DEUXIÈME
PARTIE
--
VII --
André
Mariolle entra le premier chez Mme Michèle de Burne. Il s'assit,
et il contempla autour de lui ces murs, ces objets, ces tentures,
ces bibelots, ces meubles qu'il chérissait à cause d'elle,
tout cet appartement familier où il l'avait connue, trouvée
et si souvent retrouvée, où il avait appris à
aimer, où il avait découvert en lui et senti croître,
de jour en jour, cette passion, jusqu'à l'heure de l'inutile
victoire. Avec quelle ardeur il l'avait attendue quelquefois en ce
lieu coquet, fait pour elle, cadre délicieux de cet être
exquis ! Et comme il connaissait l'odeur de ce salon, de ces étoffes,
une douce odeur d'iris, aristocrate et simple ! Là il avait
tressailli de toutes les attentes, tremblé à toutes
les espérances, exploré toutes les émotions,
et, pour finir, toutes les détresses. Il serrait, comme les
mains d'un ami qu'on abandonne, les bras du large fauteuil où
il avait si souvent causé avec elle en la regardant sourire
et parler. Il aurait voulu qu'elle ne vînt pas, que personne
ne vînt, et rester là, seul, toute la nuit, rêvant
à son amour, comme on veille près d'un mort. Puis il
serait parti, dès l'aurore, pour longtemps, peut-être
pour toujours.
La porte de la chambre s'ouvrit. Elle parut et vint à lui,
la main tendue. Il se maîtrisa et ne laissa rien voir. Ce n'était
pas une femme, mais un bouquet vivant, un inimaginable bouquet.
Une ceinture d'oeillets serrait sa taille et descendait autour d'elle
jusqu'à ses pieds, en cascades. Autour des bras nus et des
épaules courait une guirlande emmêlée de myosotis
et de muguets, tandis que trois orchidées féeriques
semblaient sortir de sa gorge et caressaient la chair pâle des
seins de leur chair rose et rouge de fleurs surnaturelles. Ses cheveux
blonds étaient poudrés de violettes d'émail où
luisaient de minuscules diamants. D'autres brillants, tremblant sur
des épingles d'or, scintillaient comme de l'eau dans la garniture
embaumés du corsage.
- J'aurai la migraine, dit-elle, mais tant pis ! ça me va bien.
Elle sentait bon, comme le printemps dans les jardins ; elle était
plus fraîche que ses guirlandes. André la regardait,
ébloui, et songeant qu'il serait aussi brutalement barbare
de la prendre en ses bras en ce moment que de piétiner un parterre
épanoui. Leur corps ainsi n'était plus qu'un prétexte
à parures, un objet à orner : ce n'était plus
un objet à aimer. Elles ressemblaient à des fleurs,
elles ressemblaient à des oiseaux, elles ressemblaient à
mille autres choses autant qu'à des femmes. Leurs mères,
toutes celles des générations passées, employaient
l'art coquet pour aider la beauté, mais elles cherchaient d'abord
à plaire par la séduction directe de leur corps, par
la puissance naturelle de leur grâce, par l'irrésistible
attrait que la forme féminine exerce sur le coeur des mâles.
Aujourd'hui, la coquetterie était tout, l'artifice était
devenu le grand moyen et aussi le but, car elles s'en servaient plutôt
même afin d'irriter les yeux des rivales et de fouetter stérilement
leur jalousie que pour la conquête des hommes.
A qui donc était destinée cette toilette, à lui
l'amant, ou à humilier la princesse de Malten ?
La porte s'ouvrit : on l'annonça.
Mme de Burne eut un élan vers elle ; et, tout en veillant aux
orchidées, elle l'embrassa, les lèvres entr'ouvertes,
avec une petite moue de tendresse. Ce fut un joli, un désirable
baiser, donné et rendu à plein coeur par les deux bouches.
Mariolle tressaillit d'angoisse. Pas une fois elle n'était
accourue à lui avec cette brusquerie heureuse ; jamais elle
ne l'avait embrassé ainsi, et par un revirement subit de sa
pensée : "Ces femmes-là ne sont plus faites pour
nous," se dit-il avec fureur.
Massival parut, puis derrière lui M. de Pradon, le comte de
Bernhaus, puis Georges de Maltry, resplendissant de chic anglais.
On n'attendait plus que Lamarthe et Prédolé. On parla
du sculpteur, et toutes les voix formulèrent des éloges.
