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Le Roman --
Je
n'ai point l'intention de plaider ici pour le petit roman qui suit.
Tout au contraire les idées que je vais essayer de faire comprendre
entraîneraient plutôt la critique du genre d'étude
psychologique que j'ai entrepris dans Pierre et Jean.
Je veux m'occuper du Roman en général.
Je ne suis pas le seul à qui le même reproche soit adressé
par les mêmes critiques, chaque fois que paraît un livre
nouveau.
Au milieu de phrases élogieuses, je trouve régulièrement
celle-ci, sous les mêmes plumes:
"Le plus grand défaut de cette oeuvre, c'est qu'elle n'est
pas un roman à proprement parler."
On pourrait répondre par le même argument:
"Le plus grand défaut de l'écrivain qui me fait
l'honneur de me juger, c'est qu'il n'est pas un critique."
Quels sont en effet les caractères essentiels du critique?
Il faut que, sans parti pris, sans opinions préconçues,
sans idées d'école, sans attaches avec aucune famille
d'artistes, il comprenne, distingue et explique toutes les tendances
les plus opposées, les tempéraments les plus contraires,
et admette les recherches d'art les plus diverses.
Or, le critique qui, après Manon Lescaut, Paul et Virginie,
Don Quichotte, Les Liaisons dangereuses, Werther, Les Affinités
électives, Clarisse Harlowe, Emile, Candide, Cinq-Mars, René,
Les Trois Mousquetaires, Mauprat, Le Père Goriot, La Cousine
Bette, Colomba, Le Rouge et le Noir, Mademoiselle de Maupin, Notre-Dame
de Paris, Salammbô, Madame Bovary, Adolphe, M. de Camors, L'Assommoir,
Sapho, etc., ose encore écrire: "Ceci est un roman et
cela n'en est pas un", me paraît doué d'une perspicacité
qui ressemble fort à de l'incompétence.
Généralement ce critique entend par roman une aventure
plus ou moins vraisemblable, arrangée à la façon
d'une pièce de théâtre en trois actes dont le
premier contient l'exposition, le second l'action et le troisième
le dénouement.
Cette manière de composer est absolument admissible à
la condition qu'on acceptera également toutes les autres.
Existe-t-il des règles pour faire un roman, en dehors desquelles
une histoire écrite devrait porter un autre nom?
Si Don Quichotte est un roman, Le Rouge et le Noir en est-il un autre?
Si Monte-Cristo est un roman, L'Assommoir en est-il un? Peut-on établir
une comparaison entre Les Affînités électives
de Goethe, Les Trois Mousquetaires de Dumas, Madame Bovary de Flaubert,
M. de Camors de M. Feuillet et Germinal de E. Zola? Laquelle de ces
oeuvres est un roman?
Quelles sont ces fameuses règles? D'où viennent-elles?
Qui les a établies? En vertu de quel principe, de quelle autorité
et de quels raisonnements?
Il semble cependant que ces critiques savent d'une façon certaine,
indubitable, ce qui constitue un roman et ce qui le distingue d'un
autre qui n'en est pas un. Cela signifie tout simplement que, sans
être des producteurs, ils sont enrégimentés dans
une école, et qu'ils rejettent, à la façon des
romanciers eux-mêmes, toutes les oeuvres conçues et exécutées
en dehors de leur esthétique.
Un critique intelligent devrait, au contraire, rechercher tout ce
qui ressemble le moins aux romans déjà faits, et pousser
autant que possible les jeunes gens à tenter des voies nouvelles.
Tous les écrivains, Victor Hugo comme M. Zola, ont réclamé
avec persistance le droit absolu, droit indiscutable, de composer,
c'est-à-dire d'imaginer ou d'observer, suivant leur conception
personnelle de l'art. Le talent provient de l'originalité,
qui est une manière spéciale de penser, de voir, de
comprendre et de juger. Or, le critique qui prétend définir
le Roman suivant l'idée qu'il s'en fait d'après les
romans qu'il aime, et établir certaines règles invariables
de composition, luttera toujours contre un tempérament d'artiste
apportant une manière nouvelle. Un critique, qui mériterait
absolument ce nom, ne devrait être qu'un analyste sans tendances,
sans préférences, sans passions, et, comme un expert
en tableaux, n'apprécier que la valeur artiste de l'objet d'art
qu'on lui soumet. Sa compréhension, ouverte à tout,
doit absorber assez complètement sa personnalité pour
qu'il puisse découvrir et vanter les livres mêmes qu'il
n'aime pas comme homme et qu'il doit comprendre comme juge.
Mais la plupart des critiques ne sont, en somme, que des lecteurs,
d'où il résulte qu'ils nous gourmandent presque toujours
à faux ou qu'ils nous complimentent sans réserve et
sans mesure.
Le lecteur, qui cherche uniquement dans un livre à satisfaire
la tendance naturelle de son esprit, demande à l'écrivain
de répondre à son goût prédominant, et
il qualifie invariablement de remarquable ou de bien écrit
l'ouvrage ou le passage qui plaît à son imagination idéaliste,
gaie, grivoise, triste, rêveuse ou positive.
En somme, le public est composé de groupes nombreux qui nous
crient:
- Consolez-moi.
- Amusez-moi.
- Attristez-moi.
- Attendrissez-moi.
- Faites-moi rêver.
- Faites-moi rire.
- Faites-moi frémir.
- Faites-moi pleurer.
- Faites-moi penser.
Seuls, quelques esprits d'élite demandent à l'artiste:
"Faites-moi quelque chose de beau, dans la forme qui vous conviendra
le mieux, suivant votre tempérament."
L'artiste essaie, réussit ou échoue.
Le critique ne doit apprécier le résultat que suivant
la nature de l'effort; et il n'a pas le droit de se préoccuper
des tendances.
Cela a été écrit déjà mille fois.
Il faudra toujours le répéter.
Donc, après les écoles littéraires qui ont voulu
nous donner une vision décornée, surhumaine, poétique,
attendrissante, charmante ou superbe de la vie, est venue une école
réaliste ou naturaliste qui a prétendu nous montrer
la vérité, rien que la vérité et toute
la vérité.
Il faut admettre avec un égal intérêt ces théories
d'art si différentes et juger les oeuvres qu'elles produisent,
uniquement au point de vue de leur valeur artistique en acceptant
a priori les idées générales d'où elles
sont nées.
