Emile Zola
Le Naturalisme au théâtre
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VII. Les Décors et les accessoires I Je veux parler du mouvement naturaliste qui se produit au théâtre, simplement au point de vue des décors et des accessoires. On sait quil y a deux avis parfaitement tranchés sur la question: les uns voudraient quon en restât à la nudité du décor classique, les autres exigent la reproduction du milieu exact, si compliquée quelle soit. Je suis évidemment de lopinion de ceux-ci; seulement, jai mes raisons à donner. Il faut étudier la question dans lhistoire même de notre théâtre national. Lancienne parade de foire, le mystère joué sur des tréteaux, toutes ces scènes dites en plein vent doù sont sorties, parfaites et équilibrées, les tragédies et les comédies du dix-septième siècle, se jouaient entre trois lambeaux tendus sur des perches. Limagination du public suppléait au décor absent. Plus tard, avec Corneille, Molière et Racine, chaque théâtre avait une place publique, un salon, une forêt, un temple; même la forêt ne servait guère, je crois. Lunité de lieu, qui était une règle strictement observée, impliquait ce peu de variété. Chaque pièce ne nécessitait quun décor; et comme, dautre part, tous les personnages devaient se rencontrer dans ce décor, les auteurs choisissaient fatalement les mêmes milieux neutres, ce qui permettait au même salon, à la même rue, au même temple de sadapter a toutes les actions imaginables. Jinsiste, parce que nous sommes là aux sources de la tradition. Il ne faudrait pas croire que cette uniformité, cet effacement du décor, vinssent de la barbarie de lépoque, de lenfance de lart décoratif. Ce qui le prouve, cest que certains opéras, certaines pièces de gala, ont été montées alors avec un luxe de peintures, une complication de machines extraordinaire. Le rôle neutre du décor était dans lesthétique même du temps. On na quà assister, de nos jours, à la représentation dune tragédie ou dune comédie classique. Pas un instant le décor ninflue sur la marche de la pièce. Parfois, des valets apportent des sièges ou une table; il arrive même quils posent ces sièges au beau milieu dune rue. Les autres meubles, les cheminées, tout se trouve peint dans les fonds. Et cela semble fort naturel. Laction se passe en lair, les personnages sont des types qui défilent, et non des personnalités qui vivent. Je ne discute pas aujourdhui la formule classique, je constate simplement que les argumentations, les analyses de caractère, létude dialoguée des passions, se déroulant devant le trou du souffleur sans que les milieux eussent jamais à intervenir, se détachaient dautant plus puissamment que le fond avait moins dimportance. Ce quil faut donc poser comme une vérité démontrée, cest que linsouciance du dix-septième siècle pour la vérité du décor vient de ce que la nature ambiante, les milieux, nétaient pas regardés alors comme pouvant avoir une influence quelconque sur laction et sur les personnages. Dans la littérature du temps, la nature comptait peu. Lhomme seul était noble, et encore lhomme dépouillé de son humanité, lhomme abstrait, étudié dans son fonctionnement dêtre logique et passionnel. Un paysage au théâtre, quétait-ce cela? on ne voyait pas les paysages réels, tels quils sélargissent par les temps de soleil ou de pluie. Un salon complètement meublé, avec la vie qui léchauffe et lui donne une existence propre, pourquoi faire? les personnages ne vivaient pas, nhabitaient pas, ne faisaient que passer pour déclamer les morceaux quils avaient à dire. Cest de cette formule que notre théâtre est parti. Je ne puis faire lhistorique des phases quil a parcourues. Mais il est facile de constater quun mouvement lent et continu sest opéré, accordant chaque jour plus dimportance à linfluence des milieux. Dailleurs, lévolution littéraire des deux derniers siècles est tout entière dans cet envahissement de la nature. Lhomme na plus été seul, on a cru que les campagnes, les villes, les cieux différents méritaient quon les étudiât et quon les donnât comme un cadre immense à lhumanité. On est même allé plus loin, on a prétendu quil était impossible de bien connaître lhomme, si on ne lanalysait pas avec son vêtement, sa maison, son