"Il avait ressuscité la grâce, retrouvé la
tradition de la Renaissance avec quelque chose de plus : la sincérité
moderne ; c'était, d'après M. Georges de Maltry, l'exquis
révélateur de la souplesse humaine." Ces phrases,
depuis deux mois, couraient tous les salons, allaient de toutes les
bouches à toutes les oreilles.
Il parut enfin. On fut surpris. C'était un gros homme d'un
âge indéterminable, avec des épaules de paysan,
une forte tête aux traits accentués, couverte de cheveux
et de barbe grisâtres, un nez puissant, des lèvres charnues,
l'air timide et embarrassé. Il portait ses bras un peu loin
du corps, avec une sorte de gaucherie, attribuable sans doute aux
énormes mains qui sortaient des manches. Elles étaient
larges, épaisses, avec des doigts velus et musculeux, des mains
d'hercule ou de boucher ; et elles semblaient maladroites, lentes,
gênées d'être là, impossibles à cacher.
Mais la figure était éclairée par des yeux limpides,
gris et perçants, d'une vivacité extraordinaire. Eux
seuls semblaient vivre en cet homme pesant. Ils regardaient, scrutaient,
fouillaient, jetaient partout leur éclair aigu, rapide et mobile,
et on sentait qu'une vive et grande intelligence animait ce regard
curieux.
Mme de Burne, un peu déçue, indiqua poliment un siège,
où l'artiste s'assit. Puis il resta là, confus, semblait-il,
d'être venu dans cette maison.
Lamarthe, introducteur adroit, voulant rompre cette glace, s'approcha
de son ami.
- Mon cher, dit-il, je vais vous montrer où vous êtes.
Vous avez vu d'abord notre divine hôtesse ; regardez maintenant
ce qui l'entoure.
Il montrait sur la cheminée un buste authentique de Houdon,
puis, sur un secrétaire de Boule, deux femmes enlacées
et dansant, par Clodion, et enfin sur une étagère, quatre
statuettes de Tanagra choisies parmi les plus parfaites.
Alors la figure de Prédolé s'éclaira soudain,
comme s'il eût retrouvé ses enfants dans un désert.
Il se leva, puis marcha vers les quatre antiques petites figures de
terre ; et, quand il en saisit deux en même temps dans ses formidables
mains qui semblaient faites pour tuer des boeufs, Mme de Burne eut
peur pour elles. Mais, dès qu'il les eût touchées,
on eût dit qu'il les caressait, car il les maniait avec une
souplesse et une adresse surprenantes, en les faisant tourner dans
ses doigts épais, devenus agiles comme ceux d'un jongleur.
A le voir ainsi les contempler et les palper, on sentait qu'il avait
dans l'âme et dans les mains, ce gros homme, une tendresse unique,
idéale et délicate pour toutes les petites choses élégantes.
- Sont-elles jolies ? demanda Lamarthe.
Alors le sculpteur les vanta comme s'il les eût félicitées,
et il parla des plus remarquables qu'il connût, en quelques
mots, d'une voix un peu voilée mais sûre, tranquille,
au service d'une pensée claire qui savait bien la valeur des
termes.
Puis, conduit par l'écrivain, il inspecta les autres bibelots
rares que Mme de Burne avait réunis grâce aux conseils
de ses amis. Il les appréciait avec des étonnements
et des joies en les découvrant en ce lieu, et toujours il les
prenait dans ses mains et les retournait légèrement
en tous sens, comme pour se mettre en tendre contact avec eux. Une
statuette de bronze était cachée dans un coin obscur,
lourde comme un boulet ; il l'enleva d'un seul poignet, l'apporta
près d'une lampe, l'admira longuement, puis la remit en place
sans effort visible.
Lamarthe dit ;
- Est-il taillé pour lutter avec le marbre et la pierre, ce
gaillard-là !
On le regardait avec sympathie.
Un domestique annonça :
- Madame est servie.
La maîtresse de la maison prit le bras du sculpteur pour passer
dans la salle à manger, et, lorsqu'elle l'eut fait asseoir
à sa droite, elle lui demanda par courtoisie, comme elle eût
interrogé l'héritier d'une grande famille sur l'origine
exacte de son nom :
- Votre art, monsieur, a aussi ce mérite, n'est-ce pas, d'être
l'aîné de tous les autres ?
