ALGER
Féerie
inespérée et qui ravit l'esprit! Alger a passé
mes attentes. Qu'elle est jolie, la ville de neige sous l'éblouissante
lumière! Une immense terrasse longe le port, soutenue par des
arcades élégantes. Au-dessus s'élèvent
de grands hôtels européens et le quartier français,
au-dessus encore s'échelonne la ville arabe, amoncellement
de petites maisons blanches, bizarres, enchevêtrées les
unes dans les autres, séparées par des rues qui ressemblent
à des souterrains clairs. L'étage supérieur est
supporté par des suites de bâtons peints en blanc; les
toits se touchent. Il y a des descentes brusques en des trous habités,
des escaliers mystérieux vers des demeures qui semblent des
terriers pleins de grouillantes familles arabes. Une femme passe,
grave et voilée, les chevilles nues, des chevilles peu troublantes,
noires des poussières accumulées sur les sueurs.
De la pointe de la jetée le coup d'oeil sur la ville est merveilleux.
On regarde, extasié, cette cascade éclatante de maisons
dégringolant les unes sur les autres du haut de la montagne
jusqu'à la mer. On dirait une écume de torrent, une
écume d'une blancheur folle; et, de place en place, comme un
bouillonnement plus gros, une mosquée éclatante luit
sous le soleil.
Partout grouille une population stupéfiante. Des gueux innombrables
vêtus d'une simple chemise, ou de deux tapis cousus en forme
de chasuble, ou d'un vieux sac percé de trous pour la tête
et les bras, toujours nu-jambes et nu-pieds, vont, viennent, s'injurient,
se battent, vermineux, loqueteux, barbouillés d'ordure et puant
la bête. Tartarin dirait qu'ils sentent le "Teur"
(Turc) et on sent le Teur partout ici.
Puis il y a tout un monde de mioches à la peau noire, métis
de Kabyles, d'Arabes, de nègres et de Blancs, fourmilière
de cireurs de bottes, harcelants comme des mouches, cabriolants et
hardis, vicieux à trois ans, malins comme des singes, qui vous
injurient en arabe et vous poursuivent en français de leur
éternel "Cïé mosieu". Ils vous tutoient
et on les tutoie. Tout le monde ici d'ailleurs se dit "tu".
Le cocher qu'on arrête dans la rue vous demande: "Où
je mènerai toi." Je signale cet usage aux cochers parisiens
qui sont dépassés en familiarité.
J'ai vu le jour même de mon arrivée un petit fait sans
importance et qui pourtant résume à peu près
l'histoire de l'Algérie et de la colonisation.
Comme j'étais assis devant un café, un jeune moricaud
s'empara, de force, de mes pieds et se mit à les cirer avec
une énergie furieuse. Après qu'il eut frotté
pendant un quart d'heure et rendu le cuir de mes bottines plus luisant
qu'une glace, je lui donnai deux sous. Il prononça "méci
mosieu", mais ne se releva pas. Il restait accroupi entre mes
jambes, tout à fait immobile, roulant des yeux comme s'il se
fût trouvé malade. Je lui dis:
- Va-t'en donc, arbico.
Il ne répondit point, ne remua pas, puis, tout à coup,
saisissant à pleins bras sa boîte de cirage il s'enfuit
de toute sa vitesse. Et j'aperçus un grand nègre de
seize ans qui se détachait d'une porte où il s'était
caché et s'élançait sur mon cireur. En quelques
bonds il l'eut rejoint, puis il le gifla, le fouilla, lui arracha
ses deux sous qu'il engloutit dans sa poche et s'en alla tranquillement
en riant, pendant que le misérable volé hurlait d'une
épouvantable façon.
J'étais indigné. Mon voisin de table, un officier d'Afrique,
un ami, me dit:
- Laissez donc, c'est la hiérarchie qui s'établit. Tant
qu'ils ne sont pas assez forts pour prendre les sous des autres, ils
cirent. Mais dès qu'ils se sentent en état de rouler
les plus petits ils ne font plus rien. Ils guettent les cireurs et
les dévalisent. Puis, mon compagnon ajouta en riant: Presque
tout le monde en fait autant ici.
Le quartier européen d'Alger, joli de loin, a, vu de près,
un aspect de ville neuve poussée sous un climat qui ne lui
conviendrait point. En débarquant, une large enseigne vous
tire l'oeil: Skating-Rink algérien; et, dès les premiers
pas, on est saisi, gêné, par la sensation du progrès
mal appliqué à ce pays, de la civilisation brutale,
gauche, peu adaptée aux moeurs, au ciel et aux gens. C'est
nous qui avons l'air de barbares au milieu de ces barbares, brutes
il est vrai, mais qui sont chez eux, et à qui les siècles
ont appris des coutumes dont nous semblons n'avoir pas encore compris
le sens. Napoléon III a dit un mot sage (peut-être soufflé
par un ministre): "Ce qu'il faut à l'Algérie, ce
ne sont pas des conquérants, mais des initiateurs." Or
nous sommes restés des conquérants brutaux, maladroits,
infatués de nos idées toutes faites. Nos moeurs imposées,
nos maisons parisiennes, nos usages choquent sur ce sol comme des
fautes grossières d'art, de sagesse et de compréhension.
Tout ce que nous faisons semble un contresens, un défi à
ce pays, non pas tant à ses habitants premiers qu'à
la terre elle-même.
J'ai vu quelques jours après mon arrivée un bal en plein
air à Mustapha. C'était la fête de Neuilly. Des
boutiques de pain d'épice, des tirs, des loteries, le jeu des
poupées et des couteaux, des somnambules, des femmes-silures,
et des calicots dansant avec des demoiselles de magasin les vrais
quadrilles de Bullier, tandis que derrière l'enceinte où
l'on payait pour entrer, dans la plaine large et sablonneuse du champ
de manoeuvres, des centaines d'Arabes, couchés, sous la lune,
immobiles en leurs loques blanches, écoutaient gravement les
refrains des chahuts sautés par les Français.