pays. Dès lors, les personnages abstraits ont disparu. On a présenté des individualités, en les faisant vivre de la vie contemporaine. Le théâtre a fatalement obéi à cette évolution. Je sais que certains critiques font du théâtre une chose immuable, un art hiératique dont il ne faut pas sortir. Mais cest là une plaisanterie que les faits démentent tous les jours. Nous avons eu les tragédies de Voltaire, où le décor jouait déjà un rôle; nous avons eu les drames romantiques qui ont inventé le décor fantaisiste et en ont tiré les plus grands effets possibles; nous avons eu les bals de Scribe, dansés dans un fond de salon; et nous en sommes arrivés au cerisier véritable de lAmi Fritz, à latelier du peintre impressionniste de la Cigale, au cercle si étonnamment exact du Club. Que lon fasse cette étude avec soin, on verra toutes les transitions, on se convaincra que les résultats daujourdhui ont été préparés et amenés de longue main par lévolution même de notre littérature. Je me répète, pour mieux me faire entendre. Le malheur, ai-je dit, est quon veut mettre le théâtre à part, le considérer comme dessence absolument différente. Sans doute, il a son optique. Mais ne le voit-on pas de tout temps obéir au mouvement de lépoque? A cette heure, le décor exact est une conséquence du besoin de réalité qui nous tourmente. Il est fatal que le théâtre cède à cette impulsion, lorsque le roman nest plus lui-même quune enquête universelle, quun procès-verbal dressé sur chaque fait. Nos personnages modernes, individualisés, agissant sous lempire des influences environnantes, vivant notre vie sur la scène, seraient parfaitement ridicules dans le décor du dix-septième siècle. Ils sasseoient, et il leur faut des fauteuils; ils écrivent, et il leur faut des tables; ils se couchent, ils shabillent, ils mangent, ils se chauffent, et il leur faut un mobilier complet. Dautre part, nous étudions tous les mondes, nos pièces nous promènent dans tous les lieux imaginables, les tableaux les plus variés doivent forcément défiler devant la rampe. Cest là une nécessité de notre formule dramatique actuelle. La théorie des critiques que fâche cette reproduction minutieuse, est que cela nuit à lintérêt de la pièce jouée. Javoue ne pas bien comprendre. Ainsi, on soutient cette thèse que seuls les meubles ou les objets qui servent comme accessoires devraient être réels; il faudrait peindre les autres dans le décor. Dès lors, quand on verrait un fauteuil, on se dirait tout bas: «Ah! ah! le personnage va sasseoir»; ou bien, quand on apercevrait une carafe sur un meuble: «Tiens! tiens! le personnage aura soif»; ou bien, sil y avait une corbeille à ouvrage au premier plan: «Très bien! lhéroïne brodera en écoutant quelque déclaration.» Je ninvente rien, il y a des personnes, paraît-il, que ces devinettes enfantines amusent beaucoup. Lorsque le salon est complètement meublé, quil se trouve empli de bibelots, cela les déroute, et ils sont tentés de crier: «Ce nest pas du théâtre!» En effet, ce nest pas du théâtre, si lon continue à vouloir regarder le théâtre comme le triomphe quand même de la convention. On nous dit: «Quoi que vous fassiez, il y a des conventions qui seront éternelles.» Cest vrai, mais cela nempêche pas que, lorsque lheure dune convention a sonné, elle disparaît. On a bien enterré lunité de lieu; cela na rien détonnant que nous soyons en train de compléter le mouvement, en donnant au décor toute lexactitude possible. Cest la même évolution qui continue. Les conventions qui persistent nont rien à voir avec les conventions qui partent. Une de moins, cest toujours quelque chose. Comment ne sent-on pas tout lintérêt quun décor exact ajoute à laction? Un décor exact, un salon par exemple avec ses meubles, ses jardinières, ses bibelots, pose tout de suite une situation, dit le monde où lon est, raconte les habitudes des personnages. Et comme les acteurs y sont à laise, comme ils y vivent bien de la vie quils doivent vivre! Cest une intimité, un coin naturel et charmant. Je sais que, pour goûter cela, il faut aimer voir les acteurs vivre la pièce, au lieu de les voir la jouer. Il y a là toute une nouvelle formule. Scribe, par exemple, na pas besoin des milieux réels, parce que ses personnages