Contester le droit d'un écrivain de faire une oeuvre poétique
ou une oeuvre réaliste, c'est vouloir le forcer à modifier
son tempérament, récuser son originalité, ne
pas lui permettre de se servir de l'oeil et de l'intelligence que
la nature lui a donnés.
Lui reprocher de voir les choses belles ou laides, petites ou épiques,
gracieuses ou sinistres, c'est lui reprocher d'être conformé
de telle ou telle façon et de ne pas avoir une vision concordant
avec la nôtre.
Laissons-le libre de comprendre, d'observer, de concevoir comme il
lui plaira, pourvu qu'il soit un artiste. Devenons poétiquement
exaltés pour juger un idéaliste et prouvons-lui que
son rêve est médiocre, banal, pas assez fou ou magnifique.
Mais si nous jugeons un naturaliste, montrons-lui en quoi la vérité
dans la vie diffère de la vérité dans son livre.
Il est évident que des écoles si différentes
ont dû employer des procédés de composition absolument
opposés.
Le romancier qui transforme la vérité constante, brutale
et déplaisante, pour en tirer une aventure exceptionnelle et
séduisante, doit, sans souci exagéré de la vraisemblance
manipuler les événements à son gré, les
préparer et les arranger pour plaire au lecteur, l'émouvoir
ou l'attendrir. Le plan de son roman n'est qu'une série de
combinaisons ingénieuses conduisant avec adresse au dénouement.
Les incidents sont disposés et gradués vers le point
culminant et l'effet de la fin, qui est un événement
capital et décisif, satisfaisant toutes les curiosités
éveillées au début, mettant une barrière
à l'intérêt, et terminant si complètement
l'histoire racontée qu'on ne désire plus savoir ce que
deviendront, le lendemain, les personnages les plus attachants.
Le romancier, au contraire, qui prétend nous donner une image
exacte de la vie, doit éviter avec soin tout enchaînement
d'événements qui paraîtrait exceptionnel. Son
but n'est point de nous raconter une histoire, de nous amuser ou de
nous attendrir, mais de nous forcer à penser, à comprendre
le sens profond et caché des événements. A force
d'avoir vu et médité il regarde l'univers, les choses,
les faits et les hommes d'une certaine façon qui lui est propre
et qui résulte de l'ensemble de ses observations réfléchies.
C'est cette vision personnelle du monde qu'il cherche à nous
communiquer en la reproduisant dans un livre. Pour nous émouvoir,
comme il l'a été lui-même par le spectacle de
la vie, il doit la reproduire devant nos yeux avec une scrupuleuse
ressemblance. Il devra donc composer son oeuvre d'une manière
si adroite, si dissimulée, et d'apparence si simple, qu'il
soit impossible d'en apercevoir et d'en indiquer le plan, de découvrir
ses intentions.
Au lieu de machiner une aventure et de la dérouler de façon
à la rendre intéressante jusqu'au dénouement,
il prendra son ou ses personnages à une certaine période
de leur existence et les conduira, par des transitions naturelles,
jusqu'à la période suivante. Il montrera de cette façon,
tantôt comment les esprits se modifient sous l'influence des
circonstances environnantes, tantôt comment se développent
les sentiments et les passions, comment on s'aime, comment on se hait,
comment on se combat dans tous les milieux sociaux, comment luttent
les intérêts bourgeois, les intérêts d'argent,
les intérêts de famille, les intérêts politiques.
L'habileté de son plan ne consistera donc point dans l'émotion
ou dans le charme, dans un début attachant ou dans une catastrophe
émouvante, mais dans le groupement adroit des petits faits
constants d'où se dégagera le sens définitif
de l'oeuvre. S'il fait tenir dans trois cents pages dix ans d'une
vie pour montrer quelle a été, au milieu de tous les
êtres qui l'ont entourée, sa signification particulière
et bien caractéristique, il devra savoir éliminer, parmi
les menus événements innombrables et quotidiens tous
ceux qui lui sont inutiles, et mettre en lumière, d'une façon
spéciale, tous ceux qui seraient demeurés inaperçus
pour des observateurs peu clairvoyants et qui donnent au livre sa
portée, sa valeur d'ensemble.
On comprend qu'une semblable manière de composer, si différente
de l'ancien procédé visible à tous les yeux,
déroute souvent les critiques, et qu'ils ne découvrent
pas tous les fils si minces, si secrets, presque invisibles, employés
par certains artistes modernes à la place de la ficelle unique
qui avait nom: l'Intrigue.
En somme, si le Romancier d'hier choisissait et racontait les crises
de la vie, les états aigus de l'âme et du coeur, le Romancier
d'aujourd'hui écrit l'histoire du coeur, de l'âme et
de l'intelligence à l'état normal. Pour produire l'effet
qu'il poursuit, c'est-à-dire l'émotion de la simple
réalité, et pour dégager l'enseignement artistique
qu'il en veut tirer, c'est-à-dire la révélation
de ce qu'est véritablement l'homme contemporain devant ses
yeux, il devra n'employer que des faits d'une vérité
irrécusable et constante.
Mais en se plaçant au point de vue même de ces artistes
réalistes, on doit discuter et contester leur théorie
qui semble pouvoir être résumée par ces mots:
"Rien que la vérité et toute la vérité."
Leur intention étant de dégager la philosophie de certains
faits constants et courants, ils devront souvent corriger les événements
au profit de la vraisemblance et au détriment de la vérité,
car
Le
vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable.
Le
réaliste, s'il est un artiste, cherchera, non pas à
nous montrer la photographie banale de la vie, mais à nous
en donner la vision plus complète, plus saisissante, plus probante
que la réalité même.
Raconter tout serait impossible, car il faudrait alors un volume au
moins par journée, pour énumérer les multitudes
d'incidents insignifiants qui emplissent notre existence.
Un choix s'impose donc, - ce qui est une première atteinte
à la théorie de toute la vérité.
La vie, en outre, est composée des choses les plus différentes,
les plus imprévues, les plus contraires, les plus disparates;
elle est brutale, sans suite, sans chaîne, pleine de catastrophes
inexplicables, illogiques et contradictoires qui doivent être
classées au chapitre faits divers.
Voilà pourquoi l'artiste, ayant choisi son thème, ne
prendra dans cette vie encombrée de hasards et de futilités
que les détails caractéristiques utiles à son
sujet, et il rejettera tout le reste, tout l'à-côté.
