UNE
RÉPÉTITION
Un salon. Portes au fond et à droit. Madame Destournelles,
habillée en bergère Watteau, arrange sa coiffure devant
la glace.
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SCÈNE
PREMIÈRE
M. DESTOURNELLES,
en redingote, prêt à sortir, entre par la porte de
droite, et s'arrête stupéfait en apercevant sa femme.
M. DESTOURNELLES
Madame,
qu'est-ce donc que cette mascarade ?
Je comprend ! vous allez jouer quelque charade !
Vous
l'avez dit, monsieur.
Le
costume est charmant.
Vous êtes adorable en cet accoutrement.
Fi
donc ! des compliments ?... Mais je suis votre femme,
A quoi bon ?
La
réplique est cruelle, madame.
Je dis la vérité simple, c'est mon devoir
Et d'homme et de mari.
Merci.
Peut-on
savoir
A quel sujet ma femme est devenue actrice,
Et poète peut-être, ou collaboratrice
De quelque auteur fameux ? J'ignorais jusqu'ici
Que l'art vous eût jamais causé quelque souci.
Pardon. Et la charade ?
Est
une comédie.
Bravo
! vous chaussez donc le socque de Thalie ?
Alors, si ce n'est point être trop indiscret,
Pourrais-je, en vous priant, connaître le sujet ?
Une
églogue.
Parfait
! c'est une bucolique !
Et, l'avez-vous choisie avec ou sans musique ?
Sans
musique.
Tant pis !
Mme DESTOURNELLES
Et pourquoi, s'il
vous plaît ?
A
mon avis du moins, c'eût été plus complet
Je suis très pastoral. Je trouve que sur l'herbe
Un petit air de flûte est d'un effet superbe.
Et puis tout vrai berger, étendu sous l'ormeau,
Ne doit chanter l'amour qu'avec un chalumeau.
C'est l'accompagnement forcé de toute idylle :
L'usage en est resté depuis le doux Virgile.
Mme DESTOURNELLES,
ironique
Je
ne vous savais point si pétillant d'esprit.
J'avais, jusqu'à ce jour, méconnu mon mari.
A présent je voudrais vous faire prendre un rôle ;
En marquis Pompadour vous seriez vraiment... drôle.
M. DESTOURNELLES,
un peu blessé
Madame,
c'est très vrai. Qui pourrait faire bien
Une chose à laquelle on n'entend juste rien ?
Vous
en voulez beaucoup à cette comédie ?
Certes
; je n'aime pas les bergers d'Arcadie !
Et puis je veux laisser à chacun son métier.
Tout le monde, il est vrai, pourrait être portier ;
Mais acteur... oh non pas ! Cela c'est autre chose.
Vous ignorez comment on rit, on marche, on cause
Quand on a, par hasard, un public devant soi.
Votre grand naturel est de mauvais aloi.
Mme DESTOURNELLES,
nerveuse
Je
sais depuis longtemps cette vieille rengaine.
M. DESTOURNELLES,
pédantesquement
Le
vrai dans un salon est du faux sur la scène,
Et le vrai sur la scène est faux dans un salon !
L'actrice, dans le monde, a souvent mauvais ton,
Je vous l'accorde, mais, quand vous prenez sa place,
Votre plus doux sourire a l'air d'une grimace.
Mme DESTOURNELLES,
sèchement
Et
vos charmants conseils ont l'air impertinent.
Est-ce fini ?
Non.
Pas encore. Maintenant,
Vos pièces de salon, fausses et précieuses,
Me prennent sur les nerfs, et me sont odieuses.
Voilà mon sentiment. Quant au petit monsieur
Frisé, la bouche en cur, et roide comme un pieu,
Débitant gauchement ses fades sucreries,
Autant fait par le ciel pour ces galanteries
Qu'un âne pour chanter une chanson d'amour ;
Commerçant le matin, et le soir troubadour,
Qui, calculant le prix ou des draps ou des toiles,
Répète vaguement des couplets aux étoiles,
Et quitte son comptoir d'un petit air léger
Pour prendre la houlette et devenir berger,
C'est un sot le matin, et le soir c'est un cuistre
Dont le rire est stupide et la grâce sinistre !
Encore, eussiez-vous pris quelque morceau plaisant
Qui, sans prétention, pourrait être amusant !
Mais choisir une églogue !... Et quelle mise en scène
?