sont en carton. Je parle uniquement du décor exact pour les pièces où il y aurait des personnages en chair et en os, apportant avec eux lair quils respirent. Un critique a dit avec beaucoup de sagacité: «Autrefois, des personnages vrais sagitaient dans des décors faux; aujourdhui, ce sont des personnages faux qui sagitent dans des décors vrais.» Cela est juste, si ce nest que les types de la tragédie et de la comédie classiques sont vrais, sans être réels. Ils ont la vérité générale, les grands traits humains résumés en beaux vers; mais ils nont pas la vérité individuelle, vivante et agissante, telle que nous lentendons aujourdhui. Comme jai essayé de le prouver, le décor du dix-septième siècle allait en somme à merveille avec les personnages du théâtre de lépoque; il manquait comme eux de particularités, il restait large, effacé, très approprié aux développements de la rhétorique et à la peinture de héros surhumains. Aussi est-ce un non-sens pour moi que de remonter les tragédies de Racine, par exemple, avec un grand éclat de costumes et de décors. Mais où le critique a absolument raison, cest lorsquil dit quaujourdhui des personnages faux sagitent dans des décors vrais. Je ne formule pas dautre plainte, à chacune de mes études. Lévolution naturaliste au théâtre a fatalement commencé par le côté matériel, par la reproduction exacte des milieux. Cétait là, en effet, le côté le plus commode. Le public devait être pris aisément. Aussi, depuis longtemps, lévolution saccomplit-elle. Quant aux personnages faux, ils sont moins faciles à transformer que les coulisses et les toiles de fond, car il sagirait de trouver ici un homme de génie. Si les peintres décorateurs et les machinistes ont suffi pour une partie de la besogne, les auteurs dramatiques nont encore fait que tâtonner. Et le merveilleux, cest que la seule exactitude dans les décors a suffi parfois pour assurer de grands succès. En somme, nest-ce pas un indice bien caractéristique? Il faut être aveugle pour ne pas comprendre où nous allons. Les critiques qui se plaignent de ce souci de lexactitude dans les décors et les accessoires, ne devraient voir là quun des côtés de la question. Elle est beaucoup plus large, elle embrasse le mouvement littéraire du siècle entier, elle se trouve dans le courant irrésistible qui nous emporte tous au naturalisme. M. Sardou, dans les Merveilleuses, a voulu des tasses du Directoire; MM. Erckmann-Chatrian ont exigé, dans lAmi Fritz, une fontaine qui coulât; M. Gondinet, dans le Club, a demandé tous les accessoires authentiques dun cercle. On peut sourire, hausser les épaules, dire que cela ne rend pas les uvres meilleures. Mais, derrière ces manies dauteurs minutieux, il y a plus ou moins confusément la grande pensée dun art de méthode et danalyse, marchant parallèlement avec la science. Un écrivain viendra sans doute, qui mettra enfin au théâtre des personnages vrais dans des décors vrais, et alors on comprendra. II M. Francisque Sarcey, qui est lautorité la plus compétente en la matière, a bien voulu répondre aux pages quon vient de lire. Il nest point de mon avis, naturellement. M. Sarcey se contente de juger les uvres au jour le jour, sans sinquiéter de lensemble de la production contemporaine, constatant simplement le succès ou linsuccès, en donnant les raisons tirées de ce quil croit être la science absolue du théâtre. Je suis, au contraire, un philosophe esthéticien que passionne le spectacle des évolutions littéraires, qui se soucie peu au fond de la pièce jouée, presque toujours médiocre, et qui la regarde comme une indication plus ou moins nette dune époque et dun tempérament; en outre, je ne crois pas du tout à une science absolue, jestime que tout peut se réaliser, au théâtre comme ailleurs. De là, nos divergences. Mais je suis bien tranquille, M. Sarcey se flatte dapprendre chaque jour et de se laisser convaincre par les faits. Il sera convaincu par le fait naturaliste comme il vient de lêtre par le fait romantique, sur le tard. La question des décors et des accessoires est un excellent terrain, circonscrit et nettement délimité, pour y porter létude des conventions au théâtre. En somme, les conventions sont la grosse affaire. On me dit que les conventions