Guy De Maupassant

« Et, dans la suite des temps, ceux qui ne le connaîtront que par
ses œuvres l'aimeront pour l'éternel chant d'amour qu'il a chanté à la vie »
Émile Zola

Roman
L'angélus inachevé
(1850 - 1893)

-- II --

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[Portrait du docteur Paturel fils]


Sa figure rappelait un peu le masque maigre de Voltaire et de Bonaparte. Il avait le nez coupant, courbé, aigu, pointu, la mâchoire forte, aux os saillants sous les oreilles, et le menton effilé; un oeil gris pâle, avec la tache noire de la pupille au milieu, et un tel air d'autorité dans sa parole et dans ses démonstrations professionnelles qu'il inspirait à tout le monde une grande confiance. Il rétablit des gens réputés depuis longtemps inguérissables, des rhumatisants, des ankylosés des champs, les infirmes de l'humidité, par des méthodes d'hygiène, de nourriture et d'exercice, et des poudres qui leur redonnaient faim; il guérit les plaies anciennes avec les antiseptiques nouveaux, et persécuta le microbe selon les procédés les plus récents. Puis, quand il avait soigné un malade, il semblait laisser derrière lui de la propreté dans la maison. Il prospéra, on l'appelait de très loin, et l'argent vint, car il y tenait, réglant le prix des visites selon les distances et les fortunes.

[Dialogue du docteur Paturel fils, de l'abbé Marvaux et d'André, second fils infirme de Mme de Brémontal]

