LA
CÔTE ITALIENNE
Tout
le ciel est voilé de nuages. Le jour naissant descend, grisaille,
à travers ces brumes remontées dans la nuit, et qui
étendent leur muraille sombre plus épaisse par places,
presque blanche en d'autres, entre l'aurore et nous.
On craint vaguement, avec un serrement de coeur que, jusqu'au soir,
elles n'endeuillent l'espace, et on lève sans cesse les yeux
vers elles avec une angoisse d'impatience, une sorte de muette prière.
Mais on devine, aux traînées claires qui séparent
leurs masses plus opaques, que l'astre au-dessus d'elles illumine
le ciel bleu et leur neigeuse surface. On espère. On attend.
Peu à peu elles pâlissent, s'amincissent, semblent fondre.
On sent que le soleil les brûle, les ronge, les écrase
de toutes ses ardeurs, et que l'immense plafond de nuées, trop
faible, cède, plie, se fend et craque sous une énorme
pesée de lumière.
Un point s'allume au milieu d'elles, une lueur y brille. Une brèche
est faite, un rayon glisse, oblique et long, et tombe en s'élargissant.
On dirait que le feu prend à ce trou du ciel. C'est une bouche
qui s'ouvre, grandit, s'embrase, avec des lèvres incendiées,
et crache sur les flots une cascade de clarté dorée.
Alors, en mille endroits en même temps, la voûte des ombres
se brise, s'effondre, laisse par mille plaies passer des flèches
brillantes qui se répandent en pluie sur l'eau, en semant par
l'horizon la radieuse gaieté du soleil.
L'air est rafraîchi par la nuit ; un frisson de vent, rien qu'un
frisson, caresse la mer, fait à peine frémir, en la
chatouillant, sa peau bleue et moirée. Devant nous, sur un
cône rocheux, large et haut qui semble sortir des flots et s'appuie
contre la côte, grimpe une ville pointue, peinte en rose par
les hommes, comme l'horizon par l'aurore victorieuse.
Quelques maisons bleues y font des taches charmantes. On dirait le
séjour choisi par une princesse des Mille et Une Nuits.
C'est Port-Maurice.
Quand on l'a vue ainsi, il n'y faut point aborder.
J'y suis descendu pourtant.
Dedans, une ruine. Les maisons semblent émiettées le
long des rues. Tout un côté de la cité, écroulé
vers la rive, peut-être à la suite du tremblement de
terre, étage, du haut en bas du rocher qui les porte, des murs
écrêtés et fendus, des moitiés de vieilles
demeures plâtreuses, ouvertes au vent du large. Et la peinture
si jolie de loin, quand elle s'harmonisait avec le jour naissant,
n'est plus sur ces débris, sur ces taudis, qu'un affreux badigeonnage
déteint, terni par le soleil et lavé par les pluies.
Et le long des ruelles, couloirs tortueux, pleins de pierres et de
poussière, une odeur flotte, innommable, mais explicable par
le pied des murs, si puissante, si tenace, si pénétrante,
que je retourne à bord du yacht, les yeux salis et le coeur
soulevé.
Cette ville pourtant est un chef-lieu de province. On dirait, en mettant
le pied sur cette terre italienne, un drapeau de misère.
En face, de l'autre côté du même golfe, Oneglia,
très sale aussi, très puante, bien que d'aspect moins
sinistrement pauvre et plus vivant.
Sous la porte cochère du collège royal, ouverte à
deux battants en ces jours de vacances, une vieille femme rapièce
un matelas sordide.
Nous entrons dans le port de Savone.
Un groupe d'immenses cheminées d'usines et de fonderies, qu'alimentent
chaque jour quatre ou cinq grands vapeurs anglais chargés de
charbon, projettent dans le ciel, par leurs bouches géantes,
des vomissements tortueux de fumée, retombés aussitôt
sur la ville en une pluie noire de suie, que la brise déplace
de quartier en quartier, comme une neige d'enfer.
N'allez point dans ce port, canotiers-caboteurs qui aimez garder sans
tache les voiles blanches de vos petits navires.