sont éternelles, quon ne supprimera jamais la rampe, quil y aura toujours des coulisses peintes, que les heures à la scène seront comptées comme des minutes, que les salons où se passent les pièces nauront que trois murs. Eh! oui, cela est certain. Il est même un peu puéril de donner de tels arguments. Cela me rappelle un peintre classique, disant de Courbet: «Eh bien! quoi? qua-t-il inventé? est-ce que ses figures nont pas un nez, une bouche et deux yeux comme les miennes?» Je veux faire entendre quil y a, dans tout art, un fond matériel qui est fatal. Quand on fait du théâtre, on ne fait pas de la chimie. Il faut donc un théâtre, organisé comme les théâtres de lépoque où lon vit, avec le plus ou le moins de perfectionnement du matériel employé. Il serait absurde de croire quon pourra transporter la nature telle quelle sur les planches, planter de vrais arbres, avoir de vraies maisons, éclairées par de vrais soleils. Dès lors, les conventions simposent, il faut accepter des illusions plus ou moins parfaites, à la place des réalités. Mais cela est tellement hors de discussion, quil est inutile den parler. Cest le fond même de lart humain, sans lequel il ny a pas de production possible. On ne chicane pas au peintre ses couleurs, au romancier son encre et son papier, à lauteur dramatique sa rampe et ses pendules qui ne marchent pas. Seulement, prenons une comparaison. Quon lise par exemple un roman de mademoiselle de Scudéri et un roman de Balzac. Le papier et lencre leur sont tolérés à tous deux; on passe sur cette infirmité de la création humaine. Or, avec les mêmes outils, mademoiselle de Scudéri va créer des marionnettes, tandis que Balzac créera des personnages en chair et en os. Dabord, il y a la question de talent; mais il y a aussi la question dépoque littéraire. Lobservation, létude de la nature est devenue aujourdhui une méthode qui était à peu près inconnue au dix-septième siècle. On voit donc ici la convention tournée, comme masquée par la puissance de la vérité des peintures. Les conventions ne font que changer; cest encore possible. Nous ne pouvons pas créer de toutes pièces des êtres vivants, des mondes tirant tout deux-mêmes. La matière que nous employons est morte, et nous ne saurions lui souffler quune vie factice. Mais que de degrés dans cette vie factice, depuis la grossière imitation qui ne trompe personne, jusquà la reproduction presque parfaite qui fait crier au miracle! Affaire de génie, dira-t-on: sans doute, mais aussi, je le répète, affaire de siècle. Lidée de la vie dans les arts est toute moderne. Nous sommes emportés malgré nous vers la passion du vrai et du réel. Cela est indéniable, et il serait aisé de prouver par des exemples que le mouvement grandit tous les jours. Croit-on arrêter ce mouvement, en faisant remarquer que les conventions subsistent et se déplacent? Eh! cest justement parce quil y a des conventions, des barrières entre la vérité absolue et nous, que nous luttons pour arriver le plus près possible de la vérité, et quon assiste à ce prodigieux spectacle de la création humaine dans les arts. En somme, une uvre nest quune bataille livrée aux conventions, et luvre est dautant plus grande quelle sort plus victorieuse du combat. Le fond de ceci est que, comme toujours, on sen tient à la lettre. Je parle contre les conventions, contre les barrières qui nous séparent du vrai absolu; tout de suite on prétend que je veux supprimer les conventions, que je me fais fort dêtre le bon Dieu. Hélas! je ne le puis. Peut-être serait-il plus simple de comprendre que je ne demande en somme à lart que ce quil est capable de donner. Il est entendu que la nature toute nue est impossible a la scène. Seulement, nous voyons à cette heure, dans le roman, où lon en est arrivé par lanalyse exacte des lieux et des êtres. Jai nommé Balzac qui, tout en conservant les moyens artificiels de la publication en volumes, a su créer un monde dont les personnages vivent dans les mémoires comme des personnages réels. Eh bien! je me demande chaque jour si une pareille évolution nest pas possible au théâtre, si un auteur ne saura pas tourner les conventions scéniques, de façon à les modifier et à les utiliser pour porter sur la scène une plus grande intensité