--
V --
Mais le corps
du docteur s'engourdit à peine une heure ou deux dans l'agitation
d'un sommeil troublé. Quand il se réveilla, dans l'obscurité
de sa chambre chaude et fermée, il ressentit, avant même
que la pensée se fût rallumée en lui, cette oppression
douloureuse, ce malaise de l'âme que laisse en nous le chagrin
sur lequel on a dormi. Il semble que le malheur, dont le choc nous
a seulement heurté la veille, se soit glissé, durant
notre repos, dans notre chair elle-même, qu'il meurtrit et fatigue
comme une fièvre. Brusquement le souvenir lui revint, et il
s'assit dans son lit.
Alors il recommença lentement, un à un, tous les raisonnements
qui avaient torturé son coeur sur la jetée pendant que
criaient les sirènes. Plus il songeait, moins il doutait. Il
se sentait traîné par sa logique, comme par une main
qui attire et étrangle, vers l'intolérable certitude.
Il avait soif, il avait chaud, son coeur battait. Il se leva pour
ouvrir sa fenêtre et respirer, et, quand il fut debout, un bruit
léger lui parvint à travers le mur.
Jean dormait tranquille et ronflait doucement. Il dormait, lui ! Il
n'avait rien pressenti, rien deviné ! Un homme qui avait connu
leur mère lui laissait toute sa fortune. Il prenait l'argent,
trouvant cela juste et naturel.
Il dormait, riche et satisfait, sans savoir que son frère haletait
de souffrance et de détresse. Et une colère se levait
en lui contre ce ronfleur insouciant et content.
La veille, il eût frappé contre sa porte, serait entré,
et, assis près du lit, lui aurait dit dans l'effarement de
son réveil subit :
"Jean, tu ne dois pas garder ce legs qui pourrait demain faire
suspecter notre mère et la déshonorer." Mais aujourd'hui
il ne pouvait plus parler, il ne pouvait pas dire à Jean qu'il
ne le croyait point le fils de leur père. Il fallait à
présent garder, enterrer en lui cette honte découverte
par lui, cacher à tous la tache aperçue, et que personne
ne devait découvrir, pas même son frère, surtout
son frère.
Il ne songeait plus guère maintenant au vain respect de l'opinion
publique. Il aurait voulu que tout le monde accusât sa mère
pourvu qu'il la sût innocente, lui, lui seul ! Comment pourrait-il
supporter de vivre près d'elle, tous les jours, et de croire,
en la regardant, qu'elle avait enfanté son frère de
la caresse d'un étranger ?
Comme elle était calme et sereine pourtant, comme elle paraissait
sûre d'elle ! Etait-il possible qu'une femme comme elle, d'une
âme pure et d'un coeur droit, pût tomber, entraînée
par la passion, sans que, plus tard, rien n'apparût de ses remords,
des souvenirs de sa conscience troublée ?
Ah ! les remords ! les remords ! ils avaient dû, jadis, dans
les premiers temps, la torturer, puis ils s'étaient effacés,
comme tout s'efface. Certes, elle avait pleuré sa faute, et,
peu à peu, l'avait presque oubliée. Est-ce que toutes
les femmes, toutes, n'ont pas cette faculté d'oubli prodigieuse
qui leur fait reconnaître à peine, après quelques
années, l'homme à qui elles ont donné leur bouche
et tout leur corps à baiser ? Le baiser frappe comme la foudre,
l'amour passe comme un orage, puis la vie, de nouveau, se calme comme
le ciel, et recommence ainsi qu'avant. Se souvient-on d'un nuage ?
Pierre ne pouvait plus demeurer dans sa chambre ! Cette maison, la
maison de son père l'écrasait. Il sentait peser le toit
sur sa tête et les murs l'étouffer. Et comme il avait
très soif, il alluma sa bougie afin d'aller boire un verre
d'eau fraîche au filtre de la cuisine.
