à lhorizon glissait obliquement, entre les arbres, par larges nappes ; il y avait je ne sais quelle douceur dans ces rayons dor qui se déroulaient à terre comme des voiles de soie souples et éblouissants. Et dans la fraîcheur, on entendait le réveil du bois, ces mille petits bruits qui témoignent de la vie des sources et des plantes ; sur nos têtes étaient des chants doiseaux, sous nos pieds des murmures dinsectes, tout autour de nous des craquements soudains, des gazouillements deaux courantes, des soupirs profonds et mystérieux qui semblaient sortir du flanc noueux des chênes. Nous avancions lentement, nous plaisant à nous attarder au soleil et à lombre, buvant lair frais, essayant de saisir les mots confus que les aubépines nous adressaient au passage. Ô la douce et souriante matinée, toute trempée de larmes heureuses, tout attendrie de joie et de jeunesse ! La campagne en était à cet âge adorable où la vieille nature a pour quelques jours les grâces délicates de lenfance. Je suis rentré à Paris, Laurence au bras, jeune et fort, ivre de lumière, de printemps, le coeur plein de rosée et damour. Jaimais hautement, je croyais être aimé. XXII Le printemps sen est allé, je me suis éveillé de mon rêve. Je ne sais quel triste enfant je suis, quelle âme misérable habite en moi. La réalité me pénètre, me secoue ; ma chair souffre ou jouit puissamment de ce qui est ; je suis comme un corps dune sonorité exquise qui vibre à la moindre sensation, jai une perception aiguë et nette du monde qui mentoure. Et mon âme se plaît à refuser la vérité ; elle échappe à ma chair, elle dédaigne mes sens, elle vit ailleurs, dans le mensonge et lespérance. Cest ainsi que je marche dans la vie. Je sais et je vois, je maveugle et je rêve. Tandis que je mavance sous la pluie, en pleine boue, tandis que jai énergiquement conscience de tout le froid, de toute lhumidité, je puis, par une faculté étrange, faire luire le soleil, avoir chaud, me créer un ciel doux et tendre, sans cesser de sentir le ciel noir qui pèse à mes épaules. Je nignore pas, je noublie pas : je vis doublement. Je porte dans le songe la même franchise que dans les sensations vraies. Jai ainsi deux existences parallèles, aussi vivantes, aussi âpres, lune qui se passe ici-bas, dans ma misère, lautre qui se passe là-haut, dans limmense et profonde pureté du ciel bleu. Oui, telle est sans doute lexplication de mon être. Je comprends ma chair, je comprends mon coeur ; jai conscience de mes innocences et de mes infamies, de mes amours pour les mensonges et pour les vérités. Je suis une délicate machine à sensations, sensations dâme, sensations de corps. Je reçois et je rends en frissonnant le moindre rayon, la moindre senteur, la moindre tendresse. Je vis tout haut, criant de souffrance, balbutiant dextase, au ciel et dans la fange, plus écrasé après chaque nouvel élan, plus radieux après chaque nouvelle chute. Lautre jour, dans lair tiède, sous les grands arbres de Fontenay, ma chair sétait attendrie, mon coeur avait dominé. Jaimais, je me croyais aimé. La vérité méchappait, je voyais Laurence vêtue de blanc, jeune et vierge ; son baiser me paraissait avoir tant de douceur quil me semblait venir de son âme. Aujourdhui, Laurence est là, assise sur le bord du lit ; à la regarder, pâle et morne dans sa robe sale, ma chair frémit, mon coeur se soulève. Le printemps nest plus, Laurence est vieille, elle ne maime pas. Oh ! le misérable enfant ! Je mérite de pleurer, moi qui fais mes larmes ! Que mimportent la laideur de Laurence, sa souillure, son affaissement ? Quelle soit plus laide, plus souillée, plus affaissée encore, mais quelle maime ! Je veux quelle maime. Je ne regrette ni ses quinze ans, ni son jeune sourire de lautre jour. Elle courait sous les arbres, elle était la bonne fée de ma jeunesse. Non, je ne regrette rien de sa beauté ni de sa fraîcheur ; je regrette le rêve que jai fait en croyant sentir son coeur dans ses caresses. Elle est là, déplorable, écrasée. Jai bien le droit dexiger quelle maime, quelle se livre à moi. Je laccepte dans son être entier, je la veux telle quelle est, endormie et usée, mais je la veux, je la veux de toute ma volonté, de toute ma puissance. Je me souviens que jai rêvé la rédemption, que je voulais en elle plus de raison, plus de pudeur. Que mimporte la pudeur, que mimporte la raison ? Je nen ai que faire maintenant. Jexige de lamour, quel quil soit, impudique et fou. Je suis avide dêtre aimé, je ne veux plus aimer tout seul. Rien ne lasse le coeur comme des caresses qui ne sont pas rendues. Jai donné à cette femme ma jeunesse, mes espérances ; je me suis enfermé avec elle dans la souffrance et labjection ; jai tout oublié au fond de nos ténèbres, la foule et ses jugements. Je puis bien, il me semble, demander en échange à cette femme de sunir à moi, de nous confondre au fond du désert de misère et dabandon où nous vivons tous deux. Le printemps est mort, vous dis-je. Jai rêvé que le jeune feuillage verdissait au soleil, que Laurence riait follement parmi les herbes hautes. Je me trouve dans lombre humide de ma chambre, en face de Laurence qui sommeille ; je nai pas quitté le bouge, je nai vu souvrir ni les yeux ni les lèvres de cette fille. Tout est mensonge. Dans cet écroulement du vrai et du faux, dans ce bruit confus que la vie fait en moi, je ne sens quun besoin, un besoin cuisant et cruel : aimer, être aimé, nimporte où, nimporte comment, pour mabîmer en un néant damour. Oh ! frères, plus tard, si jamais je sors de ma nuit et quil me prenne le caprice de conter à la foule mes amours lointaines, jimiterai sans doute ces pleurards, ces rêveurs qui parent de rayons les démons de leurs vingt ans et leur mettent des ailes aux épaules. On les nomme les poètes de la jeunesse, ces menteurs qui ont souffert, qui ont versé toutes leurs larmes, et qui aujourdhui, dans leurs souvenirs, nont plus que des sourires et des regrets. Je vous assure que jai vu leur sang, que jai vu leur chair à nu, déchirée et endolorie. Ils ont vécu dans la souffrance, ils ont grandi dans le désespoir. Leurs maîtresses étaient infâmes, leurs amours avaient toutes les horreurs des amours du ruisseau. Ils ont été trompés, blessés, traînés dans la boue ; jamais ils nont rencontré un coeur, et chacun deux a eu sa Laurence qui a fait de sa jeunesse une solitude désolée. Puis la blessure sest fermée, lâge est venu, le souvenir a donné son charme caressant à toute linfamie dautrefois, et ils ont pleuré leurs amours malsaines. Cest ainsi quils ont créé un monde mensonger de jeunes pécheresses, de filles adorables dans leur insouciance et leur légèreté. Vous les connaissez toutes, les Mimi Pinson et les Musette, vous les avez rêvées à seize ans, peut-être même les avez-vous cherchées. Leurs amants ont été prodigues ; ils leur ont accordé la beauté et la fraîcheur, la tendresse et la franchise ; ils en ont fait des types pénétrants de libre amour, déternelle jeunesse ; ils les ont imposées à notre coeur, ils se sont plu à se tromper eux-mêmes. Ils mentent, ils mentent, ils mentent. Je les imiterai. Comme eux, je mabuserai sans doute, je croirai de bonne foi les mensonges que mes souvenirs me conteront ; comme eux, jaurai peut-être des lâchetés, des timidités qui me pousseront à ne pas parler haut et franc, disant quelles auront été mes amours, et combien elles étaient impures. Laurence deviendra Musette ou Mimi ; elle aura la jeunesse, elle aura la beauté ; ce ne sera plus la femme qui est là, muette, malpropre, ce sera une toute jeune fille, étourdie, aimant à droite, à gauche, mais vivante encore, rendue plus jeune, plus adorable par ses caprices. Le bouge deviendra une mansarde gaie, fleurie, blanche de soleil ; la robe de soie bleue se changera en indienne légère et propre ; ma misère sera pleine de sourires, mes tendresses rayonneront. Et je chanterai à mon tour la chanson de la vingtième année, reprenant le refrain où les autres lont laissé, continuant les paroles douces et menteuses, me trompant, trompant ceux qui viendront après moi. Frères, dans ces lettres écrites pour vous seuls et que je trace au jour le jour, frissonnant encore des terribles secousses, je puis être rude, âpre, dire tout, appuyant sur mes aveux. Je me livre entier, je vis tout haut, je vous donne ma chair et mon sang : je voudrais sortir mon coeur de ma poitrine, vous le montrer, saignant, malade, franc dans ses abjections et dans ses puretés. Je me sens plus haut et plus digne en me confessant à vous ; jai une fierté immense au milieu de mon abaissement ; plus je descends plus je grandis en dédain, en indifférence superbe. La douce chose que la franchise ! Dites-vous que, sur dix jeunes gens, huit ont la même vie que moi, la même jeunesse : les uns, deux ou trois sur cent peut-être, seffraient, pleurent comme je pleure ; les autres, plusieurs milliers, acceptent et vivent en paix, infâmes et souriants. Tous mentent. Moi, je me blesse, je vous avoue en sanglotant quelles sont mes amours, de quel terrible poids elles métouffent. Plus tard, je mentirai. Rien nexiste, aujourdhui, si ce nest lamour de Laurence, que je nai pas et que jexige. Il ny a plus de lumière, plus de monde, plus de foule ; il y a, dans lombre, un homme et une femme mis face à face, à jamais. Lhomme, en dehors de toute pureté, de toute beauté, veut être aimé de la femme, parce quil a peur dêtre seul, quil a froid, quil aime lui-même. Au dernier jour, lorsque lhumanité agonisera et quil ne restera plus quun couple sur la terre, la lutte sera terrible, le désespoir immense, si le dernier amant ne peut éveiller la dernière amante du sommeil du coeur et de la chair. XXIII Marie a changé de chambre hier ; elle est venue loger sur le même palier que moi, dans une pièce séparée de la mienne par une simple cloison. La pauvre enfant se meurt ; elle tousse dune toux creuse et sourde, avec une sorte de râle entre chaque hoquet. Jacques, que cette toux troublait dans sa quiétude dhomme fort, a décidé que la malade serait plus à laise seule dans une chambre séparée. Il lui a donné Pâquerette pour la veiller et la soigner. La nuit dernière, jai entendu pendant de longues heures la toux et le râle de Marie. Laurence dormait, sans souffle. Chaque éclat étouffé qui traversait la cloison me pénétrait dune tristesse indicible. Ce matin, en me levant, je suis allé voir la mourante. Elle garde le lit, blanche, résignée, souriante encore. Sa tête, élevée sur deux oreillers, avait une sorte de langueur douce ; ses deux bras maigres et transparents sallongeaient sur le drap, le long de son pauvre corps qui se dessinait sous la toile, en lignes sèches et lamentables. La chambre ma paru obscure et froide. Elle ressemble à la mienne, mais elle est mieux meublée, moins sale. Une large fenêtre souvre sur la grande muraille noire qui se dresse à quelques mètres de la façade de la maison. Marie était seule, immobile, les yeux grands ouverts, regardant le plafond avec cet air pensif et navrant des malades qui voient déjà au-delà de la vie. Pâquerette venait de descendre chercher son déjeuner. Sur une petite table, dans le voisinage dun fauteuil, se trouvaient une armée de bouteilles, un seul verre et des débris de viandes. La pensée mest venue que Pâquerette se soignait plus quelle ne soignait la moribonde. Jai baisé le front de Marie, je me suis assis sur le bord de la couche, tenant une de ses mains. Elle a tourné la tête lentement et ma souri, me disant quelle ne souffrait pas, quelle se reposait. Sa parole, un peu rauque, nétait plus quun murmure faible et caressant. Le front incliné, elle me regardait de ses yeux fiévreux et agrandis ; il y avait de létonnement, de la tendresse dans ses regards larges. Une piété immense ma serré au coeur en face de cette misérable. Jai cru que jallais pleurer. Pâquerette est remontée, chargée de nouvelles bouteilles et de nouvelles viandes. Elle a ouvert la fenêtre, se plaignant du mauvais air ; elle sest établie commodément dans le fauteuil, devant la table, puis sest mise à manger bruyamment, parlant en mâchant, questionnant Marie sur ses amants, sur sa vie de la veille. Elle semblait ignorer que cette enfant était malade ; elle la traitait en paresseuse qui aime à garder le lit et à se faire plaindre. Je regardais cette femme avec dégoût, rapetissée sur elle-même, léchant ses doigts gras, ricanant, la bouche pleine, plaisantant la mourante et me jetant des regards sournois et cyniques, de ces regards de courtisane affolée que certaines vieilles ont encore dans leurs yeux rougis. Pâquerette, cessant de manger, a tourné à demi son fauteuil ; puis, croisant les mains sur ses jupes, elle nous a regardés, Marie et moi, allant de lun à lautre, riant dun rire mauvais. Eh ! ma belle, a-t-elle dit à la malade en me désignant du doigt, nest-ce pas là un beau garçon ? Son coeur est neuf et a besoin de nouvelles amours. Marie a souri tristement, fermant les yeux, retirant sa main que la mienne avait gardée. Vous vous trompez, ai-je répondu à Pâquerette après un moment de silence, mon coeur nest pas veuf. Jaime Laurence. Marie a soulevé ses paupières et ma rendu ses doigts que jai trouvés plus agités, plus brûlants. Laurence, Laurence, ricanait la vieille, elle se moque bien de vous ! Voilà les hommes. Ils aiment qui les trahit et les abandonne. Cherchez femme, mon pauvre monsieur. Je nentendais pas distinctement, naccordant dordinaire aucune attention aux bavardages de cette vieille. Et je ne sais pourquoi, jai éprouvé un vague malaise. Une chaleur inconnue a empli mon être dun frisson douloureux. Écoutez, mes enfants, a ajouté Pâquerette en prenant ses aises, je suis une bonne femme, il me déplaît quon se moque de vous. Vous êtes gentils tous deux, doux comme des agneaux, bons comme du pain. Jai rêvé de vous marier ensemble ; je sais que jamais je naurai fait embrasser deux meilleures petites créatures. Allons, monsieur, prenez Madame dans vos bras. Je rencontre tous les jours Laurence et Jacques qui se caressent dans lescalier. Je regardais Marie. Elle était calme, son pouls ne battait pas plus