de vie. Tel est, au fond, lesprit de toute la campagne que je fais dans ces études. Et, certes, je nespère pas changer rien à ce qui doit être. Je me donne le simple plaisir de prévoir un mouvement, quitte à me tromper. Je suis persuadé quon ne détermine pas à sa guise un mouvement au théâtre. Cest lépoque même, ce sont les murs, les tendances des esprits, la marche de toutes les connaissances humaines, qui transforment lart dramatique, comme les autres arts. Il me semble impossible que nos sciences, notre nouvelle méthode danalyse, notre roman, notre peinture, aient marché dans un sens nettement réaliste, et que notre théâtre reste seul, immobile, figé dans les traditions. Je dis cela, parce que je crois que cela est logique et raisonnable. Les faits me donneront tort ou raison. Il est donc bien entendu que je ne suis pas assez peu pratique pour exiger la copie textuelle de la nature. Je constate uniquement que la tendance paraît être, dans les décors et les accessoires, à se rapprocher de la nature le plus possible; et je constate cela comme un symptôme du naturalisme au théâtre. De plus, je men réjouis. Mais javoue volontiers que, lorsque je me montre enchanté du cerisier de lAmi Fritz et du cercle du Club, je me laisse aller au plaisir de trouver des arguments. Il me faut bien des arguments: je les prends où ils se présentent; je les exagère même un peu, ce qui est naturel. Je sais parfaitement que le cerisier vrai où monte Suzel est en bois et en carton, que le cercle où lon joue, dans le Club, nest, en somme, quune habile tricherie. Seulement, on ne saurait nier, dautre part, quil ny a pas des cerisiers ni des cercles pareils dans Scribe, que ce souci minutieux dune illusion plus grande est tout nouveau. De là à constater au théâtre le mouvement qui sest produit dans le roman, il ny a quune déduction logique. Les aveugles seuls, selon moi, peuvent nier la transformation dramatique à laquelle nous assistons. Cela commence par les décors et les accessoires; cela finira par les personnages. Remarquez que les grands décors, avec des trucs et des complications destinés à frapper le public, me laissent singulièrement froid. Il y a des effets impossibles à rendre: une inondation par exemple, une bataille, une maison qui sécroule. Ou bien, si lon arrivait à reproduire de pareils tableaux, je serais assez davis quon coupât le dialogue. Cela est un art tout particulier, qui regarde le peindre décorateur et le machiniste. Sur cette pente, dailleurs, on irait vite à lexhibition, au plaisir grossier des yeux. Pourtant, en mettant les trucs de côté, il serait très intéressant dencadrer un drame dans de grands décors copiés sur la nature, autant que loptique de la scène le permettrait. Je me souviendrai toujours du merveilleux Paris, au cinquième acte de Jean de Thommeray, les quais senfonçant dans la nuit, avec leurs files de becs de gaz. Il est vrai que ce cinquième acte était très médiocre. Le décor semblait fait pour suppléer au vide du dialogue. Largument reste fâcheux aujourdhui, car, si lacte avait été bon, le décor ne laurait pas gâté, au contraire. Mais je confesse que je suis beaucoup plus louché par des reproductions de milieux moins compliqués et moins difficiles à rendre. Il est très vrai que le cadre ne doit pas effacer les personnages par son importance et sa richesse. Souvent les lieux sont une explication, un complément de lhomme qui sy agite, à condition que lhomme reste le centre, le sujet que lauteur sest proposé de peindre. Cest lui qui est la somme totale de leffet, cest en lui que le résultat général doit sobtenir; le décor réel ne se développe que pour lui apporter plus de réalité, pour le poser dans lair qui lui est propre, devant le spectateur. En dehors de ces conditions, je fais bon marché de toutes les curiosités de la décoration, qui ne sont guère à leur place que dans les féeries. Nous avons conquis la vérité du costume. On observe aujourdhui lexactitude de lameublement. Les pas déjà faits sont considérables. Il ne reste guère quà mettre à la scène des personnages vivants, ce qui est, il est vrai, le moins commode. Dès lors, les dernières traditions disparaîtraient, on règlerait de plus en plus la mise en scène sur les allures de