Il descendit les deux étages, puis, comme il remontait avec
la carafe pleine, il s'assit en chemise sur une marche de l'escalier
où circulait un courant d'air, et il but, sans verre, par longues
gorgées, comme un coureur essoufflé. Quand il eut cessé
de remuer, le silence de cette demeure l'émut ; puis, un à
un, il en distingua les moindres bruits. Ce fut d'abord l'horloge
de la salle à manger dont le battement lui paraissait grandir
de seconde en seconde. Puis il entendit de nouveau un ronflement,
un ronflement de vieux, court, pénible et dur, celui de son
père sans aucun doute ; et il fut crispé par cette idée,
comme si elle venait seulement de jaillir en lui, que ces deux hommes
qui ronflaient dans ce même logis, le père et le fils,
n'étaient rien l'un à l'autre ! Aucun lien, même
le plus léger, ne les unissait, et ils ne le savaient pas !
Ils se parlaient avec tendresse, ils s'embrassaient, se réjouissaient
et s'attendrissaient ensemble des mêmes choses, comme si le
même sang eût coulé dans leurs veines. Et deux
personnes nées aux deux extrémités du monde ne
pouvaient pas être plus étrangères l'une à
l'autre que ce père et que ce fils. Ils croyaient s'aimer parce
qu'un mensonge avait grandi entre eux. C'était un mensonge
qui faisait cet amour paternel et cet amour filial, un mensonge impossible
à dévoiler et que personne ne connaîtrait jamais
que lui, le vrai fils.
Pourtant, pourtant, s'il se trompait ? Comment le savoir ?
Ah ! si une ressemblance, même légère, pouvait
exister entre son père et Jean, une de ces ressemblances mystérieuses
qui vont de l'aïeul aux arrière-petits-fils, montrant
que toute une race descend directement du même baiser. Il aurait
fallu si peu de chose, à lui médecin, pour reconnaître
cela, la forme de la mâchoire, la courbure du nez, l'écartement
des yeux, la nature des dents ou des poils, moins encore, un geste,
une habitude, une manière d'être, un goût transmis,
un signe quelconque bien caractéristique pour un oeil exercé.
Il cherchait et ne se rappelait rien, non, rien. Mais il avait mal
regardé, mal observé, n'ayant aucune raison pour découvrir
ces imperceptibles indications.
Il se leva pour rentrer dans sa chambre et se mit à monter
l'escalier, à pas lents, songeant toujours. En passant devant
la porte de son frère, il s'arrêta net, la main tendue
pour l'ouvrir. Un désir impérieux venait de surgir en
lui de voir Jean tout de suite, de le regarder longuement, de le surprendre
pendant le sommeil, pendant que la figure apaisée, que les
traits détendus se reposent, que toute la grimace de la vie
a disparu. Il saisirait ainsi le secret dormant de sa physionomie
; et si quelque ressemblance existait, appréciable, elle ne
lui échapperait pas.
Mais si Jean s'éveillait, que dirait-il ? Comment expliquer
cette visite ?
Il demeurait debout, les doigts crispés sur la serrure et cherchant
une raison, un prétexte.
Il se rappela tout à coup que, huit jours plus tôt, il
avait prêté à son frère une fiole de laudanum
pour calmer une rage de dents. Il pouvait lui-même souffrir,
cette nuit-là, et venir réclamer sa drogue. Donc il
entra, mais d'un pied furtif, comme un voleur.
Jean, la bouche entrouverte, dormait d'un sommeil animal et profond.
Sa barbe et ses cheveux blonds faisaient une tache d'or sur le linge
blanc. Il ne s'éveilla point, mais il cessa de ronfler.
Pierre, penché vers lui, le contemplait d'un oeil avide. Non,
ce jeune homme-là ne ressemblait pas à Roland ; et,
pour la seconde fois, s'éveilla dans son esprit le souvenir
du petit portrait disparu de Maréchal. Il fallait qu'il le
trouvât ! En le voyant, peut-être, il ne douterait plus.
Son frère remua, gêné sans doute par sa présence,
ou par la lueur de sa bougie pénétrant ses paupières.
Alors le docteur recula, sur la pointe des pieds, vers la porte, qu'il
referma sans bruit ; puis il retourna dans sa chambre, mais il ne
se coucha pas.
Le jour fut lent à venir. Les heures sonnaient, l'une après
l'autre, à la pendule de la salle à manger, dont le
timbre avait un son profond et grave, comme si ce petit instrument
d'horlogerie eût avalé une cloche de cathédrale.
