Guy De Maupassant

« Et, dans la suite des temps, ceux qui ne le connaîtront que par
ses œuvres l'aimeront pour l'éternel chant d'amour qu'il a chanté à la vie »
Émile Zola

Sauvée

SAUVÉE

I

Elle entra comme une balle qui crève une vitre, la

petite marquise de Rennedon, et elle se mit à rire

avant de parler, à rire aux larmes comme elle avait

fait un mois plus tôt, en annonçant à son amie

qu’elle avait trompé le marquis pour se venger, rien

que pour se venger, et rien qu’une fois, parce qu’il

était vraiment trop bête et trop jaloux.

La petite baronne de Grangerie avait jeté sur son

canapé le livre qu’elle lisait et elle regardait Annette

avec curiosité, riant déjà elle-même.

Enfin elle demanda :

« Qu’est-ce que tu as encore fait ?

– Oh !... ma chère... ma chère... C’est trop drôle...

trop drôle... figure-toi... Je suis sauvée !... sauvée !...

– Comment sauvée ?

– Oui, sauvée !

– De quoi ?

– De mon mari, ma chère, sauvée ! Délivrée !

libre ! libre ! libre !

– Comment libre ? En quoi ?

– En quoi ! Le divorce ! Oui, le divorce ! je tiens

le divorce !

– Tu es divorcée ?

– Non, pas encore, que tu es sotte ! On ne divorce

pas en trois heures ! Mais j’ai des preuves... des

preuves... des preuves qu’il me trompe... un flagrant

délit... songe !... un flagrant délit... Je le tiens...

– Oh ! dis-moi ça ! Alors il te trompait ?

– Oui... c’est-à-dire non... oui et non... Je ne sais

pas. Enfin, j’ai des preuves, c’est l’essentiel.

– Comment as-tu fait ?

– Comment j’ai fait ?... Voilà ! Oh ! j’ai été forte,

rudement forte. Depuis trois mois il était devenu

odieux, tout à fait odieux, brutal, grossier, despote,

ignoble enfin. Je me suis dit : “ Ça ne peut pas durer,

il me faut le divorce ! Mais comment ? ” Ça n’était

pas facile. J’ai essayé de me faire battre par lui. Il

n’a pas voulu. Il me contrariait du matin au soir, me

forçait à sortir quand je ne voulais pas, à rester chez

moi quand je désirais dîner en ville ; il me rendait la

vie insupportable d’un bout à l’autre de la semaine,

mais il ne me battait pas.

« Alors, j’ai tâché de savoir s’il avait une

maîtresse. Oui, il en avait une, mais il prenait mille

précautions pour aller chez elle. Ils étaient

imprenables ensemble. Alors, devine ce que j’ai

fait ?

– Je ne devine pas.

– Oh ! tu ne devinerais jamais. J’ai prié mon frère

de me procurer une photographie de cette fille.

– De la maîtresse de ton mari ?

– Oui. Ça a coûté quinze louis à Jacques, le prix

d’un soir, de sept heures à minuit, dîner compris,

trois louis l’heure. Il a obtenu la photographie pardessus

le marché.

– Il me semble qu’il aurait pu l’avoir à moins en

usant d’une ruse quelconque et sans... sans... sans

être obligé de prendre en même temps l’original.

– Oh ! elle est jolie. Ça ne déplaisait pas à

Jacques. Et puis moi j’avais besoin de détails sur

elle, de détails physiques sur sa taille, sur sa poitrine,

sur son teint, sur mille choses enfin.

– Je ne comprends pas.

– Tu vas voir. Quand j’ai connu tout ce que je

voulais savoir, je me suis rendue chez un... comment

dirais-je... chez un homme d’affaires... tu sais... de

ces hommes qui font des affaires de toute sorte... de

Sauvée

toute nature... des agents de... de... de publicité et de

complicité... de ces hommes... enfin tu comprends.

– Oui, à peu près. Et tu lui as dit ?

– Je lui ai dit, en lui montrant la photographie de

Clarisse (elle s’appelle Clarisse) : “ Monsieur, il me

faut une femme de chambre qui ressemble à ça. Je la

veux jolie, élégante, fine, propre. Je la paierai ce

qu’il faudra. Si ça me coûte dix mille francs, tant pis.

