Jean Paul Toulet

1867 - 1920

Le carnet de M. du Paur

Le carnet de M. du Paur
par
Paul-JeanTOULET

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II

Les hommes et l'amitié


L'amour traîne après lui l'amitié, comme un bel adolescent qui tire par la main une soeur vieille et morose.

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Une amitié acquise, c'est une servitude ; perdue, c'est un deuil.
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Tandis qu'il bat pour nous un coeur encore, on se peut consoler de tous les autres, et du plus méprisable : le sien.
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Un ami est une traite dont on a oublié le chiffre et dont on ne sait pas l'échéance.
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Les prunes et les amis, il les faut goûter jusqu'au noyau, avant de savoir s'ils sont bons. Et alors il est trop tard.
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Un ami qui fait une folie te reproche d'abord de n'en pas être aux anges ; et, plus tard, que tu l''aies permise.
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- Mais... mon cher ami !
- Là, là. Pas de gros mots.
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Aux hommes c'est par le coeur que s'apprend l'amour. Chez les femmes c'est par coeur.
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Ce ne sont pas tant les prophètes qui perdent à n'être pas crus, que leur pays à ne les pas croire.
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Aristarque, cet homme dont le jugement est sûr jusqu'à en paraître quelquefois aigri, las de vous écraser sous le poids des morts, c'est avec votre propre passé qu'il vous accable. Quoi que vous fassiez aujourd'hui, il l'aimait mieux l'année dernière.
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C'est ridicule d'avoir peur d'un autre homme. Ils n'ont pas d'épingles à leur chapeau.
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Tant de vices conjurés contre soi, alors que Jacob ne lutta qu'avec son seul ange : encore en demeura-t-il boiteux.
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Les dictionnaires parlent d'un arbre qui s'appelle le muflier. Ce doit être une espèce très fructueuse.
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C'est à choisir : de connaître l'homme et de ne l'aimer pas ; ou de l'aimer sans le connaître.
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Avec un cheval, on faisait un chevalier. Mais avec un cheval-vapeur ? N'est-ce pas tomber dans l'industrie ?
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Vous croyez, Ploute, avec votre argent, avoir acquis, non moins que des maîtresses de bon teint, des amis qui ne s'usent pas. Et, content d'y goûter la noblesse de leur coeur et du vôtre, vous ne comptez pour rien qu'il ait falllu beaucoup vous baisser pour les acquérir. Si vous les surpreniez alors que, couchés ensemble, ils s'égaient à parodier votre accent, vos locutions coutumières, et jusqu'à vos plus sincères attitudes.
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Tandis que l'homme est jeune, l'amour et la haine pelotent avec son coeur. Et puis vient le mépris.
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Pour s'accommoder à leur sombre caprice, que les femmes appellent amour, tendresse, et d'autres noms encore, un pauvre homme se met esprit et corps à la torture ; et l'on finit au demeurant par ne pas s'entendre, tous les deux.
A quoi bon essayer ? C'est comme de prendre son tub dans un bain de siège.
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Il y a, de par le monde, tels vieillards loquaces et creux, dont le grand âge et le discours, orné de pompeuses fariboles, vous remettent irrésistiblement en mémoire ce temps lointain où les bêtes parlaient.
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Pour un observateur, certes, ce qu'il y a de plus doux à observer, c'est le silence.
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L'insuccès nous vaut au moins d'être seuls ; et au pauvre de n'être plus - comme le roc et les genêts de la lande - labouré que par l'orage, ni baisé que par l'aurore.
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Les coquins et les femmes sont délicats sur le point d'honneur.
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Le moindre souffle d'ambition agite l'homme comme un marais, jusqu'à sa vase.
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Il faut aimer le bien d'autrui comme le sien propre, et même davantage, - si l'on est, par exemple, le mari d'une femme laide.
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Être jaloux de son propre passé, ce n'est point impossible.
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Il n'est de prix, il n'est de fidèle que cela que l'on conquiert en dépit des monts et des grilles. «Dans un coeur, écrit Ponson du Terrail, comme celui d'une jeune Espagnole, l'homme aimé est toujours à l'abri du soupçon».
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D'être sur la paille, les nèfles pourrissent et les hommes aussi, quelquefois.