Un exemple entre mille:
Le nombre des gens qui meurent chaque jour par accident est considérable
sur la terre. Mais pouvons-nous faire tomber une tuile sur la tête
d'un personnage principal, ou le jeter sous les roues d'une voiture,
au milieu d'un récit, sous prétexte qu'il faut faire
la part de l'accident?
La vie encore laisse tout au même plan, précipite les
faits ou les traîne indéfiniment. L'art, au contraire,
consiste à user de précautions et de préparations,
à ménager des transitions savantes et dissimulées,
à mettre en pleine lumière, par la seule adresse de
la composition, les événements essentiels et à
donner à tous les autres le degré de relief qui leur
convient, suivant leur importance, pour produire la sensation profonde
de la vérité spéciale qu'on veut montrer.
Faire vrai consiste donc à donner l'illusion complète
du vrai, suivant la logique ordinaire des faits, et non à les
transcrire servilement dans le pêle-mêle de leur succession.
J'en conclus que les Réalistes de talent devraient s'appeler
plutôt des Illusionnistes.
Quel enfantillage, d'ailleurs, de croire à la réalité
puisque nous portons chacun la nôtre dans notre pensée
et dans nos organes. Nos yeux, nos oreilles, notre odorat, notre goût
différents créent autant de vérités qu'il
y a d'hommes sur la terre. Et nos esprits qui reçoivent les
instructions de ces organes, diversement impressionnés, comprennent,
analysent et jugent comme si chacun de nous appartenait à une
autre race.
Chacun de nous se fait donc simplement une illusion du monde, illusion
poétique, sentimentale, joyeuse, mélancolique, sale
ou lugubre suivant sa nature. Et l'écrivain n'a d'autre mission
que de reproduire fidèlement cette illusion avec tous les procédés
d'art qu'il a appris et dont il peut disposer.
Illusion du beau qui est une convention humaine! Illusion du laid
qui est une opinion changeante! Illusion du vrai jamais immuable!
Illusion de l'ignoble qui attire tant d'êtres! Les grands artistes
sont ceux qui imposent à l'humanité leur illusion particulière.
Ne nous fâchons donc contre aucune théorie puisque chacune
d'elles est simplement l'expression généralisée
d'un tempérament qui s'analyse.
Il en est deux surtout qu'on a souvent discutées en les opposant
l'une à l'autre au lieu de les admettre l'une et l'autre: celle
du roman d'analyse pure et celle du roman objectif. Les partisans
de l'analyse demandent que l'écrivain s'attache à indiquer
les moindres évolutions d'un esprit et tous les mobiles les
plus secrets qui déterminent nos actions, en n'accordant au
fait lui-même qu'une importance très secondaire. Il est
le point d'arrivée, une simple borne, le prétexte du
roman. Il faudrait donc, d'après eux, écrire ces oeuvres
précises et rêvées où l'imagination se
confond avec l'observation, à la manière d'un philosophe
composant un livre de psychologie, exposer les causes en les prenant
aux origines les plus lointaines, dire tous les pourquoi de tous les
vouloirs et discerner toutes les réactions de l'âme agissant
sous l'impulsion des intérêts, des passions ou des instincts.
Les partisans de l'objectivité (quel vilain mot!) prétendant
au contraire, nous donner la représentation exacte de ce qui
a lieu dans la vie, évitent avec soin toute explication compliquée,
toute dissertation sur les motifs, et se bornent à faire passer
sous nos yeux les personnages et les événements.
Pour eux, la psychologie doit être cachée dans le livre
comme elle est cachée en réalité sous les faits
dans l'existence.
Le roman conçu de cette manière y gagne de l'intérêt,
du mouvement dans le récit, de la couleur, de la vie remuante.
Donc, au lieu d'expliquer longuement l'état d'esprit d'un personnage,
les écrivains objectifs cherchent l'action ou le geste que
cet état d'âme doit faire accomplir fatalement à
cet homme dans une situation déterminée. Et ils le font
se conduire de telle manière, d'un bout à l'autre du
volume, que tous ses actes, tous ses mouvements, soient le reflet
de sa nature intime, de toutes ses pensées, de toutes ses volontés
ou de toutes ses hésitations. Ils cachent donc la psychologie
au lieu de l'étaler, ils en font la carcasse de l'oeuvre, comme
l'ossature invisible est la carcasse du corps humain. Le peintre qui
fait notre portrait ne montre pas notre squelette.
Il me semble aussi que le roman exécuté de cette façon
y gagne en sincérité. Il est d'abord plus vraisemblable,
car les gens que nous voyons agir autour de nous ne nous racontent
point les mobiles auxquels ils obéissent.
Il faut ensuite tenir compte de ce que, si, à force d'observer
les hommes, nous pouvons déterminer leur nature assez exactement
pour prévoir leur manière d'être dans presque
toutes les circonstances, si nous pouvons dire avec précision:
"Tel homme de tel tempérament, dans tel cas, fera ceci",
il ne s'ensuit point que nous puissions déterminer, une à
une, toutes les secrètes évolutions de sa pensée
qui n'est pas la nôtre, toutes les mystérieuses sollicitations
de ses instincts qui ne sont pas pareils aux nôtres, toutes
les incitations confuses de sa nature dont les organes, les nerfs,
le sang, la chair, sont différents des nôtres.
Quel que soit le génie d'un homme faible, doux, sans passions,
aimant uniquement la science et le travail, jamais il ne pourra se
transporter assez complètement dans l'âme et dans le
corps d'un gaillard exubérant, sensuel, violent, soulevé
par tous les désirs et même par tous les vices, pour
comprendre et indiquer les impulsions et les sensations les plus intimes
de cet être si différent, alors même qu'il peut
fort bien prévoir et raconter tous les actes de sa vie.
En somme, celui qui fait de la psychologie pure ne peut que se substituer
à tous ses personnages dans les différentes situations
où il les place, car il lui est impossible de changer ses organes,
qui sont les seuls intermédiaires entre la vie extérieure
et nous, qui nous imposent leurs perceptions, déterminent notre
sensibilité, créent en nous une âme essentiellement
différente de toutes celles qui nous entourent. Notre vision,
notre connaissance du monde acquise par le secours de nos sens, nos
idées sur la vie, nous ne pouvons que les transporter en partie
dans tous les personnages dont nous prétendons dévoiler
l'être intime et inconnu. C'est donc toujours nous que nous
montrons dans le corps d'un roi, d'un assassin, d'un voleur ou d'un
honnête homme, d'une courtisane, d'une religieuse, d'une jeune
fille ou d'une marchande aux halles, car nous sommes obligés
de nous poser ainsi le problème: "Si j'étais roi,
assassin, voleur, courtisane, religieuse, jeune fille ou marchande
aux halles, qu'est-ce que je ferais, qu'est-ce que je penserais, comment
est-ce que j'agirais?" Nous ne diversifions donc nos personnages
qu'en changeant l'âge, le sexe, la situation sociale et toutes
les circonstances de la vie de notre moi que la nature a entouré
d'une barrière d'organes infranchissable.