Je n’en aurai pas besoin plus de trois mois. ”

« Il avait l’air très étonné, cet homme. Il

demanda : “ Madame la veut-elle irréprochable ? ”

« Je rougis, et je balbutiai : “ Mais oui, comme

probité. ”

« Il reprit : “ ... Et... comme moeurs... ” Je n’osai

pas répondre. Je fis seulement un signe de tête qui

voulait dire : non. Puis, tout à coup, je compris qu’il

avait un horrible soupçon, et je m’écriai, perdant

l’esprit : “ Oh ! monsieur... c’est pour mon mari...

qui me trompe... qui me trompe en ville... et je

veux... Je veux qu’il me trompe chez moi... vous

comprenez... Pour le surprendre... ”

« Alors, l’homme se mit à rire. Et je compris à son

regard qu’il m’avait rendu son estime. Il me trouvait

même très forte. J’aurais bien parié qu’à ce momentlà

il avait envie de me serrer la main.

« Il me dit : “ Dans huit jours, madame, j’aurai

votre affaire. Et nous changerons de sujet s’il le faut.

Je réponds du succès. Vous ne me payerez qu’après

réussite. Ainsi cette photographie représente la

maîtresse de monsieur votre mari ? ”

« – Oui, monsieur.

« – Une belle personne, une fausse maigre. Et

quel parfum ?

« Je ne comprenais pas ; je répétai : “ Comment,

quel parfum ? ”

« Il sourit : “ Oui, madame, le parfum est essentiel

pour séduire un homme ; car cela lui donne des

ressouvenirs inconscients qui le disposent à l’action ;

le parfum établit des confusions obscures dans son

esprit, le trouble et l’énerve en lui rappelant ses

plaisirs. Il faudrait tâcher de savoir aussi ce que

monsieur votre mari a l’habitude de manger quand il

dîne avec cette dame. Vous pourriez lui servir les

mêmes plats le soir où vous le pincerez. Oh ! nous le

tenons, madame, nous le tenons. ”

« Je m’en allai enchantée. J’étais tombée là

vraiment sur un homme très intelligent.

II

« Trois jours plus tard, je vis arriver chez moi une

grande fille brune, très belle, avec l’air modeste et

hardi en même temps, un singulier air de rouée. Elle

fut très convenable avec moi, Comme je ne savais

pas trop qui c’était, je l’appelais “ mademoiselle ” ;

alors, elle me dit : “ Oh ! madame peut m’appeler

Rose tout court. ” Nous commençâmes à causer.

« “ Eh bien ! Rose, vous savez pourquoi vous

venez ici ?

« – Je m’en doute, madame.

« – Fort bien, ma fille... et cela ne vous... ennuie

pas trop ?

« – Oh ! madame, c’est le huitième divorce que je

fais ; j’y suis habituée.

« – Alors parfait. Vous faut-il longtemps pour

réussir ?

« – Oh ! madame, cela dépend tout à fait du

tempérament de Monsieur. Quand j’aurai vu

Monsieur cinq minutes en tête à tête, je pourrai

répondre exactement à madame.

« – Vous le verrez tout à l’heure, mon enfant.

Mais je vous préviens qu’il n’est pas beau.

« – Cela ne me fait rien, madame. J’en ai séparé

déjà de très laids. Mais je demanderai à madame si

elle s’est informée du parfum.

« – Oui, ma bonne Rose, – la verveine.

« – Tant mieux, madame, j’aime beaucoup cette

odeur-là ! Madame peut-elle me dire aussi si la

maîtresse de Monsieur porte du linge de soie ?

« – Non, mon enfant : de la batiste avec dentelles.

« – Oh ! alors, c’est une personne comme il faut.

Le linge de soie commence à devenir commun.

« – C’est très vrai, ce que vous dites là !

« – Eh bien, madame, je vais prendre mon

service. ”

« Elle prit son service, en effet, immédiatement,

comme si elle n’eût fait que cela toute sa vie.

« Une heure plus tard mon mari rentrait. Rose ne

leva même pas les yeux sur lui, mais il leva les yeux

sur elle, lui. Elle sentait déjà la verveine à plein nez.

Au bout de cinq minutes elle sortit.

« Il me demanda aussitôt :

« “ Qu’est-ce que c’est que cette fille-là ?