Savone est gentille pourtant, bien italienne, avec des rues étroites,
amusantes, pleines de marchands agités, de fruits étalés
par terre, de tomates écarlates, de courges rondes, de raisins
noirs ou jaunes et transparents comme s'ils avaient bu de la lumière,
de salades vertes épluchées à la hâte et
dont les feuilles semées à foison sur les pavés
ont l'air d'un envahissement de la ville par les jardins.
En revenant à bord du yacht j'aperçois tout à
coup, le long du quai, dans une balancelle napolitaine, sur une immense
table tenant tout le pont, quelque chose d'étrange comme un
festin d'assassins.
Sanglants, d'un rouge de meurtre, couvrant le bateau entier d'une
couleur et, au premier coup d'oeil, d'une émotion de tuerie,
de massacre, de viande déchiquetée, s'étalent
devant trente matelots aux figures brunes, soixante ou cent quartiers
de pastèques pourpres éventrées. On dirait que
ces hommes joyeux mangent à pleines dents de la bête
saignante comme les fauves dans les cages. C'est une fête. On
a invité les équipages voisins. On est content. Les
bonnets rouges sur les têtes sont moins rouges que la chair
du fruit.
Quand la nuit fut tout à fait tombée, je retournai dans
la ville.
Un bruit de musique m'attirant me la fit traverser tout entière.
Je trouvai une avenue que suivaient par groupes la bourgeoisie et
le peuple, lentement, allant vers ce concert du soir, que lui donne
deux ou trois fois par semaine l'orchestre municipal.
Ces orchestres, sur cette terre musicienne, valent, même dans
les petites villes, ceux de nos bons théâtres. Je me
rappelai celui que j'avais entendu du pont de mon bateau l'autre nuit,
et dont le souvenir me restait comme celui d'une des plus douces caresses
qu'une sensation m'ait jamais données.
L'avenue aboutissait à une place qui allait se perdre sur la
plage, et là, dans l'ombre à peine éclairée
par les taches espacées et jaunes des becs de gaz, cet orchestre
jouait je ne sais trop quoi au bord des flots.
Les vagues un peu lourdes, bien que le vent du large fût tout
à fait tombé, traînaient le long du rivage leur
bruit monotone et régulier qui rythmait le chant vif des instruments
; et le firmament violet, d'un violet presque luisant, doré
par une infinie poussière d'astres, laissait tomber sur nous
une nuit sombre et légère. Elle couvrait de ses ténèbres
transparentes la foule silencieuse à peine chuchotante, marchant
à pas lents autour du cercle des musiciens ou bien assise sur
les bancs de la promenade, sur de grosses pierres abandonnées
le long de la grève, sur d'énormes poutres étalées
à terre auprès de la haute carcasse de bois, aux côtes
encore entrouvertes d'un grand navire en construction.
Je ne sais pas si les femmes de Savone sont jolies, mais je sais qu'elles
se promènent presque toutes nu-tête, le soir, et qu'elles
ont toutes un éventail à la main. C'était charmant,
ce muet battement d'ailes prisonnières, d'ailes blanches, tachetées
ou noires, entrevues, frémissantes comme de gros papillons
de nuit tenus entre des doigts.
On retrouvait, à chaque femme rencontrée, dans chaque
groupe errant ou reposé, ce volettement captif, ce vague effort
pour s'envoler des feuilles balancées qui semblaient rafraîchir
l'air du soir, y mêler quelque chose de coquet, de féminin,
de doux à respirer pour une poitrine d'homme.
Et voilà qu'au milieu de cette palpitation d'éventails,
et de toutes ces chevelures nues autour de moi, je me mis à
rêver niaisement comme en des souvenirs de contes de fées,
comme je faisais au collège, dans le dortoir glacé,
avant de m'endormir, en songeant au roman dévoré en
cachette sous le couvercle du pupitre. Parfois ainsi, au fond de mon
coeur vieilli, empoisonné d'incrédulité, se réveille,
pendant quelques instants, mon petit coeur naïf de jeune garçon.
Une
des plus belles choses qu'on puisse voir au monde : Gênes, de
la haute mer.