vite. Elle paraissait rêver les yeux fixés sur moi, et je ne savais si elle me voyait dans son rêve. Les baisers que Jacques pouvait donner à Laurence ne la troublaient pas dans la tranquille amitié quelle avait pour lui. Moi, je sentais la chaleur insupportable monter dans ma poitrine et métouffer. Jignorais quel était cet engourdissement soudain qui me causait une douleur sourde, profonde, allant jusquà lâme. Je ne songeais ni à Laurence ni à Jacques ; jécoutais Pâquerette, et létouffement augmentait, me serrait à la gorge. Pâquerette frottait lentement ses mains sèches ; ses yeux gris, perdus sous ses paupières molles, brillaient étrangement dans son visage jaune. Elle a repris dune voix plus cassée. Vous êtes là à vous regarder comme de grands innocents. Navez-vous pas compris, Claude ? Jacques vous prend Laurence, prenez Marie. Eh ! tenez, la petite sourit : elle ne demande pas mieux, allez. De cette façon, personne ne sera veuf, les uns nauront pas à faire des reproches aux autres. Voilà comme tout doit sarranger en cette vie. Marie a levé la main avec impatience, lui faisant signe de se taire. Cette voix aigre donnait un frisson à sa chair émaciée. Puis, son visage a pris une paix mélancolique, un air dextase recueillie ; elle ma regardé, rêveuse, et ma dit dune voix pénétrante, dune voix que je ne lui connaissais pas : Voulez-vous, Claude ? Je vous aimerai bien. Et elle sest levée. Un accès de toux a rejeté sur le lit son corps secoué horriblement, tout pantelant de douleur. Les bras ouverts et tordus, la tête renversée, elle suffoquait. Sa poitrine à demi découverte, cette pauvre poitrine que la souffrance avait faite si enfantine, si chaste, se soulevait affreusement comme pleine dun vent furieux. Puis la terrible toux sest apaisée, lenfant sest allongée, pâle, les joues violettes, comme foudroyée daccablement et dinsensibilité. Jétais resté sur le bord de la couche, secoué moi-même par les déchirements de la mourante. Je navais pas osé bouger, cloué de pitié et deffroi. Ce que javais devant moi était si profond dhorreur et de tendresse, si lamentable et si répugnant, que je ne sais comment exprimer la sainte peur qui me tenait là, navré, plein de dégoût et de miséricorde. Jétais tenté de battre Pâquerette, de la chasser ; jaurais voulu embrasser Marie comme un frère, lui donner mon sang pour rendre la vie et la fraîcheur à sa chair moribonde. Ainsi, jen étais arrivé à ce point : une femme perdue de vieillesse et de débauche moffrait déchanger mon coeur contre un autre coeur, de céder ma maîtresse à un de mes amis et de lui acheter ainsi la sienne ; elle me faisait voir tout lavantage de ce marché, elle riait de lexcellente histoire. Et lamante quelle voulait me donner appartenait déjà à la mort. Marie se mourait, et Marie me tendait les bras. Pauvre innocente ! sa pureté étrange lui cachait toute lhorreur de son baiser. Elle avançait les lèvres comme une vierge, ne comprenant pas que jaurais mieux aimé mourir que de toucher à sa bouche, moi plein de Laurence. Cette chair pâle, brûlée par la fièvre, ne portait plus la trace des embrassements qui lavaient rougie ; mais elle était morte déjà, sanctifiée, si pure que jaurais cru commettre un sacrilège en lui donnant un dernier frisson de volupté. Pâquerette a regardé curieusement la crise de Marie. Cette femme ne croit pas à la souffrance des autres. Elle aura avalé de travers, a-t-elle dit, sans songer que la malade ne mangeait plus depuis quinze jours. Jai été pris, à ces paroles, dune colère aveugle. Jaurais volontiers souffleté cette face jaune qui ricanait, et, comme la misérable ouvrait de nouveau les lèvres : Taisez-vous ! lui ai-je crié dune voix éclatante et indignée. La vieille a reculé son fauteuil avec effroi. Elle ma regardé, peureuse, indécise ; puis, voyant que je ne riais point, elle a fait un geste dhomme ivre, et a balbutié dun ton traînant : Alors, sil est défendu de plaisanter, il faut le dire. Moi, jai toujours le mot pour rire : tant pis pour ceux qui pleurent. Vous ne voulez pas de Marie, nen parlons plus. Et elle a poussé le fauteuil devant la table, où elle sest versé un grand verre de vin quelle a bu à petits coups. Je me suis penché sur Marie, qui râlait doucement, endormie par la souffrance. Je lai baisée au front, en frère. Comme je sortais, Pâquerette sest tournée vers moi. Monsieur Claude, ma-t-elle crié, vous nêtes pas aimable, mais je ne vous en donnerai pas moins un bon avis. Si vous aimez Laurence, veillez sur elle. XXIV Je suis jaloux, jaloux de Laurence ! Cette Pâquerette a mis en moi leffroyable tourment. Jai descendu, un à un, tous les degrés du désespoir, aujourdhui mon infamie et ma souffrance sont complètes. Je sais comment se nomme cette chaleur inconnue qui emplissait ma poitrine et métouffait. Cette chaleur était la jalousie, un flot brûlant dangoisse et de terreur. Ce flot a monté, il a envahi tout mon être. Maintenant, je nai pas un membre qui ne soit endolori et jaloux, qui ne se plaigne de lhorrible étreinte dont crie toute ma chair. Je ne sais comment les autres sont jaloux. Moi, je suis jaloux de tout mon corps, de tout mon coeur. Lorsque le doute est entré en moi, il veille, travaille impitoyablement ; il me blesse à chaque seconde, me fouille, entre toujours plus avant. La douleur est physique ; lestomac se serre, les membres saffaissent, la tête se creuse, il y a faiblesse et fièvre. Et, au-dessus de ces maux des nerfs et des muscles, je sens langoisse de mon coeur, profonde, éperdue, qui me presse, me brûle sans relâche. Une seule idée tourne sur elle-même dans le vide immense de ma pensée : je ne suis plus aimé, je suis trompé, et mon cerveau bat comme une cloche sous cet unique son, mes entrailles ont un même frémissement, tordues et déchirées. Rien nest plus douloureux que ces heures de jalousie qui me frappent doublement dans la matière et dans laffection. La souffrance de la chair et la souffrance du coeur sunissent en une sensation dune accablante pesanteur, inexorable, mécrasant toujours. Et moi, je perds le souffle, mabandonnant, descendant de plus en plus dans mes soupçons, agrandissant ma blessure, mévanouissant à la vie, ne vivant que de la pensée qui me ronge. Si je souffrais moins, je voudrais savoir de quoi est faite ma souffrance. Jaurais un âpre plaisir à interroger mon corps, à questionner ma tendresse. Je suis curieux de voir le fond de mes désespoirs. Sans doute, il y a là les mille méchantes choses de lamour, légoïsme et lamour-propre, la lâcheté et les passions mauvaises ; il y a la révolte des sens, les vanités de lintelligence. Cette femme qui sen va, lasse de mes caresses, et qui me préfère un autre homme, me blesse dans tout mon être ; elle me dédaigne, elle déclare quelle a trouvé un amour plus doux, plus pur que le mien. Puis, il y a surtout un sentiment dimmense solitude. On se sent abandonné, on frissonne deffroi ; on ne peut vivre sans cette créature quon sétait plu à regarder comme une compagne éternelle ; on a froid, on tremble, on préférerait mourir que de rester orphelin. Jexige que Laurence soit à moi. Je nai quelle et je la garde en avare. Je saigne, lorsque je songe que Pâquerette a peut-être raison, et que demain je serai sans amour. Je ne veux pas rester tout seul dans ma misère, au fond de mon abaissement. Jai peur. Et pourtant je ne puis fermer les yeux, vivre dans lignorance. Certains garçons, lorsquils sentent quune femme leur est nécessaire, lacceptent telle quelle est ; ils nont garde de risquer leur paix en fouillant sa vie. Moi, je ne me sens pas la force dignorer. Je doute. Mon malheureux esprit me pousse à me désabuser ou à me convaincre ; jai besoin de pénétrer Laurence, de mourir, si elle doit mabandonner. Le soir, je feins de sortir, je me glisse furtivement chez Marie. Pâquerette sommeille ; la mourante me sourit faiblement, sans tourner la tête. Je vais à la fenêtre et je my établis. De là, jespionne, je me penche pour voir dans la cour et dans la chambre de Jacques. Je reviens parfois entrebâiller la porte, jécoute les bruits de lescalier. Ce sont des heures cruelles. Mon esprit tendu travaille avec labeur, mes membres tremblent danxiété et dattention prolongée. Lorsque des voix montent de la chambre de Jacques, lémotion me serre à la gorge. Si jentends Laurence quitter notre mansarde et quelle ne paraisse pas sur le seuil, en bas, une brûlure me traverse la poitrine : jai compté les marches, je me dis quelle sest arrêtée au troisième étage. Alors, je me courbe, au risque de tomber ; je voudrais entrer par cette fenêtre qui souvre à cinq mètres au-dessous de moi. Je crois entendre des sons de baisers, je saisis mon nom prononcé avec des rires ironiques. Puis, lorsque Laurence se montre enfin sur le seuil, dans la cour, la brûlure me traverse de nouveau. Je reste haletant, brisé. Elle me surprend, je ne lattendais pas. Je commence à douter, je ne sais plus si jai bien compté les marches quelle avait à descendre. Longtemps je joue ce jeu cruel avec moi-même. Jinvente des embûches, et, le sang me montant aux yeux, je ne me rappelle plus ce que jai vu. La certitude me fuit, les soupçons naissent et meurent plus dévorants chaque jour. Jai une science infernale pour épier et raisonner les causes de ma souffrance ; mon esprit sempare âprement des faits les plus minces, il les assemble, les lie, en tire des déductions merveilleuses. Je fais cette petite besogne avec une étonnante lucidité ; je compare, je discute, jaccueille, je rejette, en véritable juge dinstruction. Mais, dès que je crois tenir une certitude, mon coeur éclate, ma chair tressaille, je suis plus quun enfant qui pleure, en sentant la réalité lui échapper. Jaimerais à pénétrer la vie de mes compagnons, à fouiller les mystères, jai la curiosité de tout ce que je ne sais pas, je me plais étrangement à ces délicates opérations de lintelligence, en quête dune solution inconnue. Il y a une volupté exquise à peser chaque mot, chaque souffle ; on na que quelques vagues données, et on arrive, par une marche lente et sûre, mathématique, à la connaissance de la vérité entière. Je puis mettre ma sagacité au service de mes frères. Lorsquil sagit de moi, je suis agité dune telle passion que je ne sais ni voir ni entendre. Hier, je suis resté deux heures dans la chambre de Marie. La nuit était noire, humide. En face, sur la muraille nue, la fenêtre de Jacques jetait un carré de lumière jaune. Des ombres allaient et venaient dans ce carré, bizarres, agrandies. Javais entendu Laurence fermer notre porte, et elle nétait pas descendue dans la cour. Je reconnaissais lombre de Jacques, sur le mur, longue et roide, sagitant avec des mouvements secs et précis. Il y avait une autre ombre, plus courte, plus lente, plus indécise dans ses gestes ; je croyais reconnaître cette ombre, qui me paraissait avoir une tête forte, grossie par un chignon de femme. Par instants, le carré de lumière jaune sétendait, pâle et blafard, vide et calme. Et moi, penché, haletant, je regardais avec une attention douloureuse, souffrant de ce vide et de ce calme de la lumière, souhaitant avec angoisse quune masse noire apparût, me livrant son secret. Puis, brusquement, le carré se peuplait : une ombre passait, deux ombres se mêlaient, démesurées, dune telle étrangeté que je ne pouvais saisir les formes ni expliquer les mouvements. Mon esprit cherchait avec désespoir le sens de ces taches sombres qui sallongeaient, sélargissaient, laissant deviner parfois une tête ou un bras. La tête et le bras se déformaient aussitôt, se fondaient. Je napercevais plus quune sorte de flot dencre oscillant, se répandant de tous côtés, barbouillant la muraille. Je voulais comprendre, et jarrivais à distinguer des silhouettes monstrueuses danimaux, des profils étranges. Je me perdais dans le cauchemar de cette vision, je suivais avec terreur ces masses qui dansaient sans bruit, je frémissais à la pensée de ce que jallais découvrir, je pleurais de rage en voyant que tout cela navait aucun sens et que je ne saurais rien. Et, tout à coup, le flot dencre, dans un dernier saut, dans une dernière grimace, coulait le long du mur, le long des ténèbres. Le carré de lumière jaune restait de nouveau désert, morne. Les ombres avaient passé, sans me rien révéler. Je me penchais, plus désespéré, attendant le terrible spectacle, me disant que ma vie dépendait de ces taches noires qui gambadaient sur la muraille jaunie. Une sorte de fureur a fini par me prendre devant ce drame ironique qui se jouait en face de moi. Ces personnages étranges, ces scènes rapides et incompréhensibles me raillaient ; jaurais voulu pouvoir faire cesser cette farce lugubre. Je me sentais brisé démotion, dévoré de doute. Je suis doucement sorti de la chambre de Marie, jai ôté mes souliers que jai posés sur le palier ; puis, oppressé, anxieux, je me suis mis à descendre lescalier, marrêtant à chaque marche, écoutant le silence, épouvanté des légers bruits qui montaient. Arrivé devant la porte de Jacques, après cinq longues minutes de peur et dhésitation, je me suis courbé lentement, péniblement, et jai entendu craquer les os de mon cou. Jai appliqué mon oeil droit au trou de la serrure : je nai vu que les ténèbres. Alors, jai collé mon oreille contre le bois de la porte : le silence bourdonnait, et il y avait dans ma tête un grand murmure qui mempêchait dentendre. Des flammes passaient devant mes regards, un grondement sourd et grandissant emplissait le corridor. Le bois de la porte brûlait mon oreille ; il me semblait tout vibrant. Derrière cette porte, je pensais saisir par instants des soupirs étouffés, puis la mort me paraissait avoir passé dans cette chambre silencieuse. Et je ne savais plus. Je ne pouvais rien arracher de précis à ce silence tumultueux, à cette nuit pleine déclairs. Jignore combien de temps je suis resté courbé contre la porte ; je me souviens seulement que le froid du carreau me glaçait les pieds, et quun grand tremblement secouait mon corps couvert de sueur. Langoisse et lépouvante me tenaient cloué, ramassé sur moi-même, nosant bouger, tordu