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C'est la tête, chez certains hommes, qui domine le coeur, et tout ce qu'ils peuvent, c'est d'imaginer l'amour : mais jamais ils n'aiment.
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Certaines gens sont heureux de trop bonne heure. Alors, et pour toujours, ils se reposent, contents d'avoir saisi l'occasion par son unique cheveu et qu'il leur soit resté dans la main.
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Monsieur le baron Dresde n'a pas toujours été le cocu résigné et à toutes mains que nous connaissons. Pour sot, en revanche, cela se perd dans la nuit des temps, et sans doute le fut-il tout petit pour le faire avec soin.
A en revenir aux caravanes de sa femme, les premières l'émurent, et il ne manqua pas d'en faire un éclat assez ridicule. Quelqu'un observait «plaisamment» de lui : «C'est un veau qui se sent pousser les cornes».
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La guigne, cette espèce de malheur trop continu, finit par lasser le courage, l'espérance même, et par rendre enfin le coeur inégal à l'occasion : «Il y a, dit Frédéric Soulié, des hommes qui ne savent que réussir, et des femmes qui ne savent qu'être heureuses».
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Il n'y a que les avares pour faire reluire toutes les facettes de la fortune. Ils en jouissent par l'imagination : c'est comme si, d'un seul sac d'or, ils tiraient plusieurs moutures.
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Être à la fois homme galant, et galant homme, ce n'est pas toujours si aisé qu'on pense.
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Et n'avez-vous pas rencontré de par le monde, Bouche d'Or, cet autre bavard qui va, cherchant ses idées à travers la brume, et ses mots dans l'étoupe. On vous dira (des gens qu'il invite à souper) que «Bouche d'Or a oublié d'être bête». Mais ce qu'on ne vous dit pas c'est qu'il a de fréquents retours de mémoire.
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Tout ce que Bouchedor entend dire qui lui semble ingénieux ou drôle, il l'emprunte, l'exprime, l'imprime ; et l'on dirait que c'est écrit avec de la colle, sur du carton.
Aimez-vous mieux le comparer à ces flacons qu'on a remplis des moires d'une fumée d'azur, et qui ne dégagent en retour qu'un peu de vapeurs puantes, livides ?
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Esclave ou maître : il faut être servi ou servir. Mais non pas soi-même, - le sot métier.
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Il y avait en Athènes des gens qui faisaient leur fortune à détrousser les morts. On les appelait des tymboriches, d'un nom qui rime richement à celui de nos nouveaux riches.
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Vouloir être remarqué pour sa tenue, quel mauvais goût et dont on est puni.
C'est ainsi que Swendenborg, l'illuminé, rencontra (s'il l'en faut croire) un misérable esprit vêtu en ramoneur et fort affligé que les autres ne le voulussent point laisser entrer au ciel, - où sans doute il n'y a point de cheminées. Eh, que ne se mettait-il en ange, comme tout le monde.
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On voit l'homme montrer de l'ingratitude jusques envers les morts. Un explorateur entendit, dans l'île de Sumatra, quelques indigènes, qui, mangeant leur grand père après l'avoir, selon l'usage, étranglé, disaient entre eux : «C'était un homme dur qui nous a toujours nourris de ses restes».
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Le jour où Tartufe s'est fait méthodiste, il a réalisé sa perfection. Mais on s'étonna de l'y voir se mettre à deux.
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Tout homme (digne de ce nom) a dans la coeur un poète qui sommeille.
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Quand on n'a pas le sou, ni équivalence, épouser une femme riche, c'est bassesse ; et pauvre, c'est folie.
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Un mari bien parisien, ça ne tue ni ne se tue : ça s'en va.
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Les amants s'enivrent à leur causerie. Aussi bien n'y parlent-ils chacun que de soi-même.
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On pardonne à l'égoïste qui se préfère, mais non pas qui n'aime que soi.
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Rendre ridicule l'homme même que l'on respecte ou que l'on admire.... Quoi, c'est l'épice même de l'adultère.
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Grande pitié de se confier dans les femmes. Et dans les hommes, plus grande, peut-être, encore. Mais ce n'est que soi, après tout, qu'on y confie.
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Heureux en ami comme en amante, si tu es aimé de ton chien : tu ne seras jamais trahi qu'à moitié.
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Tout le monde est capable de dégoût ; mais, pour blasé, il le faut naître.
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Il ne faut pas trop blâmer l'ours de la fable : au moins tua-t-il son ami d'un seul coup.

 

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