L'adresse consiste à ne pas laisser reconnaître ce moi
par le lecteur sous tous les masques divers qui nous servent à
le cacher.
Mais si, au seul point de vue de la complète exactitude, la
pure analyse psychologique est contestable, elle peut cependant nous
donner des oeuvres d'art aussi belles que toutes les autres méthodes
de travail.
Voici, aujourd'hui, les symbolistes. Pourquoi pas? Leur rêve
d'artistes est respectable; et ils ont cela de particulièrement
intéressant qu'ils savent et qu'ils proclament l'extrême
difficulté de l'art.
Il faut être, en effet, bien fou, bien audacieux, bien outrecuidant
ou bien sot, pour écrire encore aujourd'hui! Après tant
de maîtres aux natures si variées, au génie si
multiple, que reste-t-il à faire qui n'ait été
fait, que reste-t-il à dire qui n'ait été dit?
Qui peut se vanter, parmi nous, d'avoir écrit une page, une
phrase qui ne se trouve déjà, à peu près
pareille, quelque part? Quand nous lisons, nous, si saturés
d'écriture française que notre corps entier nous donne
l'impression d'être une pâte faite avec des mots, trouvons-nous
jamais une ligne, une pensée qui ne nous soit familière,
dont nous n'ayons eu, au moins, le confus pressentiment?
L'homme qui cherche seulement à amuser son public par des moyens
déjà connus, écrit avec confiance, dans la candeur
de sa médiocrité, des oeuvres destinées à
la foule ignorante et désoeuvrée. Mais ceux sur qui
pèsent tous les siècles de la littérature passée,
ceux que rien ne satisfait, que tout dégoûte, parce qu'ils
rêvent mieux, à qui tout semble défloré
déjà, à qui leur oeuvre donne toujours l'impression
d'un travail inutile et commun, en arrivent à juger l'art littéraire
une chose insaisissable, mystérieuse, que nous dévoilent
à peine quelques pages des plus grands maîtres.
Vingt vers, vingt phrases, lus tout à coup nous font tressaillir
jusqu'au coeur comme une révélation surprenante; mais
les vers suivants ressemblent à tous les vers, la prose qui
coule ensuite ressemble à toutes les proses.
Les hommes de génie n'ont point, sans doute, ces angoisses
et ces tourments, parce qu'ils portent en eux une force créatrice
irrésistible. Ils ne se jugent pas eux-mêmes. Les autres,
nous autres qui sommes simplement des travailleurs conscients et tenaces,
nous ne pouvons lutter contre l'invincible découragement que
par la continuité de l'effort.
Deux hommes par leurs enseignements simples et lumineux m'ont donné
cette force de toujours tenter: Louis Bouilhet et Gustave Flaubert.
Si je parle ici d'eux et de moi, c'est que leurs conseils, résumés
en peu de lignes, seront peut-être utiles à quelques
jeunes gens moins confiants en eux-mêmes qu'on ne l'est d'ordinaire
quand on débute dans les lettres.
Bouilhet, que je connus le premier d'une façon un peu intime,
deux ans environ avant de gagner l'amitié de Flaubert, à
force de me répéter que cent vers, peut-être moins,
suffisent à la réputation d'un artiste, s'ils sont irréprochables
et s'ils contiennent l'essence du talent et de l'originalité
d'un homme même de second ordre, me fit comprendre que le travail
continuel et la connaissance profonde du métier peuvent, un
jour de lucidité, de puissance et d'entraînement, par
la rencontre heureuse d'un sujet concordant bien avec toutes les tendances
de notre esprit, amener cette éclosion de l'oeuvre courte,
unique et aussi parfaite que nous la pouvons produire.
je compris ensuite que les écrivains les plus connus n'ont
presque jamais laissé plus d'un volume et qu'il faut, avant
tout, avoir cette chance de trouver et de discerner, au milieu de
la multitude des matières qui se présentent à
notre choix, celle qui absorbera toutes nos facultés, toute
notre valeur, toute notre puissance artiste.
Plus tard, Flaubert, que je voyais quelquefois, se prit d'affection
pour moi. J'osai lui soumettre quelques essais. Il les lut avec bonté
et me répondit: "je ne sais pas si vous aurez du talent.
Ce que vous m'avez apporté prouve une certaine intelligence,
mais n'oubliez point ceci, jeune homme, que le talent - suivant le
mot de Buffon - n'est qu'une longue patience. Travaillez."
Je travaillai, et je revins souvent chez lui, comprenant que je lui
plaisais, car il s'était mis à m'appeler, en riant son
disciple.
Pendant sept ans je fis des vers, je fis des contes, je fis des nouvelles,
je fis même un drame détestable. Il n'en est rien resté.
Le maître lisait tout, puis le dimanche suivant, en déjeunant,
développait ses critiques et enfonçait en moi, peu à
peu, deux ou trois principes qui sont le résumé de ses
longs et patients enseignements. "Si on a une originalité,
disait-il, il faut avant tout la dégager; si on n'en a pas,
il faut en acquérir une."
- Le talent est une longue patience. - Il s'agit de regarder tout
ce qu'on veut exprimer assez longtemps et avec assez d'attention pour
en découvrir un aspect qui n'ait été vu et dit
par personne. Il y a, dans tout, de l'inexploré, parce que
nous sommes habitués à ne nous servir de nos yeux qu'avec
le souvenir de ce qu'on a pensé avant nous sur ce que nous
contemplons. La moindre chose contient un peu d'inconnu. Trouvons-le.
Pour décrire un feu qui flambe et un arbre dans une plaine,
demeurons en face de ce feu et de cet arbre jusqu'à ce qu'ils
ne ressemblent plus, pour nous, à aucun autre arbre et à
aucun autre feu.
C'est de cette façon qu'on devient original.
