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I --
La pendule sonna six heures et la comtesse de Brémontal, quittant
des yeux le livre qu'elle lisait, les leva vers le cadran d'un beau
cartel Louis XVI accroché sur le mur; puis, d'un lent regard,
elle parcourut son grand salon, sombre malgré les autres lampes,
deux sur la table, où beaucoup de livres traînaient,
et deux sur la cheminée. Un feu de bûches, flambant dans
l'âtre, un feu de campagne, un feu de château, jetait
aussi une lueur à éclats sur les murs, éclairant
des tapisseries à personnages, des cadres dores, des portraits
de famille et les hauts rideaux, d'un rouge foncé, qui voilaient
et drapaient les fenêtres. Malgré toutes ces lumières,
la vaste pièce était triste, un peu froide, pénétrée
par l'hiver. On sentait du dehors l'âpre rigueur de l'air et
le souffle du vent, glacé par le tapis de neige étendu
sur la terre, qui faisait craquer les arbres du parc. La comtesse
se leva; de sa démarche un peu lente, un peu traînante
de jeune femme enceinte, elle vint s'asseoir devant le foyer et tendit
ses pieds à la flamme. Les bûches embrasées lui
jetèrent à la face l'émanation de leur vive chaleur,
une sorte de caresse brûlante et même un peu brutale,
tandis qu'elle sentait en même temps son dos, ses épaules
et sa nuque tressaillir encore sous le frisson de l'atmosphère
de mort, dont cet hiver terrible enveloppait la France. Cette sensation
du froid glissait partout en elle, entrée dans son âme
autant que dans son corps, et à cette angoisse physique se
joignait celle de l'immense catastrophe abattue sur la patrie. Torturée
par ses nerfs,. ses soucis, ses atroces pressentiments, Mme de Brémontal
se leva de nouveau. Où est-il à cette heure, lui, son
mari, dont elle n'a reçu depuis cinq mois aucune nouvelle?
Prisonnier des Prussiens ou tué? Martyrisé dans une
forteresse ennemie ou enterré dans un trou, sur un champ de
bataille, avec tant d'autres cadavres dont la chair décomposée
est mêlée à la chair des voisins et tous les ossements
confondus. Oh! quelle horreur! quelle horreur!
Elle marchait maintenant de long en large dans le grand salon silencieux,
sur ces épais tapis qui mangeaient le bruit léger de
ses pas. jamais elle n'avait senti peser sur elle encore une détresse
aussi épouvantable. Qu'allait-il arriver de nouveau? Oh! l'affreux
hiver, hiver de fin du monde qui détruisait un pays entier,
tuant les grands fils des pauvres mères, espoir de leurs coeurs
et leur dernier soutien, et les pères des enfants sans ressources,
et les maris des jeunes femmes. Elle les voyait agonisants et mutilés
par le fusil, le sabre, le canon, le pied ferré des chevaux
qui avaient passé dessus, et ensevelis en des nuits pareilles,
sous ce suaire de neige taché de sang.
Elle sentit qu'elle allait pleurer, qu'elle allait crier, écrasée
par la peur de l'inconnaissable lendemain, et elle regarda l'heure
de nouveau. Non, elle n'attendrait pas seule le moment où son
père, le curé du village et le médecin allaient
venir, car ils devaient dîner chez elle. Mais pourraient-ils
seulement sortir de leurs maisons et parvenir au château? Son
père surtout l'inquiétait. Il devait suivre dans son
coupé le bord de la Seine, sur le chemin de halage, pendant
plusieurs kilomètres. Le cocher était vieux et sûr,
connaissant la route comme la connaissait son cheval; mais cette nuit-là
semblait prédestinée aux malheurs. Les deux autres invités,
habitués de presque tous les soirs d'ailleurs, avaient à
passer le fleuve en bateau, c'était pis encore. jamais la glace
n'arrêtait le courant en cet endroit où le flot de la
mer, à qui rien ne résiste, montait à chaque
marée; mais d'énormes glaçons charriés
dans le remous descendaient de la haute France et pouvaient chavirer
la barque du passeur.
La comtesse revint vers la cheminée, prit le cordon de sonnette
et tira.
Un ancien domestique parut. Elle lui dit:
- Le petit ne dort pas encore?
- Je ne crois pas, madame la comtesse.
- Dites à Annette de me l'amener, j'ai envie de l'embrasser.
- Oui, madame la comtesse.
Le serviteur sortait, elle le rappela:
- Pierre!
- Madame la comtesse?
- Est-ce qu'il n'y a pas de danger pour M. Boutemart à venir
au bord de l'eau, en voiture, par un temps comme celui-ci?
Le vieux Normand répondit:
- Aucun, madame la comtesse. Le cocher Philippe et son cheval Barbe
sont bien apaisés tous les deux, et ils savent le chemin, pour
sûr.
Rassurée sur le sort de son père, elle demanda encore:
- Et les gens de La Bouille, MM. le curé et le docteur Paturel,
est-ce quels peuvent traverser l'eau sans péril au milieu des
glaçons qui flottent?
- Oui, oui, madame la comtesse: le père Pichard est un malin
qui ne craint pas les banquises. Et puis il a un gros bateau d'hiver
où il fait passer une vache ou un cheval à l'occasion.
- Bon, dit-elle. Faites descendre mon petit Henri.
Elle se rassit devant sa table, et ouvrit un livre.
C'étaient Les Contemplations et elle tomba, par hasard, sur
ces vers, fin de La Fête chez Thérèse:
La nuit vint; tout se tut; les flambeaux s'éteignirent;
Dans les bois assombris les sources se plaignirent;
Le rossignol, caché dans son nid ténébreux,
Chanta comme un poète et comme un amoureux.