Au fond du golfe, la ville se soulève comme si elle sortait
des flots, au pied de la montagne. Le long des deux côtes qui
s'arrondissent autour d'elle pour l'enfermer, la protéger et
la caresser, dirait-on, quinze petites cités, des voisines,
des vassales, des servantes, reflètent et baignent dans l'eau
leurs maisons claires. Ce sont, à gauche de leur grande patronne,
Cogoleto, Arenzano, Voltri, Pra, Pegli, Sestri-Ponente, San Pier d'Arena
; et, à droite, Sturla, Quarto, Quinto, Nervi, Bogliasco, Sori,
Recco, Camogli, dernière tache blanche sur le cap Porto-Fino
qui ferme le golfe au sud-est.
Gênes au-dessus de son port immense se dresse sur les premiers
mamelons des Alpes, qui s'élèvent par-derrière,
courbée et s'allongeant en une muraille géante. Sur
le môle une tour très haute et carrée, le phare
appelé « la Lanterne », a l'air d'une chandelle
démesurée.
On pénètre dans l'avant-port, énorme bassin admirablement
abrité où circulent, cherchant pratique, une flotte
de remorqueurs, puis, après avoir contourné la jetée
est, c'est le port lui-même, plein d'un peuple de navires, de
ces jolis navires du Midi et de l'Orient, aux nuances charmantes,
tartanes, balancelles, mahonnes, peints, voilés et mâtés
avec une fantaisie imprévue, porteurs de madones bleues et
dorées, de saints debout sur la proue et d'animaux bizarres,
qui sont aussi des protecteurs sacrés.
Toute cette flotte à bonnes vierges et à talismans est
alignée le long des quais, tournant vers le centre des bassins
ses nez inégaux et pointus. Puis apparaissent, classés
par compagnies, de puissants vapeurs en fer, étroits et hauts,
avec des formes colossales et fines. Il y a encore au milieu de ces
pèlerins de la mer des navires tout blancs, de grands trois-mâts
ou des bricks, vêtus comme les Arabes d'une robe éclatante
sur qui glisse le soleil.
Si rien n'est plus joli que l'entrée de ce port, rien n'est
plus sale que l'entrée de cette ville. Le boulevard du quai
est un marais d'ordures, et les rues étroites, originales,
enfermées comme des corridors entre deux lignes tortueuses
de maisons démesurément hautes, soulèvent incessamment
le coeur par leurs pestilentielles émanations. On éprouve
à Gênes ce qu'on éprouve à Florence et
encore plus à Venise, l'impression d'une très aristocratique
cité tombée au pouvoir d'une populace.
Ici surgit la pensée des rudes seigneurs qui se battaient ou
trafiquaient sur la mer, puis, avec l'argent de leurs conquêtes,
de leurs captures ou de leur commerce, se faisaient construire les
étonnants palais de marbre dont les rues principales sont encore
bordées.
Quand on pénètre dans ces demeures magnifiques, odieusement
peinturlurées par les descendants de ces grands citoyens de
la plus fière des républiques, et qu'on compare le style,
les cours, les jardins, les portiques, les galeries intérieures,
toute la décorative et superbe ordonnance, avec l'opulente
barbarie des plus beaux hôtels du Paris moderne, avec ces palais
de millionnaires qui ne savent toucher qu'à l'argent, qui sont
impuissants à concevoir, à désirer une belle
chose nouvelle et à la faire naître avec leur or, on
comprend alors que la vraie distinction de l'intelligence, que le
sens de la beauté rare des moindres formes, de la perfection
des proportions et des lignes, ont disparu de notre société
démocratisée, mélange de riches financiers sans
goût et de parvenus sans traditions.
C'est même une observation curieuse à faire, celle de
la banalité de l'hôtel moderne. Entrez dans les vieux
palais de Gênes, vous y verrez une succession de cours d'honneur
à galeries et à colonnades et d'escaliers de marbre
incroyablement beaux, tous différemment dessinés et
conçus par de vrais artistes, pour des hommes au regard instruit
et difficile.
Entrez dans les anciens châteaux de France, vous y trouverez
les mêmes efforts vers l'incessante rénovation du style
et de l'ornement.