Ayant, en outre, posé cette vérité qu'il n'y
a pas, de par le monde entier, deux grains de sable, deux mouches,
deux mains ou deux nez absolument pareils, il me forçait à
exprimer, en quelques phrases, un être ou un objet de manière
à le particulariser nettement, à le distinguer de tous
les autres êtres ou de tous les autres objets de même
race ou de même espèce.
"Quand vous passez, me disait-il, devant un épicier assis
sur sa porte, devant un concierge qui fume sa pipe, devant une station
de fiacres, montrez-moi cet épicier et ce concierge, leur pose,
toute leur apparence physique contenant aussi, indiquée par
l'adresse de l'image, toute leur nature morale, de façon à
ce que je ne les confonde avec aucun autre épicier ou avec
aucun autre concierge, et faites-moi voir, par un seul mot, en quoi
un cheval de fiacre ne ressemble pas aux cinquante autres qui le suivent
et le précèdent."
J'ai développé ailleurs ses idées sur le style.
Elles ont de grands rapports avec la théorie de l'observation
que je viens d'exposer.
Quelle que soit la chose qu'on veut dire, il n'y a qu'un mot pour
l'exprimer, qu'un verbe pour l'animer et qu'un adjectif pour la qualifier.
Il faut donc chercher, jusqu'à ce qu'on les ait découverts,
ce mot, ce verbe et cet adjectif, et ne jamais se contenter de l'à-peu-près,
ne jamais avoir recours à des supercheries, mêmes heureuses,
à des clowneries de langage pour éviter la difficulté.
On peut traduire et indiquer les choses les plus subtiles en appliquant
ce vers de Boileau:
D'un mot mis en sa place enseigna le pouvoir.
Il
n'est point besoin du vocabulaire bizarre, compliqué, nombreux
et chinois qu'on nous impose aujourd'hui sous le nom d'écriture
artiste, pour fixer toutes les nuances de la pensée; mais il
faut discerner avec une extrême lucidité toutes les modifications
de la valeur d'un mot suivant la place qu'il occupe. Ayons moins de
noms, de verbes et d'adjectifs aux sens presque insaisissables, mais
plus de phrases différentes, diversement construites, ingénieusement
coupées, pleines de sonorités et de rythmes savants.
Efforçons-nous d'être des stylistes excellents plutôt
que des collectionneurs de termes rares.
Il est, en effet, plus difficile de manier la phrase à son
gré, de lui faire tout dire, même ce qu'elle n'exprime
pas, de l'emplir de sous-entendus, d'intentions secrètes et
non formulées, que d'inventer des expressions nouvelles ou
de rechercher, au fond de vieux livres inconnus, toutes celles dont
nous avons perdu l'usage et la signification, et qui sont pour nous
comme des verbes morts.
La langue française, d'ailleurs, est une eau pure que les écrivains
maniérés n'ont jamais pu et ne pourront jamais troubler.
Chaque siècle a jeté dans ce courant limpide ses modes,
ses archaïsmes prétentieux et ses préciosités,
sans que rien surnage de ces tentatives inutiles, de ces efforts impuissants.
La nature de cette langue est d'être claire, logique et nerveuse.
Elle ne se laisse pas affaiblir, obscurcir ou corrompre.
Ceux qui font aujourd'hui des images, sans prendre garde aux termes
abstraits, ceux qui font tomber la grêle ou la pluie sur la
propreté des vitres, peuvent aussi jeter des pierres à
la simplicité de leurs confrères! Elles frapperont peut-être
les confrères qui ont un corps, mais n'atteindront jamais la
simplicité qui n'en a pas.
La Guillette, Étretat, septembre 1887.
Gontran fut un fiancé parfait, aimable autant qu'assidu. Il
fit des cadeaux à tout le monde avec la bourse d'Andermatt
et il allait à tout instant voir la jeune fille, soit chez
elle, soit chez Mme Honorat. Paul, maintenant, l'accompagnait presque
toujours, afin de rencontrer Charlotte qu'il se décidait, après
chaque visite, à ne plus voir.
Elle s'était résignée bravement au mariage de
sa soeur, et elle en parlait même avec aisance, sans paraître
en garder à l'âme la moindre peine. Son caractère
seul semblait un peu changé, plus posé, moins ouvert.
Brétigny, pendant que Gontran contait des galanteries à
Louise, à mi-voix, dans un coin, causait gravement avec elle,
et se laissait lentement conquérir, laissait noyer son coeur
par cet amour nouveau comme par une marée montante. Il le savait
et s'abandonnait, songeant : "Bah ! quand le moment sera venu,
je me sauverai, voilà tout." En la quittant il montait
chez Christiane, étendue à présent du matin au
soir sur une chaise longue. Dès la porte il se sentait nerveux,
irrité, armé pour toutes les menues querelles que la
lassitude fait naître. Tout ce qu'elle disait, tout ce qu'elle
pensait le tâchait d'avance ; son air de souffrance, son attitude
résignée, ses regards de reproche et de supplication
lui faisaient venir aux lèvres des paroles de colère
qu'il réprimait par savoir-vivre ; et il gardait près
d'elle le constant souvenir, l'image fixée en lui de la jeune
fille qu'il venait de quitter.
Comme Christiane, tourmentée de le voir si peu, l'accablait
de questions sur l'emploi de ses jours, il inventait des histoires
qu'elle écoutait avec attention en cherchant à surprendre
s'il ne pensait point à quelque autre femme. L'impuissance
où elle se sentait de retenir cet homme, impuissance de verser
en lui un peu de cet amour dont elle était torturée,
impuissance physique de lui plaire encore, de se donner, de le reconquérir
par des caresses, puisqu'elle ne pouvait pas le reprendre par la tendresse,
lui faisait tout redouter sans qu'elle sût où fixer ses
craintes.
Elle sentait vaguement un danger planant sur elle, un grand danger
inconnu. Et elle était jalouse dans le vide, jalouse de tout,
des femmes qu'elle voyait passer de sa fenêtre et qu'elle trouvait
charmantes, sans même savoir si Brétigny leur avait jamais
parlé.
Elle lui demandait :
"Avez-vous remarqué une très jolie personne, une
brune, assez grande, que j'ai aperçue tantôt et qui a
dû arriver ces jours-ci ?"
Quand il répondait : "Non. Je ne la connais pas",
elle soupçonnait aussitôt un mensonge, pâlissait
et reprenait :
"Mais ce n'est pas possible que vous ne l'ayez point vue, elle
m'a paru fort belle."