Il répondit de sa voix tranquille :
- Mon Dieu ! madame, les bergers bibliques jouaient de la flûte
; la musique semble donc plus ancienne, bien qu'à notre sens
la véritable musique ne date pas de loin. Mais la véritable
sculpture date de très loin.
Elle reprit :
- Vous aimez la musique ?
Il répondit avec une conviction grave :
- J'aime tous les arts.
Elle demanda encore :
- Sait-on quel fut l'inventeur du vôtre ?
Il réfléchit, et, avec une douceur d'accent, comme s'il
eût conté une histoire attendrissante :
- D'après la tradition hellénique, ce fut l'Athénien
Dédale. Mais la plus jolie légende est celle qui attribue
cette découverte à un potier de Sicyone nomme Dibutades.
Sa fille Kora ayant dessiné, au moyen d'un trait, l'ombre du
profil de son fiancé, son père remplit cette silhouette
d'argile et la modela. Mon art venait de naître.
Lamarthe murmura : "Charmant". Puis, après un silence,
il reprit :
- Ah ! si vous vouliez, Prédolé !
- S'adressant ensuite à Mme de Burne :
- Vous ne vous figurez pas, madame, comme cet homme est intéressant
quand il parle de ce qu'il aime, comme il sait l'exprimer, le montrer
et le faire adorer.
Mais le sculpteur ne semblait pas disposé à poser ni
à pérorer. Il avait introduit entre sa chemise et son
cou un des coins de sa serviette pour ne pas tacher son gilet, et
il mangeait son potage avec recueillement, avec cette espèce
de respect que les paysans ont pour la soupe.
Puis il but un verre de vin et se redressa, l'air plus à l'aise,
s'acclimatant.
De temps en temps, il essayait de se retourner, car il apercevait,
reflété dans une glace, un groupe tout moderne placé
derrière lui, sur la cheminée. Il ne le connaissait
pas et cherchait à deviner l'auteur.
A la fin, n'y tenant plus, il demanda :
- C'est de Falguières, n'est-ce pas ?
Mme de Burne se mit à rire.
- Oui, c'est de Falguières. Comment avez-vous reconnu cela
dans une glace ?
Il sourit à son tour.
- Ah ! madame, je reconnais n'importe comment, d'un seul coup d'oeil
la sculpture des gens qui font aussi de la peinture, et la peinture
des gens qui font aussi de la sculpture. Ça ne ressemble pas
du tout à l'oeuvre d'un homme qui pratique exclusivement un
seul art.
Lamarthe, voulant faire briller son ami, demanda des explications,
et Prédolé s'y prêta.
Il définit, raconta et caractérisa la peinture des sculpteurs
et la sculpture des peintres d'une façon si claire, originale
et neuve, avec sa parole lente et précise, que les regards
l'écoutaient autant que les oreilles. Faisant reculer sa démonstration
à travers l'histoire de l'art, et cueillant des exemples d'époque
en époque, il remonta jusqu'aux premiers maîtres italiens,
peintres et sculpteurs en même temps, Nicolas et Jean de Pise,
Donatello, Lorenzo Ghiberti. Il indiqua des opinions curieuses de
Diderot sur le même sujet, et, pour conclure, cita les portes
du Baptistère de Saint-Jean de Florence, par Ghiberti, bas-reliefs
si vivants et dramatiques qu'ils ont plutôt l'air de toiles
peintes.
De ses lourdes mains agitées devant lui comme si elles eussent
été pleines de matières à modeler, et
devenues dans leurs mouvements souples et légères à
ravir les yeux, il reconstituait avec tant de conviction l'oeuvre
racontée qu'on suivait curieusement ses doigts faisant surgir
au-dessus des verres et des assiettes toutes les images inexprimées
par sa bouche.
Puis, comme on lui offrit des choses qu'il aimait, il se tut et se
mit à manger.
Jusqu'à la fin du dîner il ne parla plus beaucoup, suivant
à peine lui-même la conversation qui allait d'un écho
de théâtre à une rumeur politique, d'un bal à
un mariage, d'un article de la Revue des Deux Mondes au concours hippique
récemment ouvert. Il mangeait bien et buvait sec, sans en paraître
ému, ayant la pensée nette, saine, difficile à
troubler, à peine excitable par le bon vin.