Entrez ensuite dans les plus riches demeures du Paris actuel, vous
y admirerez de curieux objets anciens soigneusement catalogués,
étiquetés, exposés sous verre suivant leur valeur
connue, cotée, affirmée par des experts, mais pas une
fois vous ne resterez surpris par l'originale et neuve invention des
différentes parties de la demeure elle-même.
L'architecte est chargé de construire une belle maison de plusieurs
millions, et touche cinq ou dix pour cent sur les dépenses,
selon la quantité de travail artiste qu'il doit introduire
dans son plan.
Le tapissier, à des conditions différentes, est chargé
de la décorer. Comme ces industriels n'ignorent pas l'incompétence
native de leurs clients et ne se hasarderaient point à leur
proposer de l'inconnu, ils se contentent de recommencer à peu
près ce qu'ils ont déjà fait pour d'autres.
Quand on a visité dans Gênes ces antiques et nobles demeures,
admiré quelques tableaux et surtout trois merveilles de ce
chef-d'oeuvrier qu'on nomme Van Dyck, il ne reste plus à voir
que le Campo-Santo, cimetière moderne, musée de sculpture
funèbre le plus bizarre, le plus surprenant, le plus macabre
et le plus comique peut-être qui soit au monde. Tout le long
d'un immense quadrilatère de galerie, cloître géant
ouvert sur un préau que les tombes des pauvres couvrent d'une
neige de plaques blanches, on défile devant une procession
de bourgeois de marbre qui pleurent leurs morts.
Quel mystère ! L'exécution de ces personnages atteste
un métier remarquable, un vrai talent d'ouvriers d'art. La
nature des robes, des vestes, des pantalons y apparaît par des
procédés de facture stupéfiants. J'y vis une
toilette de moire, indiquée en cassures nettes de l'étoffe
d'une incroyable vraisemblance ; et rien n'est plus irrésistiblement
grotesque, monstrueusement ordinaire, indignement commun, que ces
gens qui pleurent des parents aimés. A qui la faute ? Au sculpteur
qui n'a vu dans la physionomie de ses modèles que la vulgarité
du bourgeois moderne, qui ne sait plus y trouver ce reflet supérieur
d'humanité entrevu si bien par les peintres flamands quand
ils exprimaient en maîtres artistes les types les plus populaires
et les plus laids de leur race. Au bourgeois peut-être que la
basse civilisation démocratique a roulé comme le galet
des mers en rongeant, en effaçant son caractère distinctif
et qui a perdu dans ce frottement les derniers signes d'originalité
dont jadis chaque classe sociale semblait dotée par la nature.
Les Génois paraissent très fiers de ce musée
surprenant qui désoriente le jugement.
Depuis
le port de Gênes jusqu'à la pointe de Porto-Fino, c'est
un chapelet de villes, un égrènement de maisons sur
les plages, entre le bleu de la mer et le vert de la montagne. La
brise du sud-est nous force à louvoyer. Elle est faible, mais
à souffles brusques qui inclinent le yacht, le lancent tout
à coup en avant, ainsi qu'un cheval s'emporte, avec deux bourrelets
d'écume qui bouillonnent à la proue comme une bave de
bête marine. Puis le vent cesse et le bateau se calme, reprend
sa petite route tranquille qui, suivant les bordées, tantôt
l'éloigne, tantôt le rapproche de la côte italienne.
Vers deux heures, le patron qui consultait l'horizon avec les jumelles,
pour reconnaître à la voilure portée et aux amures
prises par les bâtiments en vue, la force et la direction des
courants d'air, en ces parages où chaque golfe donne un vent
tempétueux ou léger, où les changements de temps
sont rapides comme une attaque de nerfs de femme, me dit brusquement
:
- Monsieur, faut amener la flèche ; les deux bricks-goélettes
qui sont devant nous viennent de serrer leurs voiles hautes. Ça
souffle là-bas.
L'ordre fut donné ; et la longue toile gonflée descendit
du sommet du mât, glissa, pendante et flasque, palpitante encore
comme un oiseau qu'on tue, le long de la misaine qui commençait
à pressentir la rafale annoncée et proche.