Chacun se dispersa sous les profonds feuillages,
Les folles en riant entraînèrent les sages;
L'amante s'en alla dans l'ombre avec l'amant;
Et, troublés comme on l'est en songe, vaguement,
Ils sentaient par degrés se mêler à leur âme,
A leurs discours secrets, à leurs regards de flamme,
A leur coeur, à leurs sens, à leur molle raison,
Le clair de lune bleu qui baignait l'horizon.
Le coeur de la comtesse se serra à la pensée qu'il y
avait de ces nuits-là, et d'autres comme celle-ci. Pourquoi
ces contrastes, cette douceur charmeuse et cette férocité
de la nature?
La porte s'ouvrit, elle se leva, et une jeune bonne, une belle Normande
à la chair franche, fit entrer, en le tenant par la main, un
petit garçon de quatre ans que ses cheveux bouclés et
blonds couronnaient comme une lumière frisée sous le
reflet des lampes.
- Vous me le laisserez jusqu'à l'arrivée de ces messieurs,
dit la comtesse.
Et quand la femme de chambre fut partie, elle assit sur ses genoux
l'enfant et le regarda dans les yeux. Ils se sourirent de ce sourire
unique, inexprimable, qui échange de l'amour entre la maman
et le petit, de cet amour qui est le seul indestructible, qui n'a
point d'égal et de rival.
Puis, ouvrant ses bras, elle lui prit la tête et l'embrassa.
Elle l'embrassa sur les cheveux, sur les paupières, sur la
bouche, en frissonnant, de la nuque au bout des doigts, de cette joie
délicieuse dont tressaillent les fibres des vraies mères.
Puis elle le berça tandis qu'il la tenait par le cou. Il demanda
de sa voix fine:
- Dis, maman, est-ce que papa reviendra bientôt?
Elle le saisit, le serra contre elle comme pour le défendre,
le garantir de ce danger monstrueux et lointain d'une guerre qui pourrait
le réclamer à son tour. Et elle murmura, en le baisant
encore:
- Oui, mon chéri, dans quelque temps. Oh! mon amour, quelle
chance que tu sois tout petit! Ils ne peuvent pas te prendre encore,
les misérables.
De quels misérables voulait-elle parler? Elle n'aurait pas
su le dire.
Mais voilà que l'enfant, dont l'oreille était très
fine, distingua au loin dans la nuit un léger bruit de clochette.
- V'là g'and-papa! dit-il.
- Où ça vois-tu grand-papa? dit la maman.
- C'est le grelot de son dada.
Elle entendit aussi et, une inquiétude de moins au coeur, elle
allongea les jambes, comme soulagée, reposée soudain.
Ils écoutaient tous les deux maintenant le tintement plus distinct
et les coups de fouet du cocher retentissant sur la neige qui annonçaient
leur arrivée.
Une minute plus tard, la porte s'ouvrait devant un vieux monsieur
qui avait gardé un air frais dans sa belle personne soignée,
ses joues claires et ses favoris blancs qui brillaient comme de l'argent.
Il était grand, un peu gros, avec un air fortuné. On
l'appelait encore le beau Boutemart. C'était le type du commerçant,
de l'industriel normand ayant fait une grosse fortune. Rien n'atteignait
sa belle humeur, son inaltérable sang-froid, son absolue confiance
en lui. Depuis la guerre une seule chose l'attirait profondément,
c'était de ne plus voir fumer sur le ciel les quatre cheminées
de ses deux grandes usines où il s'était enrichi par
les produits chimiques. Il avait cru d'abord à la victoire
avec cette solide et vantarde confiance de chauvin dont tout bourgeois
français était gonflé avant cette fatale année
de 1870. Maintenant, pendant ces défaites sanglantes, ces débâcles,
ces retraites, il murmurait avec la conviction inébranlable
d'un homme qui a réussi sans cesse en ses projets: "Bah!
c'est une rude épreuve, mais la France se relève toujours."
Sa fille courut à lui, les bras ouverts, tandis que le petit
Henri lui saisissait une main. Beaucoup de baisers furent échangés.
Elle demanda:
- Rien de nouveau?
- Si. On dit que les Prussiens sont entrés à Rouen aujourd'hui.
L'armée du général Briant s'est repliée
sur Le Havre par la rive gauche. Elle doit être maintenant à
Pont-Audemer. Une flotte de chalands et de bateaux à vapeur
l'attend à Honfleur pour la transporter au Havre.
La comtesse frémit. Comment! les Prussiens étaient si
près, dans le pays, à Rouen, à quelques lieues!
Elle murmura:
- Mais nous courons un grand danger, mon père.
- Il répondit:
- Il est certain que nous ne sommes pas absolument en sécurité.
Mais ils ont l'ordre de respecter toujours l'habitant inoffensif et
les maisons qui n'ont pas été abandonnées. Sans
cette règle, toujours observée par eux, je serais venu
m'installer ici. Mais un vieux homme comme moi ne te servirait pas
à grand-chose et je puis sauver mes usines. Qu'ils me trouvent
ou qu'ils ne me trouvent pas près de toi, comme il ne faut
ni résister ni faire le méchant, il y a plus de risques
à quitter Dieppedalle qu'à venir ici.
Elle murmura, effrayée, effarée:
- Mais moi, toute seule dans ce château, je perdrais la tète
au milieu de ces sauvages.