Lorsqu'on fut revenu dans le salon, Lamarthe, qui n'avait pas obtenu
du sculpteur tout ce qu'il en attendait, l'attira près d'une
vitrine pour lui montrer un objet inestimable, un encrier d'argent,
pièce cotée, classée, historique, ciselée
par Benvenuto Cellini.
Ce fut une espèce d'ivresse qui s'empara du sculpteur. Il contemplait
cela comme on regarde le visage d'une maîtresse, et, saisi d'attendrissement,
il énonça, sur l'oeuvre de Cellini, des idées
gracieuses et fines comme l'art du divin ciseleur ; puis, sentant
qu'on l'écoutait, il se livra tout entier, et, assis sur un
grand fauteuil, tenant et regardant sans cesse le bijou qu'on venait
de lui présenter, il raconta ses impressions sur toutes les
merveilles d'art connues par lui, mit à nu sa sensibilité,
et rendit visible l'étrange griserie que la grâce des
formes faisait entrer par ses yeux dans son âme. Pendant dix
ans il avait parcouru le monde en ne regardant que du marbre, de la
pierre, du bronze et du bois sculptés par des mains géniales,
ou bien de l'or, de l'argent, de l'ivoire et du cuivre, vagues matières
métamorphosées en chefs-d'oeuvre sous les doigts de
fées des ciseleurs.
Et lui-même il sculptait en parlant, avec des reliefs surprenants
et de délicieux modelés obtenus par la justesse des
mots.
Les hommes, debout autour de lui, l'écoutaient avec un intérêt
extrême, tandis que les deux femmes, assises près du
feu, paraissaient s'ennuyer un peu et causaient à voix basse,
de temps en temps, déconcertées de ce qu'on pût
prendre tant de goût à de simples contours d'objets.
Quand Prédolé se tut, Lamarthe, emballé et ravi
lui serra la main, et d'une voix amicale attendrie par l'émotion
d'un amour commun :
- Vrai, j'ai envie de vous embrasser, dit-il. Vous êtes le seul
artiste, le seul passionné et le seul grand homme d'aujourd'hui,
le seul qui aimez vraiment ce que vous faites, qui y trouvez du bonheur,
qui n'en êtes jamais las ni dégoûté. Vous
maniez l'art éternel dans sa forme la plus pure, la plus simple,
la plus haute et la plus inaccessible. Vous enfantez le beau par la
courbe d'une ligne, et vous ne vous souciez pas d'autre chose. Je
bois un verre d'eau-de-vie à votre santé.
Puis la conversation redevint générale, mais languissante,
étouffée par les idées qui avaient passé
dans l'air de ce joli salon meublé d'objets précieux.
Prédolé s'en alla de bonne heure, en donnant pour raison
qu'il était au travail tous les matins au lever du jour.
Lorsqu'il fut parti, Lamarthe, enthousiasmé, demanda à
Mme de Burne :
- Eh bien ! comment le trouvez-vous ?
Elle répondit, en hésitant, d'un air mécontent
et peu séduit :
- Assez intéressant, mais raseur.
Le romancier sourit et pensa : "Parbleu, il n'a pas admiré
votre toilette, et vous êtes le seul de vos bibelots qu'il ait
à peine regardé". Puis, après quelques phrases
aimables, il alla s'asseoir auprès de la princesse de Malten,
afin de lui faire la cour. Le comte de Bernhaus s'approcha de la maîtresse
de la maison, et, prenant un petit tabouret, parut s'affaisser à
ses pieds. Mariolle, Massival, Maltry et M. de Pradon continuaient
à parler du sculpteur, qui avait fait sur leurs esprits une
forte impression. M. de Maltry le comparait aux maîtres anciens,
dont toute la vie fut embellie et illuminée par l'amour exclusif
et dévorant des manifestations de la Beauté ; et il
philosophait là-dessus, avec des phrases subtiles, justes et
fatigantes.
Massival, las d'écouter parler d'un art qui n'était
point le sien, se rapprocha de Mme de Malten et s'assit auprès
de Lamarthe, qui lui céda bientôt la place pour aller
rejoindre les hommes.
- Partons-nous ? dit-il à Mariolle.
- Oui, bien volontiers.
Le romancier aimait parler, la nuit, sur les trottoirs en reconduisant
quelqu'un. Sa voix brève, stridente, mordante, semblait s'accrocher
et grimper aux murs des maisons. Il se sentait éloquent et
clairvoyant, spirituel et imprévu en ces tête-à-tête
nocturnes, où il monologuait plutôt qu'il ne causait.