Il n'y avait point de vagues. Quelques petits flots seulement moutonnaient
de place en place ; mais soudain, au loin, devant nous, je vis l'eau
toute blanche, blanche comme si on étendait un drap par-dessus.
Cela venait, se rapprochait, accourait, et lorsque cette ligne cotonneuse
ne fut plus qu'à quelques centaines de mètres de nous,
toute la voilure du yacht reçut brusquement une grande secousse
du vent qui semblait galoper sur la surface de la mer, rageur et furieux,
en lui plumant le flanc comme une main plumerait le ventre d'un cygne.
Et tout ce duvet arraché de l'eau, cet épiderme d'écume
voltigeait, s'envolait, s'éparpillait sous l'attaque invisible
et sifflante de la bourrasque. Nous aussi, couchés sur le côté,
le bordage noyé dans le flot clapoteux qui montait sur le pont,
les haubans tendus, la mâture craquant, nous partîmes
d'une course affolée, gagnés par un vertige, par une
furie de vitesse. Et c'est vraiment une ivresse unique, inimaginablement
exaltante, de tenir en ses deux mains, avec tous ses muscles tendus
depuis le jarret jusqu'au cou, la longue barre de fer qui conduit
à travers les rafales cette bête emportée et inerte,
docile et sans vie, faite de toile et de bois.
Cette fureur de l'air ne dura guère que trois quarts d'heure
; et tout à coup, lorsque la Méditerranée eut
repris sa belle teinte bleue, il me sembla, tant l'atmosphère
devint douce subitement, que l'humeur du ciel s'apaisait. C'était
une colère tombée, la fin d'une matinée revêche
; et le rire joyeux du soleil se répandit largement dans l'espace.
Nous approchions du cap où j'aperçus, à l'extrémité,
au pied de la côte escarpée, dans une trouée apparue
sans accès, une église et trois maisons. Qui demeure
là, bon Dieu ? que peuvent faire ces gens ? Comment communiquent-ils
avec les autres vivants sinon par un des deux petits canots tirés
sur leur plage étroite ?
Voici la pointe doublée. La côte continue jusqu'à
Porto-Venere, à l'entrée du golfe de la Spezia. Toute
cette partie du rivage italien est incomparablement séduisante.
Dans une baie large et profonde ouverte devant nous, on entrevoit
Santa-Margherita, puis Rapallo, Chiavari. Plus loin Sestri Levante.
Le yacht ayant viré de bord glissait à deux encablures
des rochers, et voilà qu'au bout de ce cap, que nous finissions
à peine de contourner, on découvre soudain une gorge
où entre la mer, une gorge cachée, presque introuvable,
pleine d'arbres, de sapins, d'oliviers, de châtaigniers. Un
tout petit village, PortoFino, se développe en demi-lune autour
de ce calme bassin.
Nous traversons lentement le passage étroit qui relie à
la grande mer ce ravissant port naturel, et nous pénétrons
dans ce cirque de maisons couronné par un bois d'un vert puissant
et frais, reflétés l'un et l'autre dans le miroir d'eau
tranquille et rond où semblent dormir quelques barques de pêche.
Une d'elles vient à nous montée par un vieil homme.
Il nous salue, nous souhaite la bienvenue, indique le mouillage, prend
une amarre pour la porter à terre, revient offrir ses services,
ses conseils, tout ce qu'il nous plaira de lui demander, nous fait
enfin les honneurs de ce hameau de pêche. C'est le maître
de port. Jamais, peut-être, je n'ai senti une impression de
béatitude comparable à celle de l'entrée dans
cette crique verte, et un sentiment de repos, d'apaisement, d'arrêt
de l'agitation vaine où se débat la vie, plus fort et
plus soulageant que celui qui m'a saisi quand le bruit de l'ancre
tombant eut dit à tout mon être ravi que nous étions
fixés là.