par la jalousie, aussi frissonnant que si je venais de commettre un crime. Je suis remonté en chancelant, me heurtant aux murs. Jai ouvert de nouveau la fenêtre de Marie, ayant encore besoin de souffrance, ne pouvant me soustraire à la cuisante volupté de mes déchirements. La muraille, en face, était noire ; la toile venait de tomber sur le drame, la nuit régnait. En sortant, jai contemplé Marie qui dormait, les mains jointes. Je crois que je me suis agenouillé devant la couche, adressant à je ne sais quelle divinité une prière dont les paroles me montaient aux lèvres. Je me suis couché, grelottant, et jai fermé les yeux. Je voyais, au travers de mes paupières, la lueur de la chandelle, posée sur une petite table en face de moi, et javais ainsi un large horizon rose que je peuplais de figures lamentables. Jai la triste puissance du rêve, la faculté de créer de toutes pièces des personnages qui vivent presque de la vie réelle ; je les vois, je les touche, ils jouent comme des acteurs vivants les scènes qui se passent dans ma pensée. Je souffre et je jouis dautant plus puissamment que mes idées se matérialisent et que je les perçois, les yeux fermés, par tous mes sens, par toute ma chair. Dans la lueur rose, je voyais Laurence demi-nue entre les bras de Jacques. Je voyais la chambre qui mavait paru noire, silencieuse, et maintenant elle était pleine de rires, de clartés. Les deux amants, dans un flot de lumière éclatante, se serraient étroitement ; ils étaient là, sous mes yeux, prenant toutes les attitudes que rêvait mon esprit éperdu. Ce nétaient plus de simples pensées, une jalousie de coeur, cétaient des tableaux horribles, vivants, dune netteté effrayante. Mon corps se révoltait et criait ; je sentais que le drame se passait en moi, que je pouvais voiler ces images ; je les découvrais, je les étalais, je les évoquais plus nues, plus vigoureuses, je menfonçais à plaisir dans ces spectacles que je me donnais largement pour souffrir davantage. Mes doutes se faisaient chair, je savais et je voyais enfin, je trouvais dans mon imagination des certitudes pleines de douloureuses délices. Laurence est entrée et a refermé la porte brutalement. Elle apportait du dehors un parfum indéfinissable de tabac et de liqueur. Je nai pas ouvert les paupières, écoutant ses pas et le froissement des étoffes, tandis quelle se déshabillait. Je regardais la lueur rose ; et, au-delà, il me semblait voir cette femme, lorsquelle passait devant moi, rire de pitié, se moquer du geste, croyant que je dormais. Elle sest couchée, poussant un soupir léger, et a pris ses aises pour sendormir. Alors toute la douleur de la soirée ma monté à la gorge ; une rage indicible ma pris, à la sensation de cette chair froide qui touchait la mienne. Jai pensé que Laurence me revenait lasse de volupté, molle et humide de trahison et de débauche. Je me suis dressé sur mon séant, serrant les poings. Doù viens-tu ? ai-je demandé à Laurence dune voix sourde et tremblante. Elle a ouvert lentement les yeux quelle avait déjà fermés, et elle ma regardé un instant, étonnée, sans répondre. Puis, avec un mouvement dépaules : Je viens, ma-t-elle répondu, de chez la fruitière du haut de la rue, qui mavait invitée à prendre le café. Je voyais sa face de bas en haut : les paupières lasses retombaient delles-mêmes, les traits exprimaient la satiété et lassouvissement. Jai senti le sang maveugler à la voir si pleine des baisers dun autre. Son cou, large et gonflé, se tendait à moi, me sollicitant au crime ; il était gros et court, impudent et lubrique ; il blanchissait insolemment, se moquant et me défiant. Tout ce qui mentourait a disparu ; je nai plus aperçu que ce cou. Tu mens ! ai-je crié. Et jai pris le cou entre mes doigts crispés, voyant rouge. Jai secoué violemment Laurence, serrant de toutes mes forces. Elle se laissait aller, obéissant aux secousses, sans une plainte, molle et abrutie. Je ne sais quel plaisir javais à sentir ce corps tiède et souple se plier, se fondre au gré de ma rage. Puis, un frisson glacial ma pénétré dépouvante, jai cru voir du sang ruisseler le long de mes doigts, je me suis rejeté sur loreiller, sanglotant, ivre de douleur. Laurence a porté la main à son cou. Elle a respiré fortement, à trois reprises, et elle sest recouchée, me tournant le dos, sans une parole, sans une larme. Je lavais échevelée. Sur sa nuque, japercevais une trace bleuâtre rendue plus sombre par lombre des cheveux qui cachaient à demi les épaules. Mes pleurs maveuglaient, mon coeur était plein dune compassion immense et douloureuse. Je pleurais sur moi qui venais de maltraiter une femme, je pleurais sur Laurence dont javais entendu crier les os sous mes doigts. Tout mon être sanéantissait dans un remords poignant, mon âme navrée cherchait avec désespoir à réparer ce qui ne pouvait être oublié. Je reculais, plein de dégoût et de frayeur, devant la bête fauve que javais sentie séveiller et mourir en moi ; je souffrais de terreur, de honte, de pitié. Je me suis approché de Laurence, je lai prise dans mes bras, lui parlant bas, à loreille, dune voix caressante et désolée. Je ne sais ce que je lui ai dit. Mon coeur était plein, je lai vidé. Mes paroles ont été une longue prière, ardente et humble, douce et violente, pleine dorgueil et de bassesse. Je me suis livré entier, dans le passé, dans le présent, dans lavenir ; jai fait lhistoire de mon coeur, jai fouillé jusquau plus profond de mon être pour ne rien cacher. Javais besoin de pardon, javais aussi besoin de pardonner. Jai accusé Laurence, je lui ai demandé de la loyauté et de la franchise, je lui ai dit combien elle mavait fait pleurer. Je ne lui adressais pas des reproches pour me mieux excuser ; mes lèvres souvraient malgré moi, tout le présent memplissait, mes pensées de chaque jour sunissaient en une seule plainte tendre et résignée, dégagée de toute colère, de toute rancune. Mes reproches, mes confidences ont été mêlés deffusions damour, de tendresses soudaines ; jai parlé ce langage de la passion, puéril et ineffable, montant en plein ciel, me traînant à terre ; je me suis servi de cette poésie adorable et ridicule des enfants et des amants ; jai été fou, passionné, ivre. Et jallais ainsi, comme dans un rêve, interrogeant, répondant, parlant dune voix profonde et régulière, pressant Laurence contre ma poitrine. Pendant une grande heure, jai entendu les paroles qui, delles-mêmes, sortaient de ma bouche, douces, navrées ; je me soulageais à écouter cette musique pénétrante, il me semblait que mon pauvre coeur endolori se berçait et sendormait. Laurence, les yeux ouverts, regardait le mur, impassible. Ma voix ne semblait pas arriver jusquà elle. Elle était là aussi muette, aussi morte que si elle sétait trouvée dans une grande nuit, dans un grand silence. Son front dur, sa bouche froide et crispée annonçaient la résolution implacable de ne pas écouter, de ne pas répondre. Alors jai éprouvé un âpre désir dobtenir une parole de cette femme. Jaurais donné mon sang pour entendre la voix de Laurence ; tout mon être se portait vers elle, la conjurait, la priait à mains jointes de parler, de prononcer un seul mot. Je pleurais de son silence, une sorte de vague malaise grandissait en moi à mesure quelle devenait plus morne et plus impénétrable. Je me sentais glisser à la folie, à lidée fixe ; javais limpérieux besoin dune réponse ; je faisais des efforts surhumains de prières et de menaces pour contenter ce besoin qui me dévorait. Jai multiplié mes questions, appuyé sur mes demandes, changé la forme de mes interrogations, les rendant plus pressantes ; je me suis servi de toute ma douceur, de toute ma violence, implorant, ordonnant, parlant dun ton caressant et soumis, puis me laissant emporter par la colère, et me faisant ensuite plus humble, plus insinuant encore. Laurence, sans un frisson, sans un regard, paraissait ignorer ma présence. Toute ma volonté, tout mon désir furieux se brisaient contre limpitoyable surdité de cet être qui se refusait à moi. Cette femme méchappait. Je devinais une barrière infranchissable entre elle et moi. Je tenais son corps étroitement serré, je sentais ce corps sabandonner avec dédain à mon embrassement. Mais je ne pouvais ouvrir cette âme, entrer dedans ; le coeur et la pensée se dérobaient ; je ne pressais quun lambeau sans vie, si las, si usé quil ne disait rien à mes bras. Et jaimais, et je voulais posséder. Je retenais avec désespoir la seule créature qui me restât, jexigeais quelle mappartînt, javais des fureurs davare lorsque je croyais quon allait me la prendre et quelle mettait quelque complaisance à se laisser voler. Je me révoltais, jappelais toutes mes forces pour défendre mon bien. Et voilà que je ne pressais quun cadavre sur ma poitrine, quune chose inconnue qui métait étrangère, dont je ne pouvais pénétrer le sens. Oh ! frères, vous ignorez cette souffrance, ces élans damour qui se heurtent à un corps inanimé, cette résistance froide dune chair dans laquelle on voudrait se fondre, ce silence en réponse à tant de sanglots, cette mort volontaire qui pourrait aimer, quon supplie de toute sa puissance, et qui naime pas. Lorsque la voix ma manqué, lorsque jai désespéré danimer jamais Laurence, jai posé la tête sur son sein, loreille contre son coeur. Là, appuyé à cette femme, les yeux ouverts, regardant la mèche de la chandelle qui charbonnait, jai passé ma nuit à songer. Jentendais le râle de Marie, coupé de hoquets, qui me venait au travers de la cloison, berçant mes pensées. Jai songé. Jécoutais les battements réguliers du coeur de Laurence. Je savais que ce nétait là quun flot de sang, je me disais que je suivais dans leur cadence les bruits dune machine bien réglée, et que la voix qui parvenait jusquà moi nétait que celle dun mouvement dhorloge inconscient, obéissant à un simple ressort. Et pourtant je minquiétais, jaurais voulu démonter la machine, aller la chercher pour en étudier les plus minces pièces ; je songeais sérieusement, dans ma folie, à ouvrir ce sein, à prendre ce coeur et à voir pourquoi il battait dune façon si douce et si profonde. Marie râlait, le coeur de Laurence battait presque dans ma tête. À ce double bruit, qui parfois se confondait en un seul, jai songé à la vie. Je ne sais pourquoi un désir insatiable de virginité me poursuit dans mon abaissement. Toujours jai en moi la pensée dune pureté immaculée, haute, inaccessible, et cette pensée séveille plus cuisante au fond de chacun de mes désespoirs. Tandis que jappuyais ma tête sur le sein flétri de Laurence, je me suis dit que la femme était née pour un seul amour. Là est la vérité, lunique mariage possible. Mon âme est si exigeante quelle veut toute la créature quelle aime, dans son enfance, dans son sommeil, dans sa vie entière. Elle va jusquà accuser les rêves, jusquà déclarer que lamante est souillée si elle a reçu en songe les embrassements dune vision. Toutes les jeunes filles, les plus pures, les plus candides nous arrivent ainsi déflorées par le démon de leurs nuits : ce démon les a pressées dans ses bras, a fait frémir leur chair innocente, leur a donné, avant lépoux, les premières caresses. Elles ne sont plus vierges, elles nont plus la sainte ignorance. Moi, je voudrais que lépouse me vînt au sortir des mains de Dieu ; je la voudrais blanche, épurée, morte encore, et je léveillerais. Elle vivrait de moi, ne connaîtrait que moi, naurait de souvenirs que ceux qui lui viendraient de moi. Elle réaliserait ce rêve divin dun mariage de lâme et du corps, éternel, tirant tout de lui-même. Mais lorsque les lèvres de la femme connaissent dautres lèvres, lorsque les seins ont frémi sous dautres étreintes, lamour ne peut être quune angoisse de chaque jour, une jalousie de chaque heure. Cette femme ne mappartient pas, elle appartient à ses souvenirs ; elle se tord dans mes bras songeant peut-être à danciennes tendresses ; elle méchappe sans cesse, elle a toute une vie qui na pas été la mienne, elle nest pas moi. Jaime et je me déchire ; je sanglote devant cette créature que je ne possède pas, que je ne peux plus posséder en entier. La chandelle fumait, la chambre semplissait dun air épais, jaunâtre. Jentendais le râle de Marie, plus saccadé. Jécoutais le coeur de Laurence et je ne savais en comprendre le langage. Ce coeur parlait sans doute une langue inconnue ; je retenais mon souffle, je tendais mon intelligence ; le sens méchappait toujours. Peut-être me racontait-il le passé de la misérable, son histoire de honte et de misère. Il battait, lent, ironique, laissant tomber les syllabes avec effort, il ne se hâtait pas de finir, il paraissait se complaire dans le récit de lhorrible aventure. Je devinais par instants ce quil pouvait dire. Jignorais le passé, javais refusé de le connaître, tâché de loublier ; mais, de lui-même, il sévoquait, il apparaissait à ma pensée tel quil avait dû être. Je savais quelles infamies il me fallait imaginer ; même dans lignorance où je métais enfermé, je dépassais sans doute le réel, je tombais dans le cauchemar, exagérant le mal. À cette heure, jaurais voulu tout savoir, dans la vérité des faits. Je prêtais loreille à ce coeur cynique et lourd qui me contait à voix basse la longue histoire, en une langue inconnue, et je ne pouvais suivre le discours, ne sachant que penser des quelques mots que je croyais saisir au passage. Puis, soudain, le coeur de Laurence a changé de langue. Il a parlé de lavenir, et je lai compris. Il battait nettement, causant plus vite, avec plus dâpreté, plus dironie. Il disait quil allait au ruisseau et quil avait hâte dy arriver. Laurence me quitterait le lendemain, elle reprendrait sa vie de hasards ; elle appartiendrait à la foule, elle descendrait les quelques degrés qui la séparaient encore du fond de légout. Alors elle serait brute, elle ne sentirait plus rien, et se déclarerait heureuse. Elle mourrait une nuit, sur le trottoir, soûle et éreintée. Le coeur me disait que le corps irait à lamphithéâtre, et que là on le couperait en quatre pour savoir ce quil contenait damer et de nauséabond. Moi, à ces paroles du