[1]
Plût au ciel
que le lecteur, enhardi et devenu momentanément féroce
comme ce qu'il lit, trouve, sans se désorienter, son chemin abrupt
et sauvage, à travers les marécages désolés
de ces pages sombres et pleines de poison; car, à moins qu'il
n'apporte dans sa lecture une logique rigoureuse et une tension d'esprit
égale au moins à sa défiance, les émanations
mortelles de ce livre imbiberont son âme comme l'eau le sucre.
Il n'est pas bon que tout le monde lise les pages qui vont suivre ;
quelques-uns seuls savoureront ce fruit amer sans danger. Par conséquent,
âme timide, avant de pénétrer plus loin dans de
pareilles landes inexplorées, dirige tes talons en arrière
et non en avant. Écoute bien ce que je te dis : dirige tes talons
en arrière et non en avant, comme les yeux d'un fils qui se détourne
respectueusement de la contemplation auguste de la face maternelle;
ou, plutôt, comme un angle à perte de vue de grues frileuses
méditant beaucoup, qui, pendant l'hiver, vole puissamment à
travers le silence, toutes voiles tendues, vers un point déterminé
de l'horizon, d'où tout à coup part un vent étrange
et fort, précurseur de la tempête. La grue la plus vieille
et qui forme à elle seule l'avant-garde, voyant cela, branle
la tête comme une personne raisonnable, conséquemment son
bec aussi qu'elle fait claquer, et n'est pas contente (moi, non plus,
je ne le serais pas à sa place), tandis que son vieux cou, dégarni
de plumes et contemporain de trois générations de grues,
se remue en ondulations irritées qui présagent l'orage
qui s'approche de plus en plus. Après avoir de sang-froid regardé
plusieurs fois de tous les côtés avec des yeux qui renferment
l'expérience, prudemment, la première (car, c'est elle
qui a le privilége de montrer les plumes de sa queue aux autres
grues inférieures en intelligence), avec son cri vigilant de
mélancolique sentinelle, pour repousser l'ennemi commun, elle
vire avec flexibilité la pointe de la figure géométrique
(c'est peut-être un triangle, mais on ne voit pas le troisième
côté que forment dans l'espace ces curieux oiseaux de passage),
soit à bâbord, soit à tribord, comme un habile capitaine;
et, manoeuvrant avec des ailes qui ne paraissent pas plus grandes que
celles d'un moineau, parce qu'elle n'est pas bête, elle prend
ainsi un autre chemin philosophique et plus sûr.
[2]
Lecteur, c'est peut-être la haine que tu veux que j'invoque dans
le commencement de cet ouvrage! Qui te dit que tu n'en renifleras pas,
baigné dans d'innombrables voluptés, tant que tu voudras,
avec tes narines orgueilleuses, larges et maigres, en te renversant
de ventre, pareil à un requin, dans l'air beau et noir, comme
si tu comprenais l'importance de cet acte et l'importance non moindre
de ton appétit légitime, lentement et majestueusement,
les rouges émanations? Je t'assure, elles réjouiront les
deux trous informes de ton museau hideux, ô monstre, si toutefois
tu t'appliques auparavant à respirer trois mille fois de suite
la conscience maudite de l'Éternel! Tes narines, qui seront démesurément
dilatées de contentement ineffable, d'extase immobile, ne demanderont
pas quelque chose de meilleur à l'espace, devenu embaumé
comme de parfums et d'encens; car, elles seront rassasiées d'un
bonheur complet, comme les anges qui habitent dans la magnificence et
la paix des agréables cieux.
[3]
J'établirai dans quelques lignes comment Maldoror fut bon pendant
ses premières années, où il vécut heureux;
c'est fait. Il s'aperçut ensuite qu'il était né
méchant: fatalité extraordinaire! Il cacha son caractère
tant qu'il put, pendant un grand nombre d'années; mais, à
la fin, à cause de cette concentration qui ne lui était
pas naturelle, chaque jour le sang lui montait à la tête;
jusqu'à ce que, ne pouvant plus supporter une pareille vie, il
se jeta résolûment dans la carrière du mal... atmosphère
douce! Qui l'aurait dit! lorsqu'il embrassait un petit enfant, au visage
rose, il aurait voulu lui enlever ses joues avec un rasoir, et il l'aurait
fait très-souvent, si Justice, avec son long cortége de
châtiments, ne l'en eût chaque fois empêché.
Il n'était pas menteur, il avouait la vérité et
disait qu'il était cruel. Humains, avez-vous entendu? il ose
le redire avec cette plume qui tremble! Ainsi donc, il est une puissance
plus forte que la volonté... Malédiction! La pierre voudrait
se soustraire aux lois de la pesanteur? Impossible. Impossible, si le
mal voulait s'allier avec le bien. C'est ce que je disais plus haut.
[4]
Il y en a qui écrivent pour rechercher les applaudissements humains,
au moyen de nobles qualités du coeur que l'imagination invente
ou qu'ils peuvent avoir. Moi, je fais servir mon génie à
peindre les délices de la cruauté! Délices non
passagères, artificielles; mais, qui ont commencé avec
l'homme, finiront avec lui. Le génie ne peut-il pas s'allier
avec la cruauté dans les résolutions secrètes de
la Providence? ou, parce qu'on est cruel, ne peut-on pas avoir du génie?
On en verra la preuve dans mes paroles; il ne tient qu'à vous
de m'écouter, si vous le voulez bien... Pardon, il me semblait
que mes cheveux s'étaient dressés sur ma tête; mais,
ce n'est rien, car, avec ma main, je suis parvenu facilement à
les remettre dans leur première position. Celui qui chante ne
prétend pas que ses cavatines soient une chose inconnue; au contraire,
il se loue de ce que les pensées hautaines et méchantes
de son héros soient dans tous les hommes.
[5]
J'ai vu, pendant toute ma vie, sans en excepter un seul, les hommes,
aux épaules étroites, faire des actes stupides et nombreux,
abrutir leurs semblables, et pervertir les âmes par tous les moyens.
Ils appellent les motifs de leurs actions: la gloire. En voyant ces
spectacles, j'ai voulu rire comme les autres; mais, cela, étrange
imitation, était impossible. J'ai pris un canif dont la lame
avait un tranchant acéré, et me suis fendu les chairs
aux endroits où se réunissent les lèvres. Un instant
je crus mon but atteint. Je regardai dans un miroir cette bouche meurtrie
par ma propre volonté! C'était une erreur! Le sang qui
coulait avec abondance des deux blessures empêchait d'ailleurs
de distinguer si c'était là vraiment le rire des autres.
Mais, après quelques instants de comparaison, je vis bien que
mon rire ne ressemblait pas à celui des humains, c'est-à-dire
que je ne riais pas. J'ai vu les hommes, à la tête laide
et aux yeux terribles enfoncés dans l'orbite obscur, surpasser
la dureté du roc, la rigidité de l'acier fondu, la cruauté
du requin, l'insolence de la jeunesse, la fureur insensée des
criminels, les trahisons de l'hypocrite, les comédiens les plus
extraordinaires, la puissance de caractère des prêtres,
et les êtres les plus cachés au dehors, les plus froids
des mondes et du ciel; lasser les moralistes à découvrir
leur coeur, et faire retomber sur eux la colère implacable d'en
haut. Je les ai vus tous à la fois, tantôt, le poing le
plus robuste dirigé vers le ciel, comme celui d'un enfant déjà
pervers contre sa mère, probablement excités par quelque
esprit de l'enfer, les yeux chargés d'un remords cuisant en même
temps que haineux, dans un silence glacial, n'oser émettre les
méditations vastes et ingrates que recélait leur sein,
tant elles étaient pleines d'injustice et d'horreur, et attrister
de compassion le Dieu de miséricorde; tantôt, à
chaque moment du jour, depuis le commencement de l'enfance jusqu'à
la fin de la vieillesse, en répandant des anathèmes incroyables,
qui n'avaient pas le sens commun, contre tout ce qui respire, contre
eux-mêmes et contre la Providence, prostituer les femmes et les
enfants, et déshonorer ainsi les parties du corps consacrées
à la pudeur. Alors, les mers soulèvent leurs eaux, engloutissent
dans leurs abîmes les planches; les ouragans, les tremblements
de terre renversent les maisons; la peste, les maladies diverses déciment
les familles priantes. Mais, les hommes ne s'en aperçoivent pas.
Je les ai vus aussi rougissant, pâlissant de honte pour leur conduite
sur cette terre; rarement. Tempêtes, soeurs des ouragans; firmament
bleuâtre, dont je n'admets pas la beauté; mer hypocrite,
image de mon coeur; terre, au sein mystérieux; habitants des
sphères; univers entier; Dieu, qui l'as créé avec
magnificence, c'est toi que j'invoque: montre-moi un homme qui soit
bon!... Mais, que ta grâce décuple mes forces naturelles;
car, au spectacle de ce monstre, je puis mourir d'étonnement:
on meurt à moins.