Comprenant en vérité qu'il était impossible de
laisser sa fille seule sous cette terrible menace imminente, car il
n'y avait pas encore songé, et cette idée, pour la première
fois, le frappait fortement, il répondit:
- Tu as raison, tout de même. Ce soir il n'y a pas de danger,
car ils ne vont pas s'aventurer la nuit de leur arrivée dam
ce pays inconnu. je retournerai à Dieppedalle prendre toutes
mes dispositions, et, demain, je viens coucher ici, et j'y reste jusqu'à
la fin de l'occupation. Elle l'embrassa, sachant par sa fine observation
de femme, qui le connaissait bien, quel immense sacrifice il lui faisait
en abandonnant ses usines, et elle dit:
- Merci, papa.
La petite bonne Annette entra, venant chercher l'enfant; et le regard
de M. Boutemart sur elle, celui plus discret, presque imperceptible,
que la rusée Normande lui rendit, firent monter un peu de rouge
sur les joues pâles de la comtesse, car elle commençait
à soupçonner l'attention de son père pour la
servante, et le consentement de celle-ci.
Depuis la mort de sa femme, arrivée voici juste neuf ans, M.
Boutemart, qui ne quittait jamais Dieppedalle et ses établissements
chimiques, avait eu dans le pays quelques relations, découvertes
par hasard, révélant chez lui des goûts faciles,
presque vulgaires, et dont Mme de Brémontal souffrait beaucoup,
dans son orgueil de fille et dans cette petite vanité nobiliaire,
très légère, entrée en elle quand elle
devint comtesse et châtelaine du pays.
Le petit Henri embrassa sa mère et son grand-père, puis
s'en alla en envoyant encore des baisers de la main.
Comme il sortait, la cloche de la porte d'entrée tinta, annonçant
l'arrivée des deux derniers convives. Ils parurent. L'abbé
Marvaux entra le premier, grand, maigre, très droit, avec une
figure marquée de rides profondes sur le front et sur les joues.
On voyait, on devinait que cet homme avait souffert beaucoup, et qu'il
devait être aussi rongé par une âme de penseur
triste, une de ces âmes qui font de bonne heure aux visages
des masques de fatigue.
D'origine noble, car il se nommait M. de Marvaux, il était
un peu cousin, de très loin, des Brémontal. Il avait
commencé sa vie dans la carrière militaire, autant pour
occuper son désoeuvrement que pour répondre à
un besoin d'action violente, de lutte et de vague héroïsme,
qu'il sentait en lui. Instruit, nourri de philosophie, il éprouva
bientôt un grand ennui de l'existence oisive des garnisons,
et ce fut avec plaisir qu'il partit, en 1859, pour la campagne d'Italie.
Il prit part, bravement, à plusieurs batailles, mais par un
bizarre revirement d'esprit, par une de ces étranges anomalies
qui mettent parfois dans les êtres les instincts les plus opposés
et les plus contradictoires, la vue de ces massacres, de ces troupeaux
d'hommes broyés par les mitrailles, lui donna bientôt
la haine et l'horreur de la guerre. Il y fut pourtant remarqué,
décoré, et y obtint le grade de capitaine; mais, une
fois la campagne finie, il donna sa démission.
Après quelques années de vie libre occupée par
des études et des lectures, et des brochures publiées,
car il aimait les choses de la pensée, il rencontra une jeune
veuve qui lui plut, et l'épousa. Il en eut une fille; puis
la mère et l'enfant moururent, dans la même semaine,
de la fièvre typhoïde.
Que se passa-t-il en lui? Quel mysticisme étrange s'éveilla
dans son esprit après cet événement lugubre?
Il entra dans les ordres et se fit prêtre; mais, à partir
du jour où il fut vêtu de la soutane noire, il ne porta
plus jamais son ruban rouge gagné sur le champ de bataille,
et il l'appelait sa tache de sang.
Il aurait pu avoir, dans cette carrière nouvelle, un bel avenir
sacerdotal; il préféra rester curé de campagne
en son pays d'origine. Peut-être aussi l'indépendance
de son caractère, la hardiesse de sa parole, le rendirent-elles
suspect à l'évêché. Car il tint tête
à l'évêque, plusieurs fois, en des discussions
théologiques et dogmatiques, et, comme il était fort
érudit et fort éloquent, il triompha dans ces luttes.
Sans ambition, d'ailleurs, revenu de tout, il se décida ou
se résigna à vivre dans ce beau pays qu'il adorait,
et, comme il possédait une certaine fortune, il y fit beaucoup
de bien. On l'aima, on le respecta. Il devint un prêtre généreux,
secourable à tous, unique dans la contrée, que la vénération
populaire protégea et défendit contre la malveillance
croissante et les suspicions de ses supérieurs. Le docteur
Paturel, qui le suivait, était un petit homme bedonnant, qu'aurait
été tout à fait chauve s'il n'avait gardé
sur les tempes, au bord du crâne, deux plaques de cheveux blancs
frisés pareils à deux houppes à poudre de riz.
Dès qu'ils furent entrés, on annonça le dîner
servi, et la comtesse de Brémontal, prenant le bras du médecin,
passa dans la salle à manger.
A peine assis devant son assiette de potage, le prêtre demanda:
- Vous savez qu'ils sont à Rouen?
Des "oui" murmurés lui répondirent. Puis M.
Boutemart interrogea:
- Avez-vous des détails récents?
- Quelques-uns. Les trois corps de l'armée envahissante se
sont présentés, juste au même moment, à
trois portes de la cité, et les avant-gardes se sont rencontrées
place de l'Hôtel-de-Ville, presque à la même minute.
Le médecin ajouta:
- J'étais hier à Bourg-Achard quand j'ai vu passer l'armée
française en retraite.
Et ils discutèrent sur une masse de détails, à
mi-voix, comme s'ils eussent senti quelque part autour d'eux la présence
redoutable des vainqueurs.