maudit, je voyais Laurence bleuie, traînée dans la boue, marbrée de caresses infâmes, étendue toute raide sur la pierre blanche. On fouillait avec des couteaux minces les entrailles de celle que jaimais à en mourir et que je pressais désespérément entre mes bras. La vision grandissait, la chambre se peuplait de fantômes. Un monde de débauche passait en longue procession désolée. La vie, avec ce quelle a dhorrible et de souillé se déroulait à mes yeux, en tableaux effrayants. Toute la saleté humaine se dressait devant moi, drapée de soie, couverte de haillons, jeune et belle, vieille et décharnée. Le défilé de ces hommes et de ces femmes, allant à la pourriture, a duré longtemps et ma épouvanté. Le coeur battait, battait. Il disait maintenant avec colère : « Ta maîtresse vient de la nuit et va à la fange. Tu maimes, moi je ne taimerai jamais, parce que je suis un coeur manqué qui ne saurait servir à rien. Tu es infâme vainement ; tu veux descendre à la boue, la boue ne peut monter à toi. Tu interroges le silence, tu téclaires avec la nuit ; tu secoues un cadavre inconnu que tu ferais mieux de porter tout de suite sur la dalle de lamphithéâtre. » Je ne sais plus. Le coeur a cessé de battre, la mèche de la chandelle sest éteinte dans un flot de suif. Je suis resté sur le sein de Laurence, me croyant au fond dun grand trou noir, humide et désert. Marie râlait. XXV Ce matin, en méveillant, jai eu un élan de douloureux espoir. La fenêtre était restée ouverte, et je me trouvais glacé. Je me suis pressé le front entre les mains, je me suis dit que toute cette fange ne pouvait être, que je rêvais à plaisir linfamie. Je sortais dun songe horrible ; tout secoué encore par la vision, jai souri en pensant que ce nétait quun songe et que jallais reprendre ma vie calme au soleil. Je me refusais au souvenir, je me révoltais, je niais. Javais lindignation de lhonneur. Non, il était impossible que je souffrisse à ce point, que la vie fût si mauvaise, si honteuse ; il était impossible quil existât de pareilles hontes et de pareilles douleurs. Je me suis levé doucement, je suis allé à la fenêtre aspirer de toutes mes forces lair du matin. Jai vu Jacques au-dessous de moi, qui sifflait tranquillement en regardant dans la cour. Alors, il mest venu la pensée de descendre, de linterroger ; cétait un esprit froid et juste qui calmerait ma fièvre, un honnête homme qui répondrait avec franchise à mes questions, qui me dirait sil aimait Laurence et quels étaient ses rapports avec elle. Là serait peut-être la guérison. Je naurais plus cette terrible chaleur qui me dévorait la poitrine, je me reposerais en Laurence, jadopterais une sage ligne de conduite qui nous tirerait, elle et moi, de cet amour désespéré et sanglant où nous étions plongés. Vous le voyez, frères, près du terrible dénouement, jen étais encore à lespérance. Oh ! mon pauvre coeur, grand enfant que chaque plaie rend plus jeune et plus chaud ! En passant devant Laurence, pour aller chez Jacques, jai regardé un instant cette fille endormie, et, après tant de larmes, jai de nouveau espéré la rédemption. Jai trouvé Jacques au travail. Il ma tendu la main loyalement, avec un sourire clair et franc. Je lai regardé au visage, en face ; je nai pas vu dans ses traits paisibles la trahison que jy cherchais. Si ce garçon me trompe, il ne sait pas quil fait saigner mon coeur. Eh quoi ! ma-t-il dit en riant, nes-tu plus paresseux ? Cest bon pour moi, homme sérieux, de me lever à six heures. Écoute, Jacques, ai-je répondu, je suis malade, je viens me guérir. Jai perdu conscience de ce qui mentoure, je mignore moi-même. Ce matin, au réveil, jai compris que le sens de la vie méchappait, je me suis senti perdu dans le vertige et laveuglement. Cest pourquoi je suis descendu te serrer la main et te demander aide et conseil. Je suivais sur la face de Jacques leffet de mes paroles. Il est devenu grave et a baissé les yeux. Il navait pas lattitude dun coupable, il avait presque celle dun juge. Jai ajouté dune voix vibrante : Tu vis à mon côté, tu sais quelle est ma vie. Jai eu ce malheur, au début, de rencontrer une femme qui a pesé sur moi et qui ma écrasé. Jai gardé longtemps cette femme par pitié et par justice. Aujourdhui, jaime Laurence, je la garde par rage damour. Je ne viens pas te demander demployer ta sagesse à me séparer delle ; je veux, sil est possible, que tu me donnes de derniers espoirs, en apaisant ma fièvre, en me faisant voir que tout nest pas honte en moi. Je te lai dit, je ne me connais plus moi-même. Rends-moi le service de fouiller mon être, de létaler saignant devant mes yeux. Si je nai plus rien de bon, si je suis souillé de coeur et de chair, je suis bien décidé à menfoncer, à me noyer dans la boue. Si, au contraire, tu parviens à me donner une espérance de rachat, je ferai de nouveaux efforts pour revenir à la lumière. Jacques mécoutait, hochant la tête tristement. Jai continué après un silence : Je ne sais si tu mentends bien. Jaime Laurence avec emportement, jexige quelle me suive dans la lumière ou dans la boue. Je mourrais de peur, si elle me laissait seul au fond de la honte ; mon coeur éclatera lorsque japprendrai quelle a, dans son écrasement, trouvé dautres baisers que les miens. Elle est à moi de toute sa misère, de toute sa laideur. Personne ne voudrait de cette pauvre créature. Cette pensée me la rend plus chère, plus précieuse ; elle est indigne de tous, moi seul laccepte ; si je savais quun autre eût mon triste courage, ma rage jalouse serait dautant plus grande quil faudrait plus damour, plus de dévouement à celui qui me volerait Laurence. Ne raisonne donc pas avec moi, Jacques ; je nai que faire de tes idées sur la vie, de tes volontés et de tes devoirs. Je suis trop haut ou trop bas pour te suivre dans ta voie. Toi qui as lesprit sain, tâche seulement de massurer que Laurence maime, que jaime Laurence, que je dois laimer. Je métais animé en parlant, je frémissais, jentendais la folie monter. Jacques, de plus en plus grave, de plus en plus triste, me regardait, et, à voix basse : Lenfant ! disait-il, le pauvre enfant ! Puis, il ma pris les mains et les a tenues dans les siennes, se recueillant, gardant le silence. Ma chair brûlait, la sienne était fraîche ; je sentais mon visage se contracter, et je me cherchais vainement dans le sien qui restait grave et fort. Claude, ma-t-il dit enfin, tu rêves, mon ami, tu es hors de la vie, dans le cauchemar et le mensonge. Tu as la fièvre, le délire ; ton coeur et ton corps sont malades. Dans ta souffrance, tu ne vois plus les choses telles quelles sont. Tu donnes des dimensions monstrueuses aux graviers, tu rapetisses les montagnes ; ton horizon est lhorizon du vertige, peuplé de visions terrifiantes qui ne sont quombres et reflets. Je te jure que tes sens et ton âme se trompent, que tu perçois, que tu aimes ce qui nexiste pas. Va, je comprends ta maladie, même jen connais les causes. Tu étais né pour un monde de pureté, dhonneur ; tu venais à nous, sans défense, sans règle, le coeur ouvert, lesprit libre ; tu avais limmense orgueil de croire à la puissance de tes tendresses, à la justice, à la vérité de ta raison. Ailleurs, dans un milieu digne, tu aurais grandi en dignité. Parmi nous, tes vertus ont hâté ta chute. Tu as aimé, lorsquil fallait haïr ; tu as été doux, lorsquil fallait être cruel ; tu as écouté ta conscience et ton coeur, lorsquil ne fallait écouter que ton plaisir et ton intérêt. Et voilà pourquoi tu es infâme. Lhistoire est navrante ; tu dois te trouver bien puni dans tes fiertés qui te poussaient à vivre en dehors des jugements de la foule. Aujourdhui la plaie est saignante, avivée, irritée par tes propres mains qui la déchirent. Tu as porté dans ta chute la fougue de ton caractère, tu as voulu être perdu tout entier, dès que tu as senti le bout de ton pied entrer dans le mal. Maintenant, tu te vautres avec une sainte horreur, avec un emportement de joie amère, sur le lit ignoble où tu tes couché. Je te connais, Claude : tu as la défaite mauvaise, tu ne veux pas être vaincu à demi. Me permets-tu, à moi, lhomme pratique, lhomme sans coeur, dessayer de te guérir en portant le fer rouge sur la plaie ? Jai fait un geste dimpatience, ouvrant les lèvres. Je sais ce que tu vas me dire, a repris Jacques avec plus de vivacité. Tu vas me dire que tu ne veux pas guérir, et que mon fer rouge ne fera pas même crier ta chair déjà trop meurtrie. Je sais encore ce que tu penses, car je vois ta colère et ton dédain. Tu penses que nous valons moins que toi, nous qui naimons, qui ne pleurons pas ; tu penses que nous avons fait ce monde, cette femme dont tu souffres, que nous sommes des lâches, des cruels, et que notre façon dêtre jeune est plus honteuse que ton amour et ton abaissement. Tu viens me crier, à moi qui vis tranquille dans la même boue que toi, que tu te meurs de honte, que je manque dâme, si je ne meurs pas avec toi. Tu as peut-être raison : je devrais sangloter, me tordre les bras. Seulement je ne me sens pas des besoins de pleurer ; je nai pas tes nerfs de femme, ton âpreté ni ta délicatesse de sensation. Je comprends que tu souffres par moi, par les autres, par tous ceux qui aiment sans amour, et jai pitié de toi, pauvre grand enfant, qui me parais tant souffrir dune souffrance que jignore. Si je ne puis monter à toi, mexposer à tes douleurs par trop dâme et trop de justice, je veux au moins, pour te guérir, te donner notre lâcheté et notre cruauté, tarracher ton coeur, te laisser la poitrine vide. Alors, tu marcheras droit dans le chemin de jeunesse. Il avait élevé la voix, il me serrait les mains, fortement, presque avec colère. Ce devait être là toute la passion de Jacques : une passion blanche, faite de raisonnement et de devoir. Moi, pâle devant lui, la tête à demi détournée, je souriais de mépris et dangoisse. Ta Laurence, a-t-il continué avec énergie, ta Laurence est une catin ! Elle est laide, elle est vieille, elle est infâme. Tu vas monter chez toi et me la jeter à la rue ; elle est mûre pour le ruisseau. Voici plus dun an que cette fille te ronge et te souille ; il est temps que tu ôtes la vermine de ton corps, que tu te blanchisses, que tu te laves les mains. Je comprends les surprises de la chair ; jaimerai Laurence une nuit, si elle veut et si je viens à avoir quelque passion mauvaise ; le lendemain, je rendrai au trottoir ce qui appartient au trottoir, et je brûlerai du sucre dans ma chambre. Monte, jette-la par la fenêtre, si elle ne sort pas assez vite par la porte. Sois cruel, sois lâche, sois injuste, commets un crime. Mais, pour lamour de Dieu ! ne garde pas une Laurence chez toi. Ces femmes-là sont un pavé sur lequel on marche ; elles appartiennent aux passants comme les dalles de la rue. Tu prives la foule, en gardant pour toi seul une propriété publique. La justice ici est de ne voler personne. Ne te sers pas en avare du bien de tous. Vois-tu, je cherche quelque insulte pour texaspérer ; je voudrais te rendre digne de ton âge, en tapprenant à injurier la femme, à ten servir pratiquement. Depuis un an, quas-tu fait, si ce nest pleurer ; te voilà mort au travail, tu vis déclassé, en dehors de tout avenir. Laurence est le mauvais ange qui a tué ton intelligence et tes espoirs. Il faut tuer Laurence. Attends, jai une dernière infamie à te jeter à la face. Tu nas pas le droit de vivre pauvre, en vivant avec cette femme ; si tu travaillais, si tu luttais seul, tu pourrais mourir de faim, et tu en mourrais plus grand. Les quelques amis que tu avais se sont éloignés ; tu les as vus sécarter avec froideur, un à un. Tu ne sais pas ce quils disent ? Ils disent quils ne sexpliquent pas tes moyens dexistence, quils ne comprennent pas que tu gardes une maîtresse dans ta misère ; les riches, lorsquils font laumône, disent cela des pauvres qui ont un chien. Ils disent, ces amis, quil y a calcul et que tu manges le pain que Laurence gagne ailleurs. Je me suis dressé dun mouvement brusque, les bras étroitement serrés contre la poitrine. Linsulte mavait atteint en plein visage, jen sentais le froid qui me couvrait la face ; jétais raidi et glacé ; je ne savais plus si je souffrais. Je ne croyais pas en être arrivé déjà à ce degré dabaissement dans les opinions de la foule ; javais désiré une honte volontaire, mais je navais pas voulu linjure. Jai reculé pas à pas vers la porte, regardant Jacques qui sétait levé, lui aussi, et qui me contemplait avec une violence superbe. Quand jai été sur le seuil : Écoutez, ma-t-il dit, vous vous en allez sans me serrer la main, je vois que vous ne me pardonnerez pas la blessure que je viens de vous faire. Pendant que je suis lâche et cruel, jai une dernière infamie à vous proposer. Je ne vous aurai pas torturé, je naurai pas soulevé votre dégoût sans vous guérir. Envoyez-moi Laurence. Je me sens le courage de la garder une nuit ; demain, vos tendresses seront mortes, vous chasserez cette femme qui ne sera plus à vous. Sil vous faut dautres amours pour hâter la consolation, montez vous agenouiller devant le lit de Marie, et aimez-la. Elle ne vous sera pas longtemps à charge. Il parlait avec une colère froide, une conviction haute et dédaigneuse ; il semblait fouler au pied tout amour, marcher sur ces femmes dont il se servait par caprice et par mode ; il regardait droit devant lui, comme voyant son âge mûr le féliciter des hontes raisonnées de sa jeunesse. Ainsi, Jacques, lhomme pratique, se rencontrait avec Pâquerette ; tous deux me conseillaient un échange ignoble, un remède plus écoeurant, plus amer que le mal. Jai fermé la porte violemment, et je suis remonté, presque calme, stupide de douleur. Il y a dans le désespoir un instant où lintelligence échappe, où les événements qui se succèdent se mêlent et nont plus aucun sens. Lorsque je me suis retrouvé devant Laurence endormie, jai oublié que je venais de voir Jacques, je nai plus eu conscience de ses conseils ni de ses insultes ; le coeur et la raison de cet homme me semblaient des abîmes obscurs dans lesquels je ne pouvais descendre. Jétais seul, face à face avec mon amour, comme