C'est dans ces prés fleuris où serpente la Seine.
Ce salon représente un champ, frais et coquet.
Pour plus de vraisemblance on y pose un bouquet
A droite est une dame habillée en bergère ;
Elle écoute, effeuillant un rameau de fougère,
Un monsieur costumé ; c'est un petit marquis ;
Il porte lourdement un habit rose exquis,
S'incline, et dans la main il tient une houlette
Qu'il présente à la dame avec un air fort bête.
- Trois tabourets épars simulent des brebis -
Tout est faux, le décor, les gens et les habits,
Est-ce vrai ?... Ce dindon, enfin, qui fait la roue,
Doit vous baiser la main, quand ce n'est point la joue,
Et par cette faveur son orgueil attisé
A d'autres libertés se croit autorisé.
Puis ces longs tête-à-tête où l'on feint
la tendresse ;
Où l'honnête femme a des rôles de maîtresse...
Il hésite
et cherche ce qu'il doit dire.
Sont
d'un mauvais exemple aux gens de la maison.
Mme DESTOURNELLES,
très blessée
Vraiment
! Je n'aurais pas prévu cette raison !
Mais comme je veux être une femme soumise,
Que je ne veux pas voir ma vertu compromise
Aux yeux de Rosalie ou de votre cocher,
Je renonce à jouer.
M. DESTOURNELLES,
haussant les épaules
Bon
! Pourquoi vous fâcher ?
Mme DESTOURNELLES,
la voix tremblante, exaspérée
Rien
que ce tête-à-tête à présent m'épouvante
!
Personne encor sur moi n'a rien dit, je m'en vante !
Songez : si le concierge apprend par un valet
Qu'un jeune homme à pieds fut vu ; qu'il me parlait
D'amour, et qu'il avait la perruque poudrée,
La nouvelle en ira par toute la contrée.
Le facteur, en donnant ses lettres chaque jour,
Distribuera ce bruit aux portes d'alentour :
Il ira grossissant de la loge aux mansardes.
Et tous, du balayeur de la rue aux poissardes
Qui roulent leur voiture avec les : « ce qu'on dit »
Me toiseront, des pieds au front, d'un air hardi !
M. DESTOURNELLES,
embarrassé, humble
Voyons,
si j'ai tenu quelque propos maussade,
Ce n'était, après tout, qu'une simple boutade.
Mme DESTOURNELLES,
suffoquant, les larmes aux yeux
Je
sais que nous devons tout supporter, soupçons,
Injures, mots blessants de toutes les façons !
Nous devons obéir à la moindre parole,
Etre humbles et toujours douces ; c'est notre rôle,
Je le sais ; mais enfin ma douceur est à bout.
Nos maîtres... nos maris, qui se permettent... tout,
Rôdent autour de nous ainsi que des gendarmes,
Nous accusent sans cesse, espionnent...
M. DESTOURNELLES,
caressant
Pas
de larmes,
Je t'en prie ; et faisons la paix. Pardon, C'est vrai,
Je fus brutal et sot... je l'avoue, et suis prêt
A tout ce qu'il faudra pour que tu me pardonnes.
Tiens, je baise tes mains. Comme elles sont mignonnes !
J'y veux mettre ce soir deux gros bracelets d'or ;
Mais tu joûras. M'as-tu pardonné ?
Mme DESTOURNELLES,
très digne
Pas
encor.
Non
? mais bientôt.
Mme DESTOURNELLES,
de même
Qui
sait ?
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SCÈNE
II
LES MÊMES, RENÉ LAPIERRE, en marquis Louis XV.
UN
DOMESTIQUE, annonçant
Monsieur René Lapierre.
RENÉ, entrant
En marquis Louis
Quinze.
M. DESTOURNELLES
Ah
! votre partenaire ;
Au revoir.
Saluant M. Lapierre
Beau marquis.
RENÉ
Monsieur,
pour vous servir.
Le
costume est charmant et vous sied à ravir.
Il
sort. René baise la main de madame Destournelles.
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SCÈNE
III
MADAME DESTOURNELLES, RENÉ
Mme DESTOURNELLES,
nerveuse, la voix sèche
Au
moins, avez-vous bien retenu votre rôle ?
Je
n'en oublirai point une seule parole.
Alors
nous commençons puisque vous êtes prêt :
Je suis seule d'abord. Le marquis apparaît.