Elles montaient, dans l'escalier vide, traversaient les murs et les
portes, allaient mourir au fond des chambres dans l'oreille inerte
des dormeurs. Pierre s'était mis à marcher de long en
large, de son lit à sa fenêtre. Qu'allait-il faire ?
Il se sentait trop bouleversé pour passer ce jour-là
dans sa famille. Il voulait encore rester seul, au moins jusqu'au
lendemain, pour réfléchir, se calmer, se fortifier pour
la vie de chaque jour qu'il lui faudrait reprendre.
Eh bien ! il irait à Trouville, voir grouiller la foule sur
la plage. Cela le distrairait, changerait l'air de sa pensée,
lui donnerait le temps de se préparer à l'horrible chose
qu'il avait découverte.
Dès que l'aurore parut, il fit sa toilette et s'habilla. Le
brouillard s'était dissipé, il faisait beau, très
beau. Comme le bateau de Trouville ne quittait le port qu'à
neuf heures, le docteur songea qu'il lui faudrait embrasser sa mère
avant de partir.
Il attendit le moment où elle se levait tous les jours, puis
il descendit. Son coeur battait si fort en touchant sa porte qu'il
s'arrêta pour respirer. Sa main, posée sur la serrure,
était molle et vibrante, presque incapable du léger
effort de tourner le bouton pour entrer. Il frappa. La voix de sa
mère demanda :
"Qui est-ce ?
- Moi, Pierre.
- Qu'est-ce que tu veux ?
- Te dire bonjour parce que je vais passer la journée à
Trouville avec des amis.
- C'est que je suis encore au lit.
- Bon, alors ne te dérange pas. Je t'embrasserai en rentrant,
ce soir." Il espéra qu'il pourrait partir sans la voir,
sans poser sur ses joues le baiser faux qui lui soulevait le coeur
d'avance.
Mais elle répondit :
"Un moment, je t'ouvre. Tu attendras que je me sois recouchée."
Il entendit ses pieds nus. sur le parquet, puis le bruit du verrou
glissant. Elle cria :
"Entre."
Il entra. Elle était assise dans son lit tandis qu'à
son côté, Roland, un foulard sur la tête et tourné
vers le mur, s'obstinait à dormir. Rien ne l'éveillait
tant qu'on ne l'avait pas secoué à lui arracher le bras.
Les jours de pêche, c'était la bonne, sonnée à
l'heure convenue par le matelot Papagris, qui venait tirer son maître
de cet invincible repos.
Pierre, en allant vers elle, regardait sa mère ; et il lui
semblait tout à coup qu'il ne l'avait jamais vue.
Elle lui tendit ses joues, il y mit deux baisers, puis s'assit sur
une chaise basse.
"C'est hier soir que tu as décidé cette partie
? dit-elle.
- oui, hier soir.
- Tu reviens pour dîner ?
- Je ne sais pas encore. En tout cas ne m'attendez point." Il
l'examinait avec une curiosité stupéfaite. C'était
sa mère, cette femme ! Toute cette figure, vue dès l'enfance,
dès que son oeil avait pu distinguer, ce sourire, cette voix
si connue, si familière, lui paraissaient brusquement nouveaux
et autres de ce qu'ils avaient été jusque-là
pour lui. Il comprenait à présent que, l'aimant, il
ne l'avait jamais regardée. C'était bien elle pourtant,
et il n'ignorait rien des plus petits détails de son visage
; mais ces petits détails, il les apercevait nettement pour
la première fois. Son attention anxieuse, fouillant cette tête
chérie, la lui révélait différente, avec
une physionomie qu'il n'avait jamais découverte.
Il se leva pour partir, puis, cédant soudain à l'invincible
envie de savoir qui lui mordait le coeur depuis la veille :
"Dis donc, j'ai cru me rappeler qu'il y avait autrefois, à
Paris, un petit portrait de Maréchal dans notre salon."
Elle hésita une seconde ou deux, ou du moins il se figura qu'elle
hésitait ; puis elle dit :
"Mais oui.
- Et qu'est-ce qu'il est devenu, ce portrait ?" Elle aurait pu
encore répondre plus vite : .
"Ce portrait... attends... je ne sais trop... Peut-être
que je l'ai dans mon secrétaire.
- Tu serais bien aimable de le retrouver.