hier, comme toujours ; je navais plus quune pensée, celle déveiller Laurence, de létreindre, de la forcer à la vie et aux baisers. Je lai éveillée, je lai prise avec emportement dans mes bras, je lai serrée à la faire crier. Javais une rage muette, une volonté implacable. Jétais las dêtre en dehors de Laurence, dignorer ce qui se passait en elle ; je trouvais plus simple dêtre elle-même. Je me disais que là je naurai plus de soupçons, que je la forcerais bien à maimer, en échauffant son coeur sous mes caresses. Laurence ne mavait pas parlé depuis deux jours. La douleur a desserré ses lèvres. Elle sest débattue et ma crié dune voix mauvaise : Laisse-moi, Claude, tu me fais mal ! La singulière idée déveiller les gens en les étouffant ! Je me suis agenouillé sur le carreau, au bord de la couche, et jai tendu les mains vers mon bourreau. Laurence, ai-je murmuré dune voix douce, parle-moi, aime-moi. Pourquoi es-tu si cruelle, que tai-je donc fait pour que tes lèvres et ton coeur gardent le silence ? Sois loyale, fais-moi souffrir toutes mes souffrances en une heure, ou jette-toi dans mes bras, et vivons heureux. Dis-moi tout, ouvre larges tes pensées et tes affections. Si tu ne maimes pas, frappe un grand coup, brise-moi, et va-ten. Si tu maimes, reste, reste, mais reste sur mon coeur, tout près, et parle-moi, parle-moi toujours, car jai peur lorsque je te vois muette et morne pendant des journées entières, me regardant avec tes yeux de morte. Je sens la démence me venir dans ce désert où tu me traînes ; jai le vertige en me penchant sur toi si profonde dobscurité, de silencieuse horreur. Non, je ne puis vivre un jour de plus dans lignorance de ton amour ou de ton indifférence, je veux que tu texpliques sur lheure, que tu te fasses enfin connaître. Mon esprit est las de chercher, il est plein des tristes solutions quil a voulu se donner de ton être. Si tu ne veux pas que mon coeur et ma tête éclatent, nomme-toi, dis qui tu es, assure-moi que tu nes pas morte, que tu as encore assez de sang pour maimer ou pour me haïr. Jen suis à la folie. Écoute, nous partirons demain pour la Provence. Te souviens-tu des grands arbres de Fontenay ? Là-bas, sous le large soleil, les arbres sont plus fiers, plus puissants. Nous vivrons une vie damour sur cette terre ardente qui te rendra ta jeunesse et te donnera une beauté sombre, passionnée. Tu verras. Je sais, dans un trou semé dherbe fine, une petite maison noire, toute verte dun côté de lierres et de chèvrefeuilles ; il y a une haie, haute comme un enfant, qui cache les dix lieues de la vallée, et on naperçoit que les rideaux bleus du ciel et le tapis vert du sentier. Cest dans ce trou, dans ce nid, que nous nous aimerons ; il sera notre univers, nous y oublierons la vie que nous avons menée au fond de cette chambre. Le passé ne sera plus ; le présent seul, avec son grand soleil, sa nature féconde, ses amours fortes et douces, existera pour nos coeurs. Oh ! Laurence, par pitié, parle-moi, aime-moi, dis-moi que tu veux bien me suivre. Elle était restée sur son séant, essuyant avec tranquillité ses yeux gros de sommeil, démêlant ses cheveux, étirant ses membres. Elle bâillait. Mes paroles semblaient ne produire sur elle que leffet dune musique désagréable. Javais prononcé les derniers mots avec des larmes, avec tant de déchirement, quelle a cessé de bâiller et ma regardé dun air contrarié et amical à la fois. Elle a ramené sa chemise sur ses pieds nus, puis elle a joint les mains. Mon pauvre Claude, ma-t-elle dit, sûrement tu es souffrant. Tu fais lenfant, tu me demandes des choses qui ne sont vraiment pas drôles. Si tu savais combien tu me fatigues avec tes embrassements continuels, avec tes questions bizarres ! Tu mas étranglée lautre jour, aujourdhui tu pleures, tu tagenouilles devant moi, comme si jétais une sainte vierge. Je ne comprends rien à tout cela. Je nai jamais connu dhomme bâti de cette façon. Tu es toujours là à métouffer, à me demander si je taime : je taime, puisque je reste avec toi sans que tu me donnes un sou. Tu ferais mieux, au lieu de te rendre malade ici, de chercher quelque travail qui nous permît de manger un peu plus souvent. Voilà mon avis. Elle sest étendue paresseusement et ma tourné le dos, pour ne pas avoir dans les yeux la lumière de la fenêtre qui lempêchait de se rendormir. Je suis demeuré à genoux, le front contre le matelas, rompu par le nouvel élan qui venait de memporter ; il me semblait que je métais élevé très haut et quune main dure et froide mayant poussé, jétais tombé à plat ventre des profondeurs du ciel. Alors, je me suis souvenu de Jacques ; mais le souvenir me paraissait lointain et vague, jaurais juré quil y avait des années que javais entendu les paroles terribles de lhomme pratique. Mon coeur sest avoué tout bas que cet homme avait peut-être raison dans son égoïsme : jai eu la rapide tentation de prendre Laurence à bras le corps, et daller la porter au prochain carrefour. Je ne pouvais rester ainsi entre Jacques et Laurence, entre mon amour et mes souffrances. Il me fallait un apaisement, une résolution ; javais le besoin de me plaindre et dinterroger, dentendre une voix me répondre et me donner une certitude. Je suis monté chez Pâquerette. Je nétais jamais entré dans la chambre de cette femme. Cette chambre se trouve au septième étage, sous les toits ; elle est petite, mansardée, et reçoit le jour par une fenêtre oblique dont le carreau se lève à laide dune tige en fer. Le papier des murs pend en lambeaux noirâtres ; les meubles, une commode, une table et un lit de sangle, sappuient les uns contre les autres, pour ne pas tomber. Dans un coin, il y a une étagère en palissandre, avec des filets dor le long des baguettes, chargée de verreries et de porcelaines. Le bouge est sale, encombré de vases de cuisine ébréchés, pleins deaux grasses ; il exhale une forte odeur de graillon et de musc, mêlée à cette senteur âcre et nauséabonde des vieilles gens. Pâquerette était gravement enfoncée dans un fauteuil rouge, dont létoffe, usée par endroits, montrait la laine du dossier et des bras. Elle lisait un petit livre jaune, maculé, quelle a fermé et posé sur la commode. Je lui ai pris les mains, jai pleuré. Je me suis assis sur un tabouret, à ses pieds. Dans mon désespoir, jétais tenté de lappeler ma mère. Jai conté ma matinée, les paroles de Jacques, celles de Laurence ; jai vidé mon coeur, avoué mon amour et ma jalousie, demandé un conseil. Les mains jointes, sanglotant, suppliant, je me suis adressé à Pâquerette comme à une bonne âme qui connaissait la vie, qui pouvait me sauver de cette fange où je métais aventuré en aveugle. Elle a souri en mécoutant, me tapant sur les joues de ses doigts secs et jaunes. Allons, allons, ma-t-elle dit, lorsque lémotion a étranglé la voix dans ma gorge, allons, voilà bien des larmes ! Je savais quun jour ou lautre vous monteriez ici pour me demander aide et secours. Je vous attendais. Vous preniez tout cela bien trop au sérieux, vous deviez en arriver à ces sanglots. Voulez-vous que je vous parle franchement ? Oui, oui, me suis-je écrié, franchement, brutalement. Eh bien ! vous faites peur à Laurence. Autrefois, je vous aurais mis à la porte dès le second baiser : vous embrassez trop fort, mon fils. Laurence reste avec vous, parce quelle ne peut aller ailleurs. Si vous voulez vous en débarrasser, donnez-lui une robe. Pâquerette sest arrêtée avec complaisance sur cette phrase. Elle a toussé, puis a écarté de mon front une boucle de cheveux qui venait de glisser. Vous me demandez un conseil, mon fils, a-t-elle ajouté. Je vous donnerai par amitié le conseil que Jacques vous a donné par intérêt. Il vous délivrera volontiers de Laurence. Elle a ri méchamment, et ma douleur a été plus vive. Écoutez, lui ai-je dit avec violence, je suis venu ici pour être calmé. Ne bouleversez pas ma raison. Il est impossible que Jacques aime Laurence après les paroles quil ma dites ce matin. Eh ! mon fils, ma répondu la vieille, vous êtes bien naïf, bien jeune. Je ne sais ce que vous entendez par amour et jignore si Jacques aime Laurence. Ce que je nignore pas, cest quils sembrassent tous deux dans les petits coins. Jadis, que de baisers jai donnés sans savoir pourquoi, que de baisers on ma rendus qui venaient je ne sais doù. Vous êtes un étrange garçon, qui ne fait rien comme les autres. Vous ne devriez pas vous mêler davoir une maîtresse. Si vous êtes bien sage, voilà ce que vous allez faire : vous vous prêterez à la circonstance, et tout doucement Laurence sen ira. Elle nest plus jeune, elle pourrait vous rester sur les bras. Songez-y. Plus tard, vous vous repentiriez. Il vaut mieux la laisser partir, puisquelle veut bien partir delle-même. Jécoutais avec stupeur. Mais jaime Laurence, ai-je crié. Vous aimez Laurence, mon fils, eh bien ! vous ne laimerez plus. Voilà tout. On se prend et on se quitte. Cest lhistoire. Mais bon Dieu ! doù venez-vous donc ? Quelle idée avez-vous eue, ainsi bâti, de vous mettre à aimer quelquun ? Dans mon temps, on aimait autrement ; il était plus facile alors de se tourner le dos que de sembrasser. Vous sentez vous-même quil vous est impossible désormais de vivre avec Laurence. Séparez-vous gentiment. Je ne vous parle pas de prendre Marie avec vous : cette fillette vous déplaît, et je crois que vous ferez mieux de coucher seul. Je nentendais plus la voix de Pâquerette. La pensée que Jacques avait pu me tromper le matin, ne métait pas venue ; maintenant, je my enfonçais, ne parvenant pas à y croire, mais trouvant une sorte de consolation à me dire quil mavait menti peut-être. Cétait une nouvelle ombre dans mon intelligence, un nouveau tourment ajouté à mes tourments. Jallais pouvoir devenir fou. Pâquerette continuait en nasillant : Je voudrais vous former, Claude, vous communiquer mon expérience. Vous ne savez pas aimer. Il faut être bon avec les femmes, ne pas les battre, leur donner des douceurs. Surtout, pas de jalousie ; si on vous trompe, laissez-vous tromper : on vous en aimera davantage les jours suivants. Quand je songe à mes amants, je me rappelle un petit blond qui se vantait davoir eu pour maîtresses toutes les filles des bals publics. Voyez-vous cette étagère, le dernier souvenir qui me reste : elle me vient de lui. Un soir, il sest approché de moi et ma dit en riant : « Tu es la seule que je nai pas aimée. Veux-tu membrasser après toutes les autres ? » Je lai embrassé sur les deux joues, et nous avons soupé ensemble. Voilà comment il faut aimer. Je suis sorti de mon accablement, jai regardé le lieu où je me trouvais. Alors seulement, jai vu la saleté du bouge, jai senti lodeur de musc et de graillon. Toute ma fièvre était tombée, jai compris la honte de ma présence aux pieds de la vieille impure. Les paroles quelle mavait dites et que ma mémoire gardait, se sont précisées, effrayantes, dans ma pensée qui les tournait auparavant sans les comprendre. Je nai pas eu la force de descendre jusquà ma chambre. Je me suis assis sur une marche, et jai pleuré tout le sang de mon coeur. XXVI Je suis lâche, je souffre et je nose cautériser la plaie. Je sens que Pâquerette et Jacques ont raison, que je ne puis vivre dans cet effroyable tourment qui me secoue. Je nai plus, si je ne veux en mourir, quà arracher lamour de ma poitrine. Mais je suis comme les moribonds queffraient linconnu et le néant. Je sais quelles sont les angoisses de mon coeur plein de Laurence ; je ne sais quelles seraient ses douleurs, sil devenait vide de cette femme. Je préfère les sanglots de mon agonie à la mort de mon amour ; je recule devant les mystérieuses horreurs dune âme veuve daffection. Cest avec désespoir que je sens Laurence méchapper. Je la presse entre mes bras comme un calice qui me met en sang, qui me donne une volupté amère. Elle me déchire ; et je laime. Je laime pour toutes les pointes quelle fait entrer dans ma chair ; jéprouve lextase douloureuse de ces moines qui mouraient sous les verges dont ils se frappaient eux-mêmes. Jaime et je sanglote ; je ne veux pas refuser les sanglots, si je dois refuser lamour. Et cependant je comprends que ce cauchemar âpre et violent doit finir. La crise approche. Je ne sais lequel de nous va mourir. Jai comme une angoisse qui me tient éveillé, qui mavertit dun malheur prochain. Le ciel aura pitié : il guérira mon esprit et me laissera mon coeur ; il me choisira pour la mort plutôt que de choisir mes tendresses. Ce matin, jai rencontré un jeune homme et une jeune femme qui marchaient dans le soleil clair. Tous deux, étroitement pressés, savançaient à petits pas, oublieux de la foule. La jeune femme sappuyait à lépaule du jeune homme, elle le contemplait, émue et souriante, et lui, dans un regard, il lui rendait son émotion, son sourire. Le couple rayonnait. Il y a donc des amours jeunes. Tandis que je vis misérable, à lombre, déchiré par une passion horrible, il y a donc, dans les rayons de mai, des amants qui vivent de douceur. Je ne savais pas quon pouvait saimer ainsi, je croyais que les baisers devaient être âcres et poignants. Maintenant, je me rappelle. Les amants sen vont deux à deux, dans les clairs de lune, dans les aurores. Ils sont vêtus détoffes légères. Ils sembrassent à chaque pas dune façon tendre, recueillie, ils vivent au milieu des herbes, au milieu des foules et ils sont toujours seuls. Le ciel sourit, la terre se fait discrète, lunivers est complice. Les amants échangent leurs coeurs, ils vivent lun de la vie de lautre. Moi, je me suis enfermé ici. Je ne puis tout avoir. Jai les larmes, le désespoir daimer seul ; jai le silence, les yeux morts de Laurence. Quai-je besoin de printemps et de jeunes amours ? Jai ma douleur, si les autres ont leur joie. Ô mon Dieu, pitié ! ne me prenez pas ma souffrance. Empêchez cette femme de me guérir en me tuant mon amour. Quelle reste là, à mon côté ; quelle y reste, froide et indifférente, pour prolonger mon tourment. Je ne sais plus pourquoi je laime ; je laime en dehors du juste et du vrai ; je laime pour laimer, et je ne veux pas quon me dérange dans la folie de ma passion. Tout