Sans me voir il arrive au milieu de la scène ;
Pendant quelques instants il rêve et se promène ;
Et puis il m'aperçoit. Nous y sommes ?
j'y
suis.
Elle s'assied
sur une chaise basse. Il s'approche d'elle avec des grâces prétentieuses.
Mme DESTOURNELLES
Soyez
plus libre et plus naturel.
Je
ne puis ;
J'en suis fort empêché, car mon habit me gêne.
Son épée
se prend entre ses jambes.
Mme DESTOURNELLES,
sèchement
Votre
rapière va s'échapper de sa gaîne.
Vous paraissez épais et lourd. Recommençons.
Il fait le même
manège que tout à l'heure, mais d'une façon encore
plus maniérée.
Vous
n'avez pas besoin de toutes ces façons,
Monsieur.
Je
voudrais bien vous voir prendre ma place,
Madame. Comment donc voulez-vous que je fasse ?
Mme DESTOURNELLES,
impatiente
Comme
si vous étiez un marquis naturel ;
Un vrai marquis. Quittez cet air trop solennel,
Et marchez simplement comme un monsieur qui passe.
Relevez quelque peu votre épée, avec grâce ;
Une main sur la hanche ; et puis promenez-vous,
Sans avoir tant de plomb fondu dans les genoux.
Vous êtes empesé comme un dessin de mode.
Si
je ne portais point cet habit incommode...
Vous
me faites l'effet d'un marquis croque-mort,
Soyez donc gracieux.
Est-ce
bien ?
Pas
encor.
Que l'homme est emprunté ! Dire que toute femme,
J'entends femme du monde, est actrice dans l'âme.
La femme de théâtre est gauche, et ne sait pas
Sourire, se lever, s'asseoir, ou faire un pas
Sans paraître tragique. Un rien les embarrasse.
Cela ne s'apprend point, c'est affaire de race.
On peut acquérir l'art, mais non le naturel.
Par l'étude on devient ce que fut la Rachel
Qui demeura toujours roide ou prétentieuse,
Souvent fort dramatique, et jamais gracieuse.
Moi, j'ai joué deux fois, et j'eus un succès fou.
J'avais une toilette exquise, un vrai bijou.
On m'applaudit, c'était comme une frénésie ;
J'ai cru que je ferais mourir de jalousie
Madame de Lancy qui jouait avec moi.
Je disais quelques vers : je ne sais plus trop quoi ;
Quelque chose de drôle et qui fit beaucoup rire.
Mais, la deuxième fois, je n'avais rien à dire ;
Je faisais une bonne apportant un plateau
Où devait se trouver un verre rempli d'eau.
J'apportai le plateau ; mais j'oubliai le verre.
L'acteur me regarda d'une façon sévère ;
Le public se tordait ; alors je m'aperçus
Que j'avais le plateau voulu, mais rien dessus.
Ma foi, je n'y tins pas, j'ai ri comme une folle.
Le monsieur n'a pas pu reprendre la parole
Tant on était joyeux. On a ri tout le temps !...
Se tournant
vers René qui la regarde fixement en l'écoutant
Mais
que faites-vous donc, monsieur, je vous attends ?
Madame,
j'écoutais.
C'est
moi qui vous écoute.
Vous n'avez pas de temps à perdre. Allons, en route
Eh bien ?
RENÉ, après
une longue hésitation
Je
ne sais plus du tout le premier vers.
Mme DESTOURNELLES,
furieuse
Monsieur,
vous commencez à m'agacer les nerfs.
Quand
j'aurai le premier, tous viendront à la suite.
Certes,
ils viendront. A moins qu'ils ne prennent la fuite.
RENÉ,
se frappant le front
Comme
on oublie ! Allons, soufflez-moi, rien qu'un peu.
Ah
! puissé-je, en soufflant, rallumer votre feu.
Je
te vis, charmante bergère,
RENÉ, il
récite avec embarras
Je
te vis, charmante bergère,
Assise, un jour, sur la fougère ;
Oui, là-bas, je te vis un jour ;
Et tout mon cur brûla d'amour ;
Non point de flamme passagère
Qui s'éteint, trompeuse et légère.
C'est d'un indestructible amour
Que je brûlai, douce bergère,
Quand je te vis sur la fougère...
C'est
bien ?
«
C'est bien » n'est pas au rôle, assurément.