- Oui, je chercherai. Pourquoi le veux-tu ?
- Oh ! ce n'est pas pour moi. J'ai songé qu'il serait tout
naturel de le donner à Jean, et que cela ferait plaisir à
mon frère.
- Oui, tu as raison, c'est une bonne pensée. Je vais le chercher
dès que je serai levée." Et il sortit.
C'était un jour bleu, sans un souffle d'air. Les gens dans
la rue semblaient gais, les commerçants allant à leurs
affaires, les employés allant à leur bureau, les jeunes
filles allant à leur magasin. Quelques-uns chantonnaient, mis
en joie par la clarté.
Sur le bateau de Trouville, les passagers montaient déjà.
Pierre s'assit, tout à l'arrière, sur un banc de bois.
Il se demandait :
"A-t-elle été inquiétée par ma question
sur le portrait, ou seulement surprise ? L'a-t-elle égaré
ou caché ? Sait-elle où il est, ou bien ne sait-elle
pas ? Si elle l'a caché, pourquoi ?" Et son esprit, suivant
toujours la même marche, de déduction en déduction,
conclut ceci :
Le portrait, portrait d'ami, portrait d'amant, était resté
dans le salon bien en vue, jusqu'au jour où la femme, où
la mère s'était aperçue, la première,
avant tout le monde, que ce portrait ressemblait à son fils.
Sans doute, depuis longtemps, elle épiait cette ressemblance
; puis, l'ayant découverte, l'ayant vu naître et comprenant
que chacun pourrait, un jour ou l'autre, l'apercevoir aussi, elle
avait enlevé, un soir, la petite peinture redoutable et l'avait
cachée, n'osant pas la détruire.
Et Pierre se rappelait fort bien maintenant que cette miniature avait
disparu longtemps, longtemps avant leur départ de Paris ! Elle
avait disparu, croyait-il, quand la barbe de Jean, se mettant à
pousser, l'avait rendu tout à coup pareil au jeune homme blond
qui souriait dans le cadre.
Le mouvement du bateau qui partait troubla sa pensée et la
dispersa. Alors, s'étant levé, il regarda la mer.
Le petit paquebot sortit des jetées, tourna à fauche
et soufflant, haletant, frémissant, s'en alla vers la côte
lointaine qu'on apercevait dans la brume matinale. De place en place
la voile rouge d'un lourd bateau de pêche immobile sur la mer
plate avait l'air d'un gros rocher sortant de l'eau. Et la Seine descendant
de Rouen semblait un large bras de mer séparant deux terres
voisines.
En moins d'une heure on parvint au port de Trouville, et comme c'était
le moment du bain, Pierre se rendit sur la plage.
De loin, elle avait l'air d'un long jardin plein de fleurs éclatantes.
Sur la grande dune de sable jaune, depuis la jetée jusqu'aux
Roches Noires, les ombrelles de toutes les couleurs, les chapeaux
de toutes les formes, les toilettes de toutes les nuances, par groupes
devant les cabines, par lignes le long du flot ou dispersées
ça et là, ressemblaient vraiment à des bouquets
énormes dans une prairie démesurée. Et le bruit
confus, proche et lointain des voix égrenées dans l'air
léger, les appels, les cris d'enfants qu'on baigne, les rires
clairs des femmes faisaient une rumeur continue et douce, mêlée
à la brise insensible et qu'on aspirait avec elle.
Pierre marchait au milieu de ces gens, plus perdu, plus séparé
d'eux, plus isolé, plus noyé dans sa pensée torturante,
que si on l'avait jeté à la mer du pont d'un navire,
à cent lieues au large. Il les frôlait, entendait, sans
écouter, quelques phrases ; et il voyait, sans regarder, les
hommes parler aux femmes et les femmes sourire aux hommes.
Mais tout à coup, comme s'il s'éveillait, il les aperçut
distinctement ; et une haine surgit en lui contre eux, car ils semblaient
heureux et contents.