Depuis huit jours je rame. Le yacht demeure immobile au milieu de
la rade minuscule et tranquille ; et moi je vais rôder dans
mon canot, le long des côtes, dans les grottes où grogne
la mer au fond des trous invisibles, et autour des îlots découpés
et bizarres qu'elle mouille de baisers sans fin à chacun de
ses soulèvements, et sur les écueils à fleur
d'eau qui portent des crinières d'herbes marines. J'aime voir
flotter sous moi, dans les ondulations de la vague insensible, ces
longues plantes rouges ou vertes où se mêlent, où
se cachent, où glissent les immenses familles à peine
closes des jeunes poissons. On dirait des semences d'aiguilles d'argent
qui viennent et qui nagent.
Quand je relève les yeux sur les rochers du rivage, j'y aperçois
des groupes de gamins nus, au corps bruni, étonnés de
ce rôdeur. Ils sont innombrables aussi, comme une autre progéniture
de la mer, comme une tribu de jeunes tritons nés d'hier qui
s'ébattent et grimpent aux rives de granit pour boire un peu
l'air de l'espace. On en trouve cachés dans toutes les crevasses,
on en aperçoit debout sur les pointes, dessinant dans le ciel
italien leurs formes jolies et frêles de statuettes de bronze.
D'autres, assis, les jambes pendantes, au bord des grosses pierres,
se reposent entre deux plongeons.
Nous avons quitté Porto-Fino pour un séjour à
Santa-Margherita. Ce n'est point un port, mais un fond de golfe un
peu abrité par un môle.
Ici, la terre est tellement captivante, qu'elle fait presque oublier
la mer. La ville est abritée par l'angle creux des deux montagnes.
Un vallon les sépare qui va vers Gênes. Sur ces deux
côtes, d'innombrables petits chemins entre deux murs de pierres,
hauts d'un mètre environ, se croisent, montent et descendent,
vont et viennent, étroits, pierreux, en ravins et en escaliers,
et séparent d'innombrables champs ou plutôt des jardins
d'oliviers et de figuiers qu'enguirlandent des pampres rouges. A travers
les feuillages brûlés des vignes grimpées dans
les arbres, on aperçoit à perte de vue la mer bleue,
des caps rouges, des villages blancs, des bois de sapins sur les pentes,
et les grands sommets de granit gris. Devant les maisons, rencontrées
de place en place, les femmes font de la dentelle. Dans tout ce pays,
d'ailleurs, on n'aperçoit guère une porte où
ne soient assises deux ou trois de ces ouvrières, travaillant
à l'ouvrage héréditaire, et maniant de leurs
doigts légers les nombreux fils blancs et noirs où pendent
et dansent, dans un sautillement éternel, de courts morceaux
de bois jaune. Elles sont souvent jolies, grandes et d'allure fière,
mais négligées, sans toilette et sans coquetterie. Beaucoup
conservent encore des traces du sang sarrasin.
Un jour, au coin d'une rue de hameau, une d'elles passa près
de moi qui me laissa l'émotion de la plus surprenante beauté
que j'aie rencontrée peut-être.
Sous une hotte lourde de cheveux sombres qui s'envolaient autour du
front, dans un désordre dédaigneux et hâtif, elle
avait une figure ovale et brune d'orientale, de fille des Maures dont
elle gardait l'ancestrale démarche ; mais le soleil des Florentines
lui avait fait une peau aux lueurs d'or. Les yeux - quels yeux ! -
longs et d'un noir impénétrable, semblaient glisser
une caresse sans regard entre des cils tellement pressés et
grands que je n'en ai jamais vu de pareils. Et la chair autour de
ces yeux s'assombrissait si étrangement, que si on ne l'eût
aperçue en pleine lumière on eût soupçonné
l'artifice des mondaines.
Lorsqu'on rencontre, vêtues de haillons, des créatures
semblables, que ne peut-on les saisir et les emporter, quand ce ne
serait que pour les parer, leur dire qu'elles sont belles et les admirer
! Qu'importe qu'elles ne comprennent pas le mystère de notre
exaltation, brutes comme toutes les idoles, ensorcelantes comme elles,
faites seulement pour être aimées par des coeurs délirants,
et fêtées par des mots dignes de leur beauté !