Il y obtenait pour lui-même des succès d'estime qui lui
suffisaient, et il se préparait au bon sommeil par cette légère
fatigue des poumons et des jambes.
Mariolle, lui, était à bout de forces. Toute sa misère,
tout son malheur, tout son chagrin, toute son irrémédiable
déception bouillonnaient en son coeur depuis qu'il avait franchi
cette porte.
Il n'en pouvait plus, il n'en voulait plus. Il allait partir pour
ne point revenir.
Quand il prit congé de Mme de Burne, elle lui dit adieu d'un
air distrait.
Les deux hommes se trouvèrent seuls dans la rue. Le vent ayant
tourné, le froid de la journée avait cessé. Il
faisait chaud et doux, ainsi qu'il fait doux deux heures après
une giboulée, au printemps. Le ciel, plein d'étoiles,
vibrait comme si, dans l'espace immense, un souffle d'été
eût avivé le scintillement des astres.
Les trottoirs étaient redevenus gris et secs, tandis que, sur
les chaussées, des flaques d'eau luisaient encore sous le gaz.
Lamarthe dit :
- Quel homme heureux, ce Prédolé !... Il n'aime qu'une
chose, son art, ne pense qu'à cela, ne vit que pour cela, et
cela emplit, console, égaye, fait heureuse et bonne existence.
C'est vraiment un grand artiste de la vieille race. Ah ! il ne s'inquiète
guère des femmes, celui-là, de nos femmes à colifichets,
à dentelles et à déguisements. Avez-vous vu comme
il a fait peu d'attention à nos deux belles dames, qui étaient
pourtant très séduisantes ? Mais il faut de la pure
plastique, à lui, et non de l'artificiel. Il est vrai que notre
divine hôtesse l'a jugé insupportable et imbécile.
Pour elle, un buste de Houdon, des statuettes de Tanagra ou un encrier
de Benvenuto ne sont que les petites parures nécessaires à
l'encadrement naturel et riche d'un chef-d'oeuvre qui est Elle : Elle
et sa robe, car sa robe fait partie d'Elle ; c'est la note nouvelle
qu'elle donne chaque jour à sa beauté. Comme c'est futile
et personnel, une femme !
Il s'arrêta ; en frappant le trottoir d'un coup de canne si
sec que le bruit courut quelque temps dans la rue. Puis il continua
:
- Elles connaissent, comprennent et savourent ce qui les fait valoir
: la toilette et le bijou qui changent de mode tous les dix ans ;
mais elles ignorent ce qui est d'une sélection rare et constante,
ce qui exige une grande et délicate pénétration
artiste, et un exercice désintéressé, purement
esthétique de leurs sens. Elles ont d'ailleurs des sens très
rudimentaires, des sens de femelles, peu perfectibles, inaccessibles
à ce qui ne touche pas directement l'égotisme féminin
qui absorbe tout en elles. Leur finesse est de sauvage, d'indien,
de guerre, de piège. Elles sont même presque impuissantes
à goûter les jouissances matérielles d'ordre inférieur
qui exigent une éducation physique et une attention raffinée
d'un organe, comme la gourmandise. Quand elles arrivent, par exception,
à respecter la bonne cuisine, elles demeurent toujours incapables
de comprendre les grands vins, qui parlent seulement au palais des
hommes, car le vin parle.
Il donna sur le pavé un nouveau coup de canne, qui scanda ce
dernier mot, et mit un point à sa phrase.
Puis il reprit :
- Il ne faut pas leur demander tant d'ailleurs. Mais cette absence
de goût et de compréhension qui obscurcit leur vue intellectuelle
quand il s'agit de choses élevées, les aveugle souvent
bien davantage encore quand il s'agit de nous. Il est inutile, pour
les séduire, d'avoir de l'âme, du coeur, de l'intelligence,
des qualités et des mérites exceptionnels, comme autrefois,
où on s'éprenait d'un homme pour sa valeur et son courage.
Celles d'aujourd'hui sont des cabotines, les cabotines de l'amour,
répétant de chic une pièce qu'elles jouent par
tradition et à laquelle elles ne croient plus. Il leur faut
des cabotins pour leur donner la réplique et mentir leur rôle
comme elles. J'entends par cabotins les pitres du monde ou d'ailleurs.