Il allait maintenant, frôlant les groupes, tournant autour,
saisi par des pensées nouvelles. Toutes ces toilettes multicolores
qui couvraient le sable comme un bouquet, ces étoffes jolies,
ces ombrelles voyantes, la grâce factice des tailles emprisonnées,
toutes ces inventions ingénieuses de la mode depuis la chaussure
mignonne jusqu'au chapeau extravagant, la séduction du geste,
de la voix et du sourire, la coquetterie enfin étalée
sur cette plage lui apparaissaient soudain comme une immense floraison
de la perversité féminine. Toutes ces femmes parées
voulaient plaire, séduire, et tenter quelqu'un.
Elles s'étaient faites belles pour les hommes, pour tous les
hommes, excepté pour l'époux qu'elles n'avaient plus
besoin de conquérir. Elles s'étaient faites belles pour
l'amant d'aujourd'hui et l'amant de demain, pour l'inconnu rencontré,
remarqué, attendu peut-être.
Et ces hommes, assis près d'elles, les yeux dans les yeux,
parlant la bouche près de la bouche, les appelaient et les
désiraient, les chassaient comme un gibier souple et fuyant,
bien qu'il semblât si proche et si facile. Cette vaste plage
n'était donc qu'une halle d'amour où les unes se vendaient,
les autres se donnaient, celles-ci marchandaient leurs caresses et
celles-là se promettaient seulement. Toutes ces femmes ne pensaient
qu'à la même chose, offrir et faire désirer leur
chair déjà donnée, déjà vendue,
déjà promise à d'autres hommes.
Et il songea que sur la terre entière c'était toujours
la même chose.
Sa mère avait fait comme les autres, voilà tout ! Comme
les autres ?
- non ! Il existait des exceptions, et beaucoup, beaucoup ! Celles
qu'il voyait autour de lui, des riches, des folles, des chercheuses
d'amour, appartenaient en somme à la galanterie élégante
et mondaine ou même à la galanterie tarifée, car
on ne rencontrait pas, sur les plages piétinées par
la légion des désoeuvrées, le peuple des honnêtes
femmes enfermées dans la maison close. La mer montait, chassant
peu à peu vers la ville les premières lignes des baigneurs.
On voyait les groupes se lever vivement et fuir, en emportant leurs
sièges, devant le flot jaune qui s'en venait frangé
d'une petite dentelle d'écume. Les cabines roulantes, attelées
d'un cheval, remontaient aussi ; et sur les planches de la promenade,
qui borde la plage d'un bout à l'autre, c'était maintenant
une coulée continue, épaisse et lente, de foule élégante,
formant deux courants contraires qui se coudoyaient et se mêlaient.
Pierre, nerveux, exaspéré par ce frôlement, s'enfuit,
s'enfonça dans la ville et s'arrêta pour déjeuner
chez un simple marchand de vins, à l'entrée des champs.
Quand il eut pris son café, il s'étendit sur deux chaises
devant la porte, et comme il n'avait guère dormi cette nuit-là,
il s'assoupit à l'ombre d'un tilleul.
Après quelques heures de repos, s'étant secoué,
il s'aperçut qu'il était temps de revenir pour reprendre
le bateau, et il se mit en route, accablé par une courbature
subite tombée sur lui pendant son assoupissement. Maintenant
il voulait rentrer, il voulait savoir si sa mère avait retrouvé
le portrait de Maréchal. En parlerait-elle la première,
ou faudrait-il qu'il le demandât de nouveau ? Certes si elle
attendait qu'on l'interrogeât encore, elle avait une raison
secrète de ne point montrer ce portrait.
Mais lorsqu'il fut rentré dans sa chambre, il hésita
à descendre pour le dîner. Il souffrait trop. Son coeur
soulevé n'avait pas encore eu le temps de s'apaiser. Il se
décida pourtant, et il parut dans la salle à manger
comme on se mettait à table.
Un air de joie animait les visages.
"Eh bien ! dit Roland, ça avance-t-il, vos achats ? Moi,
je ne veux rien voir avant que tout soit installé." Sa
femme répondit :
"Mais oui, ça va. Seulement il faut longtemps réfléchir
pour ne pas commettre d'impair. La question du mobilier nous préoccupe
beaucoup." Elle avait passé la journée à
visiter avec Jean des boutiques de tapissiers et des magasins d'ameublement.
Elle voulait des étoffes riches, un peu pompeuses, pour frapper
l'oeil. Son fils, au contraire, désirait quelque chose de simple
et de distingué.