mon être sécrase à lidée quelle peut me quitter : jai peur du néant. En la perdant, je perdrais ma famille, toutes mes affections, tout ce qui me rattache encore à la terre. Mon Dieu, ne lui permettez pas de me laisser orphelin. XXVII Je me plais dans la chambre de Marie. Dès le matin, je vais masseoir au bord du lit de la mourante, je vis là le plus possible, me retirant avec regret. Partout ailleurs, jappartiens à Laurence, jai la fièvre. Jai hâte de me trouver dans ce lieu dapaisement, jy entre avec la sensation de confiance et de bien-être dun malade qui va respirer un air plus doux dont il attend la guérison. Jaime la mort. La chambre est tiède, moite ; la lumière y est grise et attendrie, faite dombre et de clarté blanche ; tout y flotte dans une langueur dernière, dans une demi-transparence molle et recueillie. On ne sait combien est doux à un coeur saignant le silence qui règne dans la pièce où se meurt une jeune fille. Ce silence est un silence étrange, particulier, dune douceur exquise, plein de larmes contenues. Les bruits, un choc de verre, le craquement dun meuble, sadoucissent, se traînent comme des plaintes étouffées ; les cris du dehors entrent en murmures de pitié, de miséricordieux encouragements. Tout se tait, le son et la lumière ; tout est pénétré de douleur et despérance. Et, dans lombre, dans le silence, on entend un vague désespoir qui vient on ne sait doù, et quaccompagne le souffle déchiré de la moribonde. Je regarde Marie. Je me sens peu à peu pénétré par cette invisible haleine de pitié consolante qui emplit la chambre. Mes yeux se reposent de leurs larmes dans cette clarté pâle ; mes oreilles, dans ce silence frissonnant, oublient pour une heure le bruit de mes sanglots. Toute la douceur, toutes les attentions délicates, toutes les paroles basses et caressantes que lon a pour Marie, me sont comme adressées ; on retient le bruit des voix et des pas, on interroge, on répond avec affection, on évite les sensations aiguës et douloureuses, et moi, je crois, par instants, que toutes ces bonnes précautions sont prises pour ne pas faire éclater mon pauvre être plein de souffrance. Je mimagine que je me meurs, que lon me soigne ; je prends ma part des soins, des consolations ; je vole à Marie une moitié de son agonie et des pitiés quelle fait naître ; je viens là, au côté dune enfant mourante, profiter des regrets et des tendresses que les hommes accordent aux heures dernières dune âme. Je guéris mon amour dans la mort. Je le sens, cest le besoin dêtre plaint, dêtre caressé qui me pousse dans cette chambre. Jy trouve lair quil me faut, la pitié qui mest nécessaire. La vie est trop aiguë pour ma chair endolorie et mon coeur blessé ; le grand jour mirrite, je ne suis à laise que dans leffacement réparateur de la tombe. Si, un jour, je sors de mes désespoirs, je devrai remercier le ciel de mavoir permis de vivre assis au pied dun lit de mort, de mavoir fait ainsi partager les apaisements dune agonie. Jaurai vécu parce quune enfant sera morte à mon côté. Je regarde Marie. La fièvre épure sa chair de jour en jour. Elle rajeunit, elle devient petite fille, dans lépuisement de son sang. Son visage, profondément creusé, exprime un désir ardent, celui du néant, du repos ; les yeux ont grandi, les lèvres pâles restent entrouvertes, comme pour faciliter le passage au souffle suprême. Elle attend, résignée, presque souriante, ignorante de la mort de même quelle a été ignorante de la vie. Parfois, nous nous contemplons lun lautre, en face, pendant de longues heures. Je ne sais quelle pensée arrête la toux sur ses lèvres ; elle paraît emplie dune idée unique qui suffit à la tenir éveillée, plus vivante et plus calme. La face sapaise, il y a des lueurs roses sur les joues ; les membres sous le drap ont moins de raideur ; Marie, devant mon regard, se détend, sort de lagonie. Moi, je mabsorbe en elle, je prends ses souffrances ; peu à peu, il me semble que je passe par ses lèvres entrouvertes et que je fais partie de cette créature malade ; jéprouve une sensation douce et amère à languir avec elle, à défaillir lentement ; je sens linexorable mal prendre possession de chacun de mes membres, me secouer avec une violence croissante, à mesure que mes regards pénètrent plus avant dans ceux de Marie ; je me dis que je vais mourir à la même minute quelle, et jai une grande joie. Oh ! quel étrange attrait et quel apaisement ! La mort est puissante, elle a des tentations âpres, dirrésistibles appels. Il ne faut pas se pencher sur les yeux dun mourant, car ils sont pleins de lumière et si profonds que leurs abîmes donnent le vertige. On voudrait voir ce que voient ces yeux agrandis, on est pris de leffrayante curiosité de linconnu. Toutes les fois que Marie me regarde, je désire mourir, men aller avec elle pour savoir ce quelle saura ; je crois deviner quelle me sollicite, quelle me prie de ne pas labandonner, quelle fait le rêve de nous en aller de compagnie, risquant le même néant ou la même splendeur. Joublie alors, joublie Laurence. Moi qui vois Laurence dans toutes choses, dans la veille et dans le rêve, dans les objets qui mentourent, dans ce que je mange et dans ce que je bois, je ne vois pas Laurence au fond des yeux de Marie. Je ny vois que cette lueur bleue, plus pâle aujourdhui, que jai aperçue une nuit, tandis que mes lèvres touchaient les lèvres de lenfant. Cette lueur bleue est vide de mon amour, elle est vide de douleur pour moi, elle est la seule chose que je puisse regarder sans pleurer. Cest pourquoi jaime cette chambre, cette moribonde, ces larges regards qui ont plus de pureté, plus de douceur que le ciel, car le ciel, lui, me parle de Laurence, lorsque je lève la tête. Je viens me perdre dans cet oubli, dans cette lumière claire et sereine, toute pure, qui peut-être guérira mon coeur. Lorsque la nuit tombe et que je ne vois plus la lueur bleue des yeux de Marie, jouvre la fenêtre, je regarde la muraille noire. Le carré de lumière jaune est là, vide ou peuplé, morne ou empli de mouvements silencieux. Jai une sensation âcre, après plusieurs heures doubli, à me retrouver face à face avec la réalité, face à face avec ma jalousie et mes angoisses. Chaque soir, je recommence ce labeur pénible et gigantesque de donner un sens à ces taches sombres qui grandissent et roulent bizarrement sur le mur. Je me suis fait une récréation douloureuse de cette recherche, je my applique avec une patience anxieuse, un entêtement plein de fièvre, qui, tous les jours, me ramènent à la fenêtre, bien que je me promette, tous les jours, de ne plus y risquer ma raison. XXVIII Jen suis à cette plénitude de désespoir qui est presque du repos. Je ne saurais souffrir davantage ; cette certitude que rien naugmentera mes larmes est un soulagement. Mon être sest déchiré lui-même à ce point quil sest arrêté de pitié. Aujourdhui, je ne puis quessuyer mes larmes. Et cependant, je sens que jai besoin du ciel pour être guéri. Jai labrutissement de la douleur, je nai pas la tranquille joie de la santé. Si mes blessures ne peuvent sagrandir, elles peuvent rester ouvertes, saignant goutte à goutte, avec une souffrance sourde. Frères, la main qui les a fermées est une main terrible, la main de la mort et de la vérité. Hier, la nuit venait, la chambre de Marie semplissait dombre et de silence. Une bougie, cachée à demi derrière un vase de la cheminée, éclairait un coin du plafond ; les murs et le sol étaient sombres ; le lit blanchissait au milieu de ténèbres transparentes. Marie, plus pâle, plus brisée, avait fermé les yeux. Je savais quelle ne passerait pas la nuit. Pâquerette dormait dans son fauteuil, les mains jointes sur la taille, souriant en rêve à quelque gourmandise imaginaire ; le menton au corsage, elle ronflait doucement et le bruit de son souffle se mêlait au râle affaibli de Marie. Je me suis senti étouffer entre cette jeune fille moribonde et cette vieille femme gorgée de nourriture. Jai gagné la fenêtre, je lai ouverte. Le temps était beau. Je me suis accoudé à la barre de bois, et jai regardé le carré jaune, en face. Les taches allaient et venaient avec rapidité, seffaçant pour grandir encore. Jamais les ombres navaient été aussi lestes, aussi ironiques ; elles paraissaient se plaire à une danse railleuse, à une débauche de formes inexplicables voulant achever ma raison. Cétait un pêle-mêle inexprimable, un amas de têtes, de cous, dépaules, qui roulait sur lui-même, comme haché, secoué à coups de fléau. Puis, soudain, à linstant où je souriais amèrement, ne cherchant plus à comprendre, il sest fait une paix suprême dans ces masses sombres et agiles ; les taches ont eu un dernier saut, deux profils se sont dessinés, énormes, énergiques, se détachant avec netteté et vigueur. On eût dit que, lasses de me tourmenter, les ombres avaient voulu se révéler enfin ; elles étaient là, noires, puissantes, dune vérité et dune insolence superbes. Jai reconnu Laurence et Jacques, démesurés, dédaigneux. Les deux profils se sont approchés lun de lautre avec lenteur, et ils se sont unis en un baiser. Je navais pas quitté mon sourire. Jai senti en moi une sorte darrachement suivi dun bien-être subit. Mon coeur, dans une pulsation énorme, a chassé tout lamour qui létouffait, et lamour sen est allé par mes veines, me causant une dernière brûlure. Jai eu cette sensation dangoisse que le patient éprouve entre les mains de lopérateur : jai souffert pour ne plus souffrir. Enfin, les ombres parlaient, elles me donnaient une certitude. Javais la vérité écrite là, devant moi, sur la muraille ; je savais ce que je cherchais à deviner depuis bien des jours, je regardais fixement ces deux têtes noires qui sembrassaient dans le carré de lumière jaune. Je me suis étonné de souffrir si peu. Jaurais cru en mourir, et je ne sentais plus quune lassitude extrême, quun engourdissement de tout mon être. Longtemps, je suis demeuré accoudé, regardant les deux ombres qui sagitaient dune façon caressante, et jai songé à cette terrible aventure qui se dénouait par lembrassement de deux taches sombres sur une muraille éclairée. La conversation que javais eue avec Jacques sest alors représentée avec force à ma mémoire ; dans le vide qui se faisait en moi, jentendais sélever une à une, graves et lentes, les paroles de lhomme pratique, et ces paroles, que je croyais écouter pour la première fois, métonnaient étrangement, prononcées en face de ce baiser que lombre de Jacques donnait à lombre de Laurence. Qui trompait-on dans tout ceci ? Pâquerette avait-elle raison, étais-je en face dun de ces caprices inexplicables qui poussent les gens à se mentir à eux-mêmes ? Ou bien Jacques se dévouait-il pour me sauver, allant jusquà des caresses mensongères ? Singulier dévouement qui pouvait me frapper dans ma chair, dans mon coeur, et me guérir dun mal par un mal plus terrible encore ! Peu à peu mes pensées se sont troublées, je nai plus eu le calme du premier moment. Je ne comprenais pas ce baiser, et je finissais par craindre que ce ne fût là une misérable comédie. La lutte entre le doute et la certitude sest, pendant un instant, établie en moi, plus âpre, plus cuisante. Je ne pouvais mimaginer que Jacques aimât Laurence, je croyais plus en lui que je ne croyais en Pâquerette. Puis je me disais que les baisers ont leur ivresse, et quil allait aimer cette femme, sil ne laimait déjà, à appuyer de la sorte ses lèvres sur les siennes. Cest ainsi que jai souffert de nouveau. Ma jalousie sest réveillée, mon angoisse ma repris à la gorge. Jaurais dû me retirer de cette fenêtre, ne pas mabandonner à la vue des deux ombres. Ce que jai souffert en quelques minutes est indicible ; il me semblait que lon marrachait les entrailles, et je ne pouvais pleurer. La vérité se faisait claire, inexorable : peu importait que Jacques aimât ou naimât pas Laurence. Laurence se pendait à son cou, se donnait à lui, et elle était désormais morte pour moi. Là était la seule réalité, le dénouement appelé et redouté à la fois. Dans le sourd grondement qui agitait mon être, jai senti tout sécrouler en moi, jai compris que je restais sans croyance, sans amour, et je suis allé magenouiller devant le lit de Marie, en sanglotant. Marie sest éveillée, elle a vu mes larmes. Elle a fait un effort surhumain et, frissonnante de fièvre, sest mise sur son séant. Je lai vue se pencher, appuyant sa tête à mon épaule, jai senti son bras maigri et brûlant entourer mon cou. Ses yeux, lumineux dans lombre, tout pleins des clartés de la mort, minterrogeaient avec effroi et compassion. Moi, jaurais voulu prier. Javais le besoin de joindre les mains, dimplorer une divinité douce et miséricordieuse. Je me sentais faible et nu ; dans ma peur denfant, je cherchais à me donner à un Dieu bon qui eût pitié de moi. Tandis que Jacques marrachait Laurence, et que tous deux, en bas, sunissaient étroitement en un baiser, javais limmense désir de faire mes actes de foi et damour, de protester à genoux, daimer ailleurs, dans la lumière, dans labsolu. Mais ma bouche ignorait la prière, je tendais les bras avec désespoir, dans le vide, vers le ciel muet. Jai rencontré la main de Marie, et je lai serrée doucement. Ses yeux agrandis minterrogeaient toujours. Oh ! prions, mon enfant, lui ai-je dit, prions ensemble. Elle a paru ne pas mentendre. Quas-tu ? a-t-elle murmuré dune voix éteinte et caressante. Et sa main faible cherchait à essuyer mes larmes. Alors, je lai regardée, mon coeur navré sest fondu de pitié. Elle se mourait. Elle était déjà en dehors de la vie, plus blanche, plus grande ; ses regards qui se voilaient semplissaient dune extase attendrie et sereine ; son visage apaisé dormait, ses lèvres amincies navaient plus de râle. Jai compris quelle allait mourir entre mes bras, à cette heure solennelle où mes tendresses mouraient, elles aussi, et cette mort dune enfant, mêlée à la mort de mon amour, a mis en mon âme une compassion si profonde que jai tendu de nouveau les mains dans le vide avec une anxiété plus âpre, cherchant quelquun. Je me suis soulevé, et, dune voix basse, déchirée : Prions, mon