- Aujourd'hui, dit le prêtre, voici la première fois,
depuis que j'ai quitté l'année, que je regrette de n'être
plus soldat.
La jeune femme demanda, secouée d'angoisse:
- Croyez-vous qu'ils viennent par ici?
L'abbé Marvaux l'affirma, puis reprit:
- Vous êtes encore sans nouvelles de votre mari, madame la comtesse?
Elle murmura, désespérée:
- Oui, monsieur le curé.
Mais Boutemart, toujours convaincu que les événements
qui le touchaient finiraient par bien tourner, ajouta:
- Bah! il est prisonnier. Il reviendra après la guerre.
La comtesse balbutia:
- Prisonnier... ou mort.
Son père, que les idées tristes agaçaient, eut
un frémissement d'impatience.
- Pourquoi te fais-tu des inventions pareilles? Tu vis dans l'attente
du malheur comme s'il n'y avait que cela sur la terre.
L'abbé Marvaux murmura:
- Il n'y a guère autre chose, pourtant, monsieur, quand on
y regarde de bien près. Songez à la France en ce moment.
Boutemart n'y consentit pas.
- Mais non, mais non: tenez, moi, je n'ai jamais été
malheureux.
Sa fille lui dit tristement:
- C'est que tu n'as désiré et cherché que la
fortune. Tu l'as eue.
Il se mit à rire.
- Parbleu! On a tout avec la fortune. Le reste est de la blague. Mais,
dans le cas qui nous occupe, il est indubitable que les listes des
morts ont été presque partout établies et communiqué
déjà aux familles. Quant aux prisonniers, on ne peut
pas les connaître.
Elle gémit:
- Il y a aussi les disparus.
Et Bouternart, avec à-propos, répliqua:
- Ce sont les revenants de demain.
Le médecin prit part à la conversation.
Moi, j'ai assez de chance, dit-il, je sais où se trouve mon
fils. Il est à l'armée de Faidherbe, et nous échangeons
des lettres. Puis j'ai encore eu la veine qu'il fût reçu
docteur avant la guerre, et les médecins n'ont pas grand-chose
à craindre à l'armée. Mais tout ce que je dis
n'empêche pas ma femme d'être dans un état affreux,
car elle l'aime tant, son cher Jules.
Il fit l'éloge de son fils, dont les études médicales
à Paris avaient été si brillantes que ses professeurs,
après le doctorat passé, l'avaient engagé tous
ensemble à continuer jusqu'à l'agrégation. Ah!
en voilà un qui ne moisirait pas en province, ce petit-là.
Il serait un grand médecin, un grand médecin de la capitale.
Et la conversation traîna sur des sujets quelconques, paralysée
par cette idée de l'invasion qui planait.
Après que les hommes eurent pris leur café et fumé
leurs cigares, ils revinrent au salon, près de la comtesse,
qui brûlait ses pieds au feu. Elle avait froid pourtant, froid
partout, dans le coeur et dans le corps.
M. Boutemart parla le premier de s'en aller. Ses usines le préoccupaient
et il demanda sa voiture à neuf heures et demie sous prétexte
que par ce temps il ne fallait pas rentrer trop tard. Les deux autres
l'imitèrent, chaussant des espèces de bottes pour gagner,
à travers la neige, le bac du bord de la Seine, et la comtesse
resta seule.
Elle feuilleta quelques livres sans y prendre intérêt,
comprenant à peine ce qu'elle lisait. Elle choisit dans ses
poètes les pièces de vers auxquelles elle revenait le
plus souvent. Elles lui parurent banales, inutiles, décolorées;
et elle se rassit devant le feu. Allait-elle se coucher? non, pas
tout de suite, car elle ne dormirait pas; et elle les connaissait,
ces interminables insomnies que mesurent, en les rendant douloureuses
comme une agonie nocturne de l'esprit et du corps, les tintements
réguliers du timbre de la pendule.
Alors elle songea. Des souvenirs lui revenaient, d'elle et d'autrefois,
ces souvenirs intimes, évoqués dans les heures lugubres,
confidences sur soi-même, qu'on ne fait qu'à soi.
Elle se rappelait son enfance dans ce même pays, dans la maison
des parents à Dieppedalle, bâtie devant les établissements,
sa mère, sa bonne mère, sa mère chérie,
qu'elle avait vue mourir. Et elle pleurait, les yeux sous ses mains.
Son père, petit commerçant d'abord, héritier
d'un grand terrain au bord de la Seine, et d'une fabrique d'acides
et de vinaigres artificiels, avait fini par gagner une très
grosse fortune dans les produits chimiques. Il avait épousé
la fille d'un officier du Premier Empire, jeune personne jolie, indépendante
et poétique, comme on l'était à cette époque.
Un peu mélancolique, aussi, après cette union qui ne
contentait pas absolument son rêve de jeunesse, elle se consola
dans un amour de ce qu'on appelait alors "la Nature" en
donnant à ce mot un sens aujourd'hui presque oublié.
Elle aima ce pays superbe, planté d'arbres et arrosé
d'eau, cette côte, au pied de laquelle fumaient les cheminées
de son mari, mais qui portait aussi sur son faite l'admirable forêt
de Roumare allant de Rouen jusqu'à Jumièges. Elle se
fit en outre une bibliothèque de romans, de philosophes, de
poètes, et elle passa sa vie à lire et à songer.
Le soir, au crépuscule, se promenant le long de la Seine pleine
d'îles vertes empanachées de grands peupliers, elle récitait
à mi-voix, pour elle, pour elle toute seule, des vers de Chénier
et de Lamartine. Puis elle s'enthousiasma de Victor Hugo, elle adora
Musset. Etant devenue mère d'une fille, elle l'éleva
avec une tendresse ardente, une tendresse augmentée sentimentalement
par toute la littérature dont elle était nourrie.