Alors, devant tous les échantillons proposés ils avaient
répété, l'un et l'autre, leurs arguments. Elle
prétendait que le client, le plaideur a besoin d'être
impressionné, qu'il doit ressentir, en entrant dans le salon
d'attente, l'émotion de la richesse.
Jean au contraire, désirant n'attirer que la clientèle
élégante et opulente, voulait conquérir l'esprit
des gens fins par son goût modeste et sûr.
Et la discussion, qui avait duré toute la journée, reprit
dés le potage.
Roland n'avait pas d'opinion. Il reflétait :
"Moi, je ne veux entendre parler de rien. J'irai voir quand ce
sera fini." Mme Roland fit appel au jugement de son fils aîné
:
"Voyons, toi, Pierre, qu'en penses-tu ?" Il avait les nerfs
tellement surexcités qu'il eut envie de répondre par
un juron. Il dit cependant sur un ton sec, où vibrait son irritation
:
"Oh ! moi, je suis tout à fait de l'avis de Jean. Je n'aime
que la simplicité, qui est, quand il s'agit de goût,
comparable à la droiture quand il s'agit de caractère."
Sa mère reprit :
"Songe que nous habitons une ville de commerçants, où
le bon goût ne court pas les rues." Pierre répondit
:
"Et qu'importe ? Est-ce une raison pour imiter les sots ? Si
mes compatriotes sont bêtes ou malhonnêtes, ai-je besoin
de suivre leur exemple ? Une femme ne commettra pas une faute pour
cette raison que ses voisines ont des amants." Jean se mit à
rire :
"Tu as des arguments par comparaison qui semblent pris dans les
maximes d'un moraliste." Pierre ne répliqua point. Sa
mère et son frère recommencèrent à parler
d'étoffes et de fauteuils.
Il les regardait comme il avait regardé sa mère, le
matin, avant de partir pour Trouville ; il les regardait en étranger
qui observe, et il se croyait en effet entré tout à
coup dans une famille inconnue.
Son père, surtout, étonnait son oeil et sa pensée.
Ce gros homme flasque, content et niais, c'était son père,
à lui ! Non, non, Jean ne lui ressemblait en rien.
Sa famille ! Depuis deux jours une main inconnue et malfaisante, la
main d'un mort, avait arraché et cassé, un à
un, tous les liens qui tenaient l'un à l'autre ces quatre êtres.
C'était fini, c'était brisé. Plus de mère,
car il ne pourrait plus la chérir, ne la pouvant vénérer
avec ce respect absolu, tendre et pieux, dont a besoin le coeur des
fils ; plus de frère, puisque ce frère était
l'enfant d'un étranger ; il ne lui restait qu'un père,
ce gros homme, qu'il n'aimait pas, malgré lui.
Et tout à coup :
"Dis donc, maman, as-tu retrouvé ce portrait ?
Elle ouvrit des yeux surpris :
"Quel portrait ?
- Le portrait de Maréchal.
- Non... c'est-à-dire oui... je ne l'ai pas retrouvé,
mais je crois savoir où il est.
- Quoi donc ?" demanda Roland.
Pierre lui dit :
"Un petit portrait de Maréchal qui était autrefois
dans notre salon à Paris. J'ai pensé que Jean serait
content de le posséder." Roland s'écria :
"Mais oui, mais oui, je m'en souviens parfaitement ; je l'ai
même vu encore à la fin de l'autre semaine. Ta mère
l'avait tiré de son secrétaire en rangeant ses papiers.
C'était jeudi ou vendredi. Tu te rappelles bien, Louise ? J'étais
en train de me raser quand tu l'as pris dans un tiroir et posé
sur une chaise à côté de toi, avec un tas de lettres
dont tu as brûlé la moitié.
Hein ? est-ce drôle que tu aies touché à ce portrait
deux ou trois jours à peine avant l'héritage de Jean
? Si je croyais aux pressentiments, je dirais que c'en est un !"
Mme Roland répondit avec tranquillité :
"Oui, oui, je sais où il est ; j'irai le chercher tout
à l'heure." Donc elle avait menti ! Elle avait menti en
répondant, ce matin-là même, à son fils
qui lui demandait ce qu'était devenue cette miniature : "Je
ne sais pas trop... peut-être que je l'ai dans mon secrétaire."