Lui, s'étonnait de son insistance.
"Je vous assure que je ne l'ai point vue. Je tâcherai de
la rencontrer."
Elle pensait : "C'est celle-là assurément."
Elle était persuadée aussi, en certains jours, qu'il
cachait une liaison dans le pays, qu'il avait fait venir une maîtresse,
son actrice, peut-être. Et elle interrogeait tout le monde,
son père, son frère et son mari, sur toutes les femmes
jeunes et désirables qu'on connaissait dans Enval.
Si au moins elle avait pu marcher, chercher elle-même, le suivre,
elle se serait un peu rassurée, mais l'immobilité presque
absolue qu'il lui fallait garder maintenant lui faisait endurer un
intolérable martyre. Et quand elle parlait à Paul, le
ton seul de sa voix révélait sa douleur et avivait chez
lui les impatiences nerveuses de cet amour fini.
Il ne pouvait plus causer tranquillement avec elle que d'une chose,
du prochain mariage de Gontran, ce qui lui permettait de prononcer
le nom de Charlotte et de penser tout haut à la jeune fille.
Et c'était même pour lui un plaisir mystérieux,
confus, inexplicable, d'entendre Christiane articuler ce mot, vanter
la grâce et toutes les qualités de cette petite, la plaindre,
regretter que son frère l'eût sacrifiée, et désirer
qu'un homme, un brave coeur, la comprît, l'aimât et l'épousât.
Il disait :
"Oh ! oui, Gontran a fait là une sottise. Elle est tout
à fait charmante, cette enfant."
Christiane, sans défiance, répétait :
"Tout à fait charmante. C'est une perle ! une perfection
!"
Jamais elle n'eût songé qu'un homme comme Paul pouvait
aimer une fillette et pourrait se marier un jour. Elle ne redoutait
que ses maîtresses.
Et, par un bizarre phénomène du coeur, l'éloge
de Charlotte, dans la bouche de Christiane, prenait pour lui une valeur
extrême, excitait son amour, fouettait son désir, enveloppait
la jeune fille d'un irrésistible attrait.
Or, un jour, comme il entrait avec Gontran chez Mme Honorat pour y
rencontrer les petites Oriol, ils trouvèrent le docteur Mazelli,
installé là, comme chez lui.
Il tendit ses deux mains aux deux hommes, avec son sourire italien
qui semblait donner tout son coeur avec chaque parole et chaque geste.
Gontran et lui s'étaient liés d'une amitié familière
et futile, faite d'affinités secrètes, de similitudes
cachées, d'une sorte de complicité d'instincts, bien
plus que d'affection vraie et de confiance.
Le comte demanda :
"Et votre jolie blonde du bois Sans-Souci ?"
L'Italien sourit :
"Bah ! nous sommes en froid. C'est une de ces femmes qui offrent
tout et ne donnent rien."
Et on se mit à causer. Le beau médecin faisait des frais
pour les jeunes filles, pour Charlotte surtout. Il montrait, en parlant
aux femmes, une adoration perpétuelle dans la voix, le geste
et le regard. Toute sa personne, des pieds à la tête,
leur disait : "Je vous aime !" avec une éloquence
d'attitude qui les lui gagnait infailliblement.
Il avait des grâces d'actrice, des pirouettes légères
de danseuse, des mouvements souples d'escamoteur, toute une science
de séduction naturelle et voulue dont il usait d'une façon
continue.
Paul, revenant à l'hôtel avec Gontran, s'écria,
d'un ton d'humeur maussade :
"Qu'est-ce que ce charlatan venait faire dans cette maison ?"
Le comte répondit doucement :
"Sait-on jamais, avec ces aventuriers ? Ce sont des gens qui
se glissent partout. Celui-là doit être las de sa vie
vagabonde, d'obéir aux caprices de son Espagnole dont il est
plutôt le valet que le médecin et peut-être plus
encore. Il cherche. La fille du professeur Cloche était bonne
à prendre ; il l'a ratée, dit-il. La seconde fille des
Oriol ne serait pas moins précieuse pour lui. Il essaye, il
tâte, il flaire, il sonde. Il deviendrait copropriétaire
des eaux, tâcherait de culbuter cet imbécile de Latonne,
se ferait en tout cas ici, chaque été, une excellente
clientèle pour l'hiver... Parbleu ! c'est son plan, va... n'en
doutons pas."
Une colère sourde, une inimitié jalouse s'éveillait
dans le coeur de Paul.
Une voix criait : "Hé ! hé !" C'était
Mazelli qui les rejoignait.
Brétigny lui dit, avec une ironie agressive :
"Où courez-vous si vite, Docteur, on dirait que vous poursuivez
la fortune ?"
L'Italien sourit, et sans s'arrêter, mais sautillant à
reculons, il enfonça, d'un geste gracieux de mime, ses deux
mains dans ses deux poches, les retourna vivement et les montra, vides
l'une et l'autre, en les écartant entre deux doigts par l'extrémité
des coutures. Puis il dit : "Je ne la tiens pas encore."
Et pivotant sur ses pointes avec élégance il se sauva
comme un homme très pressé.
Les jours suivants ils le trouvèrent plusieurs fois chez le
docteur Honorat, où il se rendait utile aux trois femmes par
mille services menus et gentils, par les mêmes qualités
d'adresse dont il s'était servi, sans doute, auprès
de la duchesse. Il savait tout faire en perfection, depuis les compliments
jusqu'au macaroni. Il était d'ailleurs excellent cuisinier
et, préservé des taches par un tablier bleu de servante,
coiffé d'un bonnet de chef en papier, chantant en italien des
chansons napolitaines, il marmitonnait avec esprit sans être
ridicule en rien, amusant et séduisant tout le monde, jusqu'à
la bonne imbécile qui disait de lui : "C'est un Jésus
!"
Ses projets bientôt furent apparents et Paul ne douta plus qu'il
ne cherchât à se faire aimer de Charlotte.
Il semblait y réussir. Il était si flatteur, si empressé,
si rusé pour plaire, que le visage de la jeune fille avait,
en l'apercevant, cet air de contentement qui dit le plaisir de l'âme.
Paul, à son tour, sans se rendre même bien compte de
son allure, prit l'attitude d'un amoureux et se posa en concurrent.