« – Mais... ma nouvelle femme de chambre.

« – Où l’avez-vous trouvée ?

« – C’est la baronne de Grangerie qui me l’a

donnée, avec les meilleurs renseignements.

« – Ah ! elle est assez jolie.

« – Vous trouvez ?

« – Mais oui... Pour une femme de chambre. ”

« J’étais ravie. Je sentais qu’il mordait déjà.

« Le soir même, Rose me disait : “ Je puis

maintenant promettre à madame, que ça ne durera

pas plus de quinze jours. Monsieur est très facile.

« – Ah ! vous avez déjà essayé ?

« – Non, madame ; mais ça se voit au premier

coup d’oeil. Il a déjà envie de m’embrasser en

passant à côté de moi.

« – Il ne vous a rien dit ?

« – Non, madame ; il m’a seulement demandé

mon nom... Pour entendre le son de ma voix.

« – Très bien, ma bonne Rose. Allez le plus vite

que vous pourrez.

« – Que madame ne craigne rien. Je ne résisterai

que le temps nécessaire pour ne pas me déprécier. ”

« Au bout de huit jours, mon mari ne sortait

presque plus. Je le voyais rôder tout l’après-midi

dans la maison ; et ce qu’il y avait de plus

significatif dans son affaire, c’est qu’il ne

m’empêchait plus de sortir. Et moi j’étais dehors

toute la journée... pour... pour le laisser libre.

« Le neuvième jour, comme Rose me déshabillait,

elle me dit d’un air timide :

« “ C’est fait, madame, de ce matin. ”

« Je fus un peu surprise, un rien émue même, non

de la chose, mais plutôt de la manière dont elle me

l’avait dite. Je balbutiais : “ Et... et... ça s’est bien

passé ?...

« – Oh ! très bien, madame. Depuis trois jours

déjà me pressait, mais je ne voulais pas aller trop

vite. Madame me préviendra du moment où elle

désire le flagrant délit.

« – Oui, ma fille. Tenez !... Prenons jeudi.

« – Va pour jeudi, madame. Je n’accorderai rien

jusque-là pour tenir Monsieur en éveil.

« – Vous êtes sûre de ne pas manquer ?

« – Oh ! oui, madame, très sûre. Je vais allumer

Monsieur dans les grands prix, de façon à le faire

donner juste à l’heure que madame voudra bien me

désigner.

« – Prenons cinq heures, ma bonne Rose.

« – Ça va pour cinq heures, madame ; et à quel

endroit ?

« – Mais... dans ma chambre.

« – Soit, dans la chambre de madame. ”

« Alors, ma chérie, tu comprends ce que j’ai fait.

J’ai été chercher papa et maman d’abord, et puis

mon oncle d’Orvelin, le président, et puis M. Raplet,

le juge, l’ami de mon mari. Je ne les ai pas prévenus

de ce que j’allais leur montrer. Je les ai fait entrer

tous sur la pointe des pieds jusqu’à la porte de ma

chambre. J’ai attendu cinq heures, cinq heures

juste... Oh ! comme mon coeur battait. J’avais fait

monter aussi le concierge pour avoir un témoin de

plus ! Et puis... et puis, au moment où la pendule

commence à sonner, pan, j’ouvre la porte toute

grande... Ah ! ah ! ah ! ça y était en plein... en plein

ma chère... Oh ! quelle tête !... si tu avais vu sa tête !

Et il s’est retourné... l’imbécile ! Ah ! qu’il était

drôle... Je riais, je riais. Et papa qui s’est fâché, qui

voulait battre mon mari. Et le concierge, un bon

serviteur, qui l’aidait à se rhabiller... devant nous...

devant nous... Il boutonnait ses bretelles... que c’était

farce !... Quant à Rose, parfaite ! absolument

parfaite... Elle pleurait... elle pleurait très bien. C’est

une fille précieuse... Si tu en as jamais besoin,

n’oublie pas !

« Et me voici... Je suis venue tout de suite te

raconter la chose... tout de suite. Je suis libre. Vive

le divorce ! »

Et elle se mit à danser au milieu du salon, tandis

que la petite baronne, songeuse et contrariée,

murmurait :

« Pourquoi ne m’as-tu pas invitée à voir ça ? »