enfant, ai-je répété, prions ensemble. Marie a souri. Prier, Claude ! ma-t-elle dit, pourquoi veux-tu que je prie ? Pour nous consoler, Marie, pour nous faire pardonner. Je nai pas de pardon à demander, je nai pas de tristesse à adoucir. Tiens, vois, je souris, je suis heureuse ; mon coeur ne me reproche rien. Elle a gardé le silence, écartant ses cheveux de son front, puis a repris dun ton plus affaibli : Je ne sais pas prier, parce que je nai jamais eu à demander pardon. La femme qui ma élevée massurait que les méchants seuls allaient dans les églises pour se faire absoudre de leur crime. Moi, je suis une enfant qui na pas fait le mal, jamais je nai eu besoin de Dieu. Toutes les fois que jai pleuré, mes larmes ont coulé largement sur mes joues et le vent les a séchées. Veux-tu que je prie pour toi, Claude ? a-t-elle ajouté après un nouveau silence, tu me joindras les mains et tu me feras répéter les mots quon apprend aux enfants, dans les villages. Je demanderai à Dieu quil ne te fasse plus pleurer. Moi, frémissant, navré, je priais pour Marie, je priais pour moi. Je trouvais au fond de mon être des paroles de plainte et dadoration, et je les disais une à une sans remuer les lèvres. Je suppliais le ciel dêtre miséricordieux, de nous faciliter la mort, dendormir cette enfant dans son extase, dans son ignorance. Et, tandis que je priais, Marie, sans voir que je cherchais un Dieu, me serrait le cou avec plus de force, se penchant sur mon visage. Écoute, Claude, me disait-elle, je me lèverai demain, je mettrai une robe blanche, et nous nous en irons de cette maison. Tu chercheras une petite chambre où nous nous enfermerons tout seuls. Jacques ne veut plus de moi, je le vois bien, parce que je suis trop faible, trop blanche. Toi, tu as le coeur bon ; tu me soigneras bien, et je vivrai avec toi comme jai vécu avec Jacques, plus douce, plus gaie. Je suis un peu lasse, jai besoin dun bon frère. Veux-tu ? Ces paroles étaient horribles dans la bouche de la mourante, prononcées avec une tendresse alanguie. Elle gardait sa naïve impudeur jusque dans la mort, elle soffrait sur sa dernière couche en soeur et en amante de dix ans. Je soutenais son pauvre corps comme une chair sacrée, jécoutais sa voix ardente et basse avec une sainte compassion. Je songeais, ne pouvant plus prier. Quest-ce donc que le mal ? Nétais-je pas en face dun bien absolu ? Certes, Dieu a fait une oeuvre toute bonne, toute parfaite. Le mal est une de nos inventions, une des plaies dont nous nous sommes couverts. Cette enfant qui mourait ne sétait pas plus inquiétée, dans la vie, des baisers quelle avait donnés à ses amants, quune petite fille ne sinquiète des caresses quelle adresse à sa poupée. Et cette Laurence, cette Laurence morne et désolée, accusait un tel affaissement que son impudeur nétait plus que lacceptation tacite dun acte purement matériel. Où trouver le mal dans tout ceci, et qui aurait osé punir Laurence et Marie, lune de son ignorance, lautre de son abrutissement. Le coeur sétait rendormi ou ne sétait pas encore éveillé. Il ne pouvait être complice de la chair qui, elle-même, restait innocente dans son silence. Si javais eu à condamner ces deux femmes, jaurais eu plus de larmes que de sévérité, jaurais souhaité pour elles la mort, la paix suprême. Elles doivent dormir dun sommeil bien profond dans leurs tombes, ces pauvres créatures qui ont vécu de tumulte, de gaieté fiévreuse. Peut-être, toutefois, leurs coeurs aiment-ils enfin dans la mort, souffrant effroyablement à la pensée dune vie passée à aimer sans amour ; ils voudraient battre maintenant, et ils sont cloués dans leur cercueil. Marie sen allait, blanche et vierge, étonnée, frissonnante, comprenant peut-être quelle mourait avant davoir connu la vie. Jaurais voulu quelle emportât avec elle Laurence qui navait plus rien à apprendre, ayant usé toutes les voluptés. Elles seraient descendues toutes deux dans linconnu, du même pas, également souillées, également innocentes, filles de Dieu meurtries par les hommes. Jai soutenu le front de Marie que lagonie courbait. Où est Jacques ? ma-t-elle demandé. Jacques, ai-je répondu, est dans sa chambre avec Laurence. Ils sembrassent. Nous sommes seuls. Seuls ! Laurence ne vit plus avec toi, Claude ? Non. Elle ma quitté pour Jacques. Nous sommes seuls. Elle a frotté doucement ses mains lune contre lautre. Oh ! que cest bon, oh ! que cest bon dêtre seuls, murmurait-elle ; nous allons pouvoir vivre ensemble. Ils ont bien fait darranger cela de cette façon. Il faudra les remercier. Quils soient heureux de leur côté, nous serons heureux du nôtre. Puis, elle a pris un ton de confidence, une voix basse et joyeuse. Tu ne sais pas, disait-elle, je naimais point Laurence. Cette femme était mauvaise, elle te faisait pleurer des larmes que jaurais bien voulu essuyer. La nuit, lorsque je te savais à son côté, je ne pouvais dormir ; je méloignais de Jacques, jaurais voulu monter dans ta chambre pour veiller sur toi, afin quelle ne te fît pas de mal. Tu ne me quitteras plus, nest-ce pas, Claude ? Va, je serai une bonne petite femme qui se fera la plus petite possible. Marie a gardé un court silence, souriant à ses pensées. Elle saffaissait de plus en plus et devenait inerte. Je tenais son corps, je sentais la vie sen aller de sa chair avec chacune des paroles quelle prononçait. Elle avait encore quelques minutes à vivre. Le sourire sest effacé, elle a eu comme un mouvement deffroi. Tu me trompes, Claude, a-t-elle repris brusquement : Jacques nembrasse pas Laurence. Tu cherches à me faire plaisir. Où les vois-tu sembrasser ? Là, en face, ai-je répondu, sur la muraille. Marie a joint les mains. Je veux voir, a-t-elle dit, en se pressant contre moi. Elle avait une voix sourde et suppliante, elle me caressait, humble et douce. Je lai prise entre mes bras et je lai soulevée. Elle était légère, toute palpitante ; elle sabandonnait. Je la portais avec précaution, la sentant à peine, craignant de la briser. Mes mains touchaient avec un saint respect à cette créature demi-nue, échevelée, qui se tenait à mon cou, appartenant déjà à la mort. Lorsque, les bras étendus, je lai présentée à la fenêtre, Marie, dont la tête était renversée, a regardé le ciel. La nuit se creusait, dun bleu profond, semée détoiles ; lair calme avait des frissons chauds et lents. Les yeux de la moribonde regardaient les étoiles, ses lèvres aspiraient lair tiède. Son visage, jusqualors résigné, a eu une contraction douloureuse, comme une révolte de la chair mourante en présence des souffles de la vie. Elle sabsorbait dans sa contemplation, elle égarait ses regards dans les espaces sombres, et semblait rêver son dernier rêve. Jai entendu un murmure, et je me suis penché. Elle répétait : Je ne les vois pas, ils ne sembrassent pas. Et elle agitait doucement dans le vide ses pauvres mains comme pour écarter le voile qui sétendait sur sa vue. Alors, jai haussé sa tête. Les ombres, dans le carré de lumière jaune, sembrassaient encore. Elles étaient plus noires, plus énergiques, et leur netteté les rendait effrayantes. Marie les a aperçues. Un sourire suprême sest montré sur ses lèvres. Avec une joie denfant, une voix jeune, elle sest approché de mon oreille, me caressant de la main. Oh ! je les vois, je les vois, a-t-elle dit. Ils sembrassent. Ils ont des têtes énormes, toutes noires. Jai peur. Dis-leur bien que nous sommes ensemble, quils ne viennent plus nous tourmenter. Une nuit, ils se sont embrassés ainsi ; nous nous embrassions de notre côté, et cest à partir de ce moment-là que je nai plus aimé Laurence. Te souviens-tu ? Viens, que je te donne un baiser. Ce sera le second, celui de nos fiançailles. Marie a posé en balbutiant sa bouche sur la mienne. Jai senti passer entre mes lèvres un souffle avec un léger cri. Le corps que je tenais entre mes bras a eu une convulsion, puis sest abandonné. Jai regardé les yeux de Marie. Ils étaient grands ouverts, mais jai cherché vainement la lueur bleue qui y brûlait, la nuit dont elle venait de parler. Marie était morte, morte dans mes bras. Jai reporté le cadavre sur le lit, couvrant chastement ce corps demi-nu que javais jusque-là caché contre ma poitrine. Je me suis assis au bord de la couche, jai appuyé la tête de lenfant sur lun de mes bras, lui tenant les mains, regardant son visage qui semblait vivre et sourire encore. Elle était plus grande dans la mort, plus sereine, plus pure. De grosses larmes coulant sur mes joues tombaient dans les cheveux de la morte qui me couvraient les genoux. Je ne sais combien de temps je suis resté ainsi au milieu du silence et de lombre. Brusquement, Pâquerette sest éveillée, elle a vu le cadavre. Elle sest levée en frissonnant, et a couru chercher la bougie derrière le vase, sur la cheminée. Puis, lorsquelle a eu promené la flamme sur la face de Marie, et quelle a vu que tout était bien fini, elle sest désespérée bruyamment. Cette vieille femme reculait avec effroi devant la mort quelle sentait à son côté, elle criait de douleur en songeant quil lui faudrait bientôt mourir, elle aussi. Elle navait jamais cru à la maladie de cette enfant qui lui semblait trop jeune pour sen aller si vite ; devant le rapide et terrible dénouement, elle tremblait dépouvante. Ses cris devaient sentendre de la rue. Un bruit de pas est venu de lescalier. Quelque voisin montait, attiré par les exclamations de Pâquerette. La porte sest ouverte. Laurence et Jacques ont paru sur le seuil... Oh ! frères, je ne puis continuer aujourdhui leffrayant récit. Ma main tremble, mes yeux semplissent dombre. Demain, vous saurez tout. XXIX Laurence et Jacques ont paru sur le seuil de la porte, à moitié vêtus, effrayés. Jacques, en apercevant le cadavre de Marie, a joint les mains avec terreur et étonnement. Il ne sattendait pas à une mort si prompte. Il est venu sagenouiller au pied du lit, il a caché sa tête dans le drap qui tombait à terre. Une angoisse profonde semblait lécraser. Il na plus bougé. Je ne savais sil pleurait. Laurence, pâle, les yeux secs, sest tenue sur le seuil nosant avancer. Elle frissonnait et détournait les regards. Morte, morte ! a-t-elle répété à voix basse. Et elle a fait deux ou trois pas, comme pour mieux voir. Elle se trouvait au milieu de la chambre, seule, debout. Moi, je serrais toujours le cadavre entre mes bras, je men couvrais, je me protégeais contre Laurence qui approchais. Navancez pas, lui ai-je crié durement, ne venez pas souiller cette enfant qui dort. Restez où vous êtes. Jai à vous juger et à vous condamner. Claude, ma-t-elle répondu dune voix douce, laisse-moi lembrasser. Non, non, vos lèvres sont toutes meurtries des baisers de Jacques : vous profaneriez la mort. Jacques paraissait dormir, la tête dans le drap. Laurence est tombée à genoux. Écoute, Claude, a-t-elle dit en me tendant les mains, je ne sais ce que tu vois sur mes lèvres, mais ne me parle pas avec une telle dureté. Jai besoin de douceur. Jai regardé cette femme qui se plaignait humblement et je nai pas reconnu Laurence. Jai pressé Marie plus étroitement, craignant quelque faiblesse. Levez-vous pour mentendre, ai-je repris. Je veux en finir. Vous venez de chez Jacques, vous êtes encore toute échevelée de ses caresses. Vous nauriez pas dû monter. Vous vous trompez de porte. Laurence sest levée. Alors tu me chasses ? a-t-elle demandé. Je ne vous chasse pas. Vous vous êtes chassée vous-même, en acceptant une autre demeure. Restez où vous êtes allée. Je ne suis allée nulle part. Tu te trompes, Claude. Il ny a pas de baisers étrangers sur mes lèvres. Je taime. Elle avançait à petits pas, fascinante, les bras tendus. Napprochez pas, napprochez pas, me suis-je écrié de nouveau avec un mouvement deffroi. Je ne veux pas que vous me touchiez, je ne veux pas que vous touchiez Marie. Cette pauvre morte me protège contre vous ; elle est là, sur mon sein, endormie, elle y apaise mon coeur. Je me sens profondément déchiré. Jaurais eu peut-être la lâcheté de vous pardonner, si vous étiez venue, dans notre chambre, vous traîner à mes pieds, car vous y auriez été toute-puissante sur moi, par cet amour infâme que la misère et labandon mont inspiré. Ici vous ne pouvez rien sur mon coeur, rien sur mon corps. Jai encore aux lèvres lâme de Marie, son dernier souffle et son dernier baiser. Je ne veux pas que votre bouche souillée me prenne cette âme. Laurence sétait arrêtée, sanglotant, me contemplant à travers ses larmes. Claude, murmurait-elle, tu ne me comprends pas, tu ne mas jamais comprise. Je taime. Je nai jamais su ce que tu désirais de moi, je me suis donnée comme je sais me donner. Pourquoi me chasses-tu ? Je nai pas fait le mal ; si jai fait le mal, tu me battras, et nous vivrons encore ensemble. Jétais las, je sentais mon coeur saigner, javais hâte que cette femme sortît. Je lai implorée à mon tour. Laurence, par pitié, ai-je dit plus doucement, retirez-vous. Si vous avez eu quelque amour pour moi, épargnez-moi toute souffrance. Nos tendresses sont mortes, il faut nous séparer. Allez dans la vie, où vous voudrez, dans le bien, sil est possible. Laissez-moi retrouver mes espérances et mes gaietés. Elle a croisé les bras avec désespoir, répétant plusieurs fois dune voix égarée : Tout est fini, tout est fini. Oui, tout est fini, ai-je répondu avec force. Alors, Laurence est tombée à terre, comme une masse, et elle a éclaté en sanglots. Pâquerette, qui avait tranquillement repris possession de son fauteuil, la regardée avec curiosité. La vieille impure sétonnait, croquant des pastilles quelle venait de trouvées et quelle achevait, Marie nétant plus là pour finir la boîte. Eh ! ma fille, a-t-elle dit à Laurence, toi aussi, tu fais la folle. Bon Dieu ! comme les amoureux sont devenus bêtes ! Dans mon temps on se quittait gaiement. Songe donc que tu as tout profit à te séparer de Claude. Il consent. Prends vite la porte, et remercie-le. Laurence nentendait pas, Laurence frappait le plancher de ses pieds et de ses poings, en proie à une sorte de crise nerveuse. Demi-nue, elle se tordait, pantelante, pleine de frissons qui la secouaient tout