L'enfant grandit, très semblable à sa mère, charmante
et intelligente. On les enviait dans Rouen et on disait de Mme Boutemart:
"C'est une personne de grande valeur."
La fillette, dont elle faisait l'éducation avec un soin passionné,
aidée d'une institutrice, était déjà à
seize ans une jeune personne qui avait l'air d'une petite femme, une
brunette, aux yeux violets, de la couleur exacte des fleurs de pervenche,
nuance si rare.
Et l'enfant presque adulte, à qui sa mère avait permis
beaucoup de lectures déjà, développait de la
même façon sa jeune âme et sa sensibilité
naissante. Elle ouvrait parfois, en cachette, les autres livres, ceux
qu'on ne lui permettait point, et elle savait déjà par
coeur certains vers qui lui semblaient doux comme des parfums, des
sons de musique ou des souffles de vent.
Ces gens étaient heureux tout à fait ou presque tout
à fait, quand, par un hiver très froid, Mme Boutemart,
après une promenade trop longue dans la forêt pleine
de neige, dut prendre le lit, atteinte d'une fluxion de poitrine qui
l'emporta en une semaine.
Resté seul avec sa fille, le père se demanda s'il ne
fallait pas la garder près de lui, car il serait bien seul,
bien abandonné, dans cette campagne, au milieu de ses ouvriers
et de ses machines.
Mais sa soeur, veuve sans enfant d'un ingénieur des Ponts et
Chaussées, et riche d'une aisance suffisante, consentit à
quitter Paris pendant quelques mois pour venir les passer près
de lui et atténuer ainsi les premières atteintes du
chagrin et de l'isolement.
C'était une femme d'esprit pondéré autant que
son frère et de sens rassis, qui avait toujours tiré
des événements et des choses le plus de parti possible.
Tranquille sur son sort, ayant passé la quarantaine et douée
d'une nature calme, elle ne demandait rien de plus au destin.
Elle s'éprit vite de sa nièce, et quand Boutemart lui
parla de garder la jeune fille près de lui, elle l'en dissuada
de toute sa force en lui représentant que Germaine deviendrait,
aux jours du mariage, une personne fort recherchée. Il fallait
avant tout achever son instruction et son éducation aussi parfaitement
que possible. Cela ne pouvait se faire qu'à Paris. Elle serait
un très beau parti et il fallait qu'elle n'ignorât rien
de ce qu'elle devait savoir, comme connaissances sérieuses
pour commencer, et puis comme arts d'agréments, danse, musique,
et tant de choses encore qui complètent la dot d'une fille
riche. Il la mettrait donc dans une grande maison d'éducation,
et la tante se chargeait de l'aller voir souvent, très souvent,
de la faire sortir toutes les semaines, et même de la garder
quelques jours chez elle, de temps en temps.
Cette femme, dont le mari avait rempli de hautes fonctions au Ministère
des travaux publics, garda dans son veuvage de belles relations, et
elle était fort bien vue. Son frère, comprenant tous
les avantages de cette combinaison, l'accepta donc, et la tante, au
commencement du printemps, emmena sa nièce avec elle.
Elle la fit entrer dans une de ces élégantes pensions
mondaines où l'on élève les orphelines bien nées,
et où l'on garde des étrangères opulentes pendant
que les parents voyagent. Elle y eut un joli logement, une femme de
chambre, et des professeurs de choix. Elle suivit aussi des cours
en ville, ces cours de demoiselles où la moitié des
jeunes filles de Paris se rencontrent et font connaissance pour plus
tard, celles de la bourgeoisie et celles de la noblesse, les demi-riches,
les riches et les très riches.
Sa tante la vint chercher pour faire des promenades, la distraire,
lui montrer la ville, les monuments, les musées. La cruelle
mélancolie dont Germaine demeurait pénétrée
depuis la mort de sa mère parut enfin s'atténuer un
peu. Ses jolis yeux violets, aux paupières devenues souvent
rouges de larmes par le souvenir de sa bien-aimée maman, retrouvèrent
leur fraîcheur violette.
Cependant elle pensait beaucoup à la maison de Dieppedalle,
au père resté seul, et elle regrettait l'espace, la
campagne et la liberté.
Elle connut déjà cette petite nostalgie invincible des
dépaysés, dont souffrent, quand ils sont emprisonnés
dans les cités, par leur devoir ou leur profession, presque
tous ceux dont les poumons, les yeux et la peau ont eu pour nourriture
première le grand ciel et l'air pur des champs et dont les
petits pieds ont couru d'abord dans les chemins des bois, les sentes
des prés et l'herbe des rives. De même les enfants de
Paris exilés en des professions ou des fonctions provinciales
souffrent, toute leur vie, comme d'une privation physique, du besoin
irrésistible des trottoirs et des grandes rues peuplées
de monde.
Quand vint le moment des vacances, Germaine partit avec bonheur pour
la Normandie; et ce fut une peine pour son coeur, lorsque, à
l'automne, elle revint à Paris. Elle y passa trois hivers,
de seize à dix-neuf ans. M. Boutemart la reprit alors afin
d'adoucir son isolement de veuf.
Puis un projet de mariage lui était venu pour sa fille. Il
savait son goût prononcé pour la campagne où elle
avait été élevée, et il trouvait lui-même
un grand avantage, un avantage de bien-être, d'affection, de
sentiment, de gâteries, d'égoïsme satisfait jusqu'à
la fin de sa vie, s'il découvrait le moyen de la fixer et de
la garder dans son voisinage.
Or il était d'ordinaire habile à les dénicher
partout autour de lui, les moyens dont il avait besoin.