Elle l'avait vue, touchée, maniée, contemplée
quelques jours auparavant, puis elle l'avait recachée dans
ce tiroir secret, avec des lettres, ses lettres à lui.
Pierre retardait sa mère, qui avait menti. Il la regardait
avec une colère exaspérée de fils trompé,
volé dans son affection sacrée, et avec une jalousie
d'homme longtemps aveugle qui découvre enfin une trahison honteuse.
S'il avait été le mari de cette femme, lui, son enfant,
il l'aurait saisie par les poignets, par les épaules ou par
les cheveux et jetée à terre, frappée, meurtrie,
écrasée ! Et il ne pouvait rien dire, rien faire, rien
montrer, rien révéler. Il était son fils, il
n'avait rien à venger, lui, on ne l'avait pas trompé.
Mais oui, elle l'avait trompé dans sa tendresse, trompé
dans son pieux respect. Elle se devait à lui irréprochable,
comme se doivent toutes les mères à leurs enfants. Si
la fureur dont il était soulevé arrivait presque à
de la haine, c'est qu'il la sentait plus criminelle envers qui qu'envers
son père lui-même.
L'amour de l'homme
et de la femme est un pacte volontaire où celui qui faiblit
n'est coupable que de perfidie ; mais quand la femme est devenue mère,
son devoir a grandi puisque la nature lui confie une race. Si elle
succombe alors, elle est lâche, indigne et infâme.
"C'est égal, dit tout à coup Roland en allongeant
ses jambes sous la table, comme il faisait chaque soir pour siroter
son verre de cassis, ça n'est pas mauvais de vivre à
rien faire quand on a une petite aisance. J'espère que Jean
nous offrira des dîners extra, maintenant. Ma foi, tant pis
si j'attrape quelquefois mal à l'estomac." Puis se tournant
vers sa femme :
"Va donc chercher ce portrait, ma chatte, puisque tu as fini
de manger. Ça me fera plaisir aussi de le revoir." Elle
se leva, prit une bougie et sortit. Puis, après une absence
qui parut longue à Pierre, bien qu'elle n'eût pas duré
trois minutes, Mme Roland rentra, souriante, et tenant par l'anneau
un cadre doré de forme ancienne.
"Voilà, dit-elle, je l'ai retrouvé presque tout
de suite." Le docteur, le premier, avait tendu la main. Il reçut
le portrait, et, d'un peu loin, à bout de bras, l'examina.
Puis, sentant bien que sa mère le regardait, il leva lentement
les yeux sur son frère, pour comparer. Il faillit dire, emporté
par sa violence : "Tiens, cela ressemble à Jean."
S'il n'osa pas prononcer ces redoutables paroles, il manifesta sa
pensée par la façon dont il comparait la figure vivante
et la figure peinte.
Elles avaient, certes, des signes communs : la même barbe et
le même front, mais rien d'assez précis pour permettre
de déclarer : "Voilà le père, et voilà
le fils." C'était plutôt un air de famille, une
parenté de physionomies qu'anime le même sang. Or, ce
qui fut pour Pierre plus décisif encore que cette allure des
visages, c'est que sa mère s'était levée, avait
tourné le dos et feignait d'enfermer, avec trop de lenteur,
le sucre et le cassis dans un placard.
Elle avait compris qu'il savait, ou du moins qu'il soupçonnait
!
"Passe-moi donc ça", disait Roland.
Pierre tendit la miniature et son père attira la bougie pour
bien voir ; puis il murmura d'une voix attendrie :
"Pauvre garçon ! dire qu'il était comme ça
quand nous l'avons connu. Cristi ! comme ça va vite ! Il était
joli homme, tout de même, à cette époque, et si
plaisant de manières, n'est-ce pas, Louise ?" Comme sa
femme ne répondait pas, il reprit :
"Et quel caractère égal ! Je ne lui ai jamais vu
de mauvaise humeur. Voilà, c'est fini, il n'en reste plus rien...
que ce qu'il a laissé à Jean. Enfin, on pourra jurer
que celui-là s est montré bon ami et fidèle jusqu'au
bout. Même en mourant il ne nous a pas oubliés."
Jean, à son tour, tendit le bras pour prendre le portrait.
