Un esprit qui marche de lueur en lueur
et qui s'arrête éperdu - au bord de l'infini

Victor Hugo

1802 - 1885

<< Les Châtiments >>

livre 2 et 3
XV

XV- Le bord de la mer

XV- Le bord de la mer

HARMODIUS


La nuit vient. Vénus brille.


L'ÉPÉE


Harmodius, c'est l'heure !


LA BORNE DU CHEMIN


Le tyran va passer.


HARMODIUS


J'ai froid, rentrons.


UN TOMBEAU


Demeure.


HARMODIUS


Qu'es-tu ?


LE TOMBEAU


Je suis la tombe. - Exécute, ou péris.


UN NAVIRE A L'HORIZON


Je suis la tombe aussi, j'emporte les proscrits.


L'ÉPÉE


Attendons le tyran.


HARMODIUS


J'ai froid. Quel vent !


LE VENT


Je passe.
Mon bruit est une voix. Je sème dans l'espace
Les cris des exilés, de misère expirants,
Qui sans pain, sans abri, sans amis, sans parents,
Meurent en regardant du côté de la Grèce.


VOIX DANS L'AIR


Némésis ! Némésis ! lève-toi, vengeresse !


L'ÉPÉE


C'est l'heure. Profitons de l'ombre qui descend.


LA TERRE


Je suis pleine de morts.


LA MER


Je suis rouge de sang.
Les fleuves m'ont porté des cadavres sans nombre.


LA TERRE


Les morts saignent pendant qu'on adore son ombre.
A chaque pas qu'il fait sous le clair firmament,
Je les sens s'agiter en moi confusément.


UN FORÇAT


Je suis forçat, voici la chaîne que je porte,
Hélas ! pour n'avoir pas chassé loin de ma porte
Un proscrit qui fuyait, noble et pur citoyen.


L'ÉPÉE


Ne frappe pas au coeur, tu ne trouverais rien.


LA LOI


J'étais la loi, je suis un spectre. Il m'a tuée.


LA JUSTICE


De moi, prêtresse, il fait une prostituée.


LES OISEAUX


Il a retiré l'air des cieux, et nous fuyons.


LA LIBERTÉ


Je m'enfuis avec eux ; - ô terre sans rayons,
Grèce, adieu !


UN VOLEUR


Ce tyran, nous l'aimons. Car ce maître
Que respecte le juge et qu'admire le prêtre,
Qu'on accueille partout de cris encourageants,
Est plus pareil à nous qu'à vous, honnêtes gens.


LE SERMENT


Dieux puissants ! à jamais fermez toutes les bouches !
La confiance est morte au fond des coeurs farouches.
Homme, tu mens ! Soleil, tu mens ! Cieux, vous mentez !
Soufflez, vents de la nuit ! emportez, emportez
L'honneur et la vertu, cette sombre chimère !


LA PATRIE


Mon fils, je suis aux fers ! Mon fils, je suis ta mère !
Je tends les bras vers toi du fond de ma prison.


HARMODIUS


Quoi ! le frapper, la nuit, rentrant dans sa maison !
Quoi ! devant ce ciel noir, devant ces mers sans borne !
Le poignarder, devant ce gouffre obscur et morne,
En présence de l'ombre et de l'immensité !


LA CONSCIENCE


Tu peux tuer cet homme avec tranquillité.
Jersey, 25 octobre.