Il connaissait depuis longtemps par des relations de Conseil général,
dont ils étaient membres tous les deux, de voisinage et de
chasse, un de ses voisins, le comte de Brémontal, propriétaire
du château du Bec, à Sahurs, en face de La Bouille, à
quelques kilomètres seulement de Dieppedalle. C'était
un homme de vingt-huit ans, orphelin de père et de mère,
maître d'une très belle fortune foncière, fort
bien de sa personne, excellent cavalier et grand chasseur. Toute son
ambition et son plaisir dans la vie consistaient à bien administrer
ses vastes propriétés, à faire de l'élevage
et de la culture. Il s'y entendait fort bien, animé par cet
amour du terroir si fort dans les coeurs normands. Il avait de l'esprit,
l'esprit du pays, un peu lourd, mais gai, et un air très comme
il faut, même distingué, de gentilhomme campagnard, capable
de faire bonne figure partout.
Boutemart le choya, le cajola, le séduisit, devint son ami,
son compagnon de chasse et de plaisir. Ils dînèrent l'un
chez l'autre souvent, et quand la jeune fille rentra tout à
fait chez son père, elle y trouva cet agréable voisin
installé presque comme chez lui.
Il lui parut fort bien. Elle lui sembla charmante. Montant tous les
deux à cheval ensemble ils firent de longues excursions dans
la forêt de Roumare, toujours suivis d'un groom pour respecter
tous les préjugés.
On organisa des promenades, des parties de campagne, des fêtes
champêtres avec toutes les familles convenables du pays. Il
s'éprit d'elle enfin, fit sa cour et éveilla bientôt
ce désir de plaire, de séduire, de conquérir,
qui dort dans le coeur des jeunes filles. Elle fut aimable, puis coquette,
et il l'aima très ardemment en homme simple qu'il était.
Il fit sa demande de mariage après six mois d'assiduités.
Germaine consultée l'agréa, et le père dit "oui"
de tout son coeur.
Ce fut un bon ménage à qui vint un fils seulement après
cinq ans d'union.
La comtesse s'éprit pour son enfant d'un amour maternel extrême.
Ce fut en elle la révélation d'un instinct puissant,
insoupçonné jusque-là dans sa chair, et elle
en désira d'autres.
Elle avait envie surtout d'une fille, pour l'élever suivant
son âme, ses goûts, son idéal de femme.
Son désir ne se réalisant pas vite, elle s'attrista,
s'inquiéta, et, troublée devant cet insaisissable rêve,
adressa au Ciel sa plainte d'épouse. Une espèce de dévotion
particulière et mystique la poussa vers Marie, patronne des
mères. Elle ne l'implorait pas, comme implorent les fanatiques,
avec des mots et des formules, mais elle lui envoyait du fond du coeur
une constante et tendre prière.
Ce n'était pas une dévote; elle n'était pas même
ardemment croyante, ayant été élevée entre
un père indifférent à ces choses et une mère
presque incrédule. Mme Boutemart, en effet, née à
l'époque où les grandes luttes morales, philosophiques
et religieuses de la Révolution avaient fait disparaître
les croyances pieuses dans beaucoup de familles, garda toute sa vie
les opinions indépendantes que lui inculqua son père.
Sa fille Germaine fut cependant baptisée et fit sa première
communion, mais elle ne reçut ensuite de sa mère aucune
doctrine et aucune ferveur religieuses.
Or, quand elle devint orpheline et alla passer trois ans dans l'élégante
pension de Paris où elle compléta son éducation
dans tous les genres, on lui donna de la foi chrétienne comme
de l'histoire et de la musique. Le prêtre directeur, chargé
de conduire à Dieu les âmes de ces demoiselles, était
un homme habile, insinuant, persuasif et dominateur. Quand il découvrit
les croyances indécises et nonchalantes de Germaine, il s'attacha
à la convertir avec une ténacité de missionnaire.
Il réussit seulement à en faire une demi-fervente, qui
crut bientôt de tout son coeur et de toute son imagination à
la si touchante légende chrétienne.
Elle eut des accès de tendresse sentimentale et de doux élans
de piété vers le Sauveur et sa mère, la Vierge,
mais elle ne fut jamais dominé par les pratiques du culte,
qu'elle estimait faites pour le peuple. Elle s'y prêta cependant
de bonne volonté, suivit la messe du dimanche, et remplit ses
devoirs obligatoires autant par conscience que par tenue.
Donc, à la Vierge Marie, mère du Christ, elle demandait
un enfant, une fille; elle ne fut point exaucée, et la guerre
de 1870, déclarée brusquement, eut plus d'influence
pour satisfaire ce voeu que ses implorations au Ciel.
Quoique dégagé des obligations du service militaire,
M. de Brémontal, patriote ardent, à la première
nouvelle de la France en danger, voulut s'engager et partir. Germaine
qui l'aimait bien, sans grande passion, mais en compagne fidèle
et dévouée, bien plus mère que femme, eut une
peur affreuse de le perdre, car elle ne désirait rien autre
chose que de finir sa vie près de lui, dans ce château
qui lui plaisait, dans ce pays qu'elle adorait, avec des enfants autour
d'elle.
La pensée des dangers qu'il allait courir, la possibilité
de sa mort, l'inquiétude dont elle souffrirait pendant cette
absence périlleuse, lui firent décider de tout tenter,
de tout faire, de tout inventer pour anéantir sa résolution.
Que fit-elle? Ce que toute femme jolie et jeune eût essayé;
elle redevint tendre, avec des subtilités de coquetteries si
souples qu'il y fut pris comme à un amour nouveau. Elle retrouva,
pour le mari que son coeur poussait vers un grand devoir, des séductions
inattendues d'épouse, qui s'attache et se donne comme une maîtresse
éprise.