Dès qu'il voyait le docteur près de Charlotte, il arrivait,
et, avec sa manière plus directe, s'efforçait de gagner
l'affection de la jeune fille. Il se montrait tendre avec brusquerie,
fraternel, dévoué, lui répétant, avec
une sincérité familière, d'un ton si franc qu'on
n'y pouvait guère trouver un aveu d'amour : "Je vous aime
bien, allez !"
Mazelli, surpris de cette rivalité inattendue, déployait
tous ses moyens, et quand Brétigny mordu par la jalousie, par
cette jalousie naïve qui étreint
l'homme auprès de toute femme, même sans qu'il l'aime
encore ; si seulement elle lui plaît, quand Brétigny,
plein de violence naturelle, devenait agressif et hautain, l'autre,
plus souple, maître de lui toujours, répondait par des
finesses, par des pointes, par des compliments adroits et moqueurs.
Ce fut une lutte de tous les jours où l'un et l'autre s'acharnèrent,
sans que l'un ou l'autre, peut-être, eût de projet bien
arrêté. Ils ne voulaient point céder, comme deux
chiens qui tiennent la même proie.
Charlotte avait repris sa bonne humeur, mais avec une malice plus
pénétrante, avec quelque chose d'inexpliqué,
de moins sincère dans le sourire et dans le regard. On eût
dit que la désertion de Gontran l'avait instruite, préparée
aux déceptions possibles, assouplie et armée. Elle manoeuvrait
entre ses deux amoureux d'une façon déliée et
adroite, disant à chacun ce qu'il fallait lui dire, sans heurter
jamais l'un à l'autre, sans laisser jamais supposer à
l'un qu'elle le préférait à l'autre, se moquant
un peu de celui-ci devant celui-là, et de celui-là devant
celui-ci, leur laissant la partie égale sans paraître
même les prendre au sérieux l'un et l'autre. Mais tout
cela était fait simplement, en pensionnaire et non point en
coquette, avec cet air gamin des jeunes filles, qui les rend parfois
irrésistibles.
Mazelli cependant eut l'air tout à coup de prendre de l'avantage.
Il semblait devenu plus intime avec elle, comme si un accord secret
se fût établi entre eux. En lui parlant, il jouait légèrement
avec son ombrelle et avec un ruban de sa robe, ce qui semblait à
Paul une sorte d'acte de possession morale, et l'exaspérait
à lui donner envie de souffleter l'Italien.
Mais un jour, dans la maison du père Oriol, alors que Brétigny
causait avec Louise et Gontran, tout en surveillant du regard Mazelli
contant, à voix basse, à Charlotte des choses qui la
faisaient sourire, il la vit soudain rougir avec un air si troublé
qu'il ne put douter une seconde que l'autre n'eût parlé
d'amour. Elle avait baissé les yeux, ne souriait plus, mais
écoutait toujours ; et Paul, se sentant prêt à
faire un éclat, dit à Gontran :
"Tu serais bien gentil de sortir cinq minutes avec moi."
Le comte s'excusa près de sa fiancée et suivit son ami.
Dès qu'ils furent dans la rue, Paul s'écria :
"Mon cher, il faut à tout prix empêcher ce misérable
Italien de séduire cette enfant qui est sans défense
contre lui.
- Que veux-tu que j'y fasse, moi ?
- Que tu la préviennes de ce qu'est cet aventurier.
- Hé, mon cher, ces choses-là ne me regardent pas.
- Enfin, elle sera ta belle-soeur.
- Oui, mais rien ne me prouve absolument que Mazelli ait sur elles
des vues coupables. Il est galant de la même façon avec
toutes les femmes, et il n'a jamais rien fait ou rien dit d'inconvenant.
- Eh bien si tu ne veux pas t'en charger, c'est moi qui l'exécuterai,
bien que cela me regarde moins que toi assurément.
- Tu es donc amoureux de Charlotte ?
- Moi ?... non... mais je vois clair dans le jeu de ce gredin.
- Mon cher, tu te mêles de choses délicates... et...
à moins que tu n'aimes Charlotte... ?
- Non... je ne l'aime pas... mais je fais la chasse aux rastaquouères,
voilà...
- Puis-je te demander ce que tu comptes faire ?
- Gifler ce gueux.
- Bon, le meilleur moyen de le faire aimer d'elle. Vous vous battrez,
et soit qu'il te blesse, soit que tu le blesses, il deviendra pour
elle un héros.
- Alors que ferais-tu ?
- A ta place ?
- A ma place.
- Je parlerais à la petite, en ami. Elle a grande confiance
en toi. Eh bien, je lui dirais simplement, en quelques mots, ce que
sont ces écumeurs de société. Tu sais très
bien dire ces choses-là. Tu as de la flamme. Et je lui ferais
comprendre : 1º pourquoi il s'est attaché à l'Espagnole
; 2º pourquoi il a essayé le siège de la fille
du professeur Cloche ; 3º pourquoi, n'ayant pas réussi
dans cette tentative, il s'efforce, en dernier lieu, de conquérir
M~' Charlotte Oriol.
- Pourquoi ne fais-tu pas cela, toi, qui seras son beau-frère
?
- Parce que... parce que... à cause de ce qui s'est passé
entre nous... voyons... je ne peux pas.
- C'est juste. Je vais lui parler.
- Veux-tu que je te ménage un tête-à-tête
tout de suite ?
- Mais oui, parbleu.
- Bon, promène-toi dix minutes, je vais enlever Louise et le
Mazelli, et tu trouveras l'autre toute seule en revenant."
Paul Brétigny s'éloigna du côté des gorges
d'Enval, cherchant comment il allait commencer cette conversation
difficile.
Il retrouva Charlotte Oriol seule, en effet, dans le froid salon,
peint à la chaux, de la demeure paternelle ; et il lui dit,
en s'asseyant près d'elle :
"C'est moi, Mademoiselle, qui ai prié Gontran de me procurer
cette entrevue avec vous."
Elle le regarda de ses yeux clairs :
"Pourquoi donc ?
- Oh ! ce n'est pas pour vous conter des fadeurs à l'italienne,
c'est pour vous parler en ami, en ami très dévoué
qui vous doit un conseil.
- Dites."
Il prit la chose de loin, s'appuya sur son expérience à
lui et sur son inexpérience à elle, pour amener tout
doucement des phrases discrètes mais nettes sur les aventuriers
qui cherchent partout fortune, exploitant, avec leur habileté
professionnelle, tous les êtres naïfs et bons, hommes ou
femmes, dont ils exploraient les bourses et les coeurs.