la vie elle-même. Ne remarque-t-on pas, dans le jeu de nos acteurs, une tendance réaliste très accentuée? La génération des artistes romantiques a si bien disparu, quon éprouve toutes les peines du monde à remonter les pièces de 1810; et encore les vieux amateurs crient-ils à la profanation. Autrefois, jamais un acteur naurait osé parler en tournant le dos au public; aujourdhui, cela a lieu dans une foule de pièces. Ce sont de petits faits, mais des faits caractéristiques. On vit de plus en plus les pièces, on ne les déclame plus. Je me résume, en reprenant une phrase que jai écrite plus haut: une uvre nest quune bataille livrée aux conventions, et luvre est dautant plus grande quelle sort plus victorieuse du combat. III Quitte à me répéter, je reviens une fois de plus à la question des décors. Tout à lheure, jexaminerai le très remarquable ouvrage de M. Adolphe Jullien sur le costume au théâtre. Je regrette beaucoup quun ouvrage semblable nexiste pas sur les décors. M. Jullien a bien dit, çà et là, un mot des décors; car, selon sa juste remarque, tout se tient dans les évolutions dramatiques; le même mouvement qui transforme les costumes, transforme en même temps les décors, et semble nêtre dailleurs quune conséquence des périodes littéraires elles-mêmes. Mais il nen est pas moins désirable quun livre spécial soit fait sur lhistoire des décors, depuis les tréteaux où lon jouait les Mystères, jusquà nos scènes actuelles qui se piquent du naturalisme le plus exact. En attendant, sans avoir la prétention de toucher au grand travail historique quelle nécessiterait, je vais essayer de poser la question dune façon logique. M. Sarcey a fait toute une campagne contre limportance que nos théâtres donnent aujourdhui aux décors. Ils a dit, comme toujours, dexcellentes choses, pleines de bon sens; mais jestime quil a tout brouillé et quil faudrait, pour sentendre, éclairer un peu la question et distinguer les différents cas. Dabord, mettons de côté la féerie et le drame à grand spectacle. Jentends rester dans la littérature. Il est certain que les pièces où certains tableaux sont uniquement des prétextes à décors, tombent par là même au rang des exhibitions foraines; elles ont dès lors un intérêt particulier, faites pour les yeux; elles sont souvent intéressantes par le luxe et lart quon y déploie. Cest tout un genre, dont je ne pense pas que M. Sarcey demande la disparition. Les décors y sont dautant plus à leur place, quils y jouent le principal rôle. Le public sy amuse; ceux qui naiment pas ça, nont quà rester chez eux. Quant à la littérature, elle demeure complètement étrangère à laffaire, et dès lors elle ne saurait en souffrir. Jentends bien, dailleurs, ce dont M. Sarcey se plaint. Il accuse les directeurs et les auteurs de spéculer sur ce goût du public pour les décors riches, en introduisant quand même des décors à sensation dans des uvres littéraires qui devraient sen passer. Par exemple, on se souvient des magnificences de Balsamo; il y avait là une galerie des glaces et un feu dartifice dune utilité discutable au point de vue du drame, et qui, du reste, ne sauvèrent pas la pièce. Eh bien! dans ce cas nettement défini, M. Sarcey a raison. Un décor qui na pas dutilité dramatique, qui est comme une curiosité à part, mise là pour éblouir le public, ravale un ouvrage au rang inférieur de la féerie et du mélodrame à spectacle. En un mot, le décor pour le décor, si riche et si curieux soit-il, nest quune spéculation et ne peut que gâter une uvre littéraire. Mais cela entraîne-t-il la condamnation du décor exact, riche ou pauvre? Doit-on toujours citer le théâtre de Shakespeare, où les changements à vue étaient simplement indiqués par des écriteaux? Faut-il croire que nos pièces modernes pourraient se contenter, comme les pièces du dix-septième siècle, dun décor abstrait, salon sans meubles, péristyle de temple, place publique? En un mot, est-on bien venu de déclarer que le décor na aucune importance, quil peut être quelconque, que le drame est dans les personnages et non dans les lieux où ils sagitent? Cest ici que la question se pose sérieusement. Une fois encore, je me trouve en face dun absolu. Les critiques qui défendent les conventions, disent à tous propos: «le théâtre», et ce mot résume pour eux quelque chose de définitif, de complet, dimmuable: le théâtre est comme ceci, le théâtre est comme cela. Ils vous envoient Shakespeare et Molière à la tête. Du moment où les maîtres, il y a deux siècles, faisaient jouer des chefs-duvre sans décors, nous sommes ridicules dexiger aujourdhui, pour nos uvres médiocres, les lieux exacts, avec un embarras extraordinaire daccessoires. Et de là à parler de la mode, il ny a pas loin. Pour les critiques en question, il semble que notre goût actuel, notre souci de la vérité des milieux, de lillusion scénique poussée aux dernières limites, ne soit quune pure affaire de mode, un engouement du public qui passera. Ainsi, M. Sarcey sest demandé pourquoi meubler un salon; ne peignait on pas tout dans le décor autrefois? et il nest pas éloigné de vouloir quon revienne à la nudité ancienne, qui avait lavantage de laisser la scène plus libre. En effet, pourquoi ne retournerait-on pas au décor abstrait, si rien ne nous en empêche, sil ny a dans nos complications actuelles quun caprice? M. Sarcey, avec son bon sens pratique, fait valoir tous les avantages: léconomie, les pièces montées plus vite, la littérature épurée et triomphant seule. Mon Dieu! cela est fort juste, fort raisonnable. Mais, si nous ne retournons pas au décor abstrait, cest que nous ne le pouvons pas, tout bonnement. Il ny a pas le moindre engouement dans notre fait. Le décor exact sest imposé de lui-même, peu à peu, comme le costume exact. Ce cest pas une affaire de mode, cest une affaire dévolution humaine et sociale. Nous ne pouvons pas plus revenir aux écriteaux de Shakespeare, que nous ne pouvons revivre au seizième siècle. Cela nous est défendu. Sans doute des chefs-duvre ont poussé dans cette convention du décor; car ils étaient là comme dans leur sol naturel; mais, ce sol nest plus le nôtre, et je défie un auteur dramatique daujourdhui de rien créer de vivant, sil ne plante pas solidement son uvre dans notre terre du dix-neuvième siècle. Comment un homme de lintelligence de M. Sarcey ne tient-il pas compte du mouvement qui transforme continuellement le théâtre? Il est très lettré, très érudit; il connaît comme pas un notre répertoire ancien et moderne; il a tous les documents pour suivre lévolution qui sest produite et qui continue. Cest là une étude de philosophie littéraire qui devrait le tenter. Au lieu de senfermer dans une rhétorique étroite, au lieu de ne voir dans le théâtre quun genre soumis à des lois, pourquoi nouvre-t-il pas sa fenêtre toute grande et ne considère-t-il pas le théâtre comme un produit humain, variant avec les sociétés, sélargissant avec les sciences, allant de plus en plus à cette vérité qui est notre but et notre tourment? Je reste dans la question des décors. Voyez combien le décor abstrait du dix-septième siècle répond à la littérature dramatique du temps. Le milieu ne compte pas encore. Il semble que le personnage marche en lair, dégagé des objets extérieurs. Il ninflue pas sur eux, et il nest pas déterminé par eux. Toujours il reste à létat de type, jamais il nest analysé comme individu. Mais, ce qui est plus caractéristique, cest que le personnage est alors un simple mécanisme cérébral; le corps nintervient pas, lâme seule fonctionne, avec les idées, les sentiments, les passions. En un mot, le théâtre de lépoque emploie lhomme psychologique, il ignore lhomme physiologique. Dès lors, le milieu na plus de rôle à jouer, le décor devient inutile. Peu importe le lieu où laction se passe, du moment quon refuse aux différents lieux toute influence sur les personnages. Ce sera une chambre, un vestibule, une forêt, un carrefour; même un écriteau suffira. Le drame est uniquement dans lhomme, dans cet homme conventionnel quon a dépouillé de son corps, qui nest plus un produit du sol, qui ne trempe plus dans lair natal. Nous assistons au seul travail dune machine intellectuelle, mise à part, fonctionnant dans labstraction. Je ne discuterai point ici sil est plus noble en littérature de rester dans cette abstraction de lesprit ou de rendre au corps sa grande place, par amour de la vérité. Il sagit pour le moment de constater de simples faits. Peu à peu, lévolution scientifique sest produite, et