Jamais elle n'avait été cela pour lui, jamais il n'avait
senti venir d'elle cette séduction troublante, ce charme si
captivant des baisers qui font tout oublier et consentir à
tout. Et il découvrait soudain cet abandon passionné
dans sa femme avec un étonnement ravi. Conquis, il céda
d'abord à toutes les tendresses, à toutes les caresses,
à toutes les adresses d'amour dont elle l'enlaçait et
l'enchaînait.
Mais, quand la déroute des années françaises
devint irréparable, quand les grands désastres furent
connus, quand la ruine du pays fut imminente, son coeur de gentilhomme
patriote battit plus fort que son coeur d'amant. Fils d'anciens seigneurs
normands, héritier de leur bravoure et de leur aventureuse
audace, il sentit, il comprit qu'il devait donner l'exemple du courage
autour de lui, et il s'en alla brusquement un matin, avec des larmes
dans les yeux et du désespoir dans l'âme. Pendant plusieurs
semaines elle reçut des lettres de son mari, et elle apprit
qu'il avait pu rejoindre l'année du général Chanzy
qui luttait encore. Puis toute nouvelle cessa. Puis elle tomba malade,
et voilà qu'un jour, ce qui à tout autre instant lui
aurait été un si grand bonheur lui fut révélé
par le docteur Paturel appelé en consultation. Elle allait
devenir mère.
Oh! quels mois terribles elle passa, cinq mois d'angoisses épouvantables
pendant lesquels elle ne reçut rien de lui. Etait-il mort ou
prisonnier?
Cette phrase, toujours la même, hantait sa pensée, obsédait
ses nuits et ses jours.
Et maintenant encore, elle la répétait en marchant d'un
bout à l'autre du salon.
Les heures et les demies sonnaient l'une après l'autre sur
le timbre du cartel, et la comtesse ne se décidait point à
monter. Une détresse plus poignante que celle des autres soirs,
une espèce de pressentiment sinistre opprimait son âme.
Elle s'assit, se releva, se remit à songer, puis, lasse d'esprit
comme de corps, elle apporta les coussins du divan et fit avec son
grand fauteuil une sorte de lit devant le feu pour essayer de sommeiller
là quelque temps encore, tant sa chambre lui faisait peur.
Ses yeux enfin s'alourdissaient et sa pensée s'engourdissait
dans ce trouble de la vie qui s'endort, de l'être anéanti
par le repos, quand un bruit bizarre, inconnu, la fit tressaillir
et la redressa.
Elle écoutait, haletante. C'étaient des voix qui approchaient,
des voix d'hommes. Alors, courant à la fenêtre, elle
l'entrouvrit pour mieux entendre derrière l'auvent. Elle distingua
des pas de chevaux dans la neige, un bruit de fers, de sabres heurtés;
et les voix, de plus en plus proches, prononçaient des mots
étrangers.
Eux! C'étaient les Prussiens!
Elle s'élança vers la sonnette et sonna, sonna de toute
sa force, comme on sonne le tocsin dans les pressants périls.
Puis l'image de son enfant, de son petit Henri, la frappant comme
une balle au coeur, elle s'élança dans l'escalier vers
sa chambre.
Les domestiques, réveillés, accouraient, une bougie
à la main, à peine vêtus: le valet de pied, le
cocher, une servante, une cuisinière et la bonne de l'enfant.
La comtesse criait:
- Les Prussiens! les Prussiens
Au même instant, un coup si fort ébranla la grande porte
qu'on eût dit un choc de bélier; et une voix puissante
cria du dehors un commandement en allemand, que personne ne comprit
au-dedans.
Alors Mme de Brémontal ordonna à ses deux vieux serviteurs:
- Il ne faut pas leur résister, pour éviter des violences.
Allez bien vite leur ouvrir, et donnez-leur ce qu'ils voudront. Moi,
je m'enferme avec mon fils. S'ils vous parlent de moi, dites que je
suis malade, incapable de descendre. Un autre coup ébranla
la porte, et fit vibrer tout le château. Un autre encore le
suivit, puis un autre, puis un autre. Ils sonnaient dans le couloir
comme le canon. Des voix hurlaient sous les murs; on eût dit
un siège commencé.
La comtesse disparut avec Annette dans la chambre du petit, tandis
que les deux hommes descendaient à toutes jambes pour ouvrir
aux envahisseurs, et que la cuisinière et la servante, éperdues
de peur, restaient debout sur les marches de l'escalier afin d'attendre
les événements, et de fuir par toute issue ouverte.
Quand Mme de Brémontal ouvrit les rideaux du lit d'Henri, il
dormait, n'ayant rien entendu dans son sommeil sans inquiétudes.
Sa mère, en l'éveillant, ne savait quoi lui dire sans
trop l'émouvoir ou le terrifier en lui annonçant la
présence des vilains hommes qui étaient en bas avec
des armes.
Lorsqu'il eut ouvert les yeux sous ses baisers, elle lui raconta que
des soldats passant par le pays étaient entrés dans
le château; et comme il entendait souvent parler de la guerre,
il demanda:
- C'est des soldats ennemis, maman?
- Oui, mon enfant, des soldats ennemis.
- Sais-tu s'ils ont vu papa?
Elle reçut au coeur une commotion terrible et répondit:
- Je ne sais pas, mon chéri.
Elle l'habillait avec Annette, bien vite, en le couvrant de ses vêtements
les plus chauds, car on ne pouvait rien savoir ni rien prévoir.