Elle était devenue un peu pâle et l'écoutait,
sérieuse, de toutes ses oreilles.
Elle demanda :
"Je comprends et je ne comprends pas. Vous parlez de quelqu'un,
de qui ?
- Je parle du docteur Mazelli."
Alors elle baissa les yeux et demeura quelques instants sans répondre,
puis d'une voix qui hésitait :
"Vous êtes si franc, que je ferai comme vous. Depuis...
depuis le... depuis le mariage de ma soeur, je suis devenue un peu
moins... un peu moins bête ! Eh bien, je me doutais déjà
de ce que vous me dites... et je m'amusais toute seule à le
voir venir."
Elle avait relevé son visage, et, dans son sourire, dans son
regard fin, dans son petit nez retroussé, dans l'éclat
humide et luisant de ses dents apparues entre ses lèvres, tant
de grâce sincère, de malice gaie, d'espièglerie
charmante apparaissaient, que Brétigny se sentit emporté
vers elle par un de ces élans tumultueux qui le jetaient éperdu
de passion aux pieds de la dernière aimée. Et son coeur
exultait de joie, puisque Mazelli n'était point préféré.
Il avait donc triomphé, lui !
Il demanda :
"Alors, vous ne l'aimez pas ?
- Qui ? Mazelli ?
- Oui."
Elle le regarda avec des yeux si chagrins qu'il se sentit bouleversé,
il balbutia d'une voix suppliante :
"Eh... vous n'aimez... personne ?"
Elle répondit, le regard baissé :
"Je ne sais pas... J'aime les gens qui m'aiment."
Il saisit soudain les deux mains de la jeune fille et, les baisant
avec frénésie, dans une de ces secondes d'entraînement
où la tête s'affole, où les mots qui sortent des
lèvres viennent de la chair soulevée plus que de l'esprit
égaré, il balbutia :
"Moi ! je vous aime, ma petite Charlotte, moi, je vous aime !"
Elle dégagea bien vite une de ses mains et la lui posa sur
la bouche en murmurant :
"Taisez-vous... Je vous en prie, taisez-vous !... Cela me ferait
trop de mal si c'était encore un mensonge."
Elle s'était dressée ; il se leva, la saisit dans ses
bras, et l'embrassa avec emportement.
Un bruit subit les sépara ; le père Oriol venait d'entrer
et il les regardait effaré. Puis il cria :
"Ah bougrrre ! ah bougrrre !... ah bougrrre !... de chauvage...
!"
Charlotte s'était sauvée ; et les deux hommes restèrent
face à face.
Paul, après quelques instants de détresse, essaya de
s'expliquer.
"Mon Dieu... Monsieur... je me suis conduit... il est vrai...
comme un..."
Mais le vieux n'écoutait pas ; la colère, une colère
furieuse, le gagnait et il avançait sur Brétigny, les
poings fermés, en répétant :
"Ah ! bougrrre de chauvage..."
Puis, quand ils furent nez à nez, il le saisit au collet de
ses deux mains noueuses de paysan. Mais l'autre, aussi grand, et fort
de cette force supérieure que donne la pratique des sports,
se débarrassa par une seule poussée de l'étreinte
de l'Auvergnat, et le collant au mur :
"Écoutez, père Oriol, il ne s'agit pas de nous
battre, mais de nous entendre. J'ai embrassé votre fille, c'est
vrai... Je vous jure que c'est la première fois... et je vous
jure aussi que je veux l'épouser."
Le vieux, dont la fureur physique était tombée sous
le choc de son adversaire, mais dont la colère ne se calmait
point, bredouillait :
"Ah ! ch'est cha ! On vient voler cha fille, on veut chon argent...
Bougrrre de trompeur..."
Alors, tout ce qu'il avait sur le coeur s'échappa en paroles
nombreuses et désolées. Il ne se consolait pas de la
dot promise à l'aînée, de ses vignes allant aux
mains de ces Parigiens. Il soupçonnait à présent
la misère de Gontran, l'astuce d'Andermatt, et, oubliant la
fortune inespérée que le banquier lui apportait, il
répandait sa bile et toute sa rancune secrète contre
ces malfaisants qui ne le laissaient plus dormir en paix.
On eût dit qu'Andermatt, sa famille et ses amis, venaient chaque
nuit le dévaliser, lui voler quelque chose, ses terres, ses
sources et ses filles.
Et il jetait ses reproches dans la figure de Paul, l'accusant aussi
d'en vouloir à son bien, d'être un fripon, de prendre
Charlotte pour avoir ses champs.
L'autre, impatienté bientôt, lui cria sous le nez :
"Mais je suis plus riche que vous, nom d'un chien de vieille
bourrique. Je vous en donnerais, de l'argent..."
Le vieux se tut, incrédule mais attentif, et d'une voix apaisée,
il recommença ses récriminations.
Paul, à présent, répondait, s'expliquait ; et,
se croyant lié par cette surprise dont il était seul
coupable, proposait d'épouser, sans réclamer la moindre
dot.
Le père Oriol secouait sa tête et ses oreilles, faisait
répéter, ne comprenait pas. Pour lui, Paul était
encore un sans-le-sou, un cache-misère.
Et, comme Brétigny exaspéré lui hurlait dans
le nez :
"Mais j'ai plus de cent vingt mille francs de rentes, vieux crétin.
Entendez-vous ?... trois millions !"
L'autre demanda tout à coup :
"L'écririez-vous, cha, chur un papier ?
- Mais oui, je l'écrirais !
- Et vous le chigneriez ?
- Mais oui, je le signerais !
- Chur un papier de notaire ?
- Mais oui, sur un papier de notaire !"
Alors, se levant, il ouvrit son armoire, en tira deux feuilles marquées
du timbre de l'État et, cherchant l'engagement qu'Andermatt,
quelques jours auparavant, avait exigé de lui, il rédigea
une bizarre promesse de mariage où il était question
de trois millions garantis par le fiancé, et au bas de laquelle
Brétigny dut apposer sa signature.
Quand Paul se retrouva dehors, il lui sembla que la terre ne tournait
plus dans le même sens. Donc, il était fiancé
malgré lui, malgré elle, par un de ces hasards, par
une de ces supercheries des événements qui vous ferment
toute issue. Il murmurait : "Quelle folie !" Puis il pensa
: "Bah ! je n'aurais pu trouver mieux, peut-être, par le
monde entier." Et il se sentait joyeux, au fond du coeur, de
ce piège de la destinée.