nous avons vu le personnage abstrait disparaître pour faire place à lhomme réel, avec son sang et ses muscles. Dès ce moment, le rôle des milieux est devenu de plus en plus important. Le mouvement qui sest opéré dans les décors part de là, car les décors ne sont en somme que les milieux où naissent, vivent et meurent les personnages. Mais un exemple est nécessaire, pour bien faire comprendre ce mouvement. Prenez par exemple lHarpagon de Molière. Harpagon est un type, une abstraction de lavarice. Molière na pas songé à peindre un certain avare, un individu déterminé par des circonstances particulières; il a peint lavarice, en la dégageant même de ses conditions extérieures, car il ne nous montre seulement pas la maison de lavare, il se contente de le faire parler et agir. Prenez maintenant le père Grandet, de Balzac. Tout de suite, nous avons un avare, un individu qui a poussé dans un milieu spécial; et Balzac a dû peindre le milieu, et nous navons pas seulement avec lui labstraction philosophique de lavarice, nous avons lavarice étudiée dans ses causes et dans ses résultats, toute la maladie humaine et sociale. Voilà en présence la conception littéraire du dix-septième siècle et celle du dix-neuvième: dun côté, lhomme abstrait, étudié hors de la nature; de lautre, lhomme daprès la science, remis dans la nature et y jouant son rôle strict, sous des influences de toutes sortes. Eh bien! il devient dès lors évident que, si Harpagon peut jouer son drame dans nimporte quel lieu, dans un décor quelconque, vague et mal peint, le père Grandet ne peut pas plus jouer le sien en dehors de sa maison, de son milieu, quune tortue ne saurait vivre hors de sa carapace. Ici, le décor fait partie intégrante du drame; il est de laction, il lexplique, et il détermine le personnage. La question des décors nest pas ailleurs. Ils ont pris au théâtre limportance que la description a prise dans nos romans. Cest montrer un singulier entêtement dans labsolu, que de ne pas comprendre lévolution fatale qui sest accomplie, et la place considérable quils tiennent légitimement aujourdhui dans notre littérature dramatique. Ils nont cessé depuis deux cents ans de marcher vers une exactitude de plus en plus grande, du même pas dailleurs et au travers des mêmes obstacles que les costumes. A cette heure, la vérité triomphe partout. Ce nest pas que nous soyons arrivés à un emploi sage de cette vérité des milieux. On sacrifie plus à la richesse et à létrangeté quà lexactitude. Ce que je voudrais, ce serait, chez les auteurs dramatiques, un souci du décor vrai, uniquement lorsque le décor explique et détermine les faits et les personnages. Je reprends Eugénie Grandet, qui a été mise au théâtre, mais très médiocrement; eh bien! il faudrait que, dès le lever du rideau, on se crût chez le père Grandet; il faudrait que les murs, que les objets ajoutassent à lintérêt du drame, en complétant les personnages comme le fait la nature elle-même. Tel est le rôle des décors. Ils élargissent le domaine dramatique en mettant la nature elle-même au théâtre, dans son action sur lhomme. On doit les condamner, dès quils sortent de cette fonction scientifique, dès quils ne servent plus à lanalyse des faits et des personnages. Ainsi, M. Sarcey a raison, lorsquil blâme la magnificence avec laquelle on remonte les anciennes tragédies; cest méconnaître leur véritable cadre. Tout décor ajouté à une uvre littéraire comme un ballet, uniquement pour boucher un trou, est un expédient fâcheux. Au contraire, il faut applaudir, lorsque le décor exact simpose comme le milieu nécessaire de luvre, sans lequel elle resterait incomplète et ne se comprendrait plus. Et, la question se trouvant ainsi posée, il ny a quà laisser la critique faire pour ou contre des campagnes qui ne hâteront ni narrêteront lévolution naturaliste au théâtre. Cette évolution est un travail humain et social sur lequel des volontés isolées ne peuvent rien. Malgré son autorité, M. Sarcey ne nous ramènera pas aux décors abstraits de Molière et de Shakespeare, pas plus quil ne peut ressusciter les artistes du dix-septième siècle avec leurs costumes et le public de lépoque avec ses idées. Élargissez donc le chemin et laissez passer lhumanité en marche. |