Si
j'avais le choix cependant entre la plus belle des créatures
vivantes et la femme peinte du Titien que, huit jours plus tard, je
revoyais dans la salle de la tribune à Florence, je prendrais
la femme peinte du Titien. Florence, qui m'appelle comme la ville
où j'aurais le plus aimé vivre autrefois, qui a pour
mes yeux et pour mon coeur un charme inexprimable, m'attire encore
presque mensuellement par cette image de femme couchée, rêve
prodigieux d'attrait charnel. Quand je songe à cette cité
si pleine de merveilles qu'on rentre à la fin des jours courbaturé
d'avoir vu comme un chasseur d'avoir marché, m'apparaît
soudain lumineuse, au milieu des souvenirs qui jaillissent, cette
grande toile longue, où se repose cette grande femme au geste
impudique, nue et blonde, éveillée et calme.
Puis après elle, après cette évocation de toute
la puissance séductrice du corps humain, surgissent, douces
et pudiques, des Vierges : celles de Raphaël d'abord. La Vierge
au Chardonneret, la Vierge du Grand-Duc, la Vierge à la Chaise,
d'autres encore, celles des primitifs, aux traits innocents, aux cheveux
pâles, idéales et mystiques, et celles des matériels,
pleines de santé.
Quand on se promène non seulement dans cette ville unique,
mais dans tout ce pays, la Toscane, où les hommes de la Renaissance
ont jeté des chefs-d'oeuvre à pleines mains, on se demande
avec stupeur ce que fut l'âme exaltée et féconde,
ivre de beauté, follement créatrice, de ces générations
secouées par un délire artiste. Dans les églises
des petites villes, où l'on va, cherchant à voir des
choses qui ne sont point indiquées au commun des errants, on
découvre sur les murs, au fond des choeurs, des peintures inestimables
de ces grands maîtres modestes, qui ne vendaient point leurs
toiles dans les Amériques encore inexplorées, et s'en
allaient, pauvres, sans espoir de fortune, travaillant pour l'art
comme de pieux ouvriers.
Et cette race sans défaillance n'a rien laissé d'inférieur.
Le même reflet d'impérissable beauté, apparu sous
le pinceau des peintres, sous le ciseau des sculpteurs, s'agrandit
en lignes de pierre sur la façade des monuments. Les églises
et leurs chapelles sont pleines de sculptures de Lucca della Robbia,
de Donatello, de Michel-Ange ; leurs portes de bronze sont de Bonannus
ou jean de Bologne.
Lorsqu'on arrive sur la piazza della Signoria, en face de la loggia
dei Lanzi, on aperçoit ensemble, sous le même portique,
l'enlèvement des Sabines, et Hercule terrassant le centaure
Nessus, de Jean de Bologne ; Persée avec la tête de Méduse
de Benvenuto Cellini ; Judith et Holopherne de Donatello. Il abritait
aussi, il y a quelques années seulement, le David de Michel-Ange.
Mais plus on est grisé, plus on est conquis par la séduction
de ce voyage dans une forêt d'oeuvres d'art, plus on se sent
aussi envahi par un bizarre sentiment de malaise qui se mêle
bientôt à la joie de voir. Il provient de l'étonnant
contraste de la foule moderne si banale, si ignorante de ce qu'elle
regarde avec les lieux qu'elle habite. On sent que l'âme délicate,
hautaine et raffinée du vieux peuple disparu qui couvrit ce
sol de chefs-d'oeuvre, n'agite plus les têtes à chapeaux
rends couleur chocolat, n'anime point les yeux indifférents,
n'exalte plus les désirs vulgaires de cette population sans
rêves.
En
revenant vers la côte, je me suis arrêté dans Pise,
pour revoir aussi la place du Dôme.
Qui pourra jamais expliquer le charme pénétrant et triste
de certaines villes presque défuntes ?
Pise est une de celles-là. A peine entré dedans, on
s'y sent à l'âme une langueur mélancolique, une
envie impuissante de partir ou de rester, une nonchalante envie de
fuir et de goûter indéfiniment la douceur morne de son
air, de son ciel, de ses maisons, de ses rues qu'habite la plus calme,
la plus morne, la plus silencieuse des populations.