- Vous êtes le premier médecin du département... la fortune, tout.
- Mais j'habite ici, dit-il, j'y ronge, j'y perds ma vie; tout ce que j'aime et tout ce que je souhaite, je ne l'ai pas. Ah! Paris, Paris!... Est-ce que je peux travailler pour moi, ici, travailler pour la science? Ai-je les laboratoires, les hôpitaux, les sujets rares, toutes les maladies inconnues et connues du monde entier sous les yeux? Puis-je faire des expériences, des rapports, devenir membre de l'Académie de médecine? Ici, je n'ai rien, ni avenir, ni distractions, ni plaisir, ni femme à épouser ou à aimer, ni gloire à cueillir, rien, rien que la gloire d'arrondissement. je guéris, oui, je guéris du peuple, des bourgeois avares qui paient en argent, parfois en or, et jamais en billets. Je guéris la petite misère du commun des hommes, mais jamais les princes, les ambassadeurs, les ministres, les grands artistes, dont la cure retentissante est répétée jusqu'aux cours étrangères. Je soigne et je guéris, en un mot, au fond d'une province, le rebut de l'humanité.
Le prêtre l'écoutait d'un air un peu crispé, un peu fâché. Il murmura:
- C'est peut-être plus noble et plus grand, et plus beau.
Mais le médecin, rageur, reprit:
- Je ne vis pas pour les autres, je vis pour moi, monsieur le curé.
L'abbé sentit tressaillir son âme d'apôtre. Il ajouta:
- Le Christ est mort pour les petits.
Et le médecin grogna:
- Mais je ne suis pas le Christ, nom d'un chien! je suis le docteur Paturel, agrégé de la Faculté de médecine de Paris.
L'abbé, calmé, répondis ayant passé en quelques secondes par un cycle d'idées, touchant presque aux limites de la pensée humaine, car il aperçut toutes les grandeurs et toutes les petitesses de l'idéal. Et il conclut:
- Vous avez peut-être raison. A votre point de vue, vous êtes dans le vrai. Et pour vous, c'est le seul bon.
- Parbleu! jeta le médecin d'une voix claire, qui sonna dans l'air sec.
Puis le prêtre ajouta:
- Vous êtes pourtant un grand coeur, car vous restez ici pour votre mère.
Le docteur tressaillit; on avait touché sa plaie, sa peine, sa tendresse intimes.
- Oui, je ne la quitterai jamais.
Leurs yeux tombèrent ensemble sur l'infirme qui les écoutait de toutes ses oreilles et les comprenait très bien.
Et les regards des deux hommes s'étant rencontrés ensuite se dirent des choses mystérieuses sur la destinée et l'avenir de cet enfant, en les comparant aux leurs. C'était lui le misérable.
Mais la pensée du Christ hantait l'abbé. Il reprit la conversation:
- Moi, j'adore le Christ.
Le médecin riposta:
- Monsieur le curé, depuis que ce monde existe, tous les dieux conçus par la pensée humaine sont des monstres. N'est-ce pas Voltaire qui a dit: L'Ecriture prétend que Dieu a fait l'homme à son image, mais l'homme le lui a bien rendu?
Il accumulait les preuves, les injustices, les férocités, les méfaits de la Providence. Il ajouta:
- Moi qui suis médecin de pauvres gens, je les vois, ces méfaits, je les constate tous les jours. Vous aussi, d'ailleurs, qui soignez leurs âmes. Si j'avais à écrire un livre, un recueil de documents là-dessus, je l'intitulerais: Le Dossier de Dieu: et il serait terrible, monsieur le curé.
L'abbé Marvaux soupira:
- Nous ne pouvons rien pénétrer de ces questions et de ces mystères en dehors de nos facultés cérébrales. Moi, je ne crois pas que je comprenne Dieu. Il est trop épandu et trop universel pour nos esprits. Le mot Dieu représente une conception et une explication quelconques, un refuge contre les doutes, un asile contre la peur, une consolation contre la mort, un remède contre l'égoïsme. C'est une formule de la phraséologie religieuse, Dieu: ce n'est pas un Dieu... Nous autres hommes, nous ne pouvons aimer qu'un Dieu tangible et visible. L'autre, l'inconnu, l'inconnaissable, l'immense je-ne-sais-quoi ne nous ayant pas donné un sens pour le comprendre, par pitié pour nos coeurs nous envoya le Christ.
Le prêtre, halluciné, se tut; puis, suivant sa pensée unique, murmura:
- Qui sait? le Christ aussi a peut-être été trompé par Dieu dans sa mission, comme nous le sommes. Mais il est devenu Dieu lui-même pour la terre, pour notre terre misérable, pour notre petite terre couverte de souffrants et de manants. Il est Dieu, notre Dieu, mon Dieu, et je l'aime de tout mon coeur d'homme et de toute mon âme de prêtre. 0 maître crucifié sur le Calvaire, je suis à toi, ton fils et ton serviteur!
Le médecin, surpris, murmura:
- Comme c'est bizarre ce que vous dites là!
- Oui, reprit le prêtre, le Christ doit être aussi une victime de Dieu. Il en a reçu une fausse mission, celle de nous illusionner par une nouvelle religion. Mais le divin Envoyé l'a accomplie si belle, cette mission, si magnifique, si dévouée, si douloureuse, si inimaginablement grande et attendrissante, qu'il a pris pour nous la place de son Inspirateur. Qu'est-ce que Dieu, mot vague, avant le Christ? Nous autres qui ne savons rien et ne nous attachons à rien que par nos pauvres organes, pouvons-nous adorer ces lettres dont nous ne comprenons pas le sens, ce Dieu ténébreux dont nous ne nous figurons rien, ni l'existence, ni l'intention, ni le pouvoir, dont nous ne connaissons qu'un petit essai de création maladroit, méprisable, la terre, sorte de bagne pour les âmes tourmentées de savoir, et pour les corps en mauvaise santé? Non, nous ne pouvons pas aimer ça. Mais le Christ, chez qui toute pitié, toute grandeur, toute philosophie, toute connaissance de l'humanité sont descendues on ne sait d'où, qui fut plus malheureux que les plus misérables, qui naquit dans une étable et mourut cloué sur un tronc d'arbre, en nous laissant i tous la seule parole de vérité qui soit sage et consolante pour vivre en ce triste endroit, celui-là c'est mon Dieu, c'est mon Dieu, à moi.
Un soupir à côté de lui le fit taire. André pleurait dans sa voiture d'infirme.
Le prêtre le baisa sur le front. Le jeune homme balbutia:
- Comme j'aime vous entendre parler! Je vous comprends parfaitement.
Et le prêtre lui répondit:
Pauvre petit, toi aussi, tu as reçu de l'impitoyable destinée un triste sort. Mais tu auras au moins, je crois, en compensation de toutes les joies physiques, les seules belles choses qui soient permises aux hommes, le rêve, l'intelligence et la pensée.


[Méditation imprécatoire sur Dieu]


Eternel meutrier qui semble ne goûter le plaisir de produire que pour savourer inlassablement sa passion acharnée de tuer de nouveau, de recommencer ses exterminations à mesure qu'il crée des êtres. Meurtrier affamé de mort embusqué dans l'Espace, pour créer des êtres et les détruire, les mutiler, leur imposer toutes les souffrances, les frapper de toutes les maladies, comme un destructeur infatigable qui continue sans cesse son horrible besogne. Il a inventé le choléra, la peste, le typhus, tous les microbes qui rongent le corps. Seules, cependant, les bêtes sont ignorantes de cette férocité, car elles ignorent cette loi de la mort qui les menace autant que nous. Le cheval qui bondit au soleil dans une prairie, la chèvre qui grimpe sur les roches de son allure légère et souple, suivie du bouc qui la poursuit, les pigeons qui roucoulent sur les toits, les colombes le bec dans le bec sous la verdure des arbres, pareils à des amants qui se disent leur tendresse, et le rossignol qui chante au clair de lune auprès de sa femelle qui couve ne savent pas l'éternel massacre de ce Dieu qui les a créés. Le mouton qui