Ils marchèrent quelques moments en silence, l'un à côté
de l'autre. Mariolle l'avait écouté avec attention,
répétant mentalement ses phrases, l'approuvant de toute
sa douleur. Il savait, d'ailleurs, qu'une sorte d'aventurier italien
venu pour donner des assauts à Paris, le prince Epilati, gentilhomme
de salles d'armes, dont on parlait partout et dont on vantait beaucoup
l'élégance et la souple vigueur, exhibées au
high-life et à la cocoterie d'élite sous des maillots
collants de soie noire, accaparait en ce moment l'attention et la
coquetterie de la petite baronne de Frémines.
Comme Lamarthe continuait à se taire, il lui dit :
- C'est notre faute ; nous choisissons mal, il y a d'autres femmes
que celles-là !
Le romancier répliqua :
- Les seules encore capables d'attachement sont les demoiselles de
magasin ou les petites bourgeoises sentimentales, pauvres et mal mariées.
J'ai porté quelquefois secours à une de ces âmes
en détresse. Elles sont débordantes de sentiment, mais
de sentiment si vulgaire que le troquer contre le nôtre c'est
faire l'aumône. Or je dis que dans notre jeune société
riche, où les femmes n'ont envie et besoin de rien et n'ont
d'autre désir que d'être un peu distraites, sans dangers
à courir, où les hommes ont réglementé
le plaisir comme le travail, je dis que l'antique, charmant et puissant
attrait naturel qui poussait jadis les sexes l'un vers l'autre a disparu.
Mariolle murmura :
- C'est vrai.
Son envie de fuir s'accrut, de fuir loin de ces gens, de ces fantoches
qui mimaient, par désoeuvrement, la vie passionnée,
belle et tendre d'autrefois, et ne goûtaient plus rien de sa
saveur perdue.
- Bonsoir ! dit-il, je vais me coucher.
Il rentra chez lui, s'assit à sa table, et écrivit :
Adieu, madame.
Vous rappelez-vous ma première lettre ? Je vous disais adieu
aussi ; mais je ne suis pas parti. Comme j'ai eu tort ! J'aurai quitté
Paris quand vous recevrez celle-ci. Ai-je besoin de vous expliquer
pourquoi ? Les hommes comme moi ne devraient jamais rencontrer les
femmes comme vous. Si j'étais un artiste et si mes émotions
pouvaient être exprimées de manière à m'en
soulager, vous m'auriez peut-être donné du talent ; mais
je ne suis rien qu'un pauvre garçon en qui est entré,
avec mon amour pour vous, une atroce et intolérable détresse.
Quand je vous ai rencontrée, je ne me serais pas cru capable
de sentir et de souffrir de cette façon. Une autre, à
votre place, aurait versé en mon coeur une allégresse
divine en le faisant vivre. Mais vous n'avez pu que le torturer. C'est
malgré vous, je le sais ; je ne vous reproche rien, et je ne
vous en veux pas. Je n'ai même pas le droit de vous écrire
ces lignes. Pardonnez-moi. Vous êtes ainsi faite que vous ne
pouvez pas sentir comme je sens, que vous ne pouvez pas seulement
deviner ce qui se passe en moi quand j'entre chez vous, quand vous
me parlez et quand je vous regarde. Oui, vous consentez, vous m'acceptez,
et vous m'offrez même un paisible et raisonnable bonheur dont
je devrais vous remercier à genoux toute ma vie. Mais je n'en
veux pas. Ah ! quel amour, horrible et torturant, celui qui demande
sans cesse l'aumône d'une chaude parole ou d'une caresse émue,
et qui ne la reçoit jamais ! Mon coeur est vide comme le ventre
d'un mendiant qui courut longtemps, la main tendue, derrière
vous. Vous lui avez jeté de belles choses, mais pas de pain.
C'est du pain, c'est de l'amour qu'il me fallait. Je m'en vais misérable
et pauvre, pauvre de votre tendresse, dont quelques miettes m'auraient
sauvé. Je n'ai plus rien au monde qu'une pensée cruelle
attachée à moi et qu'il faut tuer. C'est ce que je vais
essayer de faire.
Adieu, madame. Pardon, merci, pardon. Ce soir encore, je vous aime
de toute mon âme. Adieu, madame.
André Mariolle.