La vie semble sortie d'elle comme la mer qui s'en est éloignée,
enterrant son port jadis souverain, étendant une plaine et
faisant pousser une forêt entre la rive nouvelle et la ville
abandonnée.
L'Arno la traverse de son cours jaune qui glisse, doucement onduleux,
entre deux hautes murailles supportant les deux principales promenades
bordées de maisons, jaunâtres aussi, d'hôtels et
de quelques palais modestes. Seule, bâtie sur le quai même,
coupant net sa ligne sinueuse, la petite chapelle de Santa-Maria della
Spina, appartenant au style français du XIIIe siècle,
dresse juste au-dessus de l'eau son profil ouvragé de reliquaire.
On dirait, à la voir ainsi au bord du fleuve, le mignon lavoir
gothique de la bonne Vierge, où les anges viennent laver la
nuit tous les oripeaux fripés des madones.
Mais par la via Santa-Maria on va vers la place du Dôme.
Pour les hommes que touchent encore la beauté et la puissance
mystique des monuments, il n'existe assurément rien sur la
terre de plus surprenant et de plus saisissant que cette vaste place
herbeuse, cernée par de hauts remparts qui emprisonnent, en
leurs attitudes si diverses, le Dôme, le Campo-Santo, le Baptistère
et la Tour penchée.
Quand on arrive au bord de ce champ désert et sauvage, enfermé
par de vieilles murailles et où se dressent soudain devant
les yeux ces quatre grands êtres de marbre, si imprévus
de profil, de couleur, de grâce harmonieuse et superbe, on demeure
interdit d'étonnement et troublé d'admiration comme
devant le plus rare et le plus grandiose spectacle que l'art humain
puisse offrir au regard.
Mais c'est le Dôme bientôt qui attire et garde toute l'attention
par son inexprimable harmonie, la puissance irrésistible de
ses proportions et la magnificence de sa façade.
C'est une basilique du XIe siècle de style toscan, toute en
marbre blanc avec des incrustations noires et de couleur. On n'éprouve
point, en face de cette perfection de l'architecture romane italienne,
la stupeur qu'imposent à l'âme certaines cathédrales
gothiques par leur élévation hardie, l'élégance
de leurs tours et de leurs clochetons, toute la dentelle de pierre
dont elles sont enveloppées, et cette disproportion géante
de leur taille avec leur pied.
Mais on demeure tellement surpris et captive par les irréprochables
proportions, par le charme intraduisible des lignes, des formes et
de la façade décorée, en bas, de pilastres reliés
par des arcades, en haut, de quatre galeries de colonnettes plus petites
d'étage en étage, que la séduction de ce monument
reste en nous comme celle d'un poème admirable, comme une émotion
trouvée. Rien ne sert de décrire ces choses, il faut
les voir, et les voir sur leur ciel, sur ce ciel classique, d'un bleu
spécial, où les nuages lents et roulés à
l'horizon en masses argentées semblent copiés par la
nature sur les tableaux des peintres toscans. Car ces vieux artistes
étaient des réalistes, tout imprégnés
de l'atmosphère italienne ; et ceux-là seulement demeurent
de faux ouvriers d'art qui les ont imités sous le soleil français.
Derrière la cathédrale, le Campanile, éternellement
penché comme s'il allait tomber, gêne ironiquement le
sens de l'équilibre que nous portons en nous, et, en face d'elle,
le Baptistère arrondit sa haute coupole conique devant la porte
du Campo-Santo.
En ce cimetière antique dont les fresques sont classées
comme des peintures d'un intêret capital, s'allonge un cloître
délicieux, d'une grâce pénétrante et triste,
au milieu duquel deux antiques tilleuls cachent sous leur robe de
verdure une telle quantité de bois mort qu'ils font aux souffles
du vent un bruit étrange d'ossements heurtés.
Les jours passent. L'été touche à sa fin. Je
veux visiter encore un pays éloigné, où d'autres
hommes ont laissé des souvenirs plus effacés, mais éternels
aussi. Ceux-là vraiment sont les seuls qui ont su doter leur
patrie d'une Exposition universelle qu'on reviendra voir dans toute
la suite des siècles.