Les heurts de bélier avaient cessé. On n'entendait maintenant
qu'une grande rumeur de voix et des cliquetis de sabres dans l'intérieur
du château. C'était la prise de possession, l'invasion
du logis, le viol de l'intimité sacrée de la demeure.
La comtesse tressaillait en les entendant, et sentait s'éveiller
en elle une révolte furieuse de colère et d'indignation.
Chez elle. Ils étaient chez elle, ces Prussiens haïs,
maîtres absolus, libres de tout faire, puissants jusqu'à
tuer.
Des coups de doigt soudain heurtèrent sa porte.
Elle demanda:
- Qui est là?
La voix de son valet de pied répondit:
- C'est moi, madame la comtesse.
Elle ouvrit. Le domestique parut, et elle balbutia:
- Eh bien?
- Eh bien! Ils veulent que Madame descende.
- Je ne veux pas.
- Ils ont dit que si Madame ne voulait pas, ils monteraient la chercher.
Elle n'eut pas peur. Tout son sang-froid lui était revenu,
et un courage de femme exaspérée. C'était la
guerre, eh bien! elle se conduirait comme un homme.
- Répondez-leur que je n'ai pas d'ordre à recevoir d'eux
et que je reste ici.
Pierre hésitait, ayant compris que l'officier commandant était
une brute.
Mais elle répéta d'un ton si ferme: "Allez",
qu'il obéit. Elle ne tourna point la clef derrière lui,
pour n'avoir pas l'air de se cacher, et elle attendit, palpitante.
Des pas pesants montèrent bientôt l'escalier, ceux de
plusieurs hommes, et, de nouveau, on heurta sa porte.
Elle demanda:
- Qui est là?
Une voix étrangère prononça:
- Un officier prussien.
- Entrez, dit-elle.
Un jeune homme de grande taille se présente, salua, et, en
bon français, presque sans accent:
- Je vous prie de m'excuser, madame, si j'exécute l'ordre de
mon supérieur, qui m'a chargé de vous amener près
de lui. Voulez-vous descendre de bonne grâce? C'est ce que vous
avez de mieux à faire, et pour vous, et pour nous.
Elle hésita une seconde, puis:
- Oui, monsieur, je vous suis.
Et, appelant son domestique debout derrière l'officier:
- Prenez le petit dans vos bras et suivez-moi. Je ne veux pas nous
séparer.
L'homme obéit et la suivit, portant son fils. Alors elle passa
devant le Prussien et descendit à pas lents, gênée
par sa taille, se soutenant à la rampe, et Annette demeura
seule dans la chambre, trop paralysée de terreur pour faire
le moindre mouvement.
En arrivant à l'entrée du salon elle aperçut
sept ou huit officiers, installés déjà comme
chez eux, la troupe étant au village. Ils fumaient, allongés
dans les fauteuils, les sabres jetés sur la table, sur les
livres, sur les poètes, tandis que deux plantons gardaient
la porte.
Du premier coup d'oeil elle distingua le chef, le dos au feu, une
semelle levée à la flamme. Il avait gardé sa
casquette d'uniforme, et dans sa figure poilue de barbe rousse semblaient
luire la joie de la victoire et le plaisir d'avoir chaud.
En la voyant entrer il fit de la main un léger salut militaire
sans se découvrir, impertinent et bref, puis il dit avec cette
prononciation allemande qui parait grasse de choucroute et de saucisse:
- Fous êtes la tame de ce château?
Elle était debout devant lui, sans avoir rendu son insolent
salut, et elle répondit un "oui" si sec que tous
les yeux allèrent de la femme au soldat.
Il ne s'émut pas et reprit:
- Gompien êtes-fous de bersonnes ici?
- J'ai deux vieux domestiques, trois bonnes et trois valets de ferme.
- Fotre mari, qu'est-ce qu'il fait? où est-il?
Elle répondit hardiment:
- Il est soldat, comme vous; et il se bat.
L'officier répliqua avec insolence:
- Eh pien! il est battu alors.
Et il rit d'un gros rire barbu. Puis, quand il eut ri, deux ou trois
rirent, aussi lourdement, avec des timbres différents, qui
donnaient la note des gaietés teutonnes. Les autres se taisaient
en examinant avec attention cette Française courageuse.
Alors elle dit, bravant le chef d'un regard intrépide:
- Monsieur, vous n'êtes pas un gentilhomme, pour venir insulter
une femme chez elle, comme vous faites.
- Un grand silence suivit, assez long, terrible. Le soldat germain
demeurait impassible, riant toujours, en maître qui peut tout
vouloir à son gré.
- Mais non, dit-il, fous n'êtes pas chez fous; fous êtes
chez nous. Il n'y a plus bersonne chez lui en France. Et il rit encore,
avec la certitude ravie d'affirmer là une vérité
incontestable et stupéfiante.
Elle répondit exaspérée:
- La violence n'est pas un droit. C'est un forfait. Vous n'êtes
pas plus chez vous qu'un voleur dans la maison dévalisée.
Une colère s'alluma dans les yeux du Prussien.
- Che fas fous proufer que c'est fous qui n'êtes pas chez fous.
Car je fous ordonne de quitter cette maison, ou pien je fous en fais
chasser.
Au bruit de cette voix méchante, dure et forte, le petit Henri,
plus surpris jusque-là qu'effrayé par ces hommes, se
mit à pousser des cris perçants.
En entendant pleurer l'enfant, la comtesse perdit la tête et
l'idée des brutalités auxquelles cette soldatesque se
pouvait livrer, des dangers que son cher petit pouvait courir, lui
mit au coeur subitement l'envie folle, irrésistible, de s'en
aller, de fuir n'importe où, dans une chaumière du village.
On la jetait dehors. Tant mieux!