[6]
On doit laisser pousser ses ongles pendant quinze jours. Oh! comme il
est doux d'arracher brutalement de son lit un enfant qui n'a rien encore
sur la lèvre supérieure, et, avec les yeux très-ouverts,
de faire semblant de passer suavement la main sur son front, en inclinant
en arrière ses beaux cheveux! Puis, tout à coup, au moment
où il s'y attend le moins, d'enfoncer les ongles longs dans sa
poitrine molle, de façon qu'il ne meure pas; car, s'il mourait,
on n'aurait pas plus tard l'aspect de ses misères. Ensuite, on
boit le sang en léchant les blessures; et, pendant ce temps,
qui devrait durer autant que l'éternité dure, l'enfant
pleure. Rien n'est si bon que son sang, extrait comme je viens de le
dire, et tout chaud encore, si ce ne sont ses larmes, amères
comme le sel. Homme, n'as-tu jamais goûté de ton sang,
quand par hasard tu t'es coupé le doigt? Comme il est bon, n'est-ce
pas; car, il n'a aucun goût. En outre, ne te souviens-tu pas d'avoir
un jour, dans tes réflexions lugubres, porté la main,
creusée au fond, sur ta figure maladive mouillée par ce
qui tombait des yeux; laquelle main ensuite se dirigeait fatalement
vers la bouche, qui puisait à longs traits, dans cette coupe,
tremblante comme les dents de l'élève qui regarde obliquement
celui qui est né pour l'oppresser, les larmes? Comme elles sont
bonnes, n'est-ce pas; car, elles ont le goût du vinaigre. On dirait
les larmes de celle qui aime le plus; mais, les larmes de l'enfant sont
meilleures au palais. Lui, ne trahit pas, ne connaissant pas encore
le mal: celle qui aime le plus trahit tôt ou tard... je le devine
par analogie, quoique j'ignore ce que c'est que l'amitié, que
l'amour (il est probable que je ne les accepterai jamais; du moins,
de la part de la race humaine). Donc, puisque ton sang et tes larmes
ne te dégoûtent pas, nourris-toi, nourris-toi avec confiance
des larmes et du sang de l'adolescent. Bande-lui les yeux, pendant que
tu déchireras ses chairs palpitantes; et, après avoir
entendu de longues heures ses cris sublimes, semblables aux râles
perçants que poussent dans une bataille les gosiers des blessés
agonisants, alors, t'ayant écarté comme une avalanche,
tu te précipiteras de la chambre voisine, et tu feras semblant
d'arriver à son secours. Tu lui délieras les mains, aux
nerfs et aux veines gonflées, tu rendras la vue à ses
yeux égarés, en te remettant à lécher ses
larmes et son sang. Comme alors le repentir est vrai ! L'étincelle
divine qui est en nous, et paraît si rarement, se montre; trop
tard ! Comme le coeur déborde de pouvoir consoler l'innocent
à qui l'on a fait du mal: « Adolescent, qui venez de souffrir
des douleurs cruelles, qui donc a pu commettre sur vous un crime que
je ne sais de quel nom qualifier! Malheureux que vous êtes! Comme
vous devez souffrir! Et si votre mère savait cela, elle ne serait
pas plus près de la mort, si abhorrée par les coupables,
que je ne le suis maintenant. Hélas! qu'est-ce donc que le bien
et le mal! Est-ce une même chose par laquelle nous témoignons
avec rage notre impuissance, et la passion d'atteindre à l'infini
par les moyens même les plus insensés? Ou bien, sont-ce
deux choses différentes? Oui... que ce soit plutôt une
même chose... car, sinon, que deviendrai-je au jour du jugement!
Adolescent, pardonne-moi; c'est celui qui est devant ta figure noble
et sacrée, qui a brise tes os et déchiré les chairs
qui pendent à différents endroits de ton corps. Est-ce
un délire de ma raison malade, est-ce un instinct secret qui
ne dépend pas de mes raisonnements, pareil à celui de
l'aigle déchirant sa proie, qui m'a pousse à commettre
ce crime; et pourtant, autant que ma victime, je souffrais! Adolescent,
pardonne-moi. Une fois sortis de cette vie passagère, je veux
que nous soyons entrelacés pendant l'éternité;
ne former qu'un seul être, ma bouche collée à ta
bouche. Même, de cette manière, ma punition ne sera pas
complète. Alors, tu me déchireras, sans jamais t'arrêter,
avec les dents et les ongles à la fois. Je parerai mon corps
de guirlandes embaumées, pour cet holocauste expiatoire; et nous
souffrirons tous les deux, moi, d'être déchiré,
toi, de me déchirer... ma bouche collée à ta bouche.
O adolescent, aux cheveux blonds, aux yeux si doux, feras-tu maintenant
ce que je te conseille? Malgré toi, je veux que tu le fasses,
et tu rendras heureuse ma conscience. » Après avoir parlé
ainsi, en même temps tu auras fait le mal à un être
humain, et tu seras aimé du même être: c'est le bonheur
le plus grand que l'on puisse concevoir. Plus tard, tu pourras le mettre
à l'hôpital; car, le perclus ne pourra pas gagner sa vie.
On t'appellera bon, et les couronnes de laurier et les médailles
d'or cacheront tes pieds nus, épars sur la grande tombe, à
la figure vieille. O toi, dont je ne veux pas écrire le nom sur
cette page qui consacre la sainteté du crime, je sais que ton
pardon fut immense comme l'univers. Mais, moi, j'existe encore!
[7]
J'ai fait un pacte avec la prostitution afin de semer le désordre
dans les familles. Je me rappelle la nuit qui précéda
cette dangereuse liaison. Je vis devant moi un tombeau. J'entendis un
ver luisant, grand comme une maison, qui me dit: « Je vais t'éclairer.
Lis l'inscription. Ce n'est pas de moi que vient cet ordre suprême.
» Une vaste lumière couleur de sang, à l'aspect
de laquelle mes mâchoires claquèrent et mes bras tombèrent
inertes, se répandit dans les airs jusqu'à l'horizon.
Je m'appuyai contre une muraille en ruine, car j'allais tomber, et je
lus: « Ci-gît un adolescent qui mourut poitrinaire: vous
savez pourquoi. Ne priez pas pour lui. » Beaucoup d'hommes n'auraient
peut-être pas eu autant de courage que moi. Pendant ce temps,
une belle femme nue vint se coucher à mes pieds. Moi, à
elle, avec une figure triste: « Tu peux te relever. » Je
lui tendis la main avec laquelle le fratricide égorge sa soeur.
Le ver luisant, à moi: « Toi, prends une pierre et tue-la.
-- Pourquoi? lui dis-je. » Lui, à moi: « Prends garde
à toi; le plus faible, parce que je suis le plus fort. Celle-ci
s'appelle Prostitution. » Les larmes dans les yeux, la rage dans
le coeur, je sentis naître en moi une force inconnue. Je pris
une grosse pierre; après bien des efforts, je la soulevai avec
peine jusqu'à la hauteur de ma poitrine; je la mis sur l'épaule
avec les bras. Je gravis une montagne jusqu'au sommet : de là,
j'écrasai le ver luisant. Sa tête s'enfonça sous
le sol d'une grandeur d'homme; la pierre rebondit jusqu'à la
hauteur de six églises. Elle alla retomber dans un lac, dont
les eaux s'abaissèrent un instant, tournoyantes, en creusant
un immense cône renversé. Le calme reparut à la
surface; la lumière de sang ne brilla plus. « Hélas!
hélas! s'écria la belle femme nue; qu'as-tu fait? »
Moi, à elle : « Je te préfère à lui;
parce que j'ai pitié des malheureux. Ce n'est pas ta faute, si
la justice éternelle t'a créée. » Elle, à
moi: « Un jour, les hommes me rendront justice; je ne t'en dis
pas davantage. Laisse-moi partir, pour aller cacher au fond de la mer
ma tristesse infinie. Il n'y a que toi et les monstres hideux qui grouillent
dans ces noirs abîmes, qui ne me méprisent pas. Tu es bon.
Adieu, toi qui m'as aimée! » Moi, à elle: «
Adieu! Encore une fois: adieu! Je t'aimerai toujours!... Dès
aujourd'hui, j'abandonne la vertu. » C'est pourquoi, ô peuples,
quand vous entendrez le vent d'hiver gémir sur la mer et près
de ses bords, ou au dessus des grandes villes, qui, depuis longtemps,
ont pris le deuil pour moi, ou à travers les froides régions
polaires, dites: « Ce n'est pas l'esprit de Dieu qui passe: ce
n'est que le soupir aigu de la prostitution, uni avec les gémissements
graves du Montévidéen. » Enfants, c'est moi qui
vous le dis. Alors, pleins de miséricorde, agenouillez-vous;
et que les hommes, plus nombreux que les poux, fassent de longues prières.