entière. Elle mordait ses cheveux qui retombaient sur son visage ; elle avait des cris étouffés, des paroles confuses qui se perdaient dans ses sanglots. Je la voyais de haut en bas, écrasée et frémissante ; je ne sentais ni pitié ni colère. Puis, elle sest dressée à demi, et, la face convulsée, la chair rougie et bleuie de larmes, se traînant vers moi dans ses jupes tordues et pendantes, elle ma crié : Tu as raison, Claude, je suis mauvaise. Jaime mieux tout dire. Peut-être me pardonneras-tu ensuite. Tes yeux ont bien vu : mes lèvres doivent être rouges des baisers de Jacques. Cest moi qui suis allée à lui ; je lai forcé à la trahison. Je suis mauvaise. Les sanglots arrachaient sa poitrine. Ils montaient du fond de ses entrailles, en souffles énormes et pénibles, gonflaient sa gorge horriblement, faisaient onduler tout son être, éclataient sur ses lèvres en cris secs et déchirants. Je ne sais plus, moi, disait-elle. Jignorais que les baisers de Jacques pouvaient nous séparer. Jai fait cela sans réfléchir, sans songer à toi. Je mennuyais parfois, le soir, lorsque tu venais dans cette chambre. Alors, jai cherché à me distraire. Je ne mexplique pas ce qui sest passé. Je ne veux point te quitter. Pardonne-moi, pardonne-moi. À la dernière heure, cette femme était plus impénétrable encore. Je navais pas le sens de cette créature froide et affaissée, nerveuse et suppliante. Depuis un an, je vivais à son côté, et elle métait étrangère, comme au premier jour. Je lavais vue tour à tour vieille et jeune, active et endormie, sèche et aimante, ironique et humble ; je ne pouvais reconstruire une âme avec ses éléments divers, je restais muet devant ce visage épais, grimaçant, qui me cachait un coeur inconnu. Elle maimait peut-être, elle obéissait à ce besoin damour et destime qui se trouve au fond des plus honteuses natures. Dailleurs, je ne cherchais plus à comprendre, je devinais que Laurence serait à jamais un mystère pour moi, une femme faite dombre et de vertige ; je savais quelle resterait dans ma vie comme un cauchemar inexplicable, une nuit fiévreuse pleine de visions monstrueuses et incompréhensibles. Je ne voulais pas lécouter, je me sentais encore dans le rêve, javais peur de céder à la folie des ténèbres, je tendais de toutes mes forces à la lumière. Jai fait un mouvement dimpatience, refusant du geste, serrant les lèvres. Laurence, lasse, a écarté ses cheveux ; elle ma regardé en face, muette, profonde ; elle navait plus de supplications, les paroles lui manquaient. Elle me priait par son attitude, par son regard, par son visage bouleversé. Jai détourné la tête. Laurence sest alors levée péniblement et a gagné la porte sans me quitter des yeux. Elle est restée un instant toute droite sur le seuil. Elle ma semblé grandie, et voilà que jai manqué faiblir, mélancer dans ses bras, en voyant quelle portait, à cette heure dernière, les lambeaux de la robe de soie bleue. Jaimais cette robe, jaurais voulu en déchirer un haillon, pour le garder en souvenir de ma jeunesse. Laurence, reculant toujours, est entrée dans lombre de lescalier, madressant une dernière prière, et la robe na plus été quun flot noir qui a glissé sur les marches en frissonnant. Jétais libre. Jai mis une main sur mon coeur : il battait à coups faibles et calmes. Javais froid. Un grand silence se faisait en mon être, il me semblait que je méveillais dun songe. Javais oublié Marie dont la tête paisible reposait toujours sur ma poitrine. Pâquerette, qui sommeillait, sest dressée brusquement et a couché le cadavre sur le lit, tout de son long, en me disant : Voyez donc, la pauvre enfant ! Vous ne lui avez pas même fermé les yeux. Elle semble vous regarder et sourire. Marie me regardait. Elle avait un sommeil denfant, une paix suprême, un front pur de vierge et de martyre. Elle était heureuse de ce quelle venait dentendre, elle se disait que nous étions seuls, que nous allions pouvoir nous aimer. Jai fermé ses yeux, pour quelle sendormît dans cette pensée damour, et jai baisé ses paupières. Pâquerette a posé deux bougies sur une petite table, à côté du cadavre, puis elle a repris son sommeil, se pelotonnant au fond du fauteuil. Jacques navait pas remué ; toutes mes paroles, toutes celles de Laurence avaient passé sur lui sans le faire tressaillir. À genoux, le visage dans le drap, il sabîmait en quelque pensée austère et terrible qui le tenait muet, accablé. La chambre était silencieuse maintenant. Les deux bougies jetaient une clarté pâle qui blanchissait les draps du lit et la face découverte de Marie. Hors de ce cercle étroit de lumière, tout nétait quombre indécise. Dans cette ombre japercevais vaguement Pâquerette endormie et Jacques agenouillé. Je suis allé à la fenêtre. Jai passé la nuit là, debout, en face du ciel étoilé. Je regardais Marie et je regardais en moi ; je dominais Jacques, je distinguais Laurence loin, bien loin dans mon souvenir. Ma pensée était saine, je mexpliquais toutes choses, javais conscience de mon être et des créatures qui mentouraient. Cest ainsi que jai pu voir la vérité. Oui, Jacques ne sétait pas trompé. Jai été malade. Jai eu la fièvre, le délire. Je sens aujourdhui, à la fatigue de mon coeur, quelle a dû être la violence de mon mal. Je suis fier de ma souffrance, je comprends que je nai pas été infâme, que mes désespoirs nétaient que les révoltes de mon coeur, indigné du monde où je lavais égaré. Je suis maladroit devant la honte, je ne sais point accepter les amours vulgaires ; je nai pas la tranquille indifférence nécessaire pour vivre dans ce coin de Paris où la belle jeunesse se vautre en pleine boue. Il maurait fallu les purs sommets, la campagne large. Si javais rencontré une vierge, je me serais agenouillé pour me donner entier ; jaurais été pur comme elle, et, sans lutte, sans effort, nous nous serions unis, nous aurions contenté nos tendresses. La vie a ses fatalités. Un soir, jai trouvé Laurence, la gorge découverte. Jai eu limprudente confiance de vivre auprès de cette femme, et voilà que je lai aimée, aimée comme une vierge, avec tout mon coeur, toute ma pureté. Elle ma rendu mes affections en souffrances et en désespoirs ; elle a eu la lâcheté de se laisser aimer, sans jamais aimer elle-même. Je me suis déchiré, devant cette âme morte, à vouloir me faire entendre. Jai pleuré comme un enfant qui veut embrasser sa mère, se haussant sur ses petits pieds, ne pouvant atteindre le visage de celle qui est toute son espérance. Je me disais ces choses dans cette nuit suprême, et je me disais encore quun jour je parlerais et que je ferais voir la vérité à mes frères, les coeurs de vingt ans. Je trouvais une grande leçon dans ma jeunesse perdue, dans mes amours brisées. Mon être entier répétait : Que nes-tu resté là-bas, en Provence, dans les herbes hautes, sous les larges soleils ? Tu aurais grandi en honneur, en force. Et, lorsque tu es venu ici chercher la vie et la gloire, que ne tes-tu gardé contre la boue de la ville ? Ne savais-tu pas que lhomme na pas deux jeunesses, ni deux amours ? Il te fallait vivre jeune, dans le travail, et aimer, dans la virginité. Ceux qui acceptent sans larmes la vie que jai menée pendant un an, nont pas de coeur ; ceux qui pleurent comme jai pleuré, sortent de cette vie le corps brisé et lâme mourante. Il faut donc tuer les Laurences, comme disait Jacques, puisquelles nous tuent notre chair et nos amours. Je ne suis quun enfant qui a souffert, je ne veux point prêcher ici. Mais je montre ma poitrine vide, mon être endolori et sanglant, je désire que mes plaies fassent frémir les garçons de mon âge et les arrêtent au seuil du gouffre. À ceux qui sont affolés de lumière et de pureté, je dirai : Prenez garde, vous entrez dans la nuit, dans la souillure. À ceux dont le coeur dort et qui ont lindifférence du mal, je dirai : Puisque vous ne pouvez aimer, tâchez au moins de rester dignes et honnêtes. La nuit était claire, je voyais jusquà Dieu. Marie, raide maintenant, dormait avec pesanteur ; le drap avait de longs plis secs et durs. Je songeais au néant, je pensais que nous aurions grand besoin dune croyance, nous qui vivons dans lespérance de demain et qui ne savons ce que sera demain. Si javais eu, au ciel ou ailleurs, un Dieu ami dont jaie senti la main protectrice, je ne me serais peut-être pas laissé aller au vertige dune passion mauvaise. Jaurais toujours eu des consolations, au milieu de mes larmes ; jaurais usé mon trop damour dans la prière, au lieu de ne pouvoir le donner et de le sentir métouffer. Je métais abandonné, parce que je ne croyais quen moi et que javais perdu toute ma force. Je ne regrette pas dobéir à ma raison, de vivre libre, nayant que le respect du vrai et du juste. Seulement, lorsque la fièvre me prend, lorsque je frissonne de faiblesse, jai peur, je deviens enfant ; je voudrais être sous le coup dune fatalité divine, meffacer, laisser Dieu agir en moi et pour moi. Et je songeais à Marie, me demandant où était son être à cette heure. Dans la grande nature, sans doute. Je faisais ce rêve que chaque âme va au grand tout, que lhumanité morte nest quun souffle immense, un seul esprit. Sur la terre, nous sommes séparés, nous nous ignorons, nous pleurons de ne pouvoir nous réunir ; au-delà de la vie, il y a pénétration complète, mariage de tous avec tous, amour unique et universel. Je regardais le ciel. Il me semblait voir, dans létendue calme et reposée, lâme du monde, lêtre éternel fait de tous les êtres. Alors, jai goûté une grande douceur ; je venais de dépasser la guérison, jen étais au pardon et à la foi. Frères, ma jeunesse me souriait encore. Jai songé quun jour nous nous trouverons unis tous quatre, Marie et Jacques, Laurence et moi ; nous nous comprendrons, nous nous pardonnerons ; nous nous aimerons sans avoir à entendre les sanglots de nos corps, et aurons une suprême paix à échanger ces tendresses que nous ne pouvions nous donner, lorsque nous vivions dans des chairs différentes. La pensée quil y a malentendu sur la terre, et que tout sexplique ailleurs, ma consolé. Je me suis dit que jattendrais la mort pour aimer. Je me tenais debout, auprès de la fenêtre, en face du ciel, en face du cadavre de Marie, et, peu à peu, une fraîcheur douce, une espérance sans bornes me venaient de cette jeune fille morte et de ces espaces rêveurs. Les bougies sachevaient. La chambre avait un silence de plus en plus lourd, et les ombres grandissaient. Pâquerette dormait. Jacques navait pas bougé. Il sest levé brusquement, il a regardé autour de lui avec peur. Je lai vu se pencher sur le cadavre pour le baiser au front. La chair froide lui a donné un frisson. Alors il ma aperçu. Il est venu à moi, hésitant, puis ma tendu la main. Je regardais cet homme que je ne pouvais comprendre, qui me paraissait aussi obscur que Laurence. Jignorais sil mavait menti ou sil avait voulu me sauver. Cet homme était venu me briser le coeur. Mais javais espéré, javais pardonné. Jai pris sa main et la lui ai serrée. Alors il sen est allé, me remerciant du regard. Le matin, je me suis trouvé au bord du lit de Marie, à genoux, pleurant encore, mais des larmes douces, attendries. Je pleurais sur cette pauvre fille que la mort avait emportée au printemps, ignorante des baisers damour. XXX Frères, je vais à vous. Je pars demain pour nos campagnes. Je veux puiser une nouvelle jeunesse dans nos larges horizons, dans notre soleil ardent et pur. Jai eu un orgueil trop haut. Je me suis cru mûr pour la lutte, tandis que je nétais quun enfant faible et nu. Je resterai peut-être toujours enfant. Jespère en votre amitié, en mes souvenirs. Près de vous, je me rappellerai les jours dautrefois, je mapaiserai, jachèverai de guérir mon coeur. Nous irons dans les plaines, au bord de la rivière ombreuse ; nous reprendrons la vie de nos seize ans, et joublierai ainsi lannée terrible que je viens de vivre. Jen serai encore à ces jours dignorance et despoir, lorsque je ne savais rien de la réalité et que je rêvais une terre meilleure. Je redeviendrai jeune, croyant, je pourrai recommencer la vie sur de nouveaux songes. Oh ! je sens toutes les pensées de ma jeunesse me revenir en foule, memplir de force et despérance. Tout avait disparu dans la nuit où jétais entré, vous et le monde, mon travail de chaque jour et ma gloire future. Je ne vivais plus que pour une idée unique, aimer et souffrir. Aujourdhui, dans mon apaisement, jentends séveiller une à une ces pensées que je reconnais et auxquelles je souhaite la bienvenue, lâme attendrie. Jétais aveugle, de nouveau, je vois clair en moi, le voile sest déchiré, je retrouve le monde tel que je lavais laissé, large pour les jeunes courages, lumineux, plein dapplaudissements. Je vais reprendre mon labeur, me refaire des forces, lutter au nom de mes croyances, au nom de mes tendresses. Faites-moi place à vos côtés, frères. Trempons-nous dans lair pur, dans les champs éclatants de soleil, dans nos amours vierges. Préparons-nous à la vie en nous aimant tous trois, en courant, la main dans la main, libres sous le ciel. Attendez-moi, et faites que la Provence soit plus douce, plus encourageante pour me recevoir et me rendre mon enfance. Hier, lorsque devant la fenêtre, en face du cadavre de Marie, je mépurais dans la foi, jai vu le ciel, plein dombre, blanchir à lhorizon. Toute la nuit, javais eu devant les yeux les espaces noirs, troués par les rayons jaunes des étoiles ; javais sondé vainement linfini du gouffre sombre, meffrayant de ce calme immense, de ce néant insondable. Ce calme, ce néant se sont éclairés ; les ténèbres ont frémi et se sont repliées lentement, laissant voir leurs mystères ; leffroi de lombre a fait place à lespérance de la clarté naissante. Tout le ciel sest enflammé peu à peu ; il a eu des teintes roses, douces comme des sourires ; il sest creusé dans la lumière pâle, laissant voir Dieu à cette heure matinale et transparente. Et moi, seul, en face de ce déchirement de la nuit, de cette naissance lente et majestueuse du jour, je me suis senti au coeur une force jeune, invincible, un espoir immense. Frères, cétait laurore. |