Et puis ce serait bien... si c'était autrement.
Pourquoi
cela ?
Pourquoi
? vous êtes détestable
Comme un petit garçon qui récite une fable.
Votre voix, votre corps, vos gestes sont en bois.
Avez-vous aimé ?
Moi
?
Vous.
Certes...
quelquefois.
Eh
bien, racontez-moi cela.
Quoi
?
Vos
conquêtes ;
Car je ne vous vois pas faisant tourner les têtes.
Je
ne dirai point si j'ai réussi...
Toujours
?
Non. Vous ne devez pas être heureux en amours.
Eh bien ! nous allons voir ce que vous savez faire.
Supposons qu'une femme, habile en l'art de plaire,
Se trouve en tête-à-tête avec vous. Son... esprit
Dès longtemps attira votre cur et le prit.
- Supposons que je sois cette femme charmante -
Vous voulez exprimer l'amour qui vous tourmente ;
Nous sommes tous deux seuls. Allez.
Elle attend.
Il reste debout devant elle dans une pose embarrassée.
Eh
bien, c'est tout ?
On peut sans péril écouter jusqu'au bout.
Alors changeons de rôle, et soyez la bergère.
Je vais improviser. Asseyez-vous, ma chère.
Elle prend le
chapeau du marquis ; s'en coiffe ; fléchit un genou devant
lui, et, avec une moquerie dans la voix.
Je
cours après le bonheur ;
Plus je cours, plus il va vite.
Mais ce bonheur qui m'évite,
Dis, n'est-il pas dans ton cur ?
Je cherche la douce fièvre ;
Mais elle me fuit toujours.
Cette fièvre des amours,
N'est-elle pas sur ta lèvre ?
Pour les trouver j'ai dessein
De baiser, ô ma farouche,
Et ton âme sur ta bouche,
Et ton doux cur sur ton sein.
Elle le regarde
en riant, puis, se relevant.
Il
l'embrasse. Êtes-vous une bergère en Sèvres ?
Troublez-vous. Qu'un soupir s'échappe de vos lèvres.
Baissez les yeux, tremblez, pâlissez, rougissez.
Changeant de
ton. D'une voix brève
Çà,
nous ne ferons rien. Cher monsieur, c'est assez.
Je
suis mauvais, la faute en est à mon costume ;
Si j'étais en habit tout simple, je présume
Que je saurais sans peine exprimer mon amour.
A l'époque fleurie où régnait Pompadour,
presque autant que la tête on poudrait la pensée ;
Et la phrase ambiguë, avec soin cadencée,
Semblait une chanson aux lèvres des amants.
Ils avaient en l'esprit encor plus d'ornements
Que de rubans de soie à leur fraîche toilette.
L'amant était léger, l'amante était follette.
Ils ne se permettaient que de petits baisers
Pour ne point faire tort à leurs cheveux frisés ;
Et gardaient tant de grâce et de délicatesse
Qu'un mot un peu brutal eût rompu leur tendresse.
Mais aujourd'hui, qu'on a décousu pour toujours
La pompe des habits et celle des discours,
Nous ne comprenons plus ces futiles manières ;
Et pour se faire aimer il faut d'autres prières,
Plus simples mais aussi plus ardentes.
Il
faut,
Cher monsieur, pour jouer un rôle sans défaut,
Se mettre, avec l'habit, la peau du personnage ;
Sentir avec son cur, penser selon son âge,
Aimer comme il aimait.
Mais
moi, si j'aime aussi.
Vous
n'aimez pas.
Pardon,
j'aime.
Mais
non.
Mais
si.
Alors
vous avez dû lui dire : « Je vous aime. »
Rappelez-vous le ton, et puis faites de même.
Non.
Je n'ai point osé lui dire.
C'est
discret.
Vous avez donc pensé qu'elle devinerait ?
Non.
Mais
qu'espérez-vous alors ?
Moi
? rien. Je n'ose.
C'est
faux. L'homme toujours espère quelque chose.
Je
ne veux qu'un sourire, un mot, un bon regard.
C'est
trop peu.
Rien
de plus. A moins que le hasard,
Un jour, plaide ma cause.
Oh
! le hasard ne plaide,
N'oubliez point ceci, que pour celui qui l'aide.
Je
souffre horriblement de n'oser point parler.
Son il, quand il me fixe, a l'air de m'étrangler ;
J'ai peur d'elle.