Il le contempla quelques instants, puis avec regret :
"Moi, je ne le reconnais pas du tout. Je ne me le rappelle qu'avec
ses cheveux blancs." Et il rendit la miniature à sa mère.
Elle y jeta un regard rapide, vite détourné, qui semblait
craintif ; puis de sa voix naturelle :
"Cela t'appartient maintenant, mon Jeannot, puisque tu es son
héritier. Nous le porterons dans ton nouvel appartement."
Et comme on entrait au salon, elle posa la miniature sur la cheminée,
près de la pendule, où elle était autrefois.
Roland bourrait sa pipe, Pierre et Jean allumèrent des cigarettes.
Ils les fumaient ordinairement l'un en marchant à travers la
pièce, l'autre assis, enfoncé dans un fauteuil, et les
jambes croisées. Le père se mettait toujours à
cheval sur une chaise et crachait de loin dans la cheminée.
Mme Roland, sur un siège bas, près d'une petite table
qui portait la lampe, brodait, tricotait ou marquait du linge.
Elle commençait, ce soir-là, une tapisserie destinée
à la chambre de Jean. C'était un travail difficile et
compliqué dont le début exigeait toute son attention.
De temps en temps cependant son oeil qui comptait les points se levait
et allait, prompt et furtif, vers le petit portrait du mort appuyé
contre la pendule. Et le docteur qui traversait l'étroit salon
en quatre ou cinq enjambées, les mains derrière le dos
et la cigarette aux lèvres, rencontrait chaque fois le regard
de sa mère.
On eût dit qu'ils s'épiaient, qu'une lutte venait de
se déclarer entre eux ; et un malaise douloureux, un malaise
insoutenable crispait le coeur de Pierre. Il se disait, torturé
et satisfait pourtant : "Doit-elle souffrir en ce moment, si
elle sait que je l'ai devinée !" Et à chaque retour
vers le foyer, il s'arrêtait quelques secondes à contempler
le visage blond de Maréchal, pour bien montrer qu'une idée
fixe le hantait. Et ce petit portrait, moins grand qu'une main ouverte,
semblait une personne vivante, méchante, redoutable, entrée
soudain dans cette maison et dans cette famille.
Tout à coup la sonnette de la rue tinta. Mme Roland, toujours
si calme, eut un sursaut qui révéla le trouble de ses
nerfs au docteur.
Puis elle dit : "Ça doit être Mme Rosémilly."
Et son oeil anxieux encore une fois se leva vers la cheminée.
Pierre comprit, ou crut comprendre sa terreur et son angoisse. Le
regard des femmes est perçant, leur esprit agile, et leur pensée
soupçonneuse. Quand celle qui allait entrer apercevrait cette
miniature inconnue, du premier coup, peut-être, elle découvrirait
la ressemblance entre cette figure et celle de Jean. Alors elle saurait
et comprendrait tout ! Il eut peur, une peur brusque et horrible que
cette honte fût dévoilée, et se retournant, comme
la porte s'ouvrait, il prit la petite peinture et la glissa sous la
pendule sans que son père et son frère l'eussent vu.
Rencontrant de nouveau les yeux de sa mère ils lui parurent
changés, troubles et hagards.
"Bonjour, disait Mme Rosémilly, je viens boire avec vous
une tasse de thé." Mais pendant qu'on s'agitait autour
d'elle pour s'informer de sa santé, Pierre disparut par la
porte restée ouverte.
Quand on s'aperçut de son départ, on s'étonna.
Jean mécontent, à cause de la jeune veuve qu'il craignait
blessée, murmurait :
"Quel ours !" Mme Roland répondit :
"Il ne faut pas lui en vouloir, il est un peu malade aujourd'hui
et fatigué d'ailleurs de sa promenade à Trouville.
- N'importe, reprit Roland, ce n'est pas une raison pour s'en aller
comme un sauvage." Mme Rosémilly voulut arranger les choses
en affirmant :
"Mais non, mais non, il est parti à l'anglaise ; on se
sauve toujours ainsi dans le monde quand on s'en va de bonne heure.
- Oh ! répondit Jean, dans le monde, c'est possible, mais on
ne traite pas sa famille à l'anglaise, et mon frère
ne fait que cela, depuis quelque temps."