[8]
Au clair de la lune, près de la mer, dans les endroits isolés
de la campagne, l'on voit, plongé dans d'amères réflexions,
toutes les choses revêtir des formes jaunes, indécises,
fantastiques. L'ombre des arbres, tantôt vite, tantôt lentement,
court, vient, revient, par diverses formes, en s'aplatissant, en se
collant contre la terre. Dans le temps, lorsque j'étais emporté
sur les ailes de la jeunesse, cela me faisait rêver, me paraissait
étrange; maintenant, j'y suis habitué. Le vent gémit
à travers les feuilles ses notes langoureuses, et le hibou chante
sa grave complainte, qui fait dresser les cheveux à ceux qui
l'entendent. Alors, les chiens, rendus furieux, brisent leurs chaînes,
s'échappent des fermes lointaines; ils courent dans la campagne,
çà et là, en proie à la folie. Tout à
coup, ils s'arrêtent, regardent de tous les côtés
avec une inquiétude farouche, l'oeil en feu; et, de même
que les éléphants, avant de mourir, jettent dans le désert
un dernier regard au ciel, élevant désespérément
leur trompe, laissant leurs oreilles inertes, de même les chiens
laissent leurs oreilles inertes, élèvent la tête,
gonflent le cou terrible, et se mettent à aboyer, tour à
tour, soit comme un enfant qui crie de faim, soit comme un chat blessé
au ventre au-dessus d'un toit, soit comme une femme qui va enfanter,
soit comme un moribond atteint de la peste à l'hôpital,
soit comme une jeune fille qui chante un air sublime, contre les étoiles
au nord, contre les étoiles à l'est, contre les étoiles
au sud, contre les étoiles à l'ouest; contre la lune;
contre les montagnes, semblables au loin à des roches géantes,
gisantes dans l'obscurité; contre l'air froid qu'ils aspirent
à pleins poumons, qui rend l'intérieur de leur narine,
rouge, brûlant; contre le silence de la nuit; contre les chouettes,
dont le vol oblique leur rase le museau, emportant un rat ou une grenouille
dans le bec, nourriture vivante, douce pour les petits; contre les lièvres,
qui disparaissent en un clin d'oeil; contre le voleur, qui s'enfuit
au galop de son cheval après avoir commis un crime; contre les
serpents, remuant les bruyères, qui leur font trembler la peau,
grincer les dents; contre leurs propres aboiements, qui leur font peur
à eux-mêmes; contre les crapauds, qu'ils broient d'un coup
sec de mâchoire (pourquoi se sont-ils éloignés du
marais?); contre les arbres, dont les feuilles, mollement bercées,
sont autant de mystères qu'ils ne comprennent pas, qu'ils veulent
découvrir avec leurs yeux fixes, intelligents; contre les araignées,
suspendues entre leurs longues pattes, qui grimpent sur les arbres pour
se sauver; contre les corbeaux, qui n'ont pas trouvé de quoi
manger pendant la journée, et qui s'en reviennent au gîte
l'aile fatiguée; contre les rochers du rivage; contre les feux,
qui paraissent aux mats des navires invisibles; contre le bruit sourd
des vagues; contre les grands poissons, qui, nageant, montrent leur
dos noir, puis s'enfoncent dans l'abîme; et contre l'homme qui
les rend esclaves. Après quoi, ils se mettent de nouveau à
courir la campagne, en sautant, de leurs pattes sanglantes, par dessus
les fosses, les chemins, les champs, les herbes et les pierres escarpées.
On les dirait atteints de la rage, cherchant un vaste étang pour
apaiser leur soif. Leurs hurlements prolongés épouvantent
la nature. Malheur au voyageur attardé! Les amis des cimetières
se jetteront sur lui, le déchireront, le mangeront, avec leur
bouche d'où tombe du sang; car, ils n'ont pas les dents gâtées.
Les animaux sauvages, n'osant pas s'approcher pour prendre part au repas
de chair, s'enfuient à perte de vue, tremblants. Après
quelques heures, les chiens, harassés de courir çà
et là, presque morts, la langue en dehors de la bouche, se précipitent
les uns sur les autres, sans savoir ce qu'ils font, et se déchirent
en mille lambeaux, avec une rapidité incroyable. Ils n'agissent
pas ainsi par cruauté. Un jour, avec des yeux vitreux, ma mère
me dit: « Lorsque tu seras dans ton lit, que tu entendras les
aboiements des chiens dans la campagne, cache-toi dans ta couverture,
ne tourne pas en dérision ce qu'ils font: ils ont soif insatiable
de l'infini, comme toi, comme moi, comme le reste des humains, à
la figure pâle et longue. Même, je te permets de te mettre
devant la fenêtre pour contempler ce spectacle, qui est assez
sublime. » Depuis ce temps, je respecte le voeu de la morte. Moi,
comme les chiens, j'éprouve le besoin de l'infini... Je ne puis,
je ne puis contenter ce besoin! Je suis fils de l'homme et de la femme,
d'après ce qu'on m'a dit. Ça m'étonne... je croyais
être davantage! Au reste, que m'importe d'où je viens?
Moi, si cela avait pu dépendre de ma volonté, j'aurais
voulu être plutôt le fils de la femelle du requin, dont
la faim est amie des tempêtes, et du tigre, à la cruauté
reconnue: je ne serais pas si méchant. Vous, qui me regardez,
éloignez-vous de moi, car mon haleine exhale un souffle empoisonné.
Nul n'a encore vu les rides vertes de mon front; ni les os en saillie
de ma figure maigre, pareils aux arêtes de quelque grand poisson,
ou aux rochers couvrant les rivages de la mer, ou aux abruptes montagnes
alpestres, que je parcourus souvent, quand j'avais sur ma tête
des cheveux d'une autre couleur. Et, quand je rôde autour des
habitations des hommes, pendant les nuits orageuses, les yeux ardents,
les cheveux flagellés par le vent des tempêtes, isolé
comme une pierre au milieu du chemin, je couvre ma face flétrie,
avec un morceau de velours, noir comme la suie qui remplit l'intérieur
des cheminées : il ne faut pas que les yeux soient témoins
de la laideur que l'Etre suprême, avec un sourire de haine puissante,
a mise sur moi. Chaque matin, quand le soleil se lève pour les
autres, en répandant la joie et la chaleur salutaires dans toute
la nature, tandis qu'aucun de mes traits ne bouge, en regardant fixement
l'espace plein de ténèbres, accroupi vers le fond de ma
caverne aimée, dans un désespoir qui m'enivre comme le
vin, je meurtris de mes puissantes mains ma poitrine en lambeaux. Pourtant,
je sens que je ne suis pas atteint de la rage! Pourtant, je sens que
je ne suis pas le seul qui souffre! Pourtant, je sens que je respire!
Comme un condamné qui essaie ses muscles, en réfléchissant
sur leur sort, et qui va bientôt monter à l'échafaud,
debout, sur mon lit de paille, les yeux fermés, je tourne lentement
mon col de droite a gauche, de gauche à droite, pendant des heures
entières; je ne tombe pas raide mort. De moment en moment, lorsque
mon col ne peut plus continuer de tourner dans un même sens, qu'il
s'arrête, pour se remettre à tourner dans un sens opposé,
je regarde subitement l'horizon, à travers les rares interstices
laissés par les broussailles épaisses qui recouvrent l'entrée:
je ne vois rien! Rien... si ce ne sont les campagnes qui dansent en
tourbillons avec les arbres et avec les longues files d'oiseaux qui
traversent les airs. Cela me trouble le sang et le cerveau... Qui donc,
sur la tête, me donne des coups de barre de fer, comme un marteau
frappant l'enclume?
[9]
Je me propose, sans être ému, de déclamer à
grande voix la strophe sérieuse et froide que vous allez entendre.
Vous, faites attention à ce qu'elle contient, et gardez-vous
de l'impression pénible qu'elle ne manquera pas de laisser, comme
une flétrissure, dans vos imaginations troublées. Ne croyez
pas que je sois sur le point de mourir, car je ne suis pas encore un
squelette, et la vieillesse n'est pas collée à mon front.
Écartons en conséquence toute idée de comparaison
avec le cygne, au moment où son existence s'envole, et ne voyez
devant vous qu'un monstre, dont je suis heureux que vous ne puissiez
pas apercevoir la figure; mais, moins horrible est-elle que son âme.
Cependant, je ne suis pas un criminel... Assez sur ce sujet. Il n'y
a pas longtemps que j'ai revu la mer et foulé le pont des vaisseaux,
et mes souvenirs sont vivaces comme si je l'avais quittée la
veille. Soyez néanmoins, si vous le pouvez, aussi calmes que
moi, dans cette lecture que je me repens déjà de vous
offrir, et ne rougissez pas à la pensée de ce qu'est le
coeur humain. O poulpe, au regard de soie! toi, dont l'âme est
inséparable de la mienne; toi, le plus beau des habitants du
globe terrestre, et qui commandes à un sérail de quatre
cents ventouses; toi, en qui siégent noblement, comme dans leur
résidence naturelle, par un commun accord, d'un lien indestructible,
la douce vertu communicative et les grâces divines, pourquoi n'es-tu
pas avec moi, ton ventre de mercure contre ma poitrine d'aluminium,
assis tous les deux sur quelque rocher du rivage, pour contempler ce
spectacle que j'adore!
Vieil océan, aux vagues de cristal, tu ressembles proportionnellement
à ces marques azurées que l'on voit sur le dos meurtri
des mousses; tu es un immense bleu, appliqué sur le corps de
la terre: j'aime cette comparaison. Ainsi, à ton premier aspect,
un souffle prolongé de tristesse, qu'on croirait être le
murmure de ta brise suave, passe, en laissant des ineffaçables
traces, sur l'âme profondément ébranlée,
et tu rappelles au souvenir de tes amants, sans qu'on s'en rende toujours
compte, les rudes commencements de l'homme, où il fait connaissance
avec la douleur, qui ne le quitte plus. Je te salue, vieil océan!
Vieil océan, ta forme harmonieusement sphérique, qui réjouit
la face grave de la géométrie, ne me rappelle que trop
les petits yeux de l'homme, pareils à ceux du sanglier pour la
petitesse, et à ceux des oiseaux de nuit pour la perfection circulaire
du contour. Cependant, l'homme s'est cru beau dans tous les siècles.
Moi, je suppose plutôt que l'homme ne croit à sa beauté
que par amour-propre; mais, qu'il n'est pas beau réellement et
qu'il s'en doute; car, pourquoi regarde-t-il la figure de son semblable
avec tant de mépris? Je te salue, vieil océan!
Vieil océan, tu es le symbole de l'identité: toujours
égal à toi-même. Tu ne varies pas d'une manière
essentielle, et, si tes vagues sont quelque part en furie, plus loin,
dans quelque autre zone, elles sont dans le calme le plus complet. Tu
n'es pas comme l'homme, qui s'arrête dans la rue, pour voir deux
boule-dogues s'empoigner au cou, mais, qui ne s'arrête pas, quand
un enterrement passe; qui est ce matin accessible et ce soir de mauvaise
humeur; qui rit aujourd'hui et pleure demain. Je te salue, vieil océan!
Vieil océan, il n'y aurait rien d'impossible à ce que
tu caches dans ton sein de futures utilités pour l'homme. Tu
lui as déjà donné la baleine. Tu ne laisses pas
facilement deviner aux yeux avides des sciences naturelles les mille
secrets de ton intime organisation : tu es modeste. L'homme se vante
sans cesse, et pour des minuties. Je te salue, vieil océan!
Vieil océan, les différentes espèces de poissons
que tu nourris n'ont pas juré fraternité entre elles.
Chaque espèce vit de son côté. Les tempéraments
et les conformations qui varient dans chacune d'elles, expliquent, d'une
manière satisfaisante, ce qui ne paraît d'abord qu'une
anomalie. Il en est ainsi de l'homme, qui n'a pas les mêmes motifs
d'excuse. Un morceau de terre est-il occupé par trente millions
d'êtres humains, ceux-ci se croient obligés de ne pas se
mêler de l'existence de leurs voisins, fixés comme des
racines sur le morceau de terre qui suit. En descendant du grand au
petit, chaque homme vit comme un sauvage dans sa tanière, et
en sort rarement pour visiter son semblable, accroupi pareillement dans
une autre tanière. La grande famille universelle des humains
est une utopie digne de la logique la plus médiocre. En outre,
du spectacle de tes mamelles fécondes, se dégage la notion
d'ingratitude; car, on pense aussitôt à ces parents nombreux,
assez ingrats envers le Créateur, pour abandonner le fruit de
leur misérable union. Je te salue, vieil océan!
Vieil océan, ta grandeur matérielle ne peut se comparer
qu'à la mesure qu'on se fait de ce qu'il a fallu de puissance
active pour engendrer la totalité de ta masse. On ne peut pas
t'embrasser d'un coup d'oeil. Pour te contempler, il faut que la vue
tourne son télescope, par un mouvement continu, vers les quatre
points de l'horizon, de même qu'un mathématicien, afin
de résoudre une équation algébrique, est obligé
d'examiner séparément les divers cas possibles, avant
de trancher la difficulté. L'homme mange des substances nourrissantes,
et fait d'autres efforts, dignes d'un meilleur sort, pour paraître
gras. Qu'elle se gonfle tant qu'elle voudra, cette adorable grenouille.
Sois tranquille, elle ne t'égalera pas en grosseur; je le suppose,
du moins. Je te salue, vieil océan! Vieil océan, tes eaux
sont amères. C'est exactement le même goût que le
fiel que distille la critique sur les beaux-arts, sur les sciences,
sur tout. Si quelqu'un a du génie, on le fait passer pour un
idiot; si quelque autre est beau de corps, c'est un bossu affreux. Certes,
il faut que l'homme sente avec force son imperfection, dont les trois
quarts d'ailleurs ne sont dus qu'à lui-même, pour la critiquer
ainsi! Je te salue, vieil océan!
Vieil océan, les hommes, malgré l'excellence de leurs
méthodes, ne sont pas encore parvenus, aidés par les moyens
d'investigation de la science, à mesurer la profondeur vertigineuse
de tes abîmes; tu en as que les sondes les plus longues, les plus
pesantes, ont reconnu inaccessibles. Aux poissons... ça leur
est permis: pas aux hommes. Souvent, je me suis demandé quelle
chose était le plus facile à reconnaître : la profondeur
de l'océan ou la profondeur du coeur humain ! Souvent, la main
portée au front, debout sur les vaisseaux, tandis que la lune
se balançait entre les mâts d'une façon irrégulière,
je me suis surpris, faisant abstraction de tout ce qui n'était
pas le but que je poursuivais, m'efforçant de résoudre
ce difficile problème! Oui, quel est le plus profond, le plus
impénétrable des deux : l'océan ou le coeur humain?
Si trente ans d'expérience de la vie peuvent jusqu'à un
certain point pencher la balance vers l'une ou l'autre de ces solutions,
il me sera permis de dire que, malgré la profondeur de l'océan,
il ne peut pas se mettre en ligne, quant à la comparaison sur
cette propriété, avec la profondeur du coeur humain. J'ai
été en relation avec des hommes qui ont été
vertueux. Ils mouraient à soixante ans, et chacun ne manquait
pas de s'écrier : « Ils ont fait le bien sur cette terre,
c'est-à-dire qu'ils ont pratiqué la charité : voilà
tout, ce n'est pas malin, chacun peut en faire autant. » Qui comprendra
pourquoi deux amants qui s'idolâtraient la veille, pour un mot
mal interprété, s'écartent, l'un vers l'orient,
l'autre vers l'occident, avec les aiguillons de la haine, de la vengeance,
de l'amour et du remords, et ne se revoient plus, chacun drapé
dans sa fierté solitaire. C'est un miracle qui se renouvelle
chaque jour et qui n'en est pas moins miraculeux. Qui comprendra pourquoi
l'on savoure non seulement les disgrâces générales
de ses semblables, mais encore les particulières de ses amis
les plus chers, tandis que l'on en est affligé en même
temps? Un exemple incontestable pour clore la série : l'homme
dit hypocritement oui et pense non. C'est pour cela que les marcassins
de l'humanité ont tant de confiance les uns dans les autres et
ne sont pas égoïstes. Il reste à la psychologie beaucoup
de progrès à faire. Je te salue, vieil océan!
Vieil océan, tu es si puissant, que les hommes l'ont appris à
leurs propres dépens. Ils ont beau employer toutes les ressources
de leur génie... incapables de te dominer. Ils ont trouvé
leur maître. Je dis qu'ils ont trouvé quelque chose de
plus fort qu'eux. Ce quelque chose a un nom. Ce nom est : l'océan!
La peur que tu leur inspires est telle, qu'ils te respectent. Malgré
cela, tu fais valser leurs plus lourdes machines avec grâce, élégance
et facilité. Tu leur fais faire des sauts gymnastiques jusqu'au
ciel, et des plongeons admirables jusqu'au fond de tes domaines : un
saltimbanque en serait jaloux. Bienheureux sont-ils, quand tu ne les
enveloppes pas définitivement dans tes plis bouillonnants, pour
aller voir, sans chemin de fer, dans tes entrailles aquatiques, comment
se portent les poissons, et surtout comment ils se portent eux-mêmes.
L'homme dit : « Je suis plus intelligent que l'océan. »
C'est possible; c'est même assez vrai; mais l'océan lui
est plus redoutable que lui à l'océan : c'est ce qu'il
n'est pas nécessaire de prouver. Ce patriarche observateur, contemporain
des premières époques de notre globe suspendu, sourit
de pitié, quand il assiste aux combats navals des nations. Voilà
une centaine de léviathans qui sont sortis des mains de l'humanité.
Les ordres emphatiques des supérieurs, les cris des blessés,
les coups de canon, c'est du bruit fait exprès pour anéantir
quelques secondes. Il paraît que le drame est fini, et que l'océan
a tout mis dans son ventre. La gueule est formidable. Elle doit être
grande vers le bas, dans la direction de l'inconnu! Pour couronner enfin
la stupide comédie, qui n'est pas même intéressante,
on voit, au milieu des airs, quelque cigogne, attardée par la
fatigue, qui se met à crier, sans arrêter l'envergure de
son vol : « Tiens! ... je la trouve mauvaise! Il y avait en bas
des points noirs; j'ai fermé les yeux : ils ont disparu. »
Je te salue, vieil océan!
Vieil océan, ô grand célibataire, quand tu parcours
la solitude solennelle de tes royaumes flegmatiques, tu t'enorgueillis
à juste titre de ta magnificence native, et des éloges
vrais que je m'empresse de te donner. Balancé voluptueusement
par les molles effluves de ta lenteur majestueuse, qui est le plus grandiose
parmi les attributs dont le souverain pouvoir t'a gratifié, tu
déroules, au milieu d'un sombre mystère, sur toute ta
surface sublime, tes vagues incomparables, avec le sentiment calme de
ta puissance éternelle. Elles se suivent parallèlement,
séparées par de courts intervalles. A peine l'une diminue,
qu'une autre va à sa rencontre en grandissant, accompagnées
du bruit mélancolique de l'écume qui se fond, pour nous
avertir que tout est écume. (Ainsi, les êtres humains,
ces vagues vivantes, meurent l'un après l'autre, d'une manière
monotone; mais, sans laisser de bruit écumeux). L'oiseau de passage
se repose sur elles avec confiance, et se laisse abandonner à
leurs mouvements, pleins d'une grâce fière, jusqu'à
ce que les os de ses ailes aient recouvré leur vigueur accoutumée
pour continuer le pèlerinage aérien. Je voudrais que la
majesté humaine ne fût que l'incarnation du reflet de la
tienne. Je demande beaucoup, et ce souhait sincère est glorieux
pour toi. Ta grandeur morale, image de l'infini, est immense comme la
réflexion du philosophe, comme l'amour de la femme, comme la
beauté divine de l'oiseau, comme les méditations du poète.
Tu es plus beau que la nuit. Réponds-moi, océan, veux-tu
être mon frère? Remue-toi avec impétuosité...
plus... plus encore, si tu veux que je te compare à la vengeance
de Dieu; allonge tes griffes livides, en te frayant un chemin sur ton
propre sein... c'est bien. Déroule tes vagues épouvantables,
océan hideux, compris par moi seul, et devant lequel je tombe,
prosterné à tes genoux. La majesté de l'homme est
empruntée; il ne m'imposera point: toi, oui. Oh! quand tu t'avances,
la crête haute et terrible, entouré de tes replis tortueux
comme d'une cour, magnétiseur et farouche, roulant tes ondes
les unes sur les autres, avec la conscience de ce que tu es, pendant
que tu pousses, des profondeurs de ta poitrine, comme accablé
d'un remords intense que je ne puis pas découvrir, ce sourd mugissement
perpétuel que les hommes redoutent tant, même quand ils
te contemplent, en sûreté, tremblants sur le rivage, alors,
je vois qu'il ne m'appartient pas, le droit insigne de me dire ton égal.
C'est pourquoi, en présence de ta supériorité,
je te donnerais tout mon amour (et nul ne sait la quantité d'amour
que contiennent mes aspirations vers le beau), si tu ne me faisais douloureusement
penser à mes semblables, qui forment avec toi le plus ironique
contraste, l'antithèse la plus bouffonne que l'on ait jamais
vue dans la création: je ne puis pas t'aimer, je te déteste.
Pourquoi reviens-je à toi, pour la millième fois, vers
tes bras amis, qui s'entr'ouvrent, pour caresser mon front brûlant,
qui voit disparaître la fièvre à leur contact! Je
ne connais pas ta destinée cachée; tout ce qui te concerne
m'intéresse. Dis-moi donc si tu es la demeure du prince des ténèbres.
Dis-le moi... dis-le moi, océan (à moi seul, pour ne pas
attrister ceux qui n'ont encore connu que les illusions), et si le souffle
de Satan crée les tempêtes qui soulèvent tes eaux
salées jusqu'aux nuages. Il faut que tu me le dises, parce que
je me réjouirais de savoir l'enfer si près de l'homme.
Je veux que celle-ci soit la dernière strophe de mon invocation.
Par conséquent, une seule fois encore, je veux te saluer et te
faire mes adieux ! Vieil océan, aux vagues de cristal... Mes
yeux se mouillent de larmes abondantes, et je n'ai pas la force de poursuivre;
car, je sens que le moment venu de revenir parmi les hommes, à
l'aspect brutal; mais... courage! Faisons un grand effort, et accomplissons,
avec le sentiment du devoir, notre destinée sur cette terre.
Je te salue, vieil océan!
[10]
On ne me verra pas, à mon heure dernière (j'écris
ceci sur mon lit de mort), entouré de prêtres. Je veux
mourir, bercé par la vague de la mer tempêtueuse, ou debout
sur la montagne... les yeux en haut, non: je sais que mon anéantissement
sera complet. D'ailleurs, je n'aurais pas de grâce à espérer.
Qui ouvre la porte de ma chambre funéraire? J'avais dit que personne
n'entrât. Qui que vous soyez, éloignez-vous; mais, si vous
croyez apercevoir quelque marque de douleur ou de crainte sur mon visage
d'hyène (j'use de cette comparaison, quoique l'hyène soit
plus belle que moi, et plus agréable à voir), soyez détrompé
: qu'il s'approche. Nous sommes dans une nuit d'hiver, alors que les
éléments s'entre-choquent de toutes parts, que l'homme
a peur, et que l'adolescent médite quelque crime sur un de ses
amis, s'il est ce que je fus dans ma jeunesse. Que le vent, dont les
sifflements plaintifs attristent l'humanité, depuis que le vent,
l'humanité existent, quelques moments avant l'agonie dernière,
me porte sur les os de ses ailes, à travers le monde, impatient
de ma mort. Je jouirai encore, en secret, des exemples nombreux de la
méchanceté humaine (un frère, sans être vu,
aime à voir les actes de ses frères). L'aigle, le corbeau,
l'immortel pélican, le canard sauvage, la grue voyageuse, éveillés,
grelottant de froid, me verront passer à la lueur des éclairs,
spectre horrible et content. Ils ne sauront ce que cela signifie. Sur
la terre, la vipère, l'oeil gros du crapaud, le tigre, l'éléphant;
dans la mer, la baleine, le requin, le marteau, l'informe raie, la dent
du phoque polaire, se demanderont quelle est cette dérogation
à la loi de la nature. L'homme, tremblant, collera son front
contre la terre, au milieu de ses gémissements. « Oui,
je vous surpasse tous par ma cruauté innée, cruauté
qu'il n'a pas dépendu de moi d'effacer. Est-ce pour ce motif
que vous vous montrez devant moi dans cette prosternation ? ou bien,
est-ce parce que vous me voyez parcourir, phénomène nouveau,
comme une comète effrayante, l'espace ensanglanté? (Il
me tombe une pluie de sang de mon vaste corps, pareil à un nuage
noirâtre que pousse l'ouragan devant soi.) Ne craignez rien, enfants,
je ne veux pas vous maudire. Le mal que vous m'avez fait est trop grand,
trop grand le mal que je vous ai fait, pour qu'il soit volontaire. Vous
autres, vous avez marché dans votre voie, moi, dans la mienne,
pareilles toutes les deux, toutes les deux perverses. Nécessairement,
nous avons dû nous rencontrer, dans cette similitude de caractère;
le choc qui en est résulté nous a été réciproquement
fatal. » Alors, les hommes relèveront peu à peu
la tête, en reprenant courage, pour voir celui qui parle ainsi,
allongeant le cou comme l'escargot. Tout à coup, leur visage
brûlant, décomposé, montrant les plus terribles
passions, grimacera de telle manière que les loups auront peur.
Ils se dresseront à la fois comme un ressort immense. Quelles
imprécations! quels déchirements de voix! Ils m'ont reconnu.
Voilà que les animaux de la terre se réunissent aux hommes,
font entendre leurs bizarres clameurs. Plus de haine réciproque;
les deux haines sont tournées contre l'ennemi commun, moi; on
se rapproche par un assentiment universel. Vents, qui me soutenez, élevez-moi
plus haut; je crains la perfidie. Oui, disparaissons peu à peu
de leurs yeux, témoin, une fois de plus, des conséquences
des passions, complètement satisfait... Je te remercie, ô
rhinolophe, de m'avoir réveillé avec le mouvement de tes
ailes, toi, dont le nez est surmonté d'une crête en forme
de fer à cheval: je m'aperçois, en effet, que ce n'était
malheureusement qu'une maladie passagère, et je me sens avec
dégoût renaître à la vie. Les uns disent que
tu arrivais vers moi pour me sucer le peu de sang qui se trouve dans
mon corps : pourquoi cette hypothèse n'est-elle pas la réalité!
[11]
Une famille entoure une lampe posée sur la table :
-- Mon fils, donne-moi les ciseaux qui sont placés sur cette
chaise.
-- Ils n'y sont pas, mère.
-- Va les chercher alors dans l'autre chambre. Te rappelles-tu cette
époque, mon doux maître, où nous faisions des voeux,
pour avoir un enfant, dans lequel nous renaîtrions une seconde
fois, et qui serait le soutien de notre vieillesse?
-- Je me la rappelle, et Dieu nous a exaucés. Nous n'avons pas
à nous plaindre de notre lot sur cette terre. Chaque jour nous
bénissons la Providence de ses bienfaits. Notre Édouard
possède toutes les grâces de sa mère.
-- Et les mâles qualités de son père.
-- Voici les ciseaux, mère; je les ai enfin trouvés. Il
reprend son travail... Mais, quelqu'un s'est présenté
à la porte d'entrée, et contemple, pendant quelques instants,
le tableau qui s'offre a ses yeux :
-- Que signifie ce spectacle! Il y a beaucoup de gens qui sont moins
heureux que ceux-là. Quel est le raisonnement qu'ils se font
pour aimer l'existence? Éloigne-toi, Maldoror, de ce foyer paisible;
ta place n'est pas ici.
Il s'est retiré!
-- Je ne sais comment cela se fait; mais, je sens les facultés
humaines qui se livrent des combats dans mon coeur. Mon âme est
inquiète, et sans savoir pourquoi; l'atmosphère est lourde.
-- Femme, je ressens les mêmes impressions que toi; je tremble
qu'il ne nous arrive quelque malheur. Ayons confiance en Dieu; en lui
est le suprême espoir.
-- Mère, je respire à peine; j'ai mal à la tête.
-- Toi aussi, mon fils! Je vais te mouiller le front et les tempes avec
du vinaigre.
-- Non, bonne mère...
Voyez, il appuie son corps sur le revers de la chaise, fatigué.
-- Quelque chose se retourne en moi, que je ne saurais expliquer. Maintenant,
le moindre objet me contrarie.
-- Comme tu es pâle! La fin de cette veillée ne se passera
pas sans que quelque événement funeste nous plonge tous
les trois dans le lac du désespoir! J'entends dans le lointain
des cris prolongés de la douleur la plus poignante.
-- Mon fils!
-- Ah! mère!... j'ai peur!
-- Dis-moi vite si tu souffres.
-- Mère, je ne souffre pas... Je ne dis pas la vérité.
Le père ne revient pas de son étonnement :
-- Voilà des cris que l'on entend quelquefois, dans le silence
des nuits sans étoiles. Quoique nous entendions ces cris, néanmoins,
celui qui les pousse n'est pas près d'ici; car, on peut entendre
ces gémissements à trois lieues de distance, transportés
par le vent d'une cité à une autre. On m'avait souvent
parlé de ce phénomène; mais, je n'avais jamais
eu l'occasion de juger par moi-même de sa véracité,
Femme, tu me parlais de malheur; si malheur plus réel exista
dans la longue spirale du temps, c'est le malheur de celui qui trouble
maintenant le sommeil de ses semblables...
J'entends dans le lointain des cris prolongés de la douleur la
plus poignante.
-- Plût au ciel que sa naissance ne soit pas une calamité
pour son pays, qui l'a repoussé de son sein. Il va de contrée
en contrée, abhorré partout. Les uns disent qu'il est
accablé d'une espèce de folie originelle, depuis son enfance.
D'autres croient savoir qu'il est d'une cruauté extrême
et instinctive, dont il a honte lui-même, et que ses parents en
sont morts de douleur. Il y en a qui prétendent qu'on l'a flétri
d'un surnom dans sa jeunesse; qu'il en est resté inconsolable
le reste de son existence, parce que sa dignité blessée
voyait là une preuve flagrante de la méchanceté
des hommes, qui se montre aux premières années, pour augmenter
ensuite. Ce surnom était le vampire!...
J'entends dans le lointain des cris prolongés de la douleur la
plus poignante.
-- Ils ajoutent que, les jours, les nuits, sans trève ni repos,
des cauchemars horribles lui font le saigner le sang par la bouche et
les oreilles; et que des spectres s'asseoient au chevet de son lit,
et lui jettent à la face, poussés malgré eux par
une force inconnue, tantôt d'une voix douce, tantôt d'une
voix pareille aux rugissements des combats, avec une persistance implacable,
ce surnom toujours vivace, toujours hideux, et qui ne périra
qu'avec l'univers. Quelques-uns même ont affirmé que l'amour
l'a réduit dans cet état; ou que ces cris témoignent
du repentir de quelque crime enseveli dans la nuit de son passé
mystérieux. Mais le plus grand nombre pense qu'un incommensurable
orgueil le torture, comme jadis Satan, et qu'il voudrait égaler
Dieu...
J'entends dans le lointain des cris prolongés de la douleur la
plus poignante.
-- Mon fils, ce sont là des confidences exceptionnelles; je plains
ton âge de les avoir entendues, et j'espère que tu n'imiteras
jamais cet homme.
-- Parle, ô mon Édouard; réponds que tu n'imiteras
jamais cet homme.
-- O mère, bien-aimée, à qui je dois le jour, je
te promets, si la sainte promesse d'un enfant a quelque valeur, de ne
jamais imiter cet homme.
-- C'est parfait, mon fils; il faut obéir à sa mère,
en quoi que ce soit.
On n'entend plus les gémissements.
-- Femme, as-tu fini ton travail?
-- Il me manque quelques points à cette chemise, quoique nous
ayons prolongé la veillée bien tard.
-- Moi, aussi, je n'ai pas fini un chapitre commencé. Profitons
des dernières lueurs de la lampe; car, il n'y a presque plus
d'huile, et achevons chacun notre travail...
L'enfant s'est écrié :
-- Si Dieu nous laisse vivre!
-- Ange radieux, viens à moi; tu te promèneras dans la
prairie, du matin jusqu'au soir; tu ne travailleras point. Mon palais
magnifique est construit avec des murailles d'argent, des colonnes d'or
et des portes de diamants. Tu te coucheras quand tu voudras, au son
d'une musique céleste, sans faire ta prière. Quand, au
matin, le soleil montrera ses rayons resplendissants et que l'alouette
joyeuse emportera, avec elle, son cri, à perte de vue, dans les
airs, tu pourras rester encore au lit, jusqu'à ce que cela te
fatigue. Tu marcheras sur les tapis les plus précieux; tu seras
constamment enveloppé dans une atmosphère composée
des essences parfumées des fleurs les plus odorantes.
-- Il est temps de reposer le corps et l'esprit. Lève-toi, mère
de famille, sur tes chevilles musculeuses. Il est juste que tes doigts
raidis abandonnent l'aiguille du travail exagéré. Les
extrêmes n'ont rien de bon.
-- Oh! que ton existence sera suave! Je te donnerai une bague enchantée;
quand tu en retourneras le rubis, tu seras invisible, comme les princes,
dans les contes de fées.
-- Remets tes armes quotidiennes dans l'armoire protectrice, pendant
que, de mon côté, j'arrange mes affaires.
-- Quand tu le replaceras dans sa position ordinaire, tu reparaîtras
tel que la nature t'a formé, ô jeune magicien. Cela, parce
que je t'aime et que j'aspire à faire ton bonheur.
-- Va-t'en, qui que tu sois; ne me prends pas par les épaules.
-- Mon fils, ne t'endors point, bercé par les rêves de
l'enfance : la prière en commun n'est pas commencée et
tes habits ne sont pas encore soigneusement placés sur une chaise...
A genoux! Éternel créateur de l'univers, tu montres ta
bonté inépuisable jusque dans les plus petites choses.
-- Tu n'aimes donc pas les ruisseaux limpides, où glissent des
milliers de petits poissons, rouges, bleus et argentés? Tu les
prendras avec un filet si beau, qu'il les attirera de lui-même,
jusqu'à ce qu'il soit rempli. De la surface, tu verras des cailloux
luisants, plus polis que le marbre.
-- Mère, vois ces griffes; je me méfie de lui; mais ma
conscience est calme, car je n'ai rien à me reprocher.
-- Tu nous vois, prosternés à tes pieds, accablés
du sentiment de ta grandeur. Si quelque pensée orgueilleuse s'insinue
dans notre imagination, nous la rejetons aussitôt avec la salive
du dédain et nous t'en faisons le sacrifice irrémissible.
-- Tu t'y baigneras avec de petites filles, qui t'enlaceront de leurs
bras. Une fois sortis du bain, elles te tresseront des couronnes de
roses et d'oeillets. Elles auront des ailes transparentes de papillon
et des cheveux d'une longueur ondulée, qui flottent autour de
la gentillesse de leur front.
-- Quand même ton palais serait plus beau que le cristal, je ne
sortirais pas de cette maison pour te suivre. Je crois que tu n'es qu'un
imposteur, puisque tu me parles si doucement, de crainte de te faire
entendre. Abandonner ses parents est une mauvaise action. Ce n'est pas
moi qui serais fils ingrat. Quant à tes petites filles, elles
ne sont pas si belles que les yeux de ma mère.
-- Toute notre vie s'est épuisée dans les cantiques de
ta gloire. Tels nous avons été jusqu'ici, tels nous serons,
jusqu'au moment où nous recevrons de toi l'ordre de quitter cette
terre.
-- Elles t'obéiront à ton moindre signe et ne songeront
qu'à te plaire. Si tu désires l'oiseau qui ne se repose
jamais, elles te l'apporteront. Si tu désires la voiture de neige,
qui transporte au soleil en un clin d'oeil, elles te l'apporteront.
Que ne t'apporteraient-elles pas! Elles t'apporteraient même le
cerf-volant, grand comme une tour, qu'on a caché dans la lune,
et à la queue duquel sont suspendus, par des liens de soie, des
oiseaux de toute espèce. Fais attention à toi... écoute
mes conseils.
-- Fais ce que tu voudras; je ne veux pas interrompre la prière,
pour appeler au secours. Quoique ton corps s'évapore, quand je
veux l'écarter, sache que je ne te crains pas.
-- Devant toi, rien n'est grand, si ce n'est la flamme exhalée
d'un coeur pur.
-- Réfléchis à ce que je t'ai dit, si tu ne veux
pas t'en repentir.
-- Père céleste, conjure, conjure les malheurs qui peuvent
fondre sur notre famille.
-- Tu ne veux donc pas te retirer, mauvais esprit?
-- Conserve cette épouse chérie, qui m'a consolé
dans mes découragements...
-- Puisque tu me refuses, je te ferai pleurer et grincer des dents comme
un pendu.
-- Et ce fils aimant, dont les chastes lèvres s'entr'ouvrent
à peine aux baisers de l'aurore de vie. -- Mère, il m'étrangle...
Père, secourez-moi... Je ne puis plus respirer... Votre bénédiction!
Un cri d'ironie immense s'est élevé dans les airs. Voyez
comme les aigles, étourdis, tombent du haut des nuages, en roulant
sur eux-mêmes, littéralement foudroyés par la colonne
d'air.
-- Son coeur ne bat plus... Et celle-ci est morte, en même temps
que le fruit de ses entrailles, fruit que je ne reconnais plus, tant
il est défiguré... Mon épouse!... Mon fils!...
Je me rappelle un temps lointain où je fus époux et père.
Il s'était dit, devant le tableau qui s'offrit à ses yeux,
qu'il ne supporterait pas cette injustice. S'il est efficace, le pouvoir
que lui ont accordé les esprits infernaux, ou plutôt qu'il
tire de lui-même, cet enfant, avant que la nuit s'écoule,
ne devait plus être.
[12]
Celui qui ne sait pas pleurer (car, il a toujours refoulé la
souffrance en dedans) remarqua qu'il se trouvait en Norwége.
Aux îles Foeroé, il assista à la recherche des nids
d'oiseaux de mer, dans les crevasses à pic, et s'étonna
que la corde de trois cents mètres, qui retient l'explorateur
au dessus du précipice, fût choisie d'une telle solidité.
Il voyait là, quoi qu'on dise, un exemple frappant de la bonté
humaine, et il ne pouvait en croire ses yeux. Si c'était lui
qui eût dû préparer la corde, il aurait fait des
entailles en plusieurs endroits, afin qu'elle se coupât, et précipitât
le chasseur dans la mer! Un soir, il se dirigea vers un cimetière,
et les adolescents qui trouvent du plaisir à violer les cadavres
de belles femmes mortes depuis peu, purent, s'ils le voulurent, entendre
la conversation suivante, perdue dans le tableau d'une action qui va
se dérouler en même temps.
-- N'est-ce pas, fossoyeur, que tu voudras causer avec moi? Un cachalot
s'élève peu à peu du fond de la mer, et montre
sa tête au-dessus des eaux, pour voir le navire qui passe dans
ces parages solitaires. La curiosité naquit avec l'univers.
-- Ami, il m'est impossible d'échanger des idées avec
toi. Il y a longtemps que les doux rayons de la lune font briller le
marbre des tombeaux. C'est l'heure silencieuse où plus d'un être
humain rêve qu'il voit apparaître des femmes enchaînées,
traînant leurs linceuls, couverts de taches de sang, comme un
ciel noir, d'étoiles. Celui qui dort pousse des gémissements,
pareils à ceux d'un condamné à mort, jusqu'à
ce qu'il se réveille, et s'aperçoive que la réalité
est trois fois pire que le rêve. Je dois finir de creuser cette
fosse, avec ma bêche infatigable, afin qu'elle soit prête
demain matin. Pour faire un travail sérieux, il ne faut pas faire
deux choses à la fois.
-- Il croit que creuser une fosse est un travail sérieux! Tu
crois que creuser une fosse est un travail sérieux!
-- Lorsque le sauvage pélican se résout à donner
sa poitrine à dévorer à ses petits, n'ayant pour
témoin que celui qui sut créer un pareil amour, afin de
faire honte aux hommes, quoique le sacrifice soit grand, cet acte se
comprend. Lorsqu'un jeune homme voit, dans les bras de son ami, une
femme qu'il idolâtrait, il se met alors à fumer un cigare;
il ne sort pas de la maison, et se noue d'une amitié indissoluble
avec la douleur; cet acte se comprend. Quand un élève
interne, dans un lycée, est gouverné, pendant des années,
qui sont des siècles, du matin jusqu'au soir et du soir jusqu'au
lendemain, par un paria de la civilisation, qui a constamment les yeux
sur lui, il sent les flots tumultueux d'une haine vivace, monter, comme
une épaisse fumée, à son cerveau, qui lui paraît
près d'éclater. Depuis le moment où on l'a jeté
dans la prison, jusqu'à celui, qui s'approche, où il en
sortira, une fièvre intense lui jaunit la face, rapproche ses
sourcils, et lui creuse les yeux. La nuit, il réfléchit,
parce qu'il ne veut pas dormir. Le jour, sa pensée s'élance
au-dessus des murailles de la demeure de l'abrutissement, jusqu'au moment
où il s'échappe, ou qu'on le rejette, comme un pestiféré,
de ce cloître éternel; cet acte se comprend. Creuser une
fosse dépasse souvent les forces de la nature. Comment veux-tu,
étranger, que la pioche remue cette terre, qui d'abord nous nourrit,
et puis nous donne un lit commode, préservé du vent de
l'hiver soufflant avec furie dans ces froides contrées, lorsque
celui qui tient la pioche, de ses tremblantes mains, après avoir
toute la journée palpé convulsivement les joues des anciens
vivants qui rentrent dans son royaume, voit, le soir, devant lui, écrit
en lettres de flammes, sur chaque croix de bois, l'énoncé
du problème effrayant que l'humanité n'a pas encore résolu
: la mortalité ou l'immortalité de l'âme. Le créateur
de l'univers, je lui ai toujours conservé mon amour; mais, si,
après la mort, nous ne devons plus exister, pourquoi vois-je,
la plupart des nuits, chaque tombe s'ouvrir, et leurs habitants soulever
doucement les couvercles de plomb, pour aller respirer l'air frais.
-- Arrête-toi dans ton travail. L'émotion t'enlève
tes forces; tu me parais faible comme le roseau; ce serait une grande
folie de continuer. Je suis fort; je vais prendre ta place. Toi, mets-toi
à l'écart; tu me donneras des conseils, si je ne fais
pas bien.
-- Que ses bras sont musculeux, et qu'il y a du plaisir à le
regarder bêcher la terre avec tant de facilité!
-- Il ne faut pas qu'un doute inutile tourmente ta pensée : toutes
ces tombes, qui sont éparses dans un cimetière, comme
les fleurs dans une prairie, comparaison qui manque de vérité,
sont dignes d'être mesurées avec le compas serein du philosophe.
Les hallucinations dangereuses peuvent venir le jour; mais, elles viennent
surtout la nuit. Par conséquent, ne t'étonne pas des visions
fantastiques que tes yeux semblent apercevoir. Pendant le jour, lorsque
l'esprit est en repos, interroge ta conscience; elle te dira, avec sûreté,
que le Dieu qui a créé l'homme avec une parcelle de sa
propre intelligence possède une bonté sans limites, et
recevra, après la mort terrestre, ce chef-d'oeuvre dans son sein.
Fossoyeur, pourquoi pleures-tu? Pourquoi ces larmes, pareilles à
celles d'une femme? Rappelle-toi-le bien; nous sommes sur ce vaisseau
démâte pour souffrir. C'est un mérite, pour l'homme,
que Dieu l'ait jugé capable de vaincre ses souffrances les plus
graves. Parle, et, puisque, d'après tes voeux les plus chers,
l'on ne souffrirait pas, dis en quoi consisterait alors la vertu, idéal
que chacun s'efforce d'atteindre, si ta langue est faite comme celle
des autres hommes.
-- Où suis-je? N'ai-je pas changé de caractère?
Je sens un souffle puissant de consolation effleurer mon front rasséréné,
comme la brise du printemps ranime l'espérance des vieillards.
Quel est cet homme dont le langage sublime a dit des choses que le premier
venu n'aurait pas prononcées? Quelle beauté de musique
dans la mélodie incomparable de sa voix! Je préfère
l'entendre parler, que chanter d'autres. Cependant, plus je l'observe,
plus sa figure n'est pas franche. L'expression générale
de ses traits contraste singulièrement avec ces paroles que l'amour
de Dieu seul a pu inspirer. Son front, ridé de quelques plis,
est marqué d'un stygmate indélébile. Ce stygmate,
qui l'a vieilli avant l'âge, est-il honorable ou est-il infâme?
Ses rides doivent-elles être regardées avec vénération?
Je l'ignore, et je crains de le savoir. Quoiqu'il dise ce qu'il ne pense
pas, je crois néanmoins qu'il a des raisons pour agir comme il
l'a fait, excité par les restes en lambeaux d'une charité
détruite en lui. Il est absorbé dans des méditations
qui me sont inconnues, et il redouble d'activité dans un travail
ardu qu'il n'a pas l'habitude d'entreprendre. La sueur mouille sa peau;
il ne s'en aperçoit pas. Il est plus triste que les sentiments
qu'inspire la vue d'un enfant au berceau. Oh! comme il est sombre!...
D'ou sors-tu ?... Étranger, permets que je te touche, et que
mes mains, qui étreignent rarement celles des vivants, s'imposent
sur la noblesse de ton corps. Quoi qu'il en arrive, je saurais à
quoi m'en tenir. Ces cheveux sont les plus beaux que j'aie touchés
dans ma vie. Qui serait assez audacieux pour contester que je ne connais
pas la qualité des cheveux?
-- Que me veux-tu, quand je creuse une tombe? Le lion ne souhaite pas
qu'on l'agace, quand il se repaît. Si tu ne le sais pas, je te
l'apprends. Allons, dépêche-toi; accomplis ce que tu désires.
-- Ce qui frissonne à mon contact, en me faisant frissonner moi-même,
est de la chair, à n'en pas douter. Il est vrai... je ne rêve
pas! Qui es-tu donc, toi, qui te penches là pour creuser une
tombe, tandis que, comme un paresseux qui mange le pain des autres,
je ne fais rien? C'est l'heure de dormir, ou de sacrifier son repos
à la science. En tout cas, nul n'est absent de sa maison, et
se garde de laisser la porte ouverte, pour ne pas laisser entrer les
voleurs. Il s'enferme dans sa chambre, le mieux qu'il peut, tandis que
les cendres de la vieille cheminée savent encore réchauffer
la salle d'un reste de chaleur. Toi, tu ne fais pas comme les autres;
tes habits indiquent un habitant de quelque pays lointain.
-- Quoique je ne sois pas fatigué, il est inutile de creuser
la fosse davantage. Maintenant, déshabille-moi; puis, tu me mettras
dedans.
-- La conversation, que nous avons tous les deux, depuis quelques instants,
est si étrange, que je ne sais que te répondre... Je crois
qu'il veut rire.
-- Oui, oui, c'est vrai, je voulais rire; ne fais plus attention à
ce que j'ai dit. Il s'est affaissé, et le fossoyeur s'est empressé
de le soutenir!
-- Qu'as-tu?
-- Oui, oui, c'est vrai, j'avais menti... j'étais fatigué
quand j'ai abandonné la pioche... c'est la première fois
que j'entreprenais ce travail... ne fais plus attention à ce
que j'ai dit.
-- Mon opinion prend de plus en plus de la consistance : c'est quelqu'un
qui a des chagrins épouvantables. Que le ciel m'ôte la
pensée de l'interroger. Je préfère rester dans
l'incertitude, tant il m'inspire de la pitié. Puis, il ne voudrait
pas me répondre, cela est certain : c'est souffrir deux fois
que de communiquer son cour en cet état anormal.
-- Laisse-moi sortir de ce cimetière; je continuerai ma route.
-- Tes jambes ne te soutiennent point; tu t'égarerais, pendant
que tu cheminerais. Mon devoir est de t'offrir un lit grossier; je n'en
ai pas d'autre. Aie confiance en moi; car, l'hospitalité ne demandera
point la violation de tes secrets.
-- O pou vénérable, toi dont le corps est dépourvu
d'élytres, un jour, tu me reprochas avec aigreur de ne pas aimer
suffisamment ta sublime intelligence, qui ne se laisse pas lire; peut-être
avais-tu raison, puisque je ne sens même pas de la reconnaissance
pour celui-ci. Fanal de Maldoror, où guides-tu ses pas?
-- Chez moi. Que tu sois un criminel, qui n'a pas eu la précaution
de laver sa main droite, avec du savon, après avoir commis son
forfait, et facile à reconnaître, par l'inspection de cette
main; ou un frère qui a perdu sa soeur; ou quelque monarque dépossédé,
fuyant de ses royaumes, mon palais vraiment grandiose, est digne de
te recevoir. Il n'a pas été construit avec du diamant
et des pierres précieuses, car ce n'est qu'une pauvre chaumière,
mal bâtie; mais, cette chaumière célèbre
a un passé historique que le présent renouvelle et continue
sans cesse. Si elle pouvait parler, elle t'étonnerait, toi, qui
me parais ne t'étonner de rien. Que de fois, en même temps
qu'elle, j'ai vu défiler, devant moi, les bières funéraires,
contenant des os bientôt plus vermoulus que le revers de ma porte,
contre laquelle je m'appuyai. Mes innombrables sujets augmentent chaque
jour. Je n'ai pas besoin de faire, à des périodes fixes,
aucun recensement pour m'en apercevoir. Ici, c'est comme chez les vivants;
chacun paie un impôt, proportionnel à la richesse de la
demeure qu'il s'est choisie; et, si quelque avare refusait de délivrer
sa quote-part, j'ai ordre, en parlant à sa personne, de faire
comme les huissiers : il ne manque pas de chacals et de vautours qui
désireraient faire un bon repas. J'ai vu se ranger, sous les
drapeaux de la mort, celui qui fut beau; celui qui, après sa
vie, n'a pas enlaidi; l'homme, la femme, le mendiant, les fils de rois;
les illusions de la jeunesse, les squelettes des vieillards; le génie,
la folie; la paresse, son contraire; celui qui fut faux, celui qui fut
vrai; le masque de l'orgueilleux, la modestie de l'humble; le vice couronne
de fleurs et l'innocence trahie.
-- Non certes, je ne refuse pas ta couche, qui est digne de moi, jusqu'à
ce que l'aurore vienne, qui ne tardera point. Je te remercie de ta bienveillance...
Fossoyeur, il est beau de contempler les ruines des cités; mais,
il est plus beau de contempler les ruines des humains!
[13]
Le frère de la sangsue marchait à pas lents dans la forêt.
Il s'arrête à plusieurs reprises, en ouvrant la bouche
pour parler. Mais, chaque fois sa gorge se resserre, et refoule en arrière
l'effort avorté. Enfin, il s'écrie: « Homme, lorsque
tu rencontres un chien mort retourné, appuyé contre une
écluse qui l'empêche de partir, n'aille pas, comme les
autres, prendre avec ta main, les vers qui sortent de son ventre gonflé,
les considérer avec étonnement, ouvrir un couteau, puis
en depecer un grand nombre, en te disant que, toi, aussi, tu ne seras
pas plus que ce chien. Quel mystère cherches-tu? Ni moi, ni les
quatre pattes-nageoires de l'ours marin de l'océan Boréal,
n'avons pu trouver le problème de la vie. Prends garde, la nuit
s'approche, et tu es là depuis le matin. Que dira ta famille,
avec ta petite soeur, de te voir si tard arriver? Lave tes mains, reprends
la route qui va où tu dors... Quel est cet être, là-bas,
a l'horizon, et qui ose approcher de moi, sans peur, à sauts
obliques et tourmentés; et quelle majesté, mêlée
d'une douceur sereine! Son regard, quoique doux, est profond. Ses paupières
énormes jouent avec la brise, et paraissent vivre. Il m'est inconnu.
En fixant ses yeux monstrueux, mon corps tremble; c'est la première
fois, depuis que j'ai sucé les sèches mamelles de ce qu'on
appelle une mère. Il y a comme une auréole de lumière
éblouissante autour de lui. Quand il a parlé, tout s'est
tu dans la nature, et a éprouvé un grand frisson. Puisqu'il
te plaît de venir à moi, comme attiré par un aimant,
je ne m'y opposerai pas. Qu'il est beau! Ça me fait de la peine
de le dire. Tu dois être puissant; car, tu as une figure plus
qu'humaine, triste comme l'univers, belle comme le suicide. Je t'abhorre
autant que je le peux; et je préfère voir un serpent,
entrelacé autour de mon cou depuis le commencement des siècles,
que non pas tes yeux... Comment!... c'est toi, crapaud!... gros crapaud!...
infortuné crapaud!... Pardonne!... pardonne!... Que viens-tu
faire sur cette terre où sont les maudits? Mais, qu'as-tu donc
fait de tes pustules visqueuses et fétides, pour avoir l'air
si doux? Quand tu descendis d'en haut, par un ordre supérieur,
avec la mission de consoler les diverses races d'êtres existants,
tu t'abattis sur la terre, avec la rapidité du milan, les ailes
non fatiguées de cette longue, magnifique course; je te vis!
Pauvre crapaud! Comme alors je pensais à l'infini, en même
temps qu'à ma faiblesse. « Un de plus qui est supérieur
à ceux de la terre, me disais-je : cela, par la volonté
divine. Moi, pourquoi pas aussi ? A quoi bon l'injustice, dans les décrets
suprêmes? Est-il insensé, le Créateur; cependant
le plus fort, dont la colère est terrible! » Depuis que
tu m'es apparu, monarque des étangs et des marécages!
couvert d'une gloire qui n'appartient qu'à Dieu, tu m'as en partie
consolé; mais, ma raison chancelante s'abîme devant tant
de grandeur! Qui es-tu donc? Reste... oh ! reste encore sur cette terre!
Replie tes blanches ailes, et ne regarde pas en haut, avec des paupières
inquiètes... Si tu pars, partons ensemble! » Le crapaud
s'assit sur les cuisses de derrière (qui ressemblent tant à
celles de l'homme!) et, pendant que les limaces, les cloportes et les
limaçons s'enfuyaient à la vue de leur ennemi mortel,
prit la parole en ces termes: « Maldoror, écoute-moi. Remarque
ma figure, calme comme un miroir, et je crois avoir une intelligence
égale à la tienne. Un jour, tu m'appelas le soutien de
ta vie. Depuis lors, je n'ai pas démenti la confiance que tu
m'avais vouée. Je ne suis qu'un simple habitant des roseaux,
c'est vrai; mais, grâce à ton propre contact, ne prenant
que ce qu'il y avait de beau en toi, ma raison s'est agrandie, et je
puis te parler. Je suis venu vers toi, afin de te retirer de l'abîme.
Ceux qui s'intitulent tes amis te regardent, frappés de consternation,
chaque fois qu'ils te rencontrent, pâle et voûté,
dans les théâtres, dans les places publiques, dans les
églises, ou pressant, de deux cuisses nerveuses, ce cheval qui
ne galope que pendant la nuit, tandis qu'il porte son maître-fantôme,
enveloppé dans un long manteau noir. Abandonne ces pensées,
qui rendent ton coeur vide comme un désert; elles sont plus brûlantes
que le feu. Ton esprit est tellement malade que tu ne t'en aperçois
pas, et que tu crois être dans ton naturel, chaque fois qu'il
sort de ta bouche des paroles insensées, quoique pleines d'une
infernale grandeur. Malheureux! qu'as-tu dit depuis le jour de ta naissance?
O triste reste d'une intelligence immortelle, que Dieu avait créée
avec tant d'amour! Tu n'as engendré que des malédictions,
plus affreuses que la vue de panthères affamées! Moi,
je préférerais avoir les paupières collées,
mon corps manquant des jambes et des bras, avoir assassiné un
homme, que ne pas être toi ! Parce que je te hais. Pourquoi avoir
ce caractère qui m'étonne? De quel droit viens-tu sur
cette terre, pour tourner en dérision ceux qui l'habitent, épave
pourrie, ballottée par le scepticisme? Si tu ne t'y plais pas,
il faut retourner dans les sphères d'où tu viens. Un habitant
des cités ne doit pas résider dans les villages, pareil
à un étranger. Nous savons que, dans les espaces, il existe
des sphères plus spacieuses que la nôtre, et dont les esprits
ont une intelligence que nous ne pouvons même pas concevoir. Eh
bien, va-t'en !... retire-toi de ce sol mobile !... montre enfin ton
essence divine, que tu as cachée jusqu'ici; et, le plus tôt
possible, dirige ton vol ascendant vers ta sphère, que nous n'envions
point, orgueilleux que tu es! car, je ne suis pas parvenu à reconnaître
si tu es un homme ou plus qu'un homme! Adieu donc; n'espère plus
retrouver le crapaud sur ton passage. Tu as été la cause
de ma mort. Moi, je pars pour l'éternite, afin d'implorer ton
pardon!
[14]
S'il est quelquefois logique de s'en rapporter à l'apparence
des phénomènes, ce premier chant finit ici. Ne soyez pas
sévère pour celui qui ne fait encore qu'essayer sa lyre
: elle rend un son si étrange! Cependant, si vous voulez être
impartial, vous reconnaîtrez déjà une empreinte
forte, au milieu des imperfections. Quant à moi, je vais me remettre
au travail, pour faire paraître un deuxième chant, dans
un laps de temps qui ne soit pas trop retardé. La fin du dix-neuvième
siècle verra son poète (cependant, au début, il
ne doit pas commencer par un chef-d'oeuvre, mais suivre la loi de la
nature); il est né sur les rives américaines, à
l'embouchure de la Plata, là ou deux peuples, jadis rivaux, s'efforcent
actuellement de se surpasser par le progrès matériel et
moral. Buenos-Ayres, la reine du Sud, et Montevideo, la coquette, se
tendent une main amie, à travers les eaux argentines du grand
estuaire. Mais, la guerre éternelle a placé son empire
destructeur sur les campagnes, et moissonne avec joie des victimes nombreuses.
Adieu, vieillard, et pense à moi, si tu m'as lu. Toi, jeune homme,
ne te désespère point; car, tu as un ami dans le vampire,
malgré ton opinion contraire. En comptant l'acarus sarcopte qui
produit la gale, tu auras deux amis!
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