Mon
Dieu ! que les hommes sont... bêtes.
Savez-vous point encore, ignorant que vous êtes,
Que ces compliments-là ne nous blessent jamais.
Vous verriez, si j'étais un homme, et si j'aimais.
René
saisit ses mains et les baise avec passion. Elle les retire vivement,
très étonnée, un peu fâchée
Je
n'autorise pas ces manières trop lestes ;
La parole suffit, monsieur, gardez vos gestes.
RENÉ, tombant à ses genoux
Certes,
j'étais timide et grotesque. Pourquoi ?
Je craignais que mon cur éclatât malgré
moi !
Et qu'au lieu des fadeurs de ces propos frivoles,
Ce cur qui débordait ne dit d'autres paroles.
Elle s'éloigne
de lui, il la poursuit en tenant sa robe
Ah
! vous l'avez permis, madame, il est trop tard.
Vous n'avez donc pas vu briller dans mon regard,
Quand il était sur vous, des éclairs de folie ;
Ni trouvé sur ma face égarée et pâlie
Ces sillons qu'ont creusés les tortures des nuits ?
Vous n'avez donc pas vu que souvent je vous fuis ;
Qu'un frisson me saisit quand votre main m'effleure ;
Et que si j'ai perdu la tête, tout à l'heure,
C'est qu'en me regardant vos lèvres ont souri,
Que votre il m'a touché, marqué, brûlé,
meurtri ?
Ainsi qu'un malheureux, monté sur une cime,
Se sent pris tout à coup des fièvres de l'abîme,
Et se jette éperdu dedans, la tête en feu ;
Ainsi, quand je regarde au fond de votre bleu,
Le vertige me prend d'un amour sans limite !
Il saisit sa
main et la pose sur son cur
Tenez,
sentez-vous pas comme mon cur palpite ?
Mme DESTOURNELLES, effarée
C'est
trop. On vous croirait la cervelle égarée ;
Et la diction même a l'air exagérée.
La porte du
fond s'ouvre sans bruit, et M. Destournelles apparaît, tenant
à chaque main un écrin à bracelet. Il s'arrête
et écoute sans être vu.
RENÉ
Oui,
c'est vrai, mon esprit s'égare, je suis fou !
Quand on lâche un cheval, la bride sur le cou,
Il s'emporte, et voilà ce qu'a fait ma pensée ;
Jusqu'ici je l'avais tenue et terrassée,
Mais elle a, près de vous, des élans trop puissants.
Je ne puis exprimer les ardeurs que je sens !
Oui, je vous aime, et j'ai la lèvre torturée
Du besoin de toucher votre bouche adorée ;
Et mes bras, malgré moi, s'ouvrent pour vous saisir,
Tant me pousse vers vous un immense désir.
Mme DESTOURNELLES,
lui échappant
Je
me fâche. Cessez cette plaisanterie.
RENÉ, se
traînant à ses pieds
Je
vous aime, je vous aime.
Mme DESTOURNELLES,
effrayée
Assez,
ou je crie.
Pardon.
Mme DESTOURNELLES,
avec hauteur
Relevez-vous,
monsieur, je vais sonner.
Mon
Dieu ! vous ne pourrez jamais me pardonner.
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SCÈNE
IV
LES MÊMES, M. DESTOURNELLES
M. DESTOURNELLES,
applaudissant
Bravo
! bravo ! Très bien ! vous jouez à merveille !
Je ne vous croyais pas une chaleur pareille.
Mes compliments, monsieur, c'est très bien. Et j'avais
La sotte intention de vous trouver mauvais !
Oh ! mille fois pardon, vous êtes admirable ;
Et vous avez surtout cet art incomparable
D'être si naturel, si juste, si vivant,
Que ce morceau d'amour est vraiment émouvant.
Tout est parfait : la voix, l'expression, le geste !
Le difficile est fait maintenant, et le reste
Viendra tout seul. Pourtant, il faut savoir comment
Vous vous en tirerez juste au dernier moment ;
Car cela va toujours très bien quand on répète
;
Mais aux jours de Première on perd un peu la tête.
Mme DESTOURNELLES,
avec un sourire imperceptible,
et prenant les bracelets des mains de son mari
Mon
ami, demeurez tranquille sur ce point,
